Les nouveaux travailleurs des applis, Sarah Abdelnour et Dominique Méda (Dir.), 2019, PUF

Bruno GUIATIN 

Texte intégral

Quels impacts les applications numériques et les sites internet peuvent-ils avoir sur nos manières de travailler ? Des chercheurs en sociologie, en science politique et en droit s’engagent sur cette problématique à travers de contributions diverses sur la base d’un constat commun : le numérique constitue une occasion si ce n’est un prétexte pour transformer le fonctionnement des secteurs d’activités. En arrière-plan d’une telle recherche, un questionnement sur le devenir-même de la vie des humains en société s’invite. Dans le fond, plus que l’apparition des formes nouvelles de travail, engendrant dans le même temps de nouvelles formes de vie pour une société de plus en plus technologique, les différentes approches proposées décrivent, en filigrane, une métamorphose toujours accrue des perceptions que les humains ont de leur milieu de vie ; s’il s’agit, du moins en apparence, de collaborer en ligne, à l’écart du salariat et des emploi traditionnels, les entreprises prennent la forme de plateformes numériques et jouent « le rôle d’intermédiaires » entre clients et prestataires de services, entre demandeurs et offreurs de travail. Ce « rôle d’intermédiaires » est ce facteur déclencheur des mutations, non pas seulement sur la manière de travailler, mais surtout sur la façon de donner du sens à son milieu et à son lien à l’autre. Cela, dans une société soumise au diktat de la division capitaliste où l’intérêt de l’individu se forge au détriment du devenir du vivre-ensemble.

Le capitaliste de plateforme aurait par conséquent un fort potentiel de changement social notamment en termes d’écologie et de bien social. L’économie numérique participerait à l’extension du domaine du travail dans les sociétés contemporaines. Pourtant, à travers la politique d’externalisation, les plateformes numériques emploient les individus comme des « rallonges » pour davantage étendre leur marché à moindre coût et rapidement. Au prétexte de chercher un mieux-être pour des couches paupérisées, l’idéologie capitaliste, par le biais des plateformes aliénantes, procède à leur extinction au profit des géants de la mondialisation : Amazon, Uber, etc.

En outre, s’il s’agit bien de sortir d’un modèle ancien, puisque des médias louent une vision enchantée d’une économie innovante et collaborative, il s’agit bien d’une sortie par le bas. Pour ce faire, l’ensemble des articles s’inscrivent dans une dimension critique de ces applications et plateformes numériques à partir de la littérature existant dans le domaine et des études de terrain. La méthodologie déployée par les enquêteurs obéit également à une ligne éditoriale relativement homogène : identifier une application ou une plateforme, fournir une documentation afférente, exposer les résultats et passer à l’évaluation critique. Suivant cette démarche, les analyses pointent les inquiétudes liées à la prolétarisation des travailleurs à la tâche, l’espace des applis, la structuration sociale du capitalisme de plateforme et les inégalités induites par cet idéal collaboratif.

A termes, les auteurs exposent les illusions vendues par ces plateformes et tirent parti des transformations induites. Le postulat de base qui justifie la démarche des chercheurs tient au fait que l’avènement des nouvelles formes d’économie par le numérique départage l’opinion : ceux pour qui « l’économie numérique favoriserait le partage, des pratiques innovantes, des prises de liberté dans l’univers du travail et de possibilités de collaboration » et ceux pour qui cette forme d’économie marquerait l’avènement de formes renouvelées, voire aggravées d’exploitation. Ces derniers, mettent en lumière une dimension éthique non pensée par les promoteurs des plateformes pseudo-collaboratives. Une vision éthique fondée sur l’illusion trompeuse, que Diane Rodet (page 15) appelle « des récits flatteurs ». Il s’agit de récits qui sèment dans l’esprit des consommateurs l’impression que « les échanges concernés permettraient à des particuliers de mieux consommer, en partageant leurs ressources (des biens et du temps), associant ainsi économies, lien social et écologie ».

