L’ethos de la convivialité
De la table à la tablette The ethos of conviviality. From the table to the tablet
Manifestée d’abord dans l’espace physique et symbolique de la table et associée au plaisir de partager de bons mets, la convivialité se déplace aujourd’hui dans de multiples espaces de la vie sociale : les relations quotidiennes, les conditions de travail, le rapport aux objets. À cet égard la convivialité prend une place tout à fait significative dans les usages des interfaces numériques.
Ainsi s’opère le glissement sémiotique et pragmatique de la convivialité, de la table à la tablette, avec le maintien de propriétés substantielles de cette valeur de confiance et de bien-être et des conversions figuratives de sa manifestation dans de nouveaux espaces. C’est le cas, notamment, de la gare communicante qui place la convivialité au cœur de son système de représentation pour les usagers, sous la dimension première d’une offre numérique adaptée.
First mentioned in the physical and symbolic field of eating and the table, conviviality was linked to the pleasure of sharing good food. It is now shifting to various social life aspects, such as daily relationships, working conditions and object-related issues. In this respect, conviviality plays a very significant role in the use of digital interface.
Hence the double semiotic and pragmatic shifting of conviviality, from the table to the tablet, though retaining fundamental characteristics of trust and well-being values. It is also being expressed in new fields through figurative conversions. Among other examples, is the smart station which places conviviality at the heart of its user representation system, with as a major dimension, a tailor-made digital offer.
1. Introduction
Dynamique et flexible par sa nature, mobile et modulable dans ses usages, plaisante et ouverte par ses finalités, la convivialité est définie comme telle sur la scène sociale depuis bientôt deux siècles. Sa forme évolue, non seulement pour exprimer le sens et le plaisir attachés à des moments de partage, mais aussi pour traduire ce qui régule, facilite ou renforce le lien social. Elle associe la liberté créative à un ordre rituel propre à chaque domaine de manifestation, de la table conviviale aux supports numériques ou encore à l’univers des organisations. La convivialité s’y exprime non seulement comme une valeur émergente, appelée à raviver et à consolider les relations, mais aussi comme un idéal de bien-être individuel et collectif.
Il nous paraît utile d’analyser, de la table à la tablette numérique, la trajectoire sémiotique de la convivialité, avec ses capillarités, dans une double perspective, à la fois diachronique, liée à la construction de sa richesse sémantique, et synchronique, destinée à saisir l’émergence et le développement de son espace discursif, au sens large.
Le contexte est celui de la gare dite « communicante », un concept développé il y a une dizaine d’années, avec la convivialité au cœur du contrat de communication à destination des usagers et la confiance accordée aux interfaces numériques au cœur de la convivialité elle-même. Une lecture sémiotique des discours situés, construits et énoncés aujourd’hui par la SNCF (documentation, site internet, applications mobiles), nous permettra d’identifier les valeurs thématiques et d’isoler les dimensions figuratives de la convivialité. Nous allons voir qu’au-delà du dispositif technologique, les interfaces entendent incarner une véritable forme de vie, avec sa figuration sensible dans l’espace matériel et immatériel de la gare communicante et dans la performativité des pratiques des usagers.
Avant de situer le rôle des interfaces numériques dans l’espace convivial de la gare communicante, il convient déjà de mesurer l’amplitude du concept de convivialité qui s’origine dans l’univers de la table et qui s’ouvre désormais à de nouveaux espaces matériels et symboliques.
2. Extensions du domaine de la convivialité
En remontant aux racines de la convivialité et en interrogeant ses métamorphoses et ses évolutions de la table à l’écran (de l’ordinateur, du distributeur automatique, du smartphone ou encore de la tablette tactile), nous pouvons suivre les nombreuses mutations qui s’opèrent à l’intérieur de la convivialité, sous des formes variées et contiguës. Ainsi, la convivialité nous apparaît sous de multiples facettes, à l’intérieur d’un espace de figuration élargi (objets, espaces, situations, etc.), mais toujours fondé sur l’échange, le partage et le plaisir. Revenons à la table, déjà.
