Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence
Tarcisio Lancioni
Université de Sienne
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : impertinence, interprétation, intersubjectivité, modalisation
Auteurs cités : Lorne Campbell, Edwin Hall, Erwin Panofsky
1. Introduction : pertinence et impertinence
Nous tenterons d’être pertinents et, à cette fin, nous commencerons par faire confiance à un dictionnaire, le Devoto-Oli, qui, pour ce terme, propose la définition suivante: « impertinence : Contrariant manque d’attention ou de respect. Action ou expression malveillante et irrévérencieuse. »
Cette définition situe le thème de l’impertinence dans le domaine des relations sociales, soulignant d’emblée son importance potentielle dans une théorie de la modulation des relations entre les sujets, car elle fait référence à une forme de transgression, caractérisée par une action expressive qui nie volontairement certaines qualités ou certains attributs qui semblent présupposés : l’attention, le respect et la révérence.
Ainsi, ce qui est mis en scène ici, c’est une relation marquée par un déséquilibre entre un agent de la communication placé en position d’infériorité et modalisé simultanément selon un « devoir-faire » présupposé à partir des « normes », et selon un « vouloir-ne-pas-faire » (car l’irrévérence involontaire, par exemple issue d’une méconnaissance du statut de l’interlocuteur ou des normes spécifiques attendues, appartiendrait plutôt au registre de la « gaffe »), et un destinataire mis dans une position de privilégié car digne, justement, de révérence, de respect et d’attention. L’impertinence semble donc se construire, dans un premier temps, comme refus volontaire d’un schéma communicatif présupposé que devraient respecter tous ceux qui occupent une position « subordonnée » au sein d’une relation communicative.
Un tel dispositif de déséquilibre communicatif apparaît également dans le monde des pratiques « scientifiques » où, au delà de la connaissance, se construisent aussi des rôles et des positions qui régissent les dynamiques et les relations de groupe, comme l’ont démontré les nombreuses études consacrées à l’organisation de la recherche, de Thomas Kuhn à Edgar Morin, pour ne citer que quelques « grands noms ».
Dans le domaine des sciences humaines, de type interprétatif, ce dispositif de déséquilibre, qui se manifeste précisément par un « besoin de respect, d’attention ou de révérence » vis-à-vis de la personne ou de la chose qui occupe une position privilégiée, paraît encore plus marqué et semble se concentrer autour de quelques axes particulièrement sensibles.
1. C’est d’abord le respect dû aux sujets de la recherche qui, à la différencede ce qui se produit dans les sciences naturelles, sont d’ordinaire entourés d’une aura « sacrée », du moins en ce qui concerne les « chefs-d’œuvre ». Une aura qui a la capacité d’influencer de manière significative le travail d’interprétation car elle conduit à formuler des hypothèses interprétatives qui ne se fondent pas sur ce qu’on appelle les « données objectives » et sur leur pure évidence phénoménique mais sur des « préjugés » qui conduisent à exclure les interprétations qui ne seraient « respectueuses » ni de la « dignité » de l’objet en lui-même ni des « qualités » de son auteur. Il est donc possible de parler d’un « préjugé moral » qui délimite un éventail d’interprétation devant nécessairement contenir toutes les interprétations envisageables. Cependant, si une interprétation se définit surtout comme un travail de « construction du texte », et par conséquent essentiellement comme un travail de sélection d’éléments que l’on considère pertinents parmi les données disponibles, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’œuvre — et donc en excluant une série d’« informations » qui sont jugées « non pertinentes » — et si le « préjugé moral » permet de délimiter l’éventail des hypothèses interprétatives, il finira forcément par surcharger les critères de pertinence en nous amenant à ne « voir » que les éléments qui peuvent confirmer les hypothèses « moralement plausibles » et à exclure, au contraire, ceux que ces hypothèses ne peuvent tolérer. Précisons que nous ne prétendons pas proposer ou suggérer un modèle positiviste selon lequel les « bonnes interprétations » devraient provenir de la « donnée objective pure », puisque nous considérons que toute lecture possible ne peut que naître d’une hypothèse préliminaire, même vague, qui dicte une « première mise en forme textuelle » de l’objet ; nous souhaitons seulement souligner que ces hypothèses initiales peuvent être à leur tour influencées par des formes de « préjugé moral » qui en délimitent la portée et qui, ainsi, font que seuls certains éléments de l’œuvre soient visibles a priori.
2. C’est ensuite le respect, nécessaire, des limites imposées par les compétences disciplinaires académiques qui, par tradition, ont acquis l’autorité pour définir le « champ du dicible » autour de certains objets de la culture : de fait, une intrusion dans un domaine différent de celui dont on s’occupe est normalement perçue comme une forme de manque de respect vis-à-vis des compétences techniques spécifiques de celui qui occupe « de bon droit » le territoire envahi. Dans ce cas-là, l’effet d’impertinence semble causé par le fait que les personnes qui viennent de l’extérieur, ignorant les caractéristiques qui délimitent l’éventail d’interprétations de la discipline « envahie », tendent à projeter sur les œuvres des critères de pertinence différents, qui, vus de l’intérieur, ne peuvent apparaître que comme des balbutiements désordonnés qui ignorent totalement les règles et les grammaires internes.
3. C’est enfin l’attention envers ceux qui occupent des positions de premier plan dans un domaine et dont les opinions ne peuvent être contestées sans prendre les précautions nécessaires, au risque, sinon, de ne pas être écouté, voire pire. En reprenant le fil de notre raisonnement précédent, nous pouvons nous représenter toute tentative de relecture comme un travail de remise en question des pertinences adoptées par la lecture contestée, et par leur remplacement avec de nouvelles pertinences qui conduisent à définir des parcours sémantiques différents. Dans cette perspective, l’interprétation respectueuse sera celle qui acceptera l’éventail interprétatif proposé par l’interprétation « illustre » tout en en modifiant, en se justifiant, certains éléments, alors qu’une interprétation qui refuse non seulement les pertinences spécifiques mais aussi les critères qui ont permis de les définir ne pourra que sembler irrévérencieuse.
