Séminaire de sémiotique : ouverture

Denis BERTRAND

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Texte intégral

7 novembre 2012

Un mot tout d’abord sur ce nouveau « Séminaire de Sémiotique ». Il est né, comme vous le savez, de la fusion des trois séminaires traditionnels qui avaient lieu à Paris dans les années passées : le « Séminaire de sémiotique » de l’EHESS, que dirigeaient Jean Petitot avec Ivan Darrault, Michel Costantini et Jacques Vincensini ; le « Métaséminaire » de Paris IV que dirigeaient Anne Hénault et Jean-François Bordron – lequel s’est prolongé par les deux colloques de Royaumont d’où est issue, sous l’impulsion d’Anne Hénault, la création en mai dernier du « Cercle sémiotique de Paris » ; et le « Séminaire intersémiotique de Paris » qui a prolongé directement, sans solution de continuité, grâce à l’impulsion et à l’animation de Jacques Fontanille, l’ancien séminaire de Sémantique générale de Greimas ; séminaire intersémiotique dont avons repris l’animation, Jean-François Bordron, Claude Zilberberg et moi-même, avec le soutien de Georges Molinié et de Jacques Fontanille lorsque ceux-ci ont été appelés à d’autres fonctions. Les responsables de ces trois séminaires se sont réunis en juin dernier et ont décidé d’un commun accord leur fusion en un seul afin de recentrer et de consolider la recherche sémiotique. Cette consolidation se traduit, institutionnellement, par l’adossement, selon la figure aujourd’hui à la mode, du séminaire sur trois écoles doctorales, celle de Paris IV La Sorbonne, celle de Limoges avec le CeReS et celle de Paris 8, « Pratiques et théories du sens ». Ce séminaire fait ainsi partie des cursus de formations doctorales des étudiants inscrits dans les Equipes d’Accueil de ces universités. Du point de vue théorique, et avec son ancrage au sein du Cercle Sémiotique de Paris que préside Anne Hénault, le séminaire a une double fonction de création et de convergence. Création de nouvelles interrogations, de nouvelles problématiques, de nouvelles réponses pour l’étude de la signification dans le contexte mouvant et évolutif des discours et des technologies de la communication ; convergence pour s’assurer de la communicabilité des modèles et des propositions théoriques, peut-être apparemment divergentes, dont la « sémiotique » est cependant le titre commun.

C’est du reste cette double perspective de création conceptuelle et de convergence théorique qui a dicté la thématique du séminaire cette année. La sémiotique greimassienne et toutes celles qui l’ont prolongée, discutée, amendée, dépassée depuis vingt ans ont été, on le sait, un formidable foyer de création conceptuelle. Elles nous ont doté d’instruments d’analyse et de description, ancrées dans des positions épistémologiques explicitées, qui ont dégagé de leur gangue des phénomènes inaperçus de la signification en les rendant lisibles et interprétables. Instruments explicatifs de lecture et de découverte qui ont pourtant, rançon de leur richesse, contribué à un possible isolement de la sémiotique dans sa langue et dans la mémoire pour ainsi dire « privée » de son discours et de son métalangage. C’est donc, à nouveaux frais comme on dit, le métalangage que nous voulons réinterroger pour inaugurer cette nouvelle génération du séminaire de sémiotique. Mais non pas de manière seulement interne, dans la confrontation de nos concepts et de leur caractère parfois énigmatique ; non, de manière ouverte, ouverte aux disciplines des sciences humaines et sociales qui ont en partage l’étude des phénomènes de sens, leurs conditions de possibilité et leurs modes de réalisation à travers la diversité des langages et des interactions. Le texte d’intention du séminaire indique clairement l’orientation et les objectifs que nous souhaitons poursuivre. Cette problématique est d’autant plus actuelle, même si elle paraît ardue, que le paysage théorique de ces disciplines semble désormais diffus, pour ne pas dire confus. Dans certains domaines, comme celui de la recherche littéraire par exemple, l’interrogation théorique a manifestement reflué ; elle y a même souvent perdu sa pertinence et sa légitimité. Plus largement, le contexte particulier d’aujourd’hui, marqué soit par un repli disciplinaire, soit par l’émergence de nouvelles manières de poser la question du sens dont nous n’apercevons pas toujours la portée, nous invite à prendre acte d’un relatif affaiblissement – au moins apparent – de la préoccupation théorique. Notre questionnement, bien au delà de tel ou tel cas particulier, vise donc à renouveler les exigences de ce regard théorique, comme condition du dialogue entre les disciplines et de la mise en jeu de leurs frontières.

S’agit-il de faire « l’histoire des idées théoriques » ? La formulation est à la fois trop vague et trop ambitieuse. Je dirais qu’il s’agit plutôt de mettre en place une confrontation des formes conceptuelles qui, à partir d’un point de vue sémiotique, nous permettent d’interroger les concepts sur le fond desquels nous, parmi les autres, construisons nos modèles d’analyse et nous fions à eux. Le faire d’un point de vue sémiotique, signifie la présupposition d’un filtre du langage et de la signification en acte. Les exposés du séminaire, qui apporteront les éclairages de divers domaines de recherche sous cette perspective motrice, nous donneront peut-être la possibilité, sinon de tenter une synthèse, du moins de mesurer la pertinence d’une interrogation.

Voici donc à nouveau le métalangage en question ! Ce n’est pas une mince affaire que d’engager la réflexion à ce sujet... Nous sommes trois heureusement à nous partager la tâche.

Et nous avons au moins un point de repère et d’appui dans une telle entreprise. Il date de 1980, c’est le n° 13 du Bulletin du GRSL – Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques – qu’avait fondé Greimas et que dirigeait Anne Hénault. Ce numéro avait pour titre « Métalangage, terminologies et jargon ». Lecture rafraîchissante d’un texte qui gagne à être relu aujourd’hui et dont nous pourrions je crois envisager une réédition commentée. Je vous livre un court extrait du texte de Greimas, « Notes sur le métalangage », pp. 48-54, extrait intitulé « Histoire de cafetière » : « La qualité de la boisson qu’on aura à boire dépend beaucoup plus du café que de la cafetière. La formalisation (et en général, les méthodes logico-mathématiques introduites artificiellement) c’est la cafetière. » Fin de citation. C’est une entrée en matière polémique.

Ce numéro du Bulletin se situe dans le prolongement de la publication, un an plus tôt, de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vaste thesaurus des concepts sémiotiques, suivi, une dizaine d’années plus tard, du volume collectif, Dictionnaire II, avec les ajouts, les discussions et les propositions nouvelles d’une trentaine de contributeurs. Le numéro du Bulletin est d’une certaine manière le commentaire du premier ouvrage : l’article d’Anne Hénault en précise la conception, celui de Joseph Courtés en retrace la genèse. Dans les deux cas, les principes de cohérence et d’interdéfinition sont mis en évidence pour valoriser l’objectif de scientificité qui traverse la rédaction des quelque 645 entrées de l’ouvrage avec leur système de renvois, impliquant du même coup la dimension discursive du projet terminologique.

Mais d’autres contributions à ce numéro indiquent aussi une autre préoccupation, d’ordre socio-sémiotique cette fois. Celle de Josette Rey-Debove qui défend ardemment, dans un texte intitulé « Du bon usage du jargon », le bien-fondé des langages de spécialité sur un fond d’« angoisse lexicale » ; celle d’Eric Landowski qui invite, avec son scepticisme naissant, à contrôler les effets connotatifs du métalangage et de son usage ; et celle de Greimas, évoquée à l’instant, qui s’ouvre précisément sur « le statut social du métalangage ». Dans le paysage esquissé par Landowski et Greimas, deux grands anti-sujets apparaissent à l’une et l’autre extrémité d’un parcours qu’on pourrait dire tensif. D’un côté, thématisés par le rôle de l’« honnête  homme » ou de la « belle âme », il y a les tenants d’une transparence du langage naturel et d’une innocence naturalisée des mots. Ceux-là, on les a beaucoup entendus, s’insurgent au nom de la simplicité (dont la notion n’est pas si simple, observe Landowski), contre la construction d’un métalangage au sein des mots de la tribu ; et de l’autre, il y a ceux que Greimas appelle les « clubs jargonnants » qui profitent du surplus modal, en termes de pouvoir, résultant d’un usage hypertrophié du métalangage. Mais plus profondément, dans le contexte de ces années où la légitimité de la construction théorique était largement partagée, c’est l’élaboration même d’un langage de représentation qui est au cœur du débat : avec ces « états d’élaboration » qui vont de la représentation à la conceptualisation, et de la conceptualisation à la formalisation, comme un parcours finalisé où cette formalisation est la sanction positive suprême, sacralisée, « un vœu pieux » dit Greimas.

Ainsi l’« entente terminologique » qui s’exprime à travers ce numéro du Bulletin, entre production et réception, entre élaboration conceptuelle interne à la discipline et inscription sociale de son discours, semble former un ensemble relativement clos, un « tout de signification ». Elle constitue un texte en elle-même qui contient dans cette clôture le principe de sa validité. La pertinence et la légitimité du métalangage théorique, avec sa double polémicité, s’inscrivent dans le cadre d’un récit englobant. Ce récit nous paraît inévitablement « daté ». Avec le recul, il est à ranger dans les archives de l’Histoire.  

Notre préoccupation aujourd’hui est-elle en effet exactement de même nature ? Les conditions contextuelles générales s’étant profondément modifiées, tant du point de vue des objets que de celui des modèles, nous sommes conduits à envisager le problème dans une autre perspective. Cette perspective pourrait être celle de la pratique, au sens où nous avons appréhendé cette notion au sein de ce séminaire il y a quelques années, en étudiant la « sémiotique de la pratique » (je renvoie au livre de Jacques Fontanille publié aux PUF à ce sujet). Une telle perspective ouvre, à partir des objets apparemment ténus que sont les concepts, sur une sémiotique de la culture, de la culture scientifique, dont les instruments révèlent l’épistémè.

Un exemple. Il y a quelques semaines, m’entretenant avec un ethnologue américain, nous discutions du célèbre « principe de sincérité » de la pragmatique conversationnelle, selon lequel on est tenu de ne dire que ce que l’on croit vrai, et même que ce qu’on a des raisons suffisantes de tenir pour tel. On peut lire, dans l’article de Wikipedia sur la pragmatique américaine qui développe cette « loi de sincérité », que « sans cette convention, aucune espèce de communication, même le mensonge, ne serait possible, puisque l’auditeur n’accorderait a priori aucune confiance au locuteur. » Or, on l’a assez vu ces derniers temps avec les innombrables clips de la campagne électorale aux Etats-Unis, le droit au mensonge est total. Aucune loi ne l’encadre, ni ne le limite, ni ne le sanctionne. Seules les régulations du croire, et du capital de crédibilité des énonciateurs, peuvent exercer sur le mensonge un contrôle effectif dans la pratique.

Mais, par ailleurs, au regard des principes d’immanence et de pertinence propres à la sémiotique structurale, la loi de sincérité ne pouvait en aucun cas avoir, aux yeux du sémioticien, statut de concept ! C’était une notion venue de l’autