La marque de Caine – Les impertinences d’un pianiste américain

Stefano Jacoviello

Université de Sienne

https://doi.org/10.25965/as.1347

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : figural, Heine, mémoire, musique, sémiotique syncrétique, traduction intersémiotique

Auteurs cités : Walter Benjamin, Henri BERGSON, Luciano Berio, Julie Hedges Brown, Giovanni CARERI, Anna Ottani Cavina, Paolo FABBRI, Michel FOUCAULT, Hans-Georg GADAMER, Algirdas J. GREIMAS, Rufus Hallmark, Stefano JACOVIELLO, Arthur Komar, Eric LANDOWSKI, Massimo Mila, David Neumeyer, Francesca Polacci, Charles Rosen, Dario Tomasello

Plan
Texte intégral

Le piano à queue occupe le centre de la scène. Les pupitres d’un orchestre de chambre, vides, entourent sa masse noire. Les faibles bavardages du public ne cessent qu’à l’entrée soudaine de Uri Caine. Habillé sobrement, en noir, il prend place au piano, pose rapidement ses mains sur le clavier, et les notes cristallines de la sonate K545 de Mozart quittent le ventre de bois et de fonte du piano découvert pour s’insinuer dans l’espace de la salle. Peu après les premières mesures pourtant, le phrasé au caractère enfantin qui a déjà étonné les spectateurs commence à se dérégler. La géométrie intelligible de l’écriture mozartienne se brouille. Tout se passe comme si les mélodies parvenaient à s’affranchir de la règle du rythme : elles se dégagent librement dans le temps, se heurtent les unes aux autres jusqu’à se désagréger, tandis que l’harmonie perd sa stabilité classique. Les choses semblent un instant rentrer dans l’ordre, mais comme par surprise les mains se mettent à scander des rythmes différents, en superposant les notes qui dans la partition originale s’enchaînaient de façon linéaire.

Note de bas de page 2 :

 Cfr. Uri Caine plays Mozart (la discographie détaillée des morceaux cités se trouve à la fin de l’article).

Il s’agit tout simplement de la dernière plaisanterie du pianiste américain. L’Allegro procède en trébuchant, tandis que des fragments de phrases acquièrent une autonomie telle qu’il devient possible de les redistribuer, les moduler, les varier, dans un jeu savant d’improvisation qui force le tissu de l’écriture mozartienne et ouvre l’espace à une irrépressible intervention créatrice. Alors que des enchaînements polyrythmiques et polymétriques se succèdent vertigineusement, le langage classique fusionne avec celui du jazz du début du vingtième siècle. Bien que solidement ancrée à lui, l’improvisation érode progressivement le schéma morphologique original et ouvre une brèche, entre les syncopes, à une apparition fugace de la VIIIe Variation Goldberg.2

1. Impertinence et stratégies de résistance

Jazzman d’une formation académique qui force le respect, le pianiste et compositeur de Philadelphie a consacré jusqu’à présent une bonne partie de sa carrière à des incursions dans le répertoire européen dit « savant ». Il a débuté en 1997, en croisant ses origines hébraïques avec celles de Mahler pour réaliser Urlicht, suivi par ses travaux sur Wagner, Schumann, les 70 Variations Goldberg de Bach, les Variations Diabelli de Beethoven, ou encore Mahler, Mozart et Berio, jusqu’au projet plus récent sur l’Otello de Verdi. De plus, de véritables temples de la musique classique lui ont confié leur direction et passé des commandes, comme l’Opéra de Salzbourg : institutions tout à fait inhabituelles pour un artiste qui déclare ouvertement son appartenance au jazz.

Pourtant, alors que le grand public du jazz semble mal connaître Caine, qu’il ne compte pas au nombre de ses héros et le relègue plutôt à une position marginale dans le domaine de la musique afro-américaine, ses propositions divisent le public des habitués des salles de concert ; si elles suscitent, d’un côté, l’approbation d’un petit groupe d’enthousiastes, de l’autre, c’est la protestation voire le dégoût qui anime ceux qui n’y perçoivent qu’un outrage impudent aux monuments de la culture musicale occidentale : ces œuvres qui sont l’écrin, éternel et ineffable, de la « beauté musicale ».

Note de bas de page 3 :

 Par le terme « styles d’interprétation » je me réfère à la fois à la praxis d’exécution instrumentale et à la tradition herméneutique.  

Le comportement artistique impertinent de Caine a donc tout l’air d’un outrage à la vraie musique. Outrage, c'est-à-dire, selon la définition du terme, « acte gravement contraire à une règle, à un principe ». De fait, Caine contrevient aux habitudes qui régissent aussi bien les processus de « fruition » que les styles d’interprétation3 d’un répertoire donné, et en arrivent à faire office de lois chargées de protéger l’intégrité et l’ineffabilité de l’œuvre d’art musicale.

Nous pouvons donc envisager la pratique impertinente de Uri Caine comme la transgression de règles culturellement partagées, avec une efficacité qui semble, néanmoins, aller bien au-delà des coutumes musicales. Les traitements de Caine agressent ironiquement un « style de vie » dont les règles semblent avoir pris leur origine dans les salons bourgeois de la fin du XIXe siècle. Au niveau social en effet, l’impertinence atteint ceux qui ont le pouvoir de sanctionner l’interprétation « juste » : valeurs esthétiques et valeurs politiques se trouvent donc étroitement liées autour d’une sonate.

2. Des bonnes manières à la profondeur du sens

Mais suffit-il de “jazzer” les classiques pour être impertinent ?

En fait, un pianiste français doit sa célébrité à ses adaptations d’œuvres classiques, exécutées par un trio jazz. Il s’agit de Jacques Loussier. Écoutons une de ses plus célèbres adaptations de la « Toccata et fugue en ré mineur », BWV 565, extraite du disque The Best of Play Bach (Philips 1985).

Si nous prêtons attention à la prononciation des accents rythmiques, nous pourrons nous apercevoir qu’alors que le pianiste joue presque toutes les notes de Bach — et surtout, qu’il les joue telles qu’elles sont écrites —, la pulsation typique du jazz provient uniquement de la basse et de la batterie. Même sans procéder à une analyse approfondie, il est néanmoins évident que « malgré tout » c’est toujours Bach que nous sommes en train d’écouter. Les transpositions de Loussier ne produisent pas d’effets de sens déviants qui naîtraient du contraste avec le texte d’origine. La composition de Bach apparaît bien plus qu’en « transparence » : sa présence est la référence qui garantit la haute valeur esthétique de toute l’opération.

Suivant les termes de discours musical, les stylèmes reconnus comme « authentiques » par la pratique habituelle de la réception sont superposés, voire remplacés, par d’autres stylèmes qui renvoient à une compétence d’écoute tout autant codifiée. En fait, « l’exécution classique » de Bach s’approche ici de la pratique pianistique du mainstream jazz des années cinquante, et en intègre la geste typique.

Note de bas de page 4 :

 Le portrait le plus célèbre de J.S. Bach (le seul considéré « sur le vif») a été exécuté par Elias Gottlob Haussmann en 1748. Appartenant aujourd’hui au collectionneur William H. Scheide, l’œuvre est conservée à Princeton, New Jersey.

Par cette confusion des styles, tout se passe comme si Loussier — l’impertinent —, s’adressait à l’auditeur pour lui dire : « Regarde un peu, voilà ce que je fais de Bach ! ». Mais, en définitive, Bach restera toujours ce grand génie en perruque qui nous regarde sévèrement depuis le portrait de Haussmann4, tout restera comme avant et l’opération de Loussier n’aura pas plus de pouvoir déstructurant qu’une didascalie. En comparaison, bien que dans un tout autre domaine, le pianisme de Glenn Gould exerçait sur Bach la puissance de déflagration d’une bombe atomique, et ce sans l’aide de la basse ou de la batterie.