Pour ces trois niveaux, le thème de l’impertinence semble recouper de manière significative une acception différente du contraire de l’impertinence, la pertinence, que notre dictionnaire ne mentionne pas à l’article « impertinence » mais cite comme deuxième et troisième acception dans la définition de l’adjectif correspondant : « impertinent : 2 Hors de propos. 3 En droit, non pertinent: circonstances impertinentes à la cause ». Ce recoupement est lié au fait que ce qui engendre parfois des effets d’impertinence peut être la remise en question des critères et des jugements de pertinence, transformés en non-pertinents, en « in-pertinents ».
Afin d’être le plus possible pertinent par rapport au thème général de l’impertinence, nous tenterons consciencieusement d’illustrer ici ces trois formes d’impertinence moyennant une intervention « hors de propos »...
- Note de bas de page 1 :
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http://www.nationalgallery.org.uk/paintings/jan-van-eyck-the-arnolfini-portrait
Nous associerons l’impertinence caractéristique du sémioticien, qui, au lieu de s’occuper des structures des langages s’amuse de temps en temps avec des sujets que se sont déjà appropriés des sciences institutionnelles (dans ce cas précis, l’histoire de l’art), indifférent aux critères de pertinence qu’elles ont standardisés ; nous y ajouterons l’impertinence consistant à mettre en question certaines analyses d’un célèbre spécialiste, Erwin Panofsky, et de ses plus respectueux critiques. De plus, ce n’est pas n’importe quelle analyse que nous mettrons en question, mais une interprétation qui, nous le verrons, a en partie fondé une branche de l’histoire de l’art. Nous ne serons certes pas les premiers à remettre en question cette méthode fondatrice, mais nous le ferons d’un point de vue externe ; et enfin, véritable excès, nous finirons par formuler une hypothèse interprétative réellement peu respectueuse, sur l’une des œuvres les plus importantes de la tradition figurative, le célèbre « double portrait » peint par Jan Van Eyck et conservé à la National Gallery de Londres1.
Cette triple impertinence semble invoquer l’image d’un « étranger » qui se promène dans les domaines bien structurés de la recherche en histoire de l’art sans en respecter les règles et les limites, qui ne lui appartiennent pas, et qui, pour cette raison, paraissent peu traduisibles, et donc non assimilables et indigestes. Mais justement, en tant qu’« étranger », nous souhaiterions que la figure de l’impertinent, en général et au-delà de ce texte, puisse s’approprier la force « explosive » que Lotman attribue à « l’étranger ». Une force qui proviendrait de la capacité de remettre en question, et donc de remettre en route, l’organisation des savoirs.
En outre, nous voudrions évoquer un sujet plus « sérieux » ; il ne s’agit pas de proposer une interprétation en particulier mais plutôt de mettre en avant quelques observations sur le fonctionnement des dynamiques interprétatives qui semblent dominer certaines lectures de l’œuvre citée plus haut, en montrant comment les différents choix de pertinence (et des in-pertinences correspondantes) semblent influencés par un « préjugé » lié à la reconnaissance d’une aura « sacrée » qui semble indissociable de l’œuvre elle-même, au point d’en avoir même influencé le « succès populaire ».
2. Le mystère du double portrait
Comme nous l’avons dit précédemment, cet exposé propose un regard sur les lectures critiques et interprétatives que la tradition de l’histoire de l’art a consacrées à l’une des œuvres les plus célèbres de la peinture mondiale, le double portrait signé Jan Van Eyck, datant de 1434, conservé à la National Gallery de Londres depuis 1842. Dès l’article historique qu’Erwin Panofsky a consacré à cette œuvre, publié dans le Burlington Magazine en 1934 et repris quelques années plus tard, avec peu de changements, dans son Early Netherlandish Painting, ce ne sont pas tant les qualités « picturales » de l’œuvre qui suscitent l’attention des historiens et des critiques d’art que le « mystère » de son sujet: que représente « vraiment » le tableau? que se cache-t-il derrière la gestuelle et derrière l’expression « hermétique » de ces deux personnages vêtus solennellement, qui se tiennent par la main ? Un mystère que Panofsky tente de résoudre en supposant que, derrière les objets éparpillés dans la pièce dépeinte et derrière les gestes représentés, puisse se cacher un « sens ultérieur », c’est-à-dire que l’œuvre soit empreinte d’un « symbolisme caché » (disguised symbolism) qui caractériserait non seulement cette œuvre mais aussi l’ensemble de cette période artistique, non seulement dans l’art religieux, qui intégrait déjà clairement des éléments symboliques, mais aussi dans l’art profane.
L’article devient ainsi une référence absolue en tant que premier laboratoire d’une nouvelle théorie critique et d’une nouvelle méthodologie d’analyse, que Panofsky lui-même diffusera sous le nom d’Iconologie.
Puis, en ce qui concerne ce tableau en particulier, l’hypothèse interprétative avancée par Panofsky sembla si convaincante qu’elle réussit à survivre à toute une série de critiques qui, peu à peu, en minèrent les fondations sans toutefois effacer complètement le charme de la lecture panofskienne, qui continue à servir de point de départ, qu’il s’agisse de la valider ou de la réfuter. Ainsi, les questions relatives au « sens mystérieux » ont pris le dessus sur les considérations strictement picturales : quelle est la vraie identité des personnages représentés ? S’agit-il de la célébration d’une union clandestine ? De fiançailles ? De la validation d’un mariage déjà « consommé » ? D’un tableau en hommage à une personne défunte, ouà une autre toujours en vie ? D’une allégorie ironique sur les fausses promesses de l’amour ? Et cette signature, si inhabituelle et si saillante, au centre de la scène, que cache-t-elle donc ?
