Le paysage européen ou le non-lieu de la Constitution européenne
sens et Référence mis en perspective

Estelle Jouilli

Université Paris X

https://doi.org/10.25965/as.1286

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Mots-clés : constitution, non-lieu, paysage

Auteurs cités : Anne Cauquelin, Jürgen HABERMAS, Jean-Luc Nancy, Jean-Paul SARTRE

Texte intégral

Il n’y a pas de paysage, nous le savons, sans principe organisateur.

Il n’y a de paysage que sous condition d’un acte de Constitution.

Le mot paysage dérive de pays qui tient lui-même sa racine de pacte.

Le « Traité établissant une constitution pour l’Europe » est-il alors cet objet paysager grâce auquel l’ensemble européen peut être monté en liaison interne avec lui-même ? Comment cependant appréhender ce qui n’a pas reçu encore de traitement dans le vocabulaire de l’art du paysage européen ?
Le projet de Constitution sous-tend une expérience comme celle de ce qui sous le regard devient un paysage, ici de nature institutionnelle, entendu précisément comme une ordonnance au sens d’un énoncé d’ordre.

Un paysage est association de ceux qui vivent ensemble, au même lieu. L’installation dans un lieu naturel, ce que nous donne le regard perceptif comme « allant de soi » dans la linéarité d’une construction géométrique, inscrit l’objet « constitution » comme lieu rhétorique, et ainsi, comme topos, il appartiendra désormais au glossaire paysager européen.

Dès lors, l’acte constituant pouvait- il avoir lieu dans ses termes mêmes ?

Note de bas de page 2 :

 Sartre, Jean-Paul : Préface (1947) au Portrait d’un inconnu.

Note de bas de page 3 :

 Ibid.

Sur quel mode se déploie cette expérience du lieu qui est à proprement parler une expérience de fondation. L’objet Constitution a-t-il été conçu pour être cet espace de liaison qui accomplit la métaphore du repère commun pour en définir les limites et signifier par là même l’achèvement du processus européen ? Remplit-il les conditions de satisfaction pour représenter un paysage parallèle, un lieu commun entendu comme « lieu de rencontre de la communauté »2 européenne, élevé au statut de « zone neutre et commune »3 ?

Note de bas de page 4 :

 Cauquelin, Anne : L’invention du paysage, PUF, Paris, 2000, p.91.

Note de bas de page 5 :

 Les Echos, Jürgen Habermas, L’union européenne, nouvel essor ou paralysie, mercredi 8 juin2005, p.35-36.

La perception du paysage européen actuel est un « aller de soi »4. Il nous saute aux yeux dans sa forme aboutie et évidente. Pour prendre conscience qu’il s’agit bien plus d’un projet (15% des occurrences), que ce paysage n’est non pas construit par sa définition, mais s’inscrit dans « un processus constituant lui-même »5, ne fallait-il donc pas que quelque chose cloche, que cela n’aille pas de soi.

Une fois admis l’objet Constitution comme le lieu du discours rhétorique qui permet par ses figures la transformation du réel européen en simulation, alors nous pouvons admettre que s’effectue, sous l’effet de cette activité de fiction, un transport de fond, c’est-à-dire un transport de la chose en discours pour que celui-ci tienne lieu de la chose.

Note de bas de page 6 :

 Le Monde, Pierre de Lauzun, L’Europe, une entité vivante et paradoxale, vendredi 20 mai 2005, p.13.

L’interposition des formes de représentation méta-énonciative sur le trajet de l’acte de nomination, renvoyée à travers les « ce qu’on appelle une constitution », « connue sous le nom de constitution », établit le caractère de convention de cette locution « toute faite ». D’autre part se trouve aussi mis en place un espace de modulation avec une zone intermédiaire où s’inscrivent les marqueurs d’opérations suivants : « pas vraiment une constitution », « pas à proprement parler une constitution », « en réalité, n’est pas une constitution ». Ces formes de représentation de la nomination, qui soulignent le caractère de leurre ou de trompe-l’œil en constituant une évaluation d’inadéquation du mot « Constitution » dans la saisie du réel, dégagent avec précision comment le recours à une sémantique du prototype comme lieu commun ne remplit pas les conditions nécessaires pour établir le modèle de référence à la notion commune qui est celui d’une paysage européen institutionnel. Ainsi le mot « constitution » (31% des occurrences) se trouve disqualifié et prend la qualité de mot-point de vue, c’est-à-dire de mot erroné qui, dans une perspective sémantico-référentielle nomme mal le réel. C’est dans la déconvenue sémantique, c’est parce que ce qui nous est présenté ne va pas de soi, que nous ne lui trouvons aucun référent, que brusquement nous percevons que cette constitution n’en est pas une, mais « est tout simplement un traité (27% des occurrences) international »6.

Il n’y a pour autant pas de paysage sans point de vue qui le cadre et l’ordonne. Le paysage européen idéal impose sa règle, comme il en fut du jardin rêvé auprès de quoi tout jardin doit remplir sa condition de satisfaction.

Note de bas de page 7 :

 Les Echos,  Jacques Barraux, éditorial,vendredi 27 mai 2005, p.14.

S’il y a un sentiment de satisfaction délivré par le paysage, c’est qu’il y a bien une forme qui attend un remplissement, une satisfaction, qui est du même ordre que celle de la tenue d’un contrat. Or, ici, nous dit-on, « la constitution est un contenant, pas un contenu »7. C’est dire qu’il s’agit bien de la convenance d’un modèle culturel avec le contenu singulier qui est présenté. Et la satisfaction dont il est question s’apparente à la satisfaction d’un énoncé, dans la mesure où il importe que les conditions de son énonciation soient satisfaites. Le remplissage de cette forme (ce signifiant) par un contenu (un signifié) adéquat ne peut-il avoir lieu que sous condition d’une re-constitution de la forme ?