Note de bas de page 5 :

 « Loreto empaillé et le buste d’Alfieri, de Napoléon / les fleurs encadrées (les bonnes choses de très mauvais goût!), / la cheminée un peu sombre, les boites sans dragées, / les fruits de marbre protégées par les cloches de verre, / quelque rare jouet, les coffrets réalisés en coquillages, / les objets qui enjoignent, salut, souvenir, les noix de coco, / Venise représentée en mosaïque, les aquarelles un peu ternes, / les gravures, les coffres, les aubes peintes d’anémones archaïques, / les toiles de Massimo d’Azeglio, les miniatures, / les daguerréotypes: figures rêvantes en perplexité, / le grand lampadaire vétuste qui pend au milieu du salon / multiplie dans le quartz les bonnes choses de très mauvais goût, / le coucou des heures qui chante, les sièges tendus de damas / cramoisi... je renais, je renais de mille huit-cent cinquante! […] ». Guido Gozzano, L'amie de grand-mère Speranza (titre original "L'amica di nonna Speranza", traduction française par Olivier Favier, "La Revue des Ressources", http://www.larevuedesressources.org/-lectures-d-italie.

Et le public? Le public « de salon » — par ailleurs considérable — qui acclame Loussier, fonde son attitude sur l’illusion consolatrice de l’esthétisme bourgeois, c'est-à-dire sur l’idée que, dans un morceau musical, « ce qu’on entend c’est tout ce qu’il y a à écouter ». Dans notre cas, ce qu’on entend de Bach est plus que suffisant pour satisfaire le frisson de la rencontre avec le sublime. Nous nous trouvons dans le domaine des « bonnes choses de très mauvais goût »5.

L’infraction de Loussier n’à d’égal que le jeu d’un gamin qui dérobe le collier de perles hérité de grand-maman pour se déguiser en Dame pour carnaval. Mais après la fête, les perles retrouvent leur place dans la boîte à bijoux et l’enfant terrible, après la mascarade, sera finalement pardonné. L’impertinence du pianiste français s’avère inoffensive car sa pratique est purement ornementale, illustrative, c’est à dire : kitsch. En fait, il lui manque l’élément fondamental de la rhétorique de Caine : l’ironie, c'est-à-dire une forme de détachement de l’objet de référence, et le désir explicite d’expérimenter comment un classique « peut encore se faire entendre», et pas seulement comment « on peut le jouer ».

Pour ce faire, il ne suffit probablement pas d’appliquer une pulsation rythmique extravagante à une composition du passé ; il s’agit de traverser son univers sonore, pour en faire une expérience esthétique qui ne laisse pas les traces de la transformation produite sur la seule surface de la pièce originale, mais aussi sur l’attitude de qui produit une élaboration nouvelle.

Note de bas de page 6 :

 Psaume 51, “Tilge, Höchster, meine Sünden”, BWV 1083.

Note de bas de page 7 :

 De ce point de vue, la transcription de Bach la plus exemplaire est “Concerto per Quattro Clavicembali in La minore”, BWV 1065, tiré de Antonio Vivaldi, “Concerto per Quattro Violini in Si minore”, RV 580 (L'Estro Armonico op.3 No.10).

Note de bas de page 8 :

 Luciano Berio, Un ricordo al futuro, Lezioni americane, Torino, Einaudi, 2006, chap. II et III.

Le travail du pianiste américain semble relever d’une intention esthétique analogue à celle qui animait les parodies de Bach : c’est le cas, par exemple, du Stabat Mater de Pergolèse, dont Bach fait un Psaume de la liturgie protestante6, ou bien de la transcription d’un concert de Vivaldi, qui devient l’occasion pour le compositeur allemand d’adopter les formes discursives du concerto italien comme bases d’une manière toute allemande d’écrire la musique7. Selon Berio, toute transcription a sa part d’analyse, de traduction — et commet un crime inévitable afin de montrer les traces de son auteur8.

Note de bas de page 9 :

 A propos de la notion d’« application » en termes herméneutiques cf. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode : Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1960 (tr. fr., Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996).

Caine reconstruit la syntaxe des compositions qu’il revisite et en réorganise la grammaire, toujours à partir de détails analytiques : chaque timbre ajouté, chaque scansion rythmique nouvelle, chaque élément dérivant d’un « sound » exotique trouve systématiquement la raison d’être de sa greffe dans quelque saillie formelle du texte d’origine. La particularité d’une telle approche révèle la dynamique d’une application herméneutique9. Caine explore la structure du texte musical original, en sonde les profondeurs de sens et l’entraîne dans le temps, lui fait traverser des univers sonores stratifiés. Et tout cela, en emmenant l’auditeur avec lui. De même qu’un carnet de voyage porte les traces de l’expérience des lieux traversés, la surface du discours musical original retient dans sa transcription les marques d’une expérience qui le transforme et remet en question la structure de son auditeur.

Note de bas de page 10 :

 Cf. les études de Anna Ottani Cavina sur la construction et représentation du paysage, en particulier Il diario di Thomas Jones. Viaggio d'artista nell'Italia del Settecento, Milan, Electa Mondadori, 2003.

Note de bas de page 11 :

 Pour l’analyse de l’attitude esthétique des voyageurs, cf. Eric Landowski, « Etats des lieux », Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997.

Tout se passe comme dans les « tableaux de voyage » de la fin du XVIIIe siècle10, où le paysage peint garde les traces d’une attitude esthétique découlant d’une précise vision du monde, celle de l’époque et du milieu culturel dans lesquels le tableau a été réalisé : il s’agit d’autant de témoignages d’esthésies passées, perdues, qui, dans la distance qui nous sépare du tableau, éveillent la nostalgie de la vision11. Bien que de façon différente, nous pouvons supposer que cela vaut aussi pour l’écoute musicale : nostalgies des temps vécus, des durées perdues.

Néanmoins, il n’est pas question ici de « passéisme ». Et encore moins d’en appeler à l’exigence de l’étude historique du contexte pour reconstruire les pratiques sociales et interprétatives en mesure de déterminer la signification d’un texte donné. Bien au contraire.

Si nous nous attachons à repérer des correspondances entre vision et écoute, c’est au contraire en vue d’établir notre champ d'investigation par expansion progressive des niveaux de pertinence : à partir de l’articulation des configurations discursives, où s’inscrivent les stratégies textuelles de signification, pour aboutir au contexte des interprétations.

Autrement dit, il s’agit d’utiliser les instruments de l’analyse sémiotique afin de mettre en relation le sujet de l’esthésie, instance immanente de la structure textuelle, et le sujet de l’expérience esthétique. Nous tenterons par là d’esquisser les lignes d’une esthétique structurelle possible qui intègre analyse et critique, suivant toujours le repère des dispositifs textuels. Telle stratégie d’investigation permet de mettre en regard la « place » assignée à l’auditeur par des dispositifs textuels donnés et la « position » subjective que l’expérience esthétique impose. De cette manière est également nuancée la frontière théorique qui sépare traditionnellement texte et contexte et marque l’opposition entre l’immanence des structures du discours et les pratiques sociales qui en règlent la circulation.

Notre hypothèse donc, est que l’impertinence de Caine ne relèverait pas simplement du jeu de société. Le compositeur américain, dans le silence qui s’insinue entre les notes des partitions, décèle des sonorités inattendues, avec un attachant goût du risque.

Note de bas de page 12 :

 Par souci de clarté, il est important de distinguer la catégorie du sujet de l’écoute, à savoir le simulacre de l’énonciation musicale (sujet immanent de l’esthésie instancié par les formes du discours), de l’auditeur, c'est-à-dire le sujet empirique (opérateur pragmatique de l’expérience esthétique). Pour une théorie détaillée du sujet de l’écoute selon la perspective de la sémiotique structurale cf. Stefano Jacoviello, Suoni oltre il confine. Verso una semiotica strutturale del discorso musicale, Thèse de doctorat, Università degli Studi di Siena, 2007.

C’est pourquoi l’observation des mécanismes de son travail de transcription peut servir de laboratoire pour l’étude générale des processus de constitution du sujet de l’écoute12. Les parcours de l’esthésie inscrits dans le discours musical des pièces classiques parodiées par Caine ne sont pas réactualisés à l’aide de structures formelles empruntées aux pratiques des musiciens de jazz ou aux dynamiques d’interaction sociale entre artistes et public. Au contraire, Caine plonge les dispositifs discursifs de ces parcours dans un nouveau réseau de repères grammaticaux et syntaxiques qui touchent chaque niveau de profondeur de la structure textuelle, en agissant directement sur les conditions de la signification. Chez Caine il ne s’agit donc pas de « jazzer » une pièce classique, mais de lire ses configurations discursives au moyen des rhétoriques d’autant de styles qui y sont déposés, de la démonter et lui redonner vie dans une nouvelle épistémè culturelle.