Nous n’essaierons pas de nous dérober. Au contraire, nous participerons pleinement au jeu en nous mesurant non seulement à la lecture panofskienne mais aussi à celles qui l’ont suivie car nous sommes convaincu, entre autre, qu’un sémioticien peut en tirer beaucoup de choses à apprendre, notamment sur la façon dont les mécanismes sémiotiques sont compris en dehors du domaine de la sémiotique (histoire de se plaindre un peu des impertinences des autres). A cet effet, nous ne proposerons pas un véritable panorama des lectures critiques mais nous limiterons, du moins dans cet article, à débattre du travail interprétatif existant et des modalités de signification suggérées ou évoquées par les différentes lectures.
Le mystère de cette œuvre s’épaissit également en raison de la pénurie d’informations concernant ce que nous pourrions appeler la « vie matérielle et sociale de l’œuvre », c’est-à-dire son commanditaire, une quelconque indication sur les circonstances de sa réalisation, les conditions d’exposition ou de présentation de l’œuvre, l’éventuel « programme », ou les données relatives aux premiers propriétaires et aux premières années d’existence de l’œuvre. De telles informations jouent d’ordinaire le rôle d’« éléments clés », du moins pour identifier ce qu’on appelle le « sujet » de l’œuvre, et sont habituellement utilisées comme « paramètres de contrôle » afin d’évaluer la pertinence des diverses interprétations. D’un côté, l’absence de ces éléments a libéré le travail interprétatif en autorisant plusieurs hypothèses de « signification », qui auraient dû être légitimées par des contenus de l’œuvre elle-même, et, de l’autre coté, elle a stimulé un travail qui tient plus de l’enquête que de l’interprétation, visant à reconstruire ce « contexte externe » manquant en déplaçant nettement les « poids » habituels, faisant ainsi de l’œuvre non pas un objet signifiant en soi mais plutôt le paramètre de contrôle qui permet d’évaluer les hypothèses de reconstruction du contexte. C’est donc un phénomène circulaire original qui s’est ainsi créé, puisqu’il faut un contexte externe pour déterminer le « vrai » sens de l’œuvre, œuvre elle-même utilisée pour déterminer la « vérité » du contexte reconstruit.
Dans cet exercice de reconstruction d’un contexte matériel, les quelques informations historiques dont nous disposons sur l’œuvre prennent une valeur fondamentale, et il nous semble donc opportun de les rappeler.
Le double portrait qui nous intéresse appartient à la National Gallery de Londres depuis 1842, et il est signé et daté, de manière évidente et construite, au cœur même du tableau, comme s’il s’agissait d’une inscription sur le mur du fond: Johannes de eyck fuit hic / 1434.
On sait peu de choses de l’histoire du tableau entre ces deux dates, sa date de création et sa date d’acquisition par la National Gallery. C’est d’abord grâce à Cavalcaselle et Crowe (1857), puis à James Weale, que nous pouvons retracer une possible histoire du tableau, en remettant dans l’ordre quelques pistes d’information qui serviront de base pour toutes les interprétations suivantes. Ce sont en fait Cavalcaselle et Crowe qui ont reconnu dans le double portrait de Londres un tableau catalogué dans certains inventaires d’œuvres d’art comme ayant appartenu, dans un premier temps, aux descendants des ducs de Bourgogne, et aux rois d’Espagne par la suite.
La première allusion connue à ce tableau apparaît dans un inventaire des œuvres possédées par Marguerite d’Autriche, d’abord régente puis gouvernante des Pays-Bas, rédigé en sa présence en 1516. Grâce à cette description, nous savons que le premier propriétaire répertorié est le noble espagnol Don Diego de Guevara, dont les armoiries et les insignes sont gravés sur les panneaux protecteurs « marbrés » qui servaient à protéger le tableau (également répertoriés dans les inventaires datant de 1523-24, 1556-58, 1700, puis perdus), qui l’aurait offert à Marguerite :
« Ung grant tableau qu'on appelle Hernoul-le-Fin avec sa femme dedens une chambre, qui fut donné à Madame par don Diégo, les armes duquel sont en la couverte dudit tableaul. Fait du painçtre Johannes. »
et, en marge : « il faut ajouter une serrure pour pouvoir l’enfermer, car Madame veut qu’il en soit ainsi. »
Dans un second inventaire des biens de Marguerite, rédigé entre 1523 et 1524, il est décrit comme :
« une autre peinture délicieuse, qui se ferme avec deux panneaux, où sont peints un homme et une femme, debout, qui se touchent les mains, faite par Johannes. Les armoiries et les insignes de Don Diego sur lesdits panneaux, le nom du personnage est Arnoult Fin. »
Nous le retrouvons ensuite répertorié dans un inventaire des biens de Marie de Hongrie, descendante directe des ducs de Bourgogne et sœur de Charles V, qui l’aurait hérité de Marguerite d’Autriche, inventaire rédigé peu après sa mort (en Espagne en 1558, lieu où elle s’était retirée en 1556) :
« Un ample panneau que l’on peut fermer avec deux portes, représentant un homme et une femme se tenant par la main, avec un miroir où se reflètent lesdits homme et femme, et sur les portes les armoiries de Don Diego de Guevara; fait par Juanes de Hec, en l’an 1434 ».
Le tableau passera ensuite des mains de Marie de Hongrie à celles de son neveu Philippe II.
L’été 1599, un voyageur allemand originaire de Leipzig, Jakob Quelviz, visita l’Alcazar de Madrid et y remarqua le tableau, exposé dans une petite salle, entouré des œuvres préférées du Roi :
« une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a de nombreuses inscriptions, par exemple: « promittas facito, quid enim promettere laedit? Pollicitis diues quilibet esse potest »,
qui est une citation de l’Ars amatoria d’Ovide (traduit ainsi « Promettez ! Quel dommage, en effet, y a-t-il à promettre ? Riche de promesses, l’est qui veut. »). Cette inscription est également répertoriée dans l’inventaire rédigé à la mort de Charles II d’Espagne, en 1700 :
« tableau fermé par deux paneaux, avec un cadre en bois doré, quelques vers d’Ovide inscrits sur le cadre, qui représente une femme allemande enceinte (Alemana Preñada), vêtue de vert, qui tient la main d’un jeune homme, ils semblent se marier, de nuit, et les vers déclarent qu’ils sont en train de se tromper réciproquement. Les portes sont en bois marbré ».