2.1. Convivialité et plaisir à table
Depuis Brillat-Savarin (1825, éd. 1999, 160-164), la convivialité est le plaisir de partager la table. Le conviviat est celui qui sait apprécier ce « plaisir composé » où « le corps et l’âme jouissent d’un bien-être particulier » à la suite d’un bon repas, partagé dans la joie et agrémenté de réflexion et de conversation. Au-delà, comme le souligne Jean-Pierre Corbeau (2002, 97), cela concerne « le plaisir de vivre ensemble, de chercher un échange sincèrement amical autour d’une table proposant des mets propices au développement de l’esprit. Bref, la convivialité correspond […] au processus par lequel on développe et assume le rôle de convive, cela s’associant toujours au partage alimentaire, se superposant à la commensalité. »
Le « plaisir de la table », tel que nous l’enseigne Brillat-Savarin, reste supérieur au simple plaisir de manger, car il confère au mangeur le statut de convive et le place au cœur d’un dispositif qu’il n’est pas seul à maîtriser. La dramaturgie du repas convivial varie selon les cultures, mais il est toujours question d’une mise en scène des aliments, d’une mise en appétit des convives et d’une mise en signes des comportements, performés à plusieurs niveaux : empathique, sensoriel, verbal ou encore symbolique. Au-delà du plaisir de goûter, de savourer, il se crée déjà un espace dialogique, de conversation (Barthes, 1975, 12), qui a le pouvoir de valoriser chaque convive.
Tout fait signe à ce niveau : les mots, le ton de la voix, le volume sonore, le regard, la position du corps, etc. Une sémiurgie de l’oralité qui s’ouvre à l’espace convivial de la communication, polysensoriel et multimodal. Autour de la table s’agrègent, sous les traits de la convivialité, les trois dimensions de base de l’échange : esthétique, symbolique et relationnelle. La convivialité donne forme à cet échange (dimension esthétique). Elle donne place aux convives à l’intérieur d’une dramaturgie complexe, où chacun peut assumer son rôle et son image (dimension symbolique). Elle donne le loisir et la liberté de construire et de développer un lien à valeur existentielle, sinon expérientielle (dimension relationnelle).
Ce sont précisément ces dimensions qui pourront être réinvesties dans le glissement sémantique et thématique de la convivialité. De part en part, cette notion va s’émanciper de la table pour rayonner, sinon infuser, dans différents domaines de la vie sociale, en raison même de son capital figuratif (son pouvoir d’évocation) et symbolique.
2.2. Convivialité et société
D’autres espaces de la vie sociale mettent à profit le capital symbolique et relationnel de la convivialité. Retenons d’abord le sens nouveau, porteur et révolutionnaire dont l’investit à partir de 1973 Ivan Illich. Il détache la convivialité comme expression de la liberté individuelle qui permet et préfigure la créativité dans une société nouvelle, où l’homme jouit d’outils efficaces, facile à utiliser et accessibles au plus grand nombre : « la convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces » (1973, 28). La convivialité permet ainsi à l’homme de choisir librement, d’être aussi responsable de ses choix et donc davantage à l’écoute d’autrui.
Ainsi définie, la convivialité développe une axiologie fondée sur la relation qui prend une forme toujours renouvelée, car imprévisible et spontanée, valorisant l’homme et son rapport à la société et au monde. Rappelons, dans cette veine idéologique, les réflexions de Jacques Ellul sur la technique comme « enjeu du siècle », attirant l’attention sur les dangers d’une intégration trop rapide et effrénée des progrès techniques, au risque de la destruction de « toutes les cultures et toutes les structures sociologiques traditionnelles […] avant que nous ayons pu trouver les formes d’adaptation sociales, économiques, psychologiques, qui auraient pu sauver l’équilibre de ces sociétés et de ces hommes » (1954, éd. 1990, 112).
Et le débat reste ouvert sur le sens du convivialisme de nos sociétés, qui pointe et critique l’efficacité utilitariste, la croissance qui met en péril la nature ou encore la « chosification-marchandisation généralisée qui rend nos sociétés inhumaines » (Caillé et al., 2011, 11), pour ne pas revenir sur le sens de la convivance, qui conjugue altérité et socialité.
2.3. Convivialité et entreprise
Entre l’esprit joyeux des réunions mondaines et la conscience ou presque l’impératif du « bien-vivre ensemble » à l’échelle sociétale, le monde des entreprises n’échappe pas à la problématique de la convivialité. Et dans ce sens, les actions et les discours abondent. Manipulation, instrumentalisation ou véritable engagement ?