Cette ambiguïté discursive se traduit par une supposée neutralité accompagnée d’une volonté de proposer des « formes souples » hors subordination juridique et organisation pyramidale : telle est la promesse surréaliste brandie par les marchands de rêve, une forme de brouillage des modes d’organisation des communautés. L’illusion d’autonomie, la transformation de son temps perd en gain économique, la transformation de sa passion en argent, l’accessibilité et la démocratisation du marché du travail… sont des espoirs « évanouis » de tous ceux dont les conditions de travail se sont en effet considérablement dégradées ces dernières années, rappelle Diane Rodet.

Au-delà de l’analyse critique, le lecteur de ce présent ouvrage est invité à explorer des faces non dévoilées de ces plateformes : le pseudo-profil d’organisateur et nouveau acteur économique (le faire-croire), la reconfiguration des relations interpersonnelles, le statut de sujet opérateur de ces plateformes face aux sujets de quête (derrière l’auto-entrepreneur, la plateforme. Un faire-croire qui associe un discours public mettant en valeur désintéressement et horizontalité à un fonctionnement de fait capitaliste et hiérarchisé. Le lecteur découvrira également que l’imaginaire alternatif qui fonde la vision de ces formes de cultures numériques et technologiques est le partage des ressources entre pairs à l’exemple de Uber et Etsy. Ce « récit flatteur » se dissimule derrière les démarches collaboratives de l’économie sociale et solidaire (ESS) pourtant peu ou non lucratives. « La ruche qui dit oui ! » en est un prototype. Elle propose une mise en relation de consommateurs et de producteurs locaux pour la distribution de produits agricoles mais prélève des commissions de 5 à 30 %. (P.18). Chez Uber, considéré comme emblématique du capitalisme de plateforme (P. 62), il leur faut travailler 13 à 14 heures par jour et cela sept jours sur sept, pour s’assurer une rémunération légèrement supérieure au Smic (P. 67).

Par ailleurs, en établissant la chaîne d’intermédiaires, les entreprises et plateformes numériques recyclent le taylorisme et se cachent dans l’ombre du travail physique des individus. Les intermédiaires agissant directement avec les consommateurs, le bras caché de ces plateformes n’est plus donné à voir et pourtant, elles en sont les grands bénéficiaires. Les individus qui sont en quête de travail pour quelques raisons que ce soit et les consommateurs sont subtilement embarqués dans le système de consommation blanchissant la brutalité de l’exploitation des plateformes numériques. On perçoit cette dimension à travers les propos du chercheur Trebor Sholtz en 2013, rapportées dans cet ouvrage en ces termes : « Amazon…doit cesser de jouer le rôle du spectateur « neutre » … Ils ne peuvent pas rester à l’écart des problèmes éthiques causés par leur service ».

Cet imaginaire alternatif repose également sur l’illusion d’un service social popularisé : qui pour offrir une possible reconversion professionnelle à travers le bénévolat, qui pour rapprocher les producteurs locaux des consommateurs locaux, qui pour offrir une activité a minima aux sans emplois, avec toutes, en arrière-plan la pseudo-préoccupation écologique qui n’apparaisse nulle part dans leur mode opératoire, la réduction de la précarité, tout en instaurant des contraintes de travail et de rémunération unilatéralement décidées (Uber). L’intention inavouée mais clairement perceptible à travers ce mode opératoire reste la sous-traitance dont la subdivision en micro-tâches trompe la vigilance des institutions publiques de lutte contre toute les formes de dégradation de la vie humaine par le travail précaire et qui sert aux intérêts des plateformes numériques et technologiques et des chefs d’entreprise ; les batailles juridiques dans les tribunaux en sont la preuve.

On assiste à une forme d’embellissement de la face monstrueuse du capitalisme tant décrié qui tire profit de la misère sociale et de la précarité de l’environnement de vie et de travail des individus démunis (le crowdsourcing) et exploite l’intelligence humaine dans les limites de l’intelligence artificielle. Enfin, même dites « collaboratives », les plateformes rament en marge de l’éthique. Elles encouragent, après tout, la consommation massive, cultivent le non choix. Les individus dans un milieu donné se voient quelque peu contraints. Pour mieux consommer, il faut entrer dans la communauté. Manipulatrices et contraignantes, elles donnent l’illusion de tisser des liens entre les individus d’un environnement précis de faire des choix librement. Elles donnent la preuve, en quelque sorte, de l’incapacité des êtres humains, à certain moment, d’être créatifs ; la machine les « embrouille ».