Un dernier inventaire remonte à 1794, et se limite à indiquer les dimensions, l’auteur, et, laconiquement, le sujet : « un homme et une femme qui se tiennent par la main ».
On le retrouve en outre, indirectement, dans l’historiographie artistique flamande et hollandaise (Van Mander, Sandrart), qui, à partir de l’Histoire des Belges de Marcus Van Vaernewycks (1569-1574) évoque une « Allégorie de la foi » attribué à Van Eyck, que certains identifient avec ce double portrait. Ensuite, le tableau, probablement dérobé pendant les guerres napoléoniennes, réapparaît à Bruxelles entre les mains du major anglais James Hay, qui l’emportera en Angleterre, où il sera finalement acheté par la National Gallery.
Cavalcaselle et Crowe eux-mêmes établissent des liens entre le double portrait et ces rares informations, et suggèrent également l’identification des noms de « Hernoul Le Fin » et « Arnoult Fin » avec l’un des membres de la famille Arnolfini, marchands de Lucques actifs dans la région de Bruges, et influents à la cour de Bourgogne. L’historien et antiquaire James Weale développera cette identification en 1861, en « reconnaissant » dans ce portrait le plus important des membres de la famille Arnolfini à Bruges, Giovanni d’Arrigo, et son épouse Giovanna Cenami. C’est là le point de départ d’une enquête sur la vie et l’arbre généalogique de ces deux personnages, afin de proposer un « fondement historique » au portrait : qui était réellement ce couple digne d’être représenté par le peintre personnel de Philippe le Bon, et quelle occasion spéciale voulait-on célébrer ?
3. Visite chez les Arnolfini. Un regard pertinent ?
Panofsky accepte cette identification sans aucune problématisation dans son article de 1934, où l’identification contribue à réfuter l’hypothèse « flamande » selon laquelle le tableau constituerait une représentation allégorique de la foi. Cette réfutation constitue, il est important de le rappeler, l’un des principaux objectifs du texte de Panofsky.
A partir de la révélation de cette identité et de la reconnaissance du caractère « réaliste » et non allégorique de l’œuvre, Panofsky commence à s’interroger sur chacun des éléments figuratifs représentés, qui remplirait une double fonction: représenter la réalité et, à la fois, cacher un symbole, dont la révélation ou le décryptage conduirait, d’une façon « naturelle », à révéler ce qui semble s’imposer comme « la » lecture de l’œuvre. Il ne s’agirait donc pas d’une allégorie, mais d’un véritable portrait, de personnages ayant réellement existé dans l’histoire. La « vraie » signification du tableau s’appuierait néanmoins sur le caractère symbolique des éléments figuratifs dispersés dans le décor de façon très naturelle : le tableau représente la célébration d’une occasion spéciale, un mariage morganatique célébré en privé, dans un environnement domestique.
Le travail interprétatif de Panofsky semble ainsi progresser de la révélation d’un symbolisme caché de chaque objet (les oranges symbolisent le désir de fécondité, les pantoufles ôtées symbolisent la sacralisation du lieu, etc.) vers l’interprétation générale de l’œuvre. Mais si on regarde de plus près le parcours suivi, c’est exactement l’inverse qui semble se produire : avant toute chose, on accepte l’appartenance des personnages historiques à un certain milieu culturel ; en second lieu, on considère que faire appel au peintre du roi pour réaliser ce portrait ne peut que vouloir dire qu’il s’agit d’une occasion solennelle, ce qui implique aussi, du reste, qu’un grand peintre ne peut être que sérieux et solennel; donc le tableau ne peut que recréer un moment « sacré » concernant l’union entre un homme et une femme, et un tel moment ne peut être qu’un mariage, même si l’environnement domestique et le caractère clairement privé contrastent avec la représentation du mariage. Il devra donc nécessairement s’agir d’un « mariage particulier », pour lequel une dimension sacrée est nécessaire, et, en conséquence, si cette dimension n’est pas représentée explicitement, elle devra être masquée d’une façon ou d’une autre, de là le Disguised Symbolism. Mais voilà justement ce que nous entendions exprimer avec l’idée de « préjugé moral », c’est-à-dire que la projection d’une aura particulière sur l’œuvre influence les parcours interprétatifs possibles, et, à partir de là, oriente la sélection des figures qui peuvent être interprétées comme « symboliques ».
Au-delà des perplexités méthodologiques peu à peu suscitées par la lecture panofkienne, l’hypothèse interprétative qui repose sur l’identification des personnages du portrait avec Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami perd toute sa plausibilité en 1980, lorsqu’Elisabeth Dhanens publie un essai où elle démontre que le couple s’est marié au cours d’un mariage public en 1447, c’est-à-dire 13 ans après l'exécution du tableau, et, de plus, 6 ans après la mort de Van Eyck. Elle continue ainsi à creuser les questions familiales de la dynastie Arnolfini, avançant l’hypothèse, avec peu de conviction toutefois, que c’est le frère de Giovanni, Michele, qui est représenté, jusqu’à ce que surgisse la possibilité, plus probable, qu’il s’agisse de Giovanni di Nicolao, cousin de Giovanni d’Arrigo, et de sa femme Costanza Trenta, proche parente des Médicis, pour enfin découvrir, cependant, que Giovanna Trenta était certainement déjà morte en 1433, un an avant la réalisation du tableau. Et, par conséquent, de toute la dynastie Arnolfini, nul ne peut occuper la position idoine et être représenté « au moment de son mariage », morganatique ou non, au cours de l’année indiquée sur le tableau.