Pour trouver ensemble la bonne formule de l’entreprise où il fait bon travailler, une association réunissant des dirigeants et des représentants des entreprises est née en France en 2007, appelée dans un premier temps « Le printemps de la convivialité » et rebaptisée en 2009 « Entreprise et convivialité ». Dans une logique affirmée et assumée de développement de la « performance relationnelle » (Détrie, 2009) des entreprises, des groupes de travail se forment, un référentiel d’actions conviviales voit le jour et même un prix de la convivialité est décerné tous les ans.
C’est là l’expression même d’une exigence globale de bien-être au travail, qui se cristallise et qui implique, non seulement la qualité physique et sensorielle de l’espace de travail, mais aussi et surtout la qualité du tissu relationnel et social dans lequel chacun souhaite se sentir valorisé et épanoui. Petites et grandes entreprises ont voix au chapitre pour définir la convivialité et pour prôner le mieux-être individuel, tout en reconnaissant les difficultés de réussite des actions initiées et leur caractère subjectif. Mais toutes s’accordent sur la nécessité de créer du sens en respectant en même temps des exigences de pertinence, de clarté, d’adaptation (Détrie, ibid.).
Il apparaît évident que la symbolique de l’espace et de la temporalité du travail constitue une représentation des valeurs de l’entreprise. Les choix d’aménagement des bureaux, par exemple, ne sont pas neutres. On y affirme le sérieux du travail par la présence de l’espace clos ou on met en exergue l’esprit d’ouverture par la prolifération des open space pour favoriser, dans l’idéal, la communication. Une communication synonyme de partage et de brassage, de liens proches et fluides. Une communication idéalisée, appelée à se ressourcer dans les espaces de détente aménagés au sein des entreprises mêmes. Une communication transparente, de proximité, qui se rafraîchit aussi à travers des moments plus décontractés (le Casual Friday) et à travers des temporalités décalées.
Au-delà, prend forme la fonction de médiation rituelle de la convivialité, dans le sens où elle accompagne l’ordre rituel de l’entreprise. Les rites, qui structurent et rythment la vie des organisations (Jardel, Loridon, 2000), infusent aussi du convivial, de la simple pause-café au pot de départ à la retraite, des rites spontanés à ceux artificiellement construits par les managers.
2.4. Convivialité et supports numériques
Les espaces numériques s’approprient le concept de convivialité, avec tout son potentiel sémantique, pour en faire une qualité capitale de l’outil informatique. Difficile de formuler une définition canonique de la convivialité numérique, car elle ne cesse d’évoluer et de s’enrichir, et encore plus difficile d’isoler des indicateurs pour la mesurer. Néanmoins, elle transgresse une première vision plutôt techniciste, qui procède de la simplicité et de la facilité d’usage, pour aboutir à une vision plus holistique, qui englobe le rapport utilitariste, mais, en même temps, ouvre la relation construite entre l’homme et la machine au dialogue, à l’échange, à la réactivité, à l’interaction, à la créativité.
Selon les motivations et selon les usages spécifiques des publics concernés (créateurs d’interfaces, professionnels du secteur et usagers au sens large), la convivialité des interfaces ne touche pas les mêmes problématiques et ne peut donc pas coïncider. Comme le précise Thierry Gobert (2007), il est possible d’isoler plusieurs catégories d’indicateurs de convivialité, interdépendantes mais renvoyant à des représentations différentes : d’abord une convivialité numérique initiale, de nature ergonomique (qui optimise le dialogue homme-machine), ensuite une convivialité collaborative (qui favorise des pratiques communautaires socialisantes) et, enfin, une convivialité thématique (qui rend l’interface transparente afin de valoriser les contenus du programme informatique).
Avec la sophistication technologique et avec l’explosion du web communautaire, les propriétés retenues comme base de la convivialité numérique (telles que l’utilisabilité, la simplicité, la facilité, l’affordance, l’interactivité, l’interaction, la liberté ou le plaisir) s’enrichissent de nouvelles valences, à travers de nouveaux contextes et usages. Parmi ces propriétés des interfaces numériques, certaines sont naturellement et instinctivement associées à la convivialité informatique. Tel est le cas de l’interactivité, comme ensemble de « propriétés dynamiques et animations cinétiques des médias informatisés », et de l’interaction, comme « construction d’une relation entre énonciateur et co-énonciateur impliquant l’internaute mentalement et physiquement » (Pignier, 2004, 139). D’autres traits, malgré leur caractère plus discret et moins perceptible à présent, restent au cœur des représentations et des pratiques conviviales à l’écran. C’est le cas notamment de la créativité, qui permettait déjà dans les années 1980 l’émergence d’un espace d’expression personnelle et personnalisée dans la relation avec la machine (Lavigne, 2007).