Au lieu donc de s’exclamer “aah, le postmoderne” après en avoir reconnu doctement tous les ingrédients sans pour autant en saisir la validité et la fonction (c’est à dire la pertinence et la vocation à la résistance), afin de comprendre la nature de l’impertinence en question chez Caine il vaut mieux aller droit à l’analyse du texte : à la recherche de nouvelles pertinences.

Note de bas de page 13 :

 Les prémisses et les objectifs de la présente contribution relèvent de questions très différentes par rapport à notre première analyse de Dichterliebe, centrée sur le problème de la figurativité en musique (Stefano Jacoviello, “Dichterliebe/Love Fugue: fuga di un poeta innamorato”, Carte Semiotiche, Nuova Serie, 6-7, Firenze, Le Monnier, 2003).  Nous renvoyons donc à notre article précédent pour les précisions musicologiques et sémiotiques non reprises ici, tout en remerciant les éditeurs du volume pour leur heureuse invitation à revenir sur ce texte.

Nous nous y attacherons en revenant sur Schumann - Love Fugue, œuvre composée en 2000 que nous tenons pour exemplaire car elle démontre clairement la manière dont Caine opère sur les procédés traditionnels de la parodie musicale : extraire la composante littéraire d’un morceau de musique, et réorganiser le matériau musical en fonction de ce « prélèvement »13.

3. Dichterliebe. L’histoire d’un amour

Note de bas de page 14 :

 En étudiant des notes manuscrites de Schumann, Rufus Hallmark (1977, 110-136) a montré qu’initialement, pour ce cycle, il avait écrit une vingtaine de morceaux en neuf jours, du 24 mai au 1er juin 1840. Ensuite, à l’occasion de la publication du Lied par les éditeurs Peter en 1844, il a réduit le nombre de morceaux à seize. Sur la genèse de Dichterliebe cf. aussi Arthur Komar (éd.), Schumann : Dichterliebe,  New York, Norton, 1971.

Commençons par l’original: Dichterliebe, Op. 48, un cycle de lieder composés par Robert Schumann en 1840 et publiés en 184414. Passionné de littérature et brillant écrivain amateur, le compositeur allemand décide de mettre en musique certains chants du cycle Lyrische Intermezzo, écrit par Heinrich Heine entre 1822 et 1823 et intégré comme « intermezzo » dans la structure du Buch der Lieder, publié en 1827. L’œuvre littéraire parle d’un poète qui imagine l’histoire d’un poète qui tombe amoureux d’une femme : valse-hésitation, il souffre, elle s’éloigne, revient, mais il a trop souffert et c’est trop tard.

Schumann élimine le cadre énonciatif du Prologue et sélectionne 16 des 65 lieder qui constituent l’original, afin de décrire plus succinctement l’histoire d’un poète qui tombe amoureux d’une femme ; il l’embrasse,  et le baiser provoque en lui des visions célestes où les traits du visage de la femme se fondent avec ceux de la Vierge de la Cathédrale de Cologne. Mais il comprend vite qu’il ne pourra jamais la posséder : la femme en épouse un autre et il est réduit à observer de loin la fête nuptiale. Désespéré, l'homme décide alors de partir pour l’oublier. Il traverse des campagnes et des champs en  fleurs mais son obsession amoureuse le trouble jusque dans ses rêves. Il comprend alors que la seule façon de se sauver est de rejoindre la mer pour y noyer les peines de son cœur ; mais avec elles il va aussi anéantirsa capacité d'aimer.

Contrairement au texte de Heine, où le déroulement, bien que rempli de bouleversements, est sensiblement cyclique, chez Schumann la femme ne revient jamais sur ses pas et l’arrangement topologique dépouillé du récit semble suggérer un déroulement unidirectionnel de l’action.

Note de bas de page 15 :

 A l'exclusion du prologue et de la dernière composition (épilogue), l’Intermezzo se compose de deux cycles de 32 poésies chacun.  Chaque cycle est articulé en trois sections. Le premier cycle, du numéro 1 au numéro 32, est structuré de la façon suivante : n.1 – n.11, thèse ; n.12 – n.25, antithèse ; n. 26 – n.32, synthèse. Le deuxième cycle (du numéro 33 au numéro 64) : n.33 – n.46, thèse ; n.47 – n.53, antithèse ; n.54 – n.64, synthèse.

Comme plusieurs œuvres appartenant à ce même genre, l’articulation narrative du Lyrische Intermezzo emprunte son mouvement triadique à la dialectique hégélienne. Par conséquent, nous pouvons regrouper les chants autour des isotopies thématiques qui identifient les parties du syntagme discursif et correspondent aux trois fonctions logiques : thèse, antithèse, synthèse. La constitution du Lyrische Intermezzo révèle ainsi deux cycles triadiques15 qui en scandent la narration.

L’effet de turbulence dans la linéarité du récit est dû à la transformation de l’objet sémio-narratif et de son rôle thématique, attribuable à l’alternance des valeurs sémantiques qui s’y trouvent investies : amour, douleur, mort et salut. Cette métamorphose, qui modifie continuellement le programme de jonction, affecte le parcours narratif et engendre des effets pathémiques dans la structure modale du sujet, qui s’expriment au niveau discursif par diverses modulations et degrés tensifs. Tout cela, sous les yeux du lecteur.

Note de bas de page 16 :

 Des études sur les manuscrits de Schumann montrent que dans la première version de l’Intermezzo il a mis en musique les sept premiers numéros en séquence, pour changer d’avis le lendemain, 25 mai 1840, ne retenant que les quatre premiers numéros. A propos de la sélection des autres textes, le compositeur semble avoir changé d’avis plusieurs fois. Cf. Rufus Hallmark, “The Sketches for "Dichterliebe"”, 19th-Century Music, Vol. I, 2 , 1977; David Neumeyer, “Organic Structure and the Song Cycle : Another look at Schumann’s Dichterliebe”, Music Theory Spectrum, 4, 1982.

La sélection effectuée par Schumann dans le texte de Heine opère une rupture du syntagme textuel et annule ainsi l’efficacité des dispositifs inscrits dans le discours littéraire. Toutefois, le compositeur allemand semble plus intéressé à déléguer au discours musical la gestion des effets tensifs sur le déroulement narratif16.

 Le postlude  pour piano du douzième lied semble donner voix à l’invocation des fleurs qui regardent le poète avec compassion et l’exhortent à ne pas céder à la haine de la femme qui l’a rejeté. Nous retrouvons le même postlude à la fin du cycle, et cette répétition donne à sa première apparition le sens d’un arrêt provisoire, aussitôt bouleversé par les obsessions oniriques qui contraignent le poète à la dure confrontation entre rêve, désir et réalité, exprimé par le mode mineur du treizième lied. Mais nous pouvons aller au-delà de ces effets superficiels.

Note de bas de page 17 :

 Il est intéressant de noter que toutes les études du système tonal de Dichterliebe produits dans le domaine musicologique ont été utilisées afin d’avancer des hypothèses sur la genèse de l’œuvre. L’analyse sémiotique, en suivant Algirdas Julien Greimas (De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987), s’intéresse au contraire à son « destin », ou bien, en termes esthétiques, cherche à envisager les conditions de sa « survie » (cf. Walter Benjamin, « La tache du traducteur », in Œuvres I, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 255).

Les œuvres de ce genre, avec leurs nombreux mouvements, atteignent leur unité et leur cohérence structurelle au moyen des successions harmoniques qui établissent des relations d’interdépendance entre les tonalités de chaque morceau, voire de leurs sous-sections. Ce procédé est largement utilisé dans la production allemande de lieder afin de produire des effets rhétoriques qui transforment chacun des morceaux en épisodes à écouter selon une logique narrative. Le débat sur les mécanismes du système tonal du Dichterliebe est toujours ouvert17. L’interprétation que nous nous proposons d’établir envisage cette œuvre dans le cadre d’une sémiotique syncrétique.