Par ailleurs, les possibles sources iconographiques ne fournissent aucune aide significative : un « Portrait d’homme », conservé à Berlin, semble clairement correspondre au personnage du double portrait de la National Gallery, mais, malheureusement, il n’y a aucune trace d’une identification avec Giovanni d’Arrigo Arnolfini, sauf, et c’est le serpent qui se mord la queue, à partir, justement, de sa ressemblance avec le personnage du double portrait londonien. En outre, on a commencé à se demander pourquoi, dans les documents, le personnage n’était évoqué qu’à travers son nom de famille, à une époque où, semble-t-il, le prénom était vraiment plus « important », et sans aucune référence à la dame. Et pourquoi ces deux personnages ont-ils été complètement oubliés, ou du moins « éloignés », dès 1516, s’ils avaient une telle influence à la cour et s’ils étaient assez proches de Philippe le Beau pour avoir droit aux services de « son » peintre ? Dans le sillage de ces doutes, des hypothèses d’identification différentes ont été avancées pour « Hernoul Le Fin » ou « Arnoult Fin » : Arnold duc de Guelders (Le Fin car dernier de la dynastie) ? Un bien plus mystérieux Arnold Le Fin, jongleur puis copiste à Bruges, qui apparaît sur certains documents ? Mais pourquoi donc Van Eyck aurait-il voulu le représenter, par deux fois ? Pure allégorie morale sans identité réelle des personnages, avec un retour « embarrassant » de la lecture flamande que Panofsky jugeait sans fondement ? Certains, en revanche, ont cru reconnaître les traits de Margaretha Van Eyck, l’épouse du peintre, dans le portrait de la dame, en raison de sa ressemblance avec un portrait qu’il lui avait consacré quelques années plus tard. Mais s’il s’agit bien d’un mariage, le personnage masculin devrait donc être le peintre lui-même ; hélas, il n’y a guère de ressemblance avec l’Adam de l’Autel de Gand, reconnu officiellement comme autoportrait de l’artiste.
D’autres historiens ont au contraire proposé de modifier ou de reformuler l’interprétation de l’événement en niant qu’il s’agisse d’un mariage, morganatique ou non, de sorte que l'hypothèse d’identification avec des membres de la famille Arnolfini soit reconsidérée : si en ce fameux an 1434 aucun d’entre eux ne pouvait se marier, peut-être pouvait-il célébrer quelque chose d’autre. La valeur-cadre du « préjugé moral » (cérémonie sacrée) est ainsi conservée, en variant la thématique spécifique : pourquoi ne s’agirait-il pas de fiançailles, voire d’un enterrement ?
L’hypothèse des fiançailles a été très sérieusement défendue dans un bel essai d’Edwin Hall, qui, grâce à un consciencieux travail de reconstruction documentaire et iconographique sur les représentations du mariage, réfute de façon convaincante l’interprétation panofskienne du « mariage morganatique » qui s’appuyait aussi, fondamentalement, sur la lecture de la gestuelle, où l’on décelait les gestes conventionnellement codifiés de la fides levata (la main levée de l’homme) et des mains droites jointes symbolisant la promesse de mariage. Le premier (fides levata) est nettement rejeté en tant qu’impudente invention panofskienne, alors que, en ce qui concerne le second, il ne s’agirait pas du tout d’une union des deux mains droites, mais, simplement, de la main droite de la dame posée sur la main gauche de l’homme. Selon Hall, les gestes représentés correspondraient non pas à la représentation d’un véritable accord matrimonial (Verba de praesenti), mais à celle de fiançailles (Verba de futuro). Bien qu’irrévérencieuse vis-à-vis des « inventions » panofskiennes, cette lecture en respecte l’esprit général et fait revenir sur le devant de la scène Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami, avec des fiançailles treize ans avant la date attribuée au mariage, déplaçant la valeur de « certificat de mariage peint » du tableau, telle que l’entendait Panofsky, vers une valeur de document d’alliance entre deux puissantes familles italiennes ayant des intérêts économiques et politiques en commun, tout en conservant l’aura sacrée et romantique si chère à une perception « populaire » de l’œuvre. L’hypothèse de Hall est ensuite sommairement rejetée par Lorne Campbell dans un essai important datant de 1998, qui propose au contraire d’interpréter le tableau comme une représentation de la célébration du second mariage d’un autre membre de la famille Arnolfini, Giovanni di Nicolao, que nous avons déjà cité.
Margareth Koster, en 2001, valide également l’hypothèse que le portrait de l’homme puisse représenter Giovanni di Nicolao. Elle développe cependant l’idée que le tableau ne célèbre pas le second mariage mais constitue un hommage funèbre à la première épouse de Giovanni di Nicolao, Costanza Trenta. Cette hypothèse s’appuie surtout sur la valeur symbolique du teint des deux personnages, sur la présence d’une seule bougie allumée dans le grand chandelier qui domine les deux personnages, sur les mains, qui, au lieu de se joindre, semblent s’éloigner. Cette interprétation met en relief la dimension « nocturne » de l’œuvre, déjà soulignée dans les premiers documents que nous avons mentionnés, dimension qui n’est pas confirmée par les éléments « naturels », puisque la fenêtre entrouverte, sur le côté, révèle un paysage clairement diurne. Cette hypothèse préserve donc elle aussi le lien entre l’œuvre et la famille Arnolfini, remplaçant son caractère romantique par une atmosphère un peu plus gothique, sans cependant modifier fondamentalement l’aura sacrée officielle de l’œuvre.
D’autres encore, indifférents aux débats sur la datation et aux diverses réfutations, s’obstinent à soutenir la lecture panofskienne, l’enrichissant même de quelques détails « osés », tels que le ton « passionné » transmis par la couleur rouge dominante dans la partie droite du tableau, ou, carrément, l’expression satisfaite du personnage masculin, qui témoignerait de l’effective consommation, suivie du « don du matin » célébré ici (Morgengabe).