2.5. Convivialité et lien social
On aura compris que les enjeux et la portée symbolique et relationnelle de la convivialité permettent d’idéaliser le lien social sous les traits de la convivialité. Mais des réserves peuvent aussi être formulées. À cet égard, citons un dossier significativement intitulé « La convivialité, fable contemporaine », publié en 2002 par la revue de communication Quaderni, en hommage à Ivan Illich. Les articles ici réunis proposent un projet se présentant d’emblée comme « périlleux », consistant à « déterminer le contenu d’un objet manifestement indéterminé, circonscrire le territoire d’un concept exemplairement nomade, mettre en question une valeur contemporaine a priori indiscutable. Objet mou, concept polysémique, valeur abondamment célébrée, la convivialité paraissait inabordable » (Thiery, 2004, 57).
Se forme ainsi une vision plus désenchantée de la convivialité, affectée des signes d’inconsistance et d’immatérialité, jusque dans les relations qu’elle favorise et entretient. Elle serait le trait d’un monde de l’apparence, jugé trop consensuel et trop attaché à la forme du lien social. Un monde porté par une communication sans implication, par une « interactivité sans fin », par une « fusion molle » (Breton, 2004) au niveau social. Un monde de rapports neutres, fondés sur l’indifférenciation (Quessada, 2004) et sur l’absence de conflits.
Or, en réponse à cette crise de sens, une réinvention conviviale du lien social peut y réinjecter justement du sens, en raison de sa fécondité en promesses et représentations (Bonescu, 2007b). Nous voilà proches d’une vision plus élective du lien social (de Singly, 2003), et par là même plus engageante.
Au terme de ce tour d’horizon, trop rapide, sur l’extension progressive du domaine de la convivialité, il ressort nettement que cette valeur tend à se diffuser dans des domaines très variés (table, idéologie techniciste, organisations, interfaces numériques, vie sociale), tout en tissant des liens de co-extensivité entre ces domaines. En clair, les invariants de la convivialité subsistent en termes de partage et de plaisir, d’étendue relationnelle (s’ouvrir aux autres) et d’intensité interactionnelle (vivre pleinement la relation) (Boutaud, Bonescu, 2009).
Tous ces éléments vont orienter la réflexion sur la convivialité dans l’espace de la gare communicante que nous retenons ici comme espace idéalisé d’expression de cette valeur, avec tout son pouvoir figuratif. En effet, la convivialité doit être abordée non seulement comme une valeur, par définition abstraite mais plus encore comme une figure qui se matérialise et s’incarne dans des formes sensibles de communication, à l’intérieur d’un espace précisément figuratif.
3. L’idéal de la gare communicante et la mise en scène de la convivialité
Dans le cadre de nos recherches sur la convivialité comme figure sensible et comme monde possible, idéalisé dans l’espace discursif de la SNCF (Bonescu, 2007a), nous avons déjà pu observer le rôle particulier des nouvelles technologies comme adjuvant de l’expression et de la relation conviviale. Ce phénomène s’est accentué et prend aujourd’hui une réelle consistance dans l’organisation de l’univers convivial construit par la gare communicante. Nous allons en considérer différents modes de manifestation.
3.1. Gare conviviale, gare communicante
- Note de bas de page 1 :
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http://www.01net.com/editorial/335326/sncf-la-communication-sans-fil-entre-en-gare/.
Notre hypothèse liminaire est que les lieux de transit, en raison même de leur caractère anxiogène (bruits, mouvements, odeurs) cherchent à produire, par contrecoup, des formes et des signes de convivialité. C’est précisément la voie stratégique développée par la SNCF avec son concept de « gare communicante »1.
Un regard critique sur la communication de la SNCF, sur ce plan, et sur son offre globale de services en gare permettra de comprendre le positionnement stratégique de l’entreprise. Dans l’univers de la gare communicante s’amorce une nouvelle lecture de la convivialité, non seulement en tant que monde possible, mais aussi en tant que valeur opérationnelle, déclinée au niveau de l’espace et du temps, des objets et des relations.