L’objet constitution comme lieu rhétorique prend peu à peu la forme d’un ouvrage fini, achevé, compris comme lieu intertextuel. Le « texte constitutionnel » (24% des occurrences) est relatif à la position de l’électeur devenu lecteur. Perspective obligée.

Le paysage européen ainsi constitué met en forme un paysage virtuel, monté de toutes pièces, dont l’étude génétique favorise la lecture topographique de l’espace discursif pour en faire un état des lieux et ainsi percevoir la construction implicite à laquelle le paysage doit son existence et sa fondation ; les traités antérieurs ne sont plus de simples prétextes à l’établissement d’une constitution, mais se donnent en lecture, constituant ainsi l’avant-texte visible de cet ouvrage considéré comme achevé.

Note de bas de page 8 :

 Les Echos, vendredi 20 juin 2005, p.15.

Note de bas de page 9 :

 Le Point, Claude Imbert, un vote historique, jeudi 26 mai 2005, p.3

La perspective de l’anaphore tient donc lieu ici de fondation pour la réalité sensible du paysage européen. La valeur d’énonciation du texte constitutionnel, qualifié négativement de « lourd assemblage »8ou encore de « pavé constitutionnel »9 se loge dans le tissu de ce recueil d’informations appelées à l’aide, et sa cohérence lui vient, non de son rapport à la réalité européenne actuelle, mais de son rapport au dit qui le précède, aux autres traités que l’usage commun donne comme références. Les occurrences suivantes qui s’inscrivent dans ce cadre conceptuel confèrent à cette perspective choisie une valeur appréciée négativement :

Note de bas de page 10 :

 Ibid.

Note de bas de page 11 :

 Le Monde, Jacques Nikonoff, La fin programmée de l’union européenne, mardi 24 mai 2005, p.14.

Note de bas de page 12 :

 Le Monde,  Jean-Marie Colombani, Illusion du non, vendredi 27 mai 2005, p.7

Note de bas de page 13 :

 Le Monde, Jean-Marie Colombani, éditorial, jeudi 5 mai 2005, p.32.

Note de bas de page 14 :

 Les Echos, vendredi 17 juin 2005, p.15.

« […] il est une compilation des 24 traités »10

« Cette constitution ne fait que reprendre les traités antérieurs »11

« Ce ne devrait pas être un rappel exhaustif  des politiques qui ont été menées »12

« […] se prononcer sur un édifice complexe […] »13

« […] un débat à vide sur des textes déjà adoptés »14

C’est le moment de remarquer qu’un lieu, même rhétorique, n’est pas seulement découpe arrêtée dans l’espace, mais qu’il immobilise aussi la durée, qu’il la découpe pour lui imposer ici son temps propre.

Sous l’angle morpho-syntaxique, le jeu aspectuel processuel bilan-accompli/non-accompli est saturé par la valeur du signifié catégoriel (le suffixe-ion) du lexème constitution qui expose le temps de l’accompli comme ce qui signe non pas l’incomplétude du paysage européen, mais véritablement sa finitude. Le mot Constitution, porteur de ce signifié catégoriel, exprime là une nuance modale d’annulation de projet et entre ainsi en contradiction lexicale avec le projet européen qui ne se définit pas comme une totalité sémantiquement constituée, donc stable ; l’entité sémantique centrale qui la caractérise est bien davantage le concept de processus qui se décline sous la forme de projets perpétuels en puissance:

Note de bas de page 15 :

 Le Point, Bernard-Henri Lévy, Contre-attac, jeudi 23 mai 2005, p.136.

« …le processus […] a toujours déjà commencé »15

Note de bas de page 16 :

 Jürgen Habermas, ibid.

Note de bas de page 17 :

 Les Echos, Renaud Dehousse, La chronique d’une mort annoncée, vendredi 10 juin 2005, p.15.

Note de bas de page 18 :

 Les Echos,  vendredi 3 juin 2005, p.36.

Note de bas de page 19 :

 Le Monde, Jean-Luc Nancy, L’impossible acte constituant, mercredi 29 juin 2005, p.13.

Note de bas de page 20 :

 Le Point, Denis Baupin, Europe, non à l’extinction du débat, jeudi 16 juin 2005, p.36.

La constitution est donc vue comme une étape finale, un produit fini, « une finalité pour l’Europe »16, un « accord final »17, et s’oppose donc ici aux notions de « processus constituant »18, d’ « acte constituant »19 et de « constituante »20.

Par l’action de cette translation de sens qui valorise la perspective de bilan, il y a alors perte de référence commune à une nature connaissable. Ainsi le point de vue, à partir duquel est envisagé la vectorisation de son procès relève non pas d’une prospective mais d’une rétrospective, à l’inverse du terme « constituante », où les intentions énonciatives et pragmatiques présentes dans son signifié déploient une sémantique du futur qui pense le passé en restant un fait intransitif et imperfectif. Le paysage européen actuel a l’exigence de rester cette image en mouvement. Comme le film, qui a pour caractéristique d’être le mouvement dans la durée, ainsi le paysage européen toujours construit et à construire est-il envisagé comme suspendu à nos pensées, à la tenue d’un projet constant, et n’apparaît que dans la mesure où il est produit. C’est précisément dans sa production de paysage institutionnel que l’Europe n’a pas besoin de point final, mais de jalons, de bornes le long de son cheminement.
L’Europe est un paysage en mue, elle est ce point de fuite, cette œuvre ouverte définie par Umberto Eco.

Ainsi doit-on prononcer un non-lieu sur la Constitution (retrait du mot avant le retrait de la chose) pour vice de forme, quitrace cette mince ligne critique d’un réel européen qui ne tient qu’au pouvoir de le concevoir.

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