L’essai de Lorne Campbell dont nous avons déjà parlé s’oppose à l’ensemble de ces lectures « symboliques ». Nous oserons une simplification sévère : Lorne Campbell replace l’œuvre dans un contexte plus étroitement « naturaliste » et ne confère aux figures présentes dans ce contexte qu’une fonction de caractérisation du milieu social bourgeois des deux personnages et de leur rôle respectif d’homme et de femme au sein de leur monde. Il n’y a donc aucun symbolisme caché mais seulement un portrait de bourgeois aisés dans leur environnement, et le ton de cérémonie sacrée qui flotte au-dessus des lectures « symboliques » se fait plus prosaïque, prend une dimension de rigide respectabilité bourgeoise qui, selon nous, nuance mais ne réfute pas le « préjugé moral » qui structure le domaine d’interprétation en définissant son cadre anagogique.
Les positions que nous venons de résumer brièvement, en les appauvrissant inévitablement, n’épuisent certes pas les interprétations possibles de l’œuvre, mais il nous semble qu’elles illustrent de manière significative l’éventail interprétatif au sein duquel les critiques d’histoire de l’art ont navigué.
Comme nous l’avons suggéré, chaque interprétation prend en charge l’une des figures qui parsèment le tableau, la jugeant plus ou moins pertinente ou in-pertinente en fonction de sa capacité à confirmer ou non l’axe interprétatif (remarquez par exemple l’importance variable attribuée à la bougie allumée, aux oranges, aux petites statues en bois, voire à la gestuelle), et lui donne un sens qui varie, parfois considérablement, en fonction des différentes lignes d’interprétation. Sur un plan plus sémiotique, chacune de ces figures représente la condensation d’une multiplicité de sémèmes dont chaque lecture, à partir d’une isotopie, sélectionne les caractéristiques pertinentes. Donc, à l’évidence, les diverses interprétations ne dérivent pas d’une « reconnaissance des symboles », comme on voudrait le croire, ou le faire croire, mais de l’adoption d’un cadre interprétatif préliminaire, indispensable à la sélection et à la lecture de chaque figure isolée : aucune interprétation n’est donnée en dehors d’une « théorie ».
Il est en outre évident que si chaque figure est isolée, et qu’une interprétation « absolue », étrangère au contexte spécifique, en est proposée, toutes les hypothèses peuvent sembler acceptables. Ce qui fera plutôt pencher vers l’une ou l’autre des significations, ce ne sera que leur capacité d’intégration à l’hypothèse interprétative, dont le statut a déjà été commenté ici, sans que les figures ne soient jamais réellement « problématisées » et donc sans que la « forme des figures » puisse articuler, compliquer ou remettre en question l’hypothèse interprétative en soi. En conséquence, les figures sont abordées non en tant qu’éléments utiles à l’interprétation mais en tant qu’éléments qui confirment une interprétation proposée et déjà adoptée. Il ne s’agit donc jamais (ou rarement) de comprendre la relation entre les figures mais uniquement d’évaluer la possibilité d’intégration de l’un de leur sens potentiel au sein d’une hypothèse interprétative préexistante.
Même si les hypothèses illustrées sont guidées par des présupposés herméneutiques différents : pour n’en évoquer que les grandes lignes, Panofsky, comme Koster, caresse l’idée d’un symbolisme caché ; Hall, en rappelant une iconologie « à la Ginsburg », entend reconstruire le « lexique figuratif » de l’époque de Van Eyck, pour souligner qu’il n’existe pas de symbolisme caché, mais seulement une série de conventions partagées ; Campbell nie l’existence de tout symbolisme, considérant les figures comme de simples « attributs » des personnages et de leur milieu. Malgré toutes ces différences, disions-nous, ces interprétations diverses (à quelques rares exceptions près) ont pour point commun l’un des aspects les plus problématiques que les plus prudentes théories sur l’art (de Otto Pächt à Giovanni Careri, pour ne citer de nouveau que quelques éminents spécialistes) ont mis en relief par rapport aux approches iconologiques : les figures (les symboles) ne sont pas appréhendées en tenant compte de leur « forme visuelle » spécifique, mais uniquement comme s’il s’agissait d’illustrations du lexème qui les désigne en tant que « figures du monde ». En conséquence, nous n’aurons pas un discours qui s’appuie sur l’aspect spécifique de ces pantoufles, de ces oranges en particulier, de ce chien-là, etc., et sur les relations qui se créent entre eux dans un texte pictural spécifique, mais seulement sur l’idée de valeur symbolique « du chien », « des pantoufles », « des oranges », etc.
A titre d’exemple, seule Koster relève certaines caractéristiques « spécifiques » des figures présentes fondées sur les relations de contrastes qu’elles créent au sein même de l’œuvre, produisant des micro-systèmes internes, qu’un sémioticien appellerait semi-symboliques. Ainsi, la bougie allumée prendrait un sens particulier non tant comme « bougie » que comme opposition aux traces d’une bougie fondue, donc à une « bougie absente »; de même que, en ce qui concerne les pantoufles, il suggère (à l’instar de Hall) qu’elles puissent souligner les différences de rôles homme/femme, puisque les pantoufles blanches, près de l’homme, sont tournées vers l’extérieur, alors que les pantoufles rouges, féminines, sont tournées vers l’intérieur. Dans les autres cas, chacune de ces figures est observée indépendamment de la forme spécifique qu’on lui attribue, et également du système de relations qu’elle contribue à construire à l’intérieur de l’œuvre.