Mise en projet, mise en discours, mise en œuvre et mise à l’épreuve, l’innovation sous toutes ses formes fait émerger de nouvelles représentations du service ferroviaire, en l’ouvrant et en le prolongeant dans la vie quotidienne par les prestations proposées, par les améliorations techniques et par la virtualisation de certains services. La gare de demain se veut non seulement technique et performante, mais aussi conviviale et communicante. Telle est la promesse d’un monde possible construit par le discours de la SNCF.
En renouvelant le concept de gare ferroviaire, la SNCF veut en faire un vrai lieu de vie, fondé sur l’accessibilité, la citoyenneté et l’innovation. Dans ce sens, le réaménagement des gares concerne toutes les dimensions de l’espace. Sur le plan physique et matériel, on vise l’amélioration de lieux de passage, le libre accès, une structuration intelligente de l’espace interne ainsi que la mise en place de parcours. Une place à part est accordée à la politique d’accessibilité qui constitue, à côté de l’innovation et du développement durable, le cœur du discours institutionnel. La mise en récit et la mise en signes de l’axiologie conviviale (plaisir, partage, échanges matériels et immatériels) se déclinent au niveau de l’espace, des discours, des actions, des activités, etc. C’est un point nodal de notre sujet, car le potentiel multimodal de la convivialité y trouve un terrain fertile, et ce à un double niveau : d’abord, à l’intérieur du discours institutionnel et de la stratégie de communication, et ensuite en termes de figuration (multimodale, thématique et spatiale).
Étant donné que les principales dimensions déployées par la convivialité dans les lieux de transit concernent l’espace et le temps, les outils, les activités, les relations et les sens, il est possible d’imaginer des passerelles entre le monde textuel de la SNCF, les mondes possibles qui en découlent et l’espace figuratif de la convivialité. L’espace physique et matériel de la gare, en tant que lieu exemplaire de transit, est ainsi organisé principalement selon des critères d’accessibilité, de modularité, de polyvalence, de sécurité. Il accueille des formes commerciales matérialisées sous la forme de divers espaces de vente et de services.
Dans une dynamique symbolique (affirmation identitaire) et pragmatique (visibilité commerciale), ces espaces se proposent actuellement d’incarner des concepts séduisants (éthique, distinction, luxe, etc.) et développent de plus en plus les voies ouvertes par le marketing relationnel, expérientiel et polysensoriel.
Au-delà de la simple fonctionnalité, le bien-être et la spontanéité s’imposent comme les prémisses affectives d’une relation à construire, relation qui transgresse les frontières formelles du paradigme commercial pour intégrer des éléments du paradigme convivial. C’est ainsi que les compétences interactionnelles sont valorisées au même titre que les compétences discursives ou que les performances professionnelles. La connectivité et le nomadisme numérique deviennent corollaires de la polychronie et nouveaux signes de la société de flux (Semprini, 2003). La gare réelle et matérielle est à présent dédoublée par une gare virtuelle et mobile (en termes de produits et de services), les deux étant à la disposition d’un public imprévisible et hétérogène, partagé entre l’impératif d’optimiser son temps et le désir de confort, de bien-être et de plaisir.
3.2. Polarités du convivial
Parmi toutes les occurrences de la gare communicante, c’est donc aux interfaces numériques qu’il revient d’assurer au mieux le contrat convivial avec les usagers. L’écran mobile (smartphone et tablette tactile) y joue un rôle primordial, avec des garanties d’accessibilité, d’instantanéité, de performance mais aussi de divertissement et de plaisir ludique (jeux, musique, applications, etc.).
À travers l’espace numérique mobile proposé par la SNCF, la relation conviviale répond donc à plusieurs logiques d’usage qui s’organisent autour de deux axes, déployant ainsi un système où les occurrences conviviales s’interdéfinissent. Un axe vertical qui relève de la relation, entre deux polarités : ludique (valorisation du divertissement) vs fonctionnelle (valorisation de tous les outils de conseil, d’assistance pour agir de façon optimale, avec efficacité et en toute liberté) ; un axe horizontal qui relève du contenu, et met en opposition deux autres logiques : informationnelle (mise à disposition de toutes les informations utiles pour l’usager) vs commerciale (possibilité d’achat, de réservation, d’échange, avec accès à des offres promotionnelles).