Note de bas de page 18 :

 Pour plus de commodité, les tonalités ont été indiquées avec les lettres de l’alphabet, selon la méthode anglo-saxonne de transcription. Au cours de l’article je vais indiquer les accords avec les lettres majuscules (ex. D = ré majeur), et les notes individuelles avec les lettres minuscules, où l’indice inférieur indique l'octave à laquelle ils appartiennent (ex. c3 = Do central). Les tonalités des morceaux seront indiquées au contraire selon la diction latine, avec la lettre majuscule (ex. « Sol mineur »).

Fig.118

Fig.118

Note de bas de page 19 :

 Le terme “succession harmonique diatonique” désigne une série d’accords construits par harmonisation des degrés relevant d’une même gamme diatonique. A cause du nombre restreint d’altérations, les tonalités en succession diatonique partagent la majorité des sons, en produisant un effet de continuité dans les passages d’un mouvement à l’autre.

Note de bas de page 20 :

 Puisque la relative est mineure de Mi majeur (la tonalité du quinzième lied), le Do dièse du dernier mouvement produit l’effet de « fin tragique de l’histoire ». Mais ce dispositif subit l’interférence du Ré bémol majeur, grâce auquel le postlude acquiert une fonction réflexive en tant que prise de distance du destin du poète et retour nostalgique à la paix des champs de fleurs. La rhétorique des tonalités élaborée par l’esthétique musicale du XIXe siècle permet de soutenir cette interprétation, mais sa justesse concerne le processus formel de construction de la fonction sémantique des sélections de la structure textuelle.

La succession harmonique articule les tonalités originales des seize morceaux du cycle en cinq groupes de successions diatoniques19 (fig. 1). Chaque succession inclut trois lied, laissant en dehors le final, un postlude en Ré bémol majeur20.

Si nous comparons cette organisation à la séquence des textes littéraires, nous remarquons immédiatement que chaque groupe intègre des morceaux partageant la même isotopie thématique avec une fonction narrative précise : la déclaration d'amour d’abord, ensuite la prise de conscience d’une distance irréductible, et enfin la tentative du poète de se résigner à la rupture irréversible.

Le 9e lied décrit le mariage de la femme, qui décide le poète à partir. C’est le seul lied du cycle qui se conclut avec une mélodie descendante sur un accord dominant en Ré, avec fonction de modulation. Il s’agit d’une rupture nette dans la succession tonale, qui établit un pic de tension sur le syntagme textuel, correspondant, dans le récit verbal, à la transformation du programme narratif : le programme de conjonction avec l’objet de valeur, à savoir la construction d’un amour, cède la place à la disjonction, la destruction de l’amour.

La fin du 10e morceau présente elle aussi une forte tension sur la dominante de ré : un système de retards condense la tension de la dominante principale et de la secondaire dans l’accord diminué de ré. La forte dissonance, qui marque l’apogée de la tension, est suivie par un mouvement mélodique descendant qui se résout sur la tonique de Sol mineur. L’importance de cette section textuelle est soulignée par les formes immanentes du discours musical et verbal : la symétrie des configurations mélodiques et harmoniques qui encadre le 10e morceau  et le place au centre du cycle ainsi qu’au moment crucial de la narration. Il s’agit donc maintenant d’analyser les critères de pertinence qui établissent les relations entre formants, homologies catégorielles, configurations et dispositifs discursifs, et, partant, les articulations qui instaurent un sujet de l’écoute et construisent les parcours de l’esthésie.

Le 9e lied se conclut dans le fracas des célébrations nuptiales : timbales, flûtes, trompettes et violons accompagnent la danse de la bien-aimée. Malgré le vacarme, le poète perçoit au loin les sanglots et les gémissements des anges qui pleurent cet amour perdu. Sur le final du lied, la sonorité qui se dégage de la surface des vers s'estompe petit à petit pour rejoindre le silence qui cernera les pas du poète. Là commence son voyage au bout de l’amour.

image

image

4. L’écho du son des cloches.

Hör’ich das Liedchen klingen

Quand j’entends résonner la petite chanson

Das einst die Liebste sang,

que ma bien-aimée chantait autrefois,

So will mir die Brust zerspringen

il me semble que ma poitrine va se rompre

Von wildem Schmerzendrang.

sous l’étreinte de ma douleur.

Es treibt mich ein dunkles Sehnen

Un obscur désir me pousse

Hinauf zur Waldeshöh’,

vers les hauteurs des bois,

Dort löst sich auf in Tränen

là, se dissout en larmes

Mein übergroßes Weh’ 

mon immense chagrin.

Laissons un instant les vers de Heine, et passons à l’analyse de la musique.

Note de bas de page 21 :

 Pour la grammaire tensive et l’efficacité pathémique du texte: cf. l’introduction de Paolo Fabbri à Algirdas Julien Greimas, De l’Imperfection (op. cit.). Pour l’instauration du sujet de l’écoute : cf. Stefano Jacoviello, Suoni oltre il confine. Verso una semiotica strutturale del discorso musicale, Thèse de doctorat, Università degli Studi di Siena, 2007; id., “Pene d’amor trovate. Monteverdi, quattro stanze e quattro note per cantar d’amore”, in M.P. Pozzato, L. Spaziante (éds.), Parole nell’aria, Pisa, ETS, 2009.

L’introduction expose en quatre mesures le motif qui donne son identité au morceau et, au moyen d’une série de contrastes, exprime les principales fonctions harmoniques qui composent l’arc des tensions de la tonalité de Sol mineur (fig. 2). Nous pouvons isoler chacune de ces fonctions sur le plan de l’expression en tant que sélection syntagmatique, dont la valeur sémantique au sein du système qui les articule suit la logique d’une grammaire tensive. Au moyen des configurations grammaticales le discours opère sur le sujet de l’écoute, et l’instaure tant dans sa dimension cognitive que dans sa dimension pathémique21.

Note de bas de page 22 :

 Le terme « durée » est employé ici en référence à l'usage qu'en fait Henri Bergson, c’est à dire en relation à la perception du temps dans l’expérience esthétique. La « temporalité » indique la position du sujet dans l’expérience de l’événement. Notre opération analytique vise à rattacher ces catégories à la structure formelle du texte, en les objectivant afin de les décrire adéquatement. Pour la notion de « durée » en esthétique musicale : cf. Massimo Mila, L’esperienza musicale e l’estetica, Torino, Einaudi, 1956, III, 5, p. 66. Pour la définition d’« événements» cf. Michel Foucault, Dits et Écrits, vol. III., Paris, Gallimard, 1984, pp. 571-95.

Note de bas de page 23 :

Pour le concept de conformation, provenant du domaine de la théorie de l’art, cf. Giovanni Careri, Envols d’Amour. Le Bernin, montage des arts et dévotion baroque, Usher, 1990.

Les modules tensifs produits par les fonctions harmoniques perturbent l’axe temporel, la chronologie des sons est polarisée et axiomatisée. Ainsi le temps musical peut condenser différentes temporalités et durées au sein d’une unique scansion rythmique22. Grâce à la grammaire tensive, la musique en arrive à produire des véritables « conformations » qui marquent les styles discursifs et contiennent les éléments déterminants de l’efficacité du texte23.

Du point de vue stylistique, il convient d’observer que les deux premières mesures condensent le principe mélodique dyadique qui articulera le morceau entier, et rigoureusement développé sur le procédé contrapuntique de l'imitation. Le motif du lied consiste en deux petites phrases mélodiques qui apparaissent ici synchroniquement : le contraste entre leur mouvement et la fonction harmonique qui les sous-tend est comparable à la dialectique de l’échange « appel / réponse » (fig. 3).

Une logique contrapuntique distribue ces valeurs tensives  sur le syntagme textuel : séries de rimes et de jeux de miroirs rendent évidente l’importance de la symétrie comme principe ordonnateur du discours. La structure contrapuntique, sous les apparences d’un simple arpège d’accompagnement, dévoile de façon inattendue un style digne des préludes de Bach, qui ne témoigne pas uniquement du lien de Schumann avec la musique allemande du siècle précédent. De par sa sélection stylistique, Schumann semble vouloir donner à cet intermezzo le sens d’un début : la mise en œuvre d’un nouveau programme narratif.