De tout cela se dégage une idée assez claire de ce que devrait être le fonctionnement sémiotique d’un texte pictural, qui serait la somme d’une série de figures-symbole, chacune dotée d’un sens propre permanent, qu’il s’agisse d’un sens « caché » et donc à reconstruire à partir de textes bien précis qui puissent en révéler le secret, ou bien qu’il s’agisse d’un sens conventionnel, établi, identifiable à partir de la reconstruction d’un lexique bien déterminé et situé dans l’histoire, ou bien encore qu’il s’agisse de simples attributs ou de marques d’un milieu donné. Dans ce dernier cas, l’idée d’un symbolisme efficace n’est pas exclue, mais seulement modifiée, de sorte que l’on puisse parfaitement reconnaître dans ces indicateurs de statut ou de milieu les formes symboliques particulières que Roland Barthes appelle indices ou connotations.
Dans ces différents cas, le domaine de découverte des significations est différent, mais pas le mécanisme sémiotique que l’on considère efficace, fondé sur la recherche du « code perdu » capable d’associer de façon stable et indubitable les figures et leurs significations. L’exercice d’association de la figure-symbole identifiée et de ses autres occurrences dans d’autres textes, caractéristique de nombreuses recherches iconographiques, ne fait que souligner ultérieurement la diffusion de cette « idéologie sémiotique », compte tenu que, lorsqu’on crée une relation entre différents textes, le tissu des relations internes du texte se déchire complètement. De cette façon, au lieu d’être un tissu de relations, le « texte pictural » apparaît comme un simple entassement de « symboles », alors que, dans une perspective sémiotique, du moins celle d’inspiration structurale, ce qui serait fondamental, ce serait justement le système de relations textuelles, qui devrait pouvoir déterminer quelle est « l’acception pertinente ». Cela ne veut pas dire, comme on l’a souvent dit, isoler l’œuvre du monde pour en proposer une dissection pure et abstraite, mais il s'agirait plutôt d’en réduire l’abstraction en considérant les figures avec leur spécificité de réalisation, sans nier leur identité culturelle, mais en la replaçant dans le système singulier, individuel, de relations que constitue l’œuvre-même.
4. Pour conclure : une hypothèse impertinente
Tentons de voir les figures non comme des parties d’un code immuable mais comme des éléments qui reçoivent une valeur particulière de leur réalisation particulière à l’intérieur d’un texte, et de leur association avec les autres éléments, dont dépendront les significations qui peuvent à chaque fois être remises à jour, et tentons donc de ne pas penser à une simple « convocation » de symboles immuables mais à une « composition » : nous pouvons immédiatement faire émerger certains traits sémantiques qui à première vue semblent s’imposer. Pour commencer, nous pouvons remarquer une redondance dans les traces de « singularisation » : comme l’observait Margaret Koster, non seulement il n’y a qu’une seule bougie allumée dans le grand et luxueux chandelier (pas facile alors d’y voir un bon exemple de rigueur économique, en raison du prix de la cire, comme le suggère Hall) en opposition avec les espaces vides qui soulignent de manière aiguë cette « présence », mais de plus, à l’évidence, en ce qui concerne les oranges, une opération d’isolement d’un élément par rapport aux autres a également lieu. En effet, nous ne voyons pas seulement « des oranges », mais quelques oranges sur le banc, puis une seule orange, bien mise en évidence sur le rebord de la fenêtre, en pleine lumière. Une telle « singularité » pourrait facilement rappeler d’autres éléments du texte, en nourrissant l’une des isotopies déjà évoquées, celle qui est liée à l’idée de « maternité », décrite dans certains documents historiques (l’alemana preñada), et associée aux vêtements de la femme, qui soulignent les rondeurs de son ventre. Cette hypothèse est contestée, car il s’agirait simplement d’une robe à la mode à l’époque, qui apparaît également dans des œuvres où il n’y a, sans nul doute, aucune place pour la « maternité », mais elle est tout de même reprise sous les apparences d’un plus vague « vœu de fertilité ». Cependant, si les bougies, les oranges et les ventres proéminents sont de simples vœux, la connexion de cette isotopie avec une marque redondante de « singularité » semble plutôt annoncer « une fécondation ayant déjà eu lieu », donc une maternité annoncée, ce qui nous permettrait aussi de justifier une autre présence, celle de la statuette en bois de Sainte Marguerite, déjà citée comme un vœu de fécondité, de par sa qualité de « protectrice de l’accouchement ». Et si, justement, il ne s’agissait pas d’un vœu de fécondité, mais plutôt d’un vœu de « bon accouchement » ?
De même, cette hypothèse, qui ne s’écarte guère des autres propositions, est construite en s’appuyant sur le même cadre de référence, avec la sélection de certains éléments, sans réellement expliquer la présence des autres. Mais qu’est-ce qui peut nous faire dire que certains éléments sont pertinents et d’autres non ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est de continuer à tisser le réseau de nos découvertes, et d’essayer de voir ce qui se passe, sans nous arrêter à une première hypothèse, suivant ainsi les relations entre les éléments au lieu de nous contenter de notre première hypothèse. Par exemple, si on retient que la représentation de Sainte Marguerite est pertinente, on doit se demander s’il en est de même pour les autres sculptures. Si on y réfléchit bien, elles ne sont pas si crédibles que cela en tant que simples décorations dont la fonction serait finalement de cacher un seul élément pertinent, Sainte Marguerite, transformant ainsi l’œuvre en une énigme à résoudre. Nous pourrions ainsi remarquer (en introduisant une pertinence sur le plan spatial et proxémique) que les autres figures occupent une position étrange par rapport aux mains jointes des deux personnages principaux, ou plutôt par rapport au poignet de la dame. Le lion placé en dessous de la main, tourné vers le spectateur, semble répéter le regard du chien qui se trouve en bas, entre les deux personnages, et si nous acceptons l’idée que le chien appartienne à l’isotopie de la « fidélité », nous pouvons suggérer que la figure du lion qui lui fait écho renforce une telle hypothèse, par exemple avec des connotations de « force », d’« orgueil » ou autre; mais nous devrions alors nous demander également pourquoi, juste au-dessus du poignet de la dame, presque « perché dessus », pourrait-on dire, se trouve une figure bien différente que nous pourrions décrire comme un monstre à deux faces dont l’un des visages regarde le spectateur alors que l’autre se tourne vers le fond, vers le mur, et en quelque sorte vers ce que le mur « contient » : le portrait et la signature de Van Eyck... mais si le chien et le lion représentent la « fidélité » ou, de toute façon, les qualités « socialement positives » de l’union qui est représentée, nous craignons fort que, sur ce même sujet, il n’y ait rien de bon à attendre de la part d’un monstre à deux faces !