À partir de ces deux axes élémentaires, il est possible de projeter les positions respectives des différentes stratégies discursives qui répondent à la valorisation de la convivialité. Elles sont matérialisées ici par l’espace figuratif des pages-écrans disponibles à partir des applications mobiles proposées par la SNCF et facilement accessibles depuis l’interface qui participe de la convivialité.
- Note de bas de page 2 :
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Détail des pages-écrans iPhone/iPad, www.apple.com/fr/itunes/, [juin 2012].
Figure 1. Polarités du convivial2
Le diagramme donne une représentation schématique de l’espace convivial, dont les logiques de valorisation peuvent se résumer ainsi :
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Quadrant informationnel-services (capture-écran type application Compagnon TGV PRO) : dans une logique de convivialité, l’usager peut, en quelques clics, réaliser un certain nombre d’opérations pour s’orienter dans le monde d’informations que lui propose la SNCF, notamment en termes pratique et fonctionnel.
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Quadrant commercial-services (capture-écran type application Voyages-sncf.com) : dans une logique de convivialité, l’usager peut en quelques clics finaliser toutes les opérations par un acte d’achat, de réservation, d’échange qui dispense de toute autre démarche.
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Quadrant informationnel-ludique (capture-écran type application Gares 360) : dans une logique de convivialité, l’usager peut optimiser son parcours et visualiser son itinéraire dans l’espace de la gare, par une découverte de celle-ci grâce à la navigation virtuelle et à des images panoramiques, accompagnées d’informations pratiques.
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Quadrant commercial-ludique (capture-écran type application iDTGV) : dans une logique de convivialité, l’usager peut non seulement acheter ses m-billets, mais également se voir proposer une sélection d’applications ludiques ou encore la possibilité de discuter avec d’autres voyageurs à bord en utilisant l’iD’Chat.
3.3. L’écran interactif
- Note de bas de page 3 :
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http://itunes.apple.com/fr/app/gares360-fr/id472230400?mt=8, [juin 2012].
L’espace de la convivialité, construit à partir des interfaces numériques s’ouvre à la liberté d’expression des internautes, en l’occurrence « mobinautes » selon une expression désormais consacrée dans les milieux professionnels. La valorisation de la convivialité ne se traduit pas systématiquement par des réactions consensuelles, unanimes sur le fonctionnement idéal de ces nouveaux outils et dispositifs. Il arrive, au contraire, que les usagers exercent leur droit d’expression mais aussi leur niveau d’expertise en pointant les vertus de ces dispositifs comme leurs limites et dysfonctionnements. Leur liberté d’expression, comme on le voit dans l’illustration de la figure 23, se prête à des commentaires, des recommandations, des conseils à destination de l’entreprise et des usagers eux-mêmes.
Figure 2. Eléments en ligne issus de « Gares 360 »
4. Praxis énonciatives et forme de vie conviviale
Même dans les limites de notre étude, nous avons pu mesurer le lien qui s’établit entre l’espace du discours sur la convivialité (communication institutionnelle de la SNCF) et les pratiques induites dans la gare communicante. En termes sémiotiques, se construit la relation entre la praxis énonciative, autrement dit toutes les formes de discours qui coexistent dans cet espace, et la forme de vie dont la construction schématique se dessine à travers de multiples dimensions figuratives (objets, espaces, gestes, situations, etc.).
4.1. Les praxis énonciatives
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Si l’on fait la schématisation des praxis énonciatives agrégées à la convivialité, elle condense : une valorisation textuelle déjà évoquée (dans une logique multimodale), une valorisation pratique et fonctionnelle et une valorisation relationnelle. On pourrait donc retenir plusieurs formes de convivialité :
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convivialité ludique ;
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convivialité du message (niveau figuratif et textuel) ;
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convivialité fonctionnelle et pratique ;
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convivialité réticulaire et relationnelle.
Si on projette ces quatre valorisations sur un cadre hypermoderne, de promotion et d’autopromotion du sujet, individualiste et narcissique, chacune d’entre elles peut servir l’hyperpersonnalisation de l’usage des interfaces numériques. Hyperpersonnalisation du réseau, hyperpersonnalisation de l’usage, hyperpersonnalisation des commentaires, hyperpersonnalisation de l’usage dans sa configuration.