Note de bas de page 24 :

 Ces contrastes plastiques correspondent à la catégorie des traits de la hauteur, à la catégorie métrique et à la catégorie dynamique. Pour la définition théorique des formants plastiques dans les textes musicaux et des catégories d’articulation du plan de l’expression musicale cf. Stefano Jacoviello, Suoni oltre il confine, op. cit. ; id., “Pene d’amor trovate. Monteverdi, quattro stanze e quattro note per cantar d’amore”, op. cit.

D’autre part, l’isochronie de la configuration en arpège met en évidence la valeur rythmique du saut de texture qui ouvre le geste mélodique du piano. Le système de contrastes aigu/grave, tempo fort/faible24 — en isomorphisme avec l’écart temporel bref mais régulier des deux premiers sons de la cellule suivis exactement par les deux doubles croches qui en reproduisent isochrone la configuration en mode descendant — révèle un syntagme figural d’articulation de la temporalité discursive qui, au niveau figuratif, peut être mis au point par « un effet d’écho », c’est-à-dire, un mouvement du son.

En termes analytiques, le complexe figural, obtenu par homologie avec les articulations du plan de l’expression, peut donc être mis au point et thématisé au niveau discursif grâce à la sélection de sémèmes prélevés dans l’univers sémantique  de l’élément verbal du texte. Cette corrélation de la syntaxe du discours musical avec la sémantique discursive permet de mettre en scène des espaces axiomatisés aux parcours sous-tendus par une topologie.

Cette direction, à la fois méthodologique et interprétative, se montre particulièrement féconde lors de l’apparition dans l’introduction d’un ultérieur élément rythmique isochrone et monotone (fig.4). Le ré3 répété chaque fois à la même position rythmique, avec un effet de boitement trochaïque,  peut être assimilé à une autre figure de l’écho : le son d’une volée de cloches.

Les réminiscences des études du lycée peuvent parfois venir à notre secours. En pensant au son des cloches, une scène nous est revenue à la mémoire dont le protagoniste est un autre amoureux éconduit exemplaire : Jacopo Ortis. Dans sa lettre du 13 mai :

Note de bas de page 25 :

 Ugo Foscolo, Ultime lettere di Jacopo Ortis, Lettera XXXIV, Milano, Bompiani, 1988, p. 51; tr. fr. Les dernières lettres de Jacopo Ortis, Paris, Dathereau, 1829, pp. 189-190 (nos italiques).

« Hier, aprés avoir passé plus de deux heures dans la ravissante contemplation de la plus belle soirée, je descendais lentement de la montagne. La nuit régnait sur l'univers; je n'entendais que le chant de la villanelle, […]. Les étoiles étaient étincelantes, et tandis que je saluais l'un après l'autre ces astres brillants, mon âme acquérait je ne sais quoi de céleste, et mon cœur s'élevait comme s'il eût aspiré vers une région plus sublime que la terre. J'étais arrivé sur le monticule qui se trouve prés de l'église; on sonnait la cloche des morts […] Fatigué, je m'étendis à terre sous le petit bois de pins; et dans cette muette obscurité, la douloureuse histoire de mes malheurs et de mes espérances se déroulait devant mes yeux. […] Je me sentais avili et je pleurais, parce que j'avais besoin de consolation; et au milieu de mes sanglots j'invoquais le nom de Thérèse ».25

Comme dans le lied de Heine, le personnage perçoit un son au lointain. Un mouvement intérieur le pousse mystérieusement ailleurs, comme attiré par le son des cloches.  Parvenu sur une hauteur, à l’ombre de la végétation, il fond en larmes.

Note de bas de page 26 :

 Giovanni Careri, La fabbrica degli affetti, Milano, Il Saggiatore, 2010.

Nous rassemblons et transposons donc la proposition méthodologique de la théorie de l’art : observer la langue littéraire avec les yeux de l’iconologue et la musique avec ceux du théoricien du langage26.

Les deux morceaux sous-tendent une topologie analogue qui met en scène au niveau discursif une articulation spatiale identique. Le répertoire figuratif commun construit un même paysage, dont les distances se mesurent aux mouvements du son qui le traverse et trace le futur parcours du personnage.

Les ressemblances évidentes nous permettent de « mettre en série » le werthérisme de Foscolo avec celui de Heine, support de l’opération de Schumann. Il est amusant de relever que cet enchaînement de figures de la douleur amoureuse donne place progressivement à l’ironie, qui prend de l’ampleur dans le travail du compositeur allemand. Et c’est peut-être cet abysse d’ironies contenu dans Dichterliebe qui garantit la réussite du projet de Caine.

Chez Heine, l’histoire d’amour du poète n’est qu’un prétexte pour éprouver au long de l’Intermezzo toutes les formes du discours poétique sur l’amour. Suivant un procédé typique de la littérature romantique allemande, la virtuosité stylistique invite le lecteur à se concentrer sur la qualité du discours littéraire en construisant la distance ironique de l’Idée de l’Amour. L’œuvre de Heine reflète pleinement les caractéristiques décrites par l’idole littéraire de Schumann, Jean Paul, dans son fragment intitulé « Le Poète » :

Note de bas de page 27 :

“Il Poeta”, Jean Paul (Jean Paul Friedrich Richter), Il discorso del Cristo morto e altri sogni, Milano, SE, 1997, p. 70 (tr. fr. Albert Béguin (éd.), Jean Paul, Choix de Rêves, Paris, Fourcade, 1931). Pour les rapports entre Schumann et Jean Paul, cf. E. Pani, Schumann e Jean Paul, una similitudine ideale, Bari, Levante, 2004.

« Si, dans ses poèmes, je ne vois pas l’homme dans le poète, dit l’un, tous ses reflets du sublime ne semblent autres que mirages. Et si dans sa poésie, dit l’autre, je ne vois que l’homme vivant qui l’a composée, alors cette poésie ne m’est pas nécéssaire, car la vie quotidienne est déjà en vente sur tous les marchés. Mais le vrai poète unit le deux choses, car la poésie est comme un fleuve: il laisse voir le fond sur lequel il se meut, mais en le rendant transparent, et en-dessous, encore plus profond que sa profondeur réelle, se déploie le ciel insondable, qui unit le reflet de sa voûte à celle de l’autre ciel. »27

Selon Jean Paul, le poète doit prendre la mesure de la manière dont la misère de la banalité du quotidien fait transparaître les idées sentimentales : l’ironie, ou l’impertinence, est le seul instrument à notre disposition si nous voulons prendre conscience des courants cosmiques qui nous gouvernent.

D’autre part, les idées de Schumann sur les douleurs bourgeoises du werthérisme, ou à propos des « connaisseurs » des salons de musique apparaissent clairement dans le Discours du Carnaval de Florestan débité à la suite d’une exécution de la dernière symphonie de Beethoven, écrit en 1835 et recueilli dans Neue Zeitschrift für Musik :

Note de bas de page 28 :

 Robert Schumann, “Discours de Carnaval de Florestan débité à la suite d’une exécution de la dernière symphonie de Beethoven” (1835), in Sur les musiciens, Paris, Stock, 1979.

« Ceux-là, qui tous prennent la fuite si je laisse seulement échapper le mot “contrepoint” -  ceux-là qui veulent parler d’exceptions, mais ne connaissent pas les règles, ceux-là qui de Beethoven apprécient non pas la mesure dans la force, mais bien l’excès – superficiels hommes du monde –  ambulantes douleurs de Werther – véritables enfants présomptueux déjà gâtés… - ceux-là donc, veulent l’aimer, ou, carrément, le louer ?” »28

5. Traverser le paysage

Note de bas de page 29 :

 Charles Rosen, La génération romantique, Paris, Gallimard, 2002.

Note de bas de page 30 :

 Charles  Rosen, op. cit.

Le bruit des volées de cloches représente l’entrée du son dans le paysage. Selon Charles Rosen, « C'est d'abord par le truchement du paysage que la musique rejoint la peinture et la littérature romantiques »29.Dans ce morceau, Schumann s’attache à mettre en scène le paysage en tentant de traduire en musique le sens du mouvement et de la transformation intérieure propres de l’expérience de la Nature, en tirant profit d’un avantage : l’écoute musicale relève d’une expérience fortement immédiate et subjective, difficilement partageable par le truchement de descriptions linguistiques. Les lieder ont accompli un des idéaux de l’esthétique romantique : «conférer à l’expression lyrique de la Nature un caractère épique, une grandeur franche, sans perdre de la simplicité apparente des capacités expressives personnelles»30. Selon nous, c’est ce passage dans la manière de produire, dans le tissu sonore, les simulacres perceptifs du sentiment, depuis le Baroque tardif, qui est l’aspect le plus remarquable de la révolution romantique : une subjectivité naît du discours musical, une instance témoin du sens, une présence « humaine » avec qui partager point de vue et sensations pendant l’expérience esthétique. Voyons donc comment Schumann utilise le rendu du mouvement dans l’espace représenté pour instaurer cette subjectivité.

Note de bas de page 31 :

 Cette corrélation est régie par l’homologie entre l’articulation temporelle du syntagme de l’expression musicale et la structure du contenu de la composition vocale, considérée en tant que texte syncrétique. Pour les structures du syncrétisme textuel : cf. Stefano Jacoviello, Suoni oltre il confine, op. cit. ; id., La rivincita di Orfeo. Esperienza estetica e Semiotica del discorso musicale, Milano, Mimesis, 2012; Francesca Polacci et Dario Tomasello, Bisogno furioso di liberare le parole : tra verbale e visivo : percorsi analitici delle tavole parolibere futuriste, Firenze, Le Lettere, 2010.

Note de bas de page 32 :

 Le premier saut (mesure 14) porte sur l'intervalle de quarte entre la tonique et la dominante (f – bb), en produisant un effet tensif qui s’intensifie au moment de l’intervalle de quinte diminuée (eb – a) ; cet intervalle influe sur l’accord de La diminué, en accentuant sa fonction de dominante modulante.

Dans les mesures 8 à 12, les unissons distants une double octave referment chaque vers émis musicalement — suivant une configuration mélodique qui se répète. Le second membre du thème — la « réponse », dont la fonction ici est pratiquement contrapuntique, de « contre-sujet » — est transposé dans la tonalité du quatrième degré de l’échelle de Sol mineur, et module donc  le do mineur. Le premier membre le suit en résonnant dans les aigus de l’accompagnement. La répétition de la configuration mélodique ascendante qui se résout sur la tonique et la modulation harmonique transmettent au syntagme discursif une propulsion vers un lieu dans le temps (et dans l’espace31) qui se propage jusque dans les mesures suivantes. Dans les mesures 14 et 16 en effet (fig.6), deux sauts se produisent dans la mélodie, avec une forte valeur harmonique qui renforce progressivement l’allant modulé du passage32. L’assonance mélodique, qui marque la fin de chaque vers, pousse le passage d’un vers à l’autre jusqu’à la syllabe tronquée qui ferme le premier distique de la seconde strophe.

Note de bas de page 33 :

 Le Ré du bicord exprime la septième majeure de l’accord en Mi bémol, en amplifiant l’effet d’arrêt provisoire produit par la fonction harmonique. Ce bicord, à cause de sa position rythmique dans le syntagme de la phrase musicale qui l’inclut et de l’effet di dissonance qu’il entraine par rapport au reste de la composition, acquiert la même intensité d’un petit « cluster ».

Dans cette section du morceau, d’autres expédients musicaux ont pour fonction de mettre en évidence certains éléments verbaux. A la mesure 15 un bicord dissonant d3/eb333 (fig. 6 en violet) après « Hinauf » (là-haut) semble souligner la valeur de rupture du déplacement spatial vers le haut (comme la marque d’un débrayage, déjà présent dans le langage verbal). De même le mélisme, comme un madrigalisme, associe « sich auf » par analogie à une figure mélodique des pleurs. Le petit groupe de doubles croches peut figurer un sanglot, avant le phrasé descendant qui imite sur « in Tränen » le mouvement de la tête qui s’incline et des larmes qui coulent.

Note de bas de page 34 :

 Nous parlons (improprement) de « cluster » à propos de l’accord dissonant de la mesure 26 afin de souligner le rapport entre sa valeur tonale et sa fonction structurelle de « cadre ». Cette fonction « isolante et discriminante », que nous pouvons ici rattacher à la catégorie tonale, est co-occurrente par rapport à la fonction harmonique mais autonome du point de vue analytique, cette dernière ayant fonction « individuante ». Pour les fonctions des catégories plastiques : cf. Algirdas Julien Greimas, “Sémiotique figurative et sémiotique plastique”, Actes Sémiotiques-Documents, 60, 1984 ; pour les catégories de l’expression musicale cf. Stefano Jacoviello, Suoni oltre il confine, op. cit., chap. XI ; “Pene d’amor trovate. Monteverdi”, op. cit., p. 391.

La charge tensive orientée sur un vecteur en perspective s’affaiblit dans la coda quand tous les éléments qui composent le morceau — les deux principes mélodiques et le son des cloches — réapparaissent simultanément, entrelacés comme dans « l’étroit » final d’une fugue de Bach. L’inchoativité est encore forte aux mesures 24-25, marquée par le contraste entre le mouvement chromatique ascendant de la voix centrale, la monotonie du son des cloches sur le sol3 et les sauts de dixième de la main gauche qui suivent un mouvement conjoint ascendant. Comme le nœud dans la gorge qui précède les pleurs, la densité particulière de cette configuration s’oppose aux quatre mesures suivantes qui proposent à nouveau l’articulation symétrique « en miroir » ou « en écho » des deux sections de la tessiture. Nous avons déjà évoqué en ouverture la fonction d’encadrement du “cluster”34 sur la dominante à la mesure 26, qui est investie figurativement de la force d’un sanglot. Il ne nous reste plus qu’à écouter le dernier son des cloches, grave (sol1), qui se perd dans les réverbérations des cordes du piano laissées libres de vibrer.

Note de bas de page 35 :

 Par exemple : Liedchen klingen vs. einst, Liebste.

Passons maintenant à l’analyse des vers. Deux quatrains en rimes alternées (abab; cdcd) articulent la morphologie de la composition poétique. Selon un principe phonique, la série d’assonances et de consonances35 qui caractérisent alternativement la succession de chacun des vers nous autorise à subdiviser les quatrains en distiques. La syntaxe elle-même suggère cette division des quatrains en deux groupes.

Une fois établies les identités syntagmatiques superficielles, nous pouvons observer les aspects verbaux. Le présent de «Hör’ ich» (j’entends) contraste avec le passé de «quand l’aimée chantait» (sang), et occupe une position centrale entre l’imperfection du passé lointain et le futur imminent où le cœur est sur le point d’éclater.

La syntaxe narrative elle aussi souligne la subdivision des quatrains, selon une scansion pertinente des phases de développement des parcours thématique et figuratif. Au niveau discursif, une « cause efficace » se manifeste qui pathémise le sujet en le mettant en vibration : le chant provient d’un temps et d’un espace autres, ceux du poète. A l’écoute du chant, le sujet établit une première relation rétrospective. Celle-ci soutient l’introduction d’une pulsion qui, dans le second quatrain, le pousse en avant, vers un lieu autre : un débrayage spatial avec le déplacement depuis un espace devenu hétérotopique — le lieu étrange des objets abandonnés — vers un espace topique où il acquiert le liberté de pleurer.

Il est intéressant de noter encore l’isomorphisme entre le syntagme narratif exprimé par le texte verbal et la morphologie du texte musical : les mesures en Sol mineur (5-8) correspondent à la première phase de la manipulation ; la modulation du Do mineur (9-12) à la naissance de la pulsion ; le « désir obscur » se manifeste au terme de la mesure 12, dans l’accord semi-diminué de Do qui marque la césure entre la première et la deuxième partie du morceau et dont la fonction dominante ouvre la voie à la modulation suivante de la tonalité en Si bémol majeur ; la modulation tonale et la cadence sur la dominante en Ré (13-19) correspondent au déplacement, alors que les sanglots éclatent sur le retour du Sol mineur et le son de volées de cloches (mesures 20 et suite).

Nous pouvons en déduire que l’articulation du schéma narratif correspond au développement de l’arc des tensions de la tonalité de Sol mineur, qui agit de façon pathémique sur la constitution d’un sujet situé centralement entre l’espace du chant et celui des pleurs.

Nous avons identifié les dispositifs qui règlent l’axiologie entre les structures des divers niveaux de complexité textuelle et les critères de pertinence qui agissent sur le syncrétisme des sémiologies mises en jeu. Ces mécanismes portent dans le discours un mouvement linéaire orienté qui engage le sujet narratif, face auquel le sujet de l’esthésie se doit lui aussi de trouver sa position.

La grammaire tensive emprisonne le sujet de l’écoute dans un réseau de vecteurs parallèles tissés sur la surface du discours du texte syncrétique. Le syntagme figural identifié dispose les sélections figuratives sur une dimension linéaire, dessinant le parcours du poète. Les dispositifs discursifs accompagnent l’auditeur dans cette promenade à travers un paysage dont il fait l’expérience avec le poète. S’il pouvait auparavant rester à distance et regarder le poète devenir fou d’amour, l’auditeur est maintenant amené à le plaindre. Dans ce passage du cycle, la distance de la représentation s’amenuise, et Schumann semble vouloir donner à entendre la consistance du silence qui entoure les pas du poète : le silence vers lequel les pleurs toujours conduisent.

6. Transpositions ironiques

Note de bas de page 36 :

 Les sept poèmes ont été composés par S. Wechter Caine (3, 13), J. Patton (1, 15, 17) et Naoko Takahashi (5, 7).

Uri Caine décide de « rejouer » Dichterliebe avec un ensemble composé par son piano, les guitares de David Gilmore et plusieurs voix : celles des chanteurs Mark Ledford et David Moss, et des poétesses Shulamith Wechter Caine (sa mère), Julie Patton e Mariko Takahashi, qui diront sur la musique des compositions originales36.

Caine décide d’entrelacer les seize lieder avec les quatre mouvements du Klavier-Quartett op.47, composé par Schumann en 1842, c’est-à-dire avant même la publication du cycle par Heine (1844). Nous l’avons déjà dit : un détail analytique plus ou moins caché donne toujours raison aux opérations de Caine.

Note de bas de page 37 :

 La même progression est elle-même une citation de Franz Schubert, Impromptu en Sol bémol majeur, D899, n° 3.

Dans ce cas, outre la proximité historique de la création, il s’agit d’un élément formel : le second thème de l’Andante présente dans sa coda répétée la même progression qui dans le premier lied (Im wunderschönen Monat Mai) entonne les distiques : «[ ...] Da ist in meinem Herzen / Die Liebe aufgegangen; [...] Da hab' ich ihr gestanden / Mein Sehnen und Verlangen» (Alors l’amour s’épanouit dans mon cœur; Alors j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs)37.

Note de bas de page 38 :

 Pour une analyse approfondie du Finale et des mécanismes de la mémoire chez Schumann : cf. Julie Hedges Brown, “Higher Echoes of the past in the Finale of Schumann’s 1842 Piano Quartet”, JAMS, LVII, 3, 2004.

Comme si Schumann avait déposé dans l’Andante du Quartett la page secrète d’un journal intime qui relate sa déclaration d’amour à Clara Wieck, épousée justement l’année du Dichterliebe. La fugue du mouvement Final38 a probablement inspiré le titre du travail de Caine : Robert Schumann. Love Fugue.

Le Quartett op.47 est exécuté par l’ensemble “la Gaia Scienza”: violon, viole, violoncelle et forte-piano croisent leur sonorité antique à celle de la formation jazz inhabituelle, qui confie le son des percussions à l’appareil vocal de Ledford.

Note de bas de page 39 :

 Les mouvements du Quartett sont les suivants: Allegro (Mi bémol), Scherzo (Do mineur), Andante (Si bèmol), Final (Mi bémol).

Cette configuration instrumentale implique la transposition des tonalités des morceaux originaux. Mais il ne s’agit pas uniquement d’une question pratique de timbres et de caractéristiques organologiques. Les transpositions sont fonctionnelles à l’introduction de la structure  tonale du Quartett39dans la structure du cycle, pour construire les dispositifs d’une narration nouvelle.

Le regard de la sémiologie nous permet de relever dans la structure des tonalités une pertinence de type syntaxique, qui autorise l’homologie avec les structures narratives. Une approche bien différente de celle, « symbolique », qui attribue aux tonalités un sens lié à leur ontologie présumée. Dans ce cas la transposition offenserait le sens de la composition originale, en rendant vaine l’hypotypose à la fois fortuite et géniale qui d’un précipité sensible ouvre l’expérience à l’ineffable. Pourtant, le Dichterliebe chanté par Dietrich Fischer-Dieskau, considérée comme « l’exécution » par antonomase, fait lui aussi recours aux transpositions ; et qui sait combien de partisans fidèles en auront validé la pertinence.

Note de bas de page 40 :

 Cf. note 14.

Une lecture syntaxique des transpositions de Caine nous invite au contraire à supposer que le pianiste américain se sert de la disposition des successions harmoniques pour suivre hypothétiquement les traces du processus compositionnel de Schumann. Caine transpose les quatre premiers lieder quatre degrés plus bas. Le quatrième revêt alors la tonalité de Ré majeur, fonctionnelle à l’entrée « en fondu » du phrasé tumultueux du Scherzo. Le Sol mineur du second mouvement du Quartett interrompt brusquement le parcours du cycle, et assume la fonction de raccord proleptique pour la charge érotique du lied suivant, transposé lui aussi en Sol mineur40.

Comme si Caine voulait raconter Schumann qui compose Dichterliebe en réfléchissant à Heine, pour gagner ainsi une ultérieure distance ironique. Posant ironie sur ironie, le pianiste américain se montre à l’œuvre à un niveau ultérieur sur les procédures traditionnelles de la parodie musicale. A travers les brèches de la structure textuelle des compositions originales, Caine introduit dans l’univers sonore des lieder le jazz, le rhytm&blues, les rythmes latins, le rock, le reggae. L’espace nous manque pour parcourir tout le travail de Caine, nous nous concentrerons donc sur la réélaboration du lied n.10, qui conserve sa position centrale dans l’architecture générale.

7. La spirale des amours immobiles

Dans la réélaboration de Hör’ich das Liedchen klingen la partition du piano reste intacte. Dans les mesures d’introduction, la partie aigue de la tessiture pianistique est doublée à l’unisson par la guitare électrique, pour mettre en évidence la ligne mélodique du thème. Gilmore utilise la pédale d’expression pour éliminer l’attaque de son instrument et faire croître progressivement l’intensité du son qui décline ensuite brièvement : les oscillations dynamiques prêtent au son de la guitare les traits d’une présence fantomatique. Après l’introduction, les notes des modules mélodiques de l’accompagnement pianistique sont jouées simultanément, comme des accords qui scandent la pulsation rythmique et soulignent la fonction motrice des progressions harmoniques. La guitare double à l’unisson ici la ligne mélodique de la voix, là son écho dans la partition de piano, avec des effets de ralentissement.

Note de bas de page 41 :

 S. Wechter Caine,,Love fugue, Silverfish Review Press, 1998.

Le chanteur vocalise le texte de Heine, mais il semble être incapable de le prononcer : de ses lèvres entrouvertes ne sortent que des syllabes inarticulées. Vers la fin de l’introduction, l’entrée de la voix du chanteur est précédée par l’irruption inattendue de la voix de S. Wechter Caine, qui dit  les vers de sa poésie Love fugue41:

Bring me a necklace of jasmine
from the bazaar, fragrance
of desire, sticky milk of love,
circlet of stars
from Luxor’s velvet sky.

Bring me a necklace of jasmine
from the bazaar. The night
is fragrant and starry.
My arms are circlets of love,
my bed is velvet
from Luxor’s sky. Love,
bring me the milk of your desire.

Bring me jasmine from the bazaar.
Lights on the bridge
necklace the Nile
like circlets of stars. Your hands
are fragrant. I
thirst for love’s sticky milk.
The night is a velvet comforter;
my bed is desire.

Love, bring me a necklace,
a necklace of jasmine from the bazaar.

Chacune des quatre parties de la poésie accompagne une des quatre sections de la partition musicale selon la division que nous avons opérée. Les deux derniers vers occupent les mesures 20-23 qui répètent symétriquement les quatre mesures de la première section (4-7). Dans la coda la voix disparaît.

L’anaphore « Bring me » qui ouvre chaque strophe à la première personne, est la manifestation d’un désir inassouvi se répétant avec la cyclicité d’une attente nostalgique, sans fin.

Le mot « Love », invocation divine dans l’avant-dernier vers de la seconde strophe, est prononcé sur l’accord diminué de la mesure 12 : ensemble, la fonction rythmique de l’enjambement et celle, harmonique, de l’accord, augmentent la cohésion dynamique entre la première et la deuxième partie de la composition, et mettent en relief le mot « amour ».

Si le texte de Heine se concentrait sur l’audition et la vue du poète, S. Wechter Caine invoque tous les sens dans son discours : saveurs, odeurs, viscosités… se confondent avec les formes visuelles des objets évoqués. Seuls sons encore audibles, les mots poétiques prennent corps dans la voix qui appelle depuis sa solitude, loin du monde nocturne de ses visions : un lieu désormais inaccessible.

De l’expression des sentiments nous passons à la mise en scène des sensations, et le discours poétique se dote de traits charnels. Si l’amour du poète est destiné au passé, souvenir qui produit des lacérations intérieures et épuise le corps, dans Love fugue le désir part de la sensualité pour se projeter dans le futur, dans le désir qui emprunte sa forme à des objets et des lieux orientaux, dont les traits se confondent. Entre toutes, la figure sémique de la circularité se distingue, dans le glissement entre les guirlandes et les cercles qui donnent leur forme aux étoiles dans le ciel, aux bras de la personne aimée, aux lumières qui ornent le Nil la nuit, et encore les trainées d’étoiles.

Variations de nombre, attributions et similitudes sont les manifestations du sémème de la circularité selon un parcours de condensation progressive (Lights on the bridge / necklace the Nile / like circlets of stars...) qui s’achève sur la répétition de «necklace» dans les vers de fermeture.

Ce ne sont pas uniquement les traits sémantiques, mais les mots eux-mêmes qui glissent le long des vers dans un mouvement circulaire vers le bas semblable à une spirale. La disposition graphique aussi semble avoir gagné en pertinence.

Grâce au mécanisme du syncrétisme, le nouveau complexe figural de la circularité spiraliforme influence les formes du discours depuis les profondeurs de la structure textuelle. La disparition du texte de Heine rend possible la substitution de son paysage par celui imaginé par la personne aimée de Wechter Caine. L’expérience romantique de la Nature a été remplacée par les errances aveugles et voluptueuses de la personne aimée.

La figure musicale de l’écho en syncrétisme avec la spatialité du texte verbal produit cet effet d’orientation spatiale et de propulsion sur le vecteur linéaire, mais cet effet est affaibli et reste dans le fond, avec la voix du poète. Auparavant point nodal de la transformation narrative, le lied est devenu le lieu de l’arrêt inquiet.

La pertinence du dispositif graphique du texte poétique, dans ce cas à peine ébauché, est rendue explicite par la mise en page des textes du fascicule qui accompagne le CD. La fugue d’assonances qui remplace la voix des fleurs par des vers de J. Patton revêt elle aussi, sur le papier, les formes de la spirale et fait disparaître la ligne vers un centre indéfini avec «...as a rose rose arose around a round...».

Ecouter la voix du poète est devenu impossible : elle a disparu avec la capacité de prononcer des mots.

De son chant ne subsiste que le souvenir des syllabes émises musicalement. D’autres morceaux de Love Fugue nous donnent aussi à entendre le bégayement du poète à propos de son amour ; il grommelle, produit des borborygmes. Il sifflote parfois, ou bien il « chantonne » : «It’s only me, I cry and I cry at night» (n.7); «You know you want me...» (n.13); «I want you, I love you and...» (n.14).

Le poète ne peut plus parler, et avec ses mots c’est le voyage et la fugue de l’amour suivant un parcours linéaire d’autodétermination qui disparaît. Le poète était contraint à subir l’ironie de qui le regardait, oscillant sur la frontière du texte entre la compassion et la dérision.

Le texte s’est alors joué de nous et le détachement ironique, qui concédait au spectateur la distance du témoin, est devenu implication grotesque. La voix récitante s’adresse directement à celui qui écoute et le contraint à se reconnaître dans le « tu » qu’elle énonce.

La ligne orientée cède place à la spirale. Si le récit détaché de la fugue vers le salut dans l’apathie pouvait nous faire sourire, l’attente nostalgique sans fin s’insinue en nous et nous transfigure. Il n’est plus possible aujourd’hui de rire des pleurs du poète, mais seulement de nous-mêmes et de notre misérable incapacité d’aimer.

8. Nostalgies des temps perdus

Nous avons observé comment Loussier se meut dans le champ de l’acceptabilité garantie, dans la mesure où l’intégrité des objets manipulés demeure plus ou moins intacte, non seulement au niveau de leur structure textuelle, mais aussi dans les pratiques de leur circulation sociale. Le pianiste français juxtapose les éléments en neutralisant les différences, qui devraient au contraire donner lieu à un jugement esthétique alternatif aux normes consolidées du « bon » goût. Loussier joue donc à faire l’impertinent mais finalement, à l’ombre de Bach, il reste un « gentil garçon ».

Au contraire, si Schumann avait mis en musique Heine, qui lui-même avait mis en vers les douleurs bourgeoises du werthérisme, Caine remet en musique et en vers le Heine de Schumann, et il le fait en valorisant aussi bien les différences qui articulent le texte que celles qui distinguent les pratiques de la composition. Ces dernières se superposent en restant transparentes, de manière à permettre la comparaison et le dialogue entre les dispositifs discursifs mis en jeu.

L’analyse a démontré que l’opération de Caine établit de nouveaux ordres de pertinence, qui attaquent les différents niveaux de la structure textuelle en les réorganisant selon de nouveaux ensembles de relations.

Depuis les profondeurs du texte, la transcription du pianiste américain atteint la constitution même du sujet de l’esthésie, dont la compétence est inscrite dans les formes du discours. Des virtualités de la signification textuelle Caine fait émerger de nouvelles attitudes envers un univers sonore à explorer, qui trouvent leur référence dans la structure du sujet, instance  créée par le nouveau discours musical. A travers les pertinences anciennes et nouvelles, le texte propose de nouveaux parcours d’écoute sur ces notes qui se mêlent, se rencontrent. Caine laisse sa signature entre ces virtualités inattendues, de manière implicite comme le souvenir de l’amour pour Clara que Robert a confié à son merveilleux Andante. L’anachronisme de Caine nous démontre comment une œuvre musicale du passé peut continuer à « se jouer ». Il engage dans un vertige temporel les figures de la douleur de l’amour qui se laissent entrevoir, incorporées l’une dans les autres, alors qu’elles affleurent sur la surface discursive de Schumann/Love Fugue. Mais alors que ces configurations émergent du passé, le discours musical devient pour l’auditeur la surface réfléchissante sur laquelle apparaît son image de l’amoureux. Ainsi, dans les transparences du texte, l’auditeur rencontre les simulacres de l’esthésie qui l’attirent vers la nostalgie des temps vécus, des durées perdues.

Les conditions de la signification d’un texte, entendues comme le réseau de relations structurelles qui établissent son identité, peuvent donner une forme immanente à ce « noyau de vérité » que la vie de l’auditeur croise dans l’expérience esthétique. Le jeu des pertinences le met en évidence, comme « vestige » de toute transcription.

Note de bas de page 42 :

LucianoBerio,Un ricordo al futuro, op. cit., p. 10.

Le discours de l’art produit des configurations qui expriment les formes du goût relatives aux diverses épistémés. Mais le texte reste ce « lieu concret de rencontres entre les idées et les expériences » 42: les dispositifs du discours introduisent dans les textes ces « formes de vie » qui reflètent la tentative de l’interpréter, à supposer qu’elle ait un sens, en la racontant. C’est exactement de ces formes de vie que les impertinences de Caine semblent se jouer, en nous aidant à rire de nous-mêmes.

bip