A peu près dans l’axe vertical qui relie les figures citées plus haut (mains, chiens, sculptures) se trouve un autre élément particulièrement intéressant et déjà amplement commenté dans les articles cités : la paire de pantoufles rouges, que l’on attribue au personnage féminin, en opposition aux pantoufles blanches, que l’on attribue au personnage masculin. Nous avons déjà signalé qu’elles sont généralement associées à des « symboles » de la vie domestique et à des indices du caractère sacré du lieu (Panofsky) où les personnages sont pieds nus. Dans certains cas, cette double présence suggère également une possible allusion à la distinction entre rôles masculin et féminin : les pantoufles de l’homme, tournées vers l’extérieur indiquent un rôle plus « social », alors que celles de la femme, tournées vers l’intérieur, évoquent un rôle plus « domestique ». Curieusement, personne n’a remarqué une autre caractérisation, pourtant évidente : ces pantoufles sont certes orientées dans des directions différentes, vers l’intérieur et l’extérieur de la maison, mais celles de l’homme sont aussi convergentes, alors que celles de la femme sont divergentes. Je crois que, pour que cette idée soit plus claire, nous pouvons admettre que les deux paires de chaussure mettent aussi en scène deux « postures » physiques, celles des personnages qui devraient les « chausser » ; ainsi, nous pourrions voir une posture (masculine) fermée et un peu maladroite (d’ailleurs en opposition par rapport à la posture explicite des pieds écartés), tandis que les pantoufles de la dame, rouges, seraient une allusion à une posture, disons, plus ouverte, si vous voulez bien excuser mon impertinence... ouverte face au canapé, rouge, sur le mur du fond, au dessus duquel trône une présence bien précise et encombrante : Johannes de Eyck fuit Hich, qui nous conduirait à lire cet « ici » non pas comme un terme général, mais très précis : ici, juste là, sur ce canapé vers lequel s’ouvrent les pantoufles rouges de la dame, un rouge qui peut facilement faire écho à l’isotopie passionnelle de la couleur, déjà évoquée par divers auteurs, qui occupe toute la partie droite du tableau, celle où, justement, se tient la dame. Par ailleurs, ces pantoufles rouges s’opposeraient aussi, au-delà de l’orientation et de la posture, à celles du personnage masculin caractérisé par le « sérieux » de son expression. Ces pantoufles blanches, mais « sales » et usées, et ce contexte rendraient beaucoup plus claire la signification du monstre à deux faces assis sur le poignet de la dame, dont la main semble glisser loin de celle de l’homme, alors que Van Eyck, envahissant, occupe le centre de la scène.
De plus, si nous tentons de réunir ces deux isotopies, celle de la « maternité » et celle de la « présence » du peintre, nous obtenons un effet de sens global qui s’éloigne énormément du cadre anagogique traditionnel, en nous suggérant un « sujet » très différent de celui traditionnellement décrit, un nouveau sujet que nous pourrions désigner comme « célébration de la paternité de Jan Van Eyck ».
Pour tenter de nous faire pardonner, un tout petit peu, notre impertinence, nous vous proposons une petite normalisation qui passe néanmoins par une autre rupture par rapport aux interprétations que nous avons déjà vues, toutes fondées sur l’idée que, qu’il soit actuel, futur ou passé, c’est un « couple » de mariés qui est représenté ici.
Validons la tradition iconographique attestée par Hall et Campbell, qui voit dans le geste de l’homme (main droite levée et main gauche jointe à la main droite de la dame) un geste de présentation ; nous devons avant toute chose attribuer à cet homme un rôle de présentateur, et donc de celui qui présente la dame aux invités représentés dans le miroir, sachant que l’un d’entre eux, selon la vulgate, serait Van Eyck en personne, qui jouerait donc le rôle de « destinataire de la présentation ». Dans ce cas-là, le « présentateur » ne serait pas le « conjoint », actuel, futur ou passé, mais une figure « paternelle » ou d’« autorité » qui unit la dame et Van Eyck. Ainsi, nous ne serions plus face à la représentation de l’union des Arnolfini, qui pourraient tranquillement quitter la scène, mais de la « famille Van Eyck », peut-être lors de leurs fiançailles (ayant déjà eu lieu, et simplement fêtées et commémorées en 1434). La dame représentée serait réellement Margaretha Van Eyck jeune, comme certains l’ont suggéré, et la référence à Sainte Marguerite, à travers la statue la représentant, semblerait encore plus pertinente, de même que l’affection pour cette œuvre de la part de la reine Marguerite : c’est dans ses inventaires que nous retrouvons la première trace avérée de l’œuvre, qui devait, selon la volonté de la reine, être bien couverte et protégée. En tout cas, la présence excessive et envahissante de Van Eyck, justement dans cette position, qui « coïncide » avec le portrait du miroir et avec les pantoufles ouvertes de la dame devant le canapé rouge du fond, semble suggérer, selon nous, bien plus qu’une simple attestation de paternité du tableau.
Je ne prétends pas que ces interprétations soient « vraies », ou plus vraies que d’autres. J’espère seulement que leur caractère d’« étrangeté » pourra contribuer à enrichir et dynamiser la discussion sur les critères de pertinence adoptés dans le travail interprétatif.
Veuillez bien excuser mon impertinence.