La convivialité, qui par définition nous place au contact de l’autre dans la relation aux autres, peut travailler aussi à la promotion de soi. Donc, logique individualiste et logique communautaire ne sont pas antinomiques, mais dans une relation de présupposition réciproque. C’est parce que c’est convivial que je peux m’exprimer et c’est parce que je peux m’exprimer que je peux élargir le champ d’expression de la convivialité avec l’objet et les communautés humaines.
4.2. La forme de vie conviviale
« Il y a forme de vie dès que la praxis énonciative apparaît comme intentionnelle, schématisable et esthétique, c’est-à-dire soucieuse d’un plan de l’expression qui lui soit propre ». Et les auteurs de prolonger : « c’est en effet le rôle de la praxis énonciative, par typification et schématisation, que de produire ces formes sensibles immédiatement reconnaissables, les « praxèmes », mais aussi d’assurer la cohérence d’un ensemble de « praxèmes » dans une culture historiquement et idéologiquement déterminée » (Fontanille, Zilberberg, 1998, 158).
Sans tomber dans l’explication de texte, il est utile de rabattre chacun des termes de cette définition sur le contexte de la gare communicante, pour en illustrer la pertinence à l’égard de la convivialité et de son espace figuratif. En effet, la forme de vie conviviale est bien intentionnelle dans la mesure où elle émerge de la stratégie de communication de l’organisation, comme vecteur de son identité et de son image. Elle est schématisable car l’organisation décline l’offre conviviale à travers des formes simplifiées et reconnaissables (espaces dédiés, services identifiables, ethos culturel avec ses codes et ses objets). Cette forme de vie est également esthétique dans la mesure où elle produit un espace de communication et d’échanges producteur de relations, de formes expressives, de manipulations plus ou moins expertes. Ainsi se crée un univers sensible autour de la convivialité et de sa modalité d’usage servie par les écrans numériques.
Ces domaines de valorisation ouvrent des perspectives symboliques qui donnent accès à des dimensions idéales, qui ouvrent vers une forme de vie SNCF et, au-delà, vers une forme de vie conviviale que l’on peut associer à des imaginaires de marque au sens large.
En suivant Jacques Fontanille (2007), on peut intégrer l’objet lui-même, les gestes, les moments et les situations de vie sociale qui mettent en place les usages (professionnels, ludiques, fonctionnels, publics, etc.) et au-delà de tout cela, la forme de vie qui se dessine et qui les subsume.
5. Conclusion
Le sémioticien n’est jamais naïf sur les tensions entre monde réel, monde possible et monde idéal, cette hérésie de la communication (RSI : Réel – Symbolique – Imaginaire) qui prône le meilleur face à des réalités trop tangibles ou grinçantes, face aux aléas du quotidien. En conscience de ces écarts, toujours productifs en termes de sens, on ne peut s’étonner du choix de la gare comme espace convivial. Un choix en apparence paradoxal, tant la SNCF cumule, au fil de l’année, les situations de désagrément, vécues comme telles par les usagers (grèves, retards, pannes, absence d’information, etc.), de sorte que la gare finit par concentrer toutes les tensions anxiogènes ou belliqueuses. Raison de plus, donc, pour renverser la tendance, inverser le signal, pour donner à la gare une tout autre image et, plus encore, une tout autre réalité. Il est significatif que dans le travail de restauration de l’espace convivial, avec la gare communicante, les usages numériques et, au-delà, l’imaginaire numérique, jouent un rôle pratique (pour l’usager) et stratégique (pour l’institution) de premier plan. On a pu mesurer, en suivant l’extension du domaine de la convivialité, combien ce rôle prenait de l’épaisseur au sein de la gare, en conférant aux interfaces numériques non seulement le statut de dispositifs et d’outils performatifs, mais, à un autre degré, la stature d’une forme de vie qui se construit en confiance avec le contrat de communication proposé par cette gare, nouvelle génération. Il reviendra aux enquêtes sociologiques d’analyser les écarts inévitables, entre le voulu et le perçu, entre monde possible et monde réel, mais gageons que la voie est tracée pour réconcilier, sous la forme de vie conviviale, la performance de la technologie et le performatif de l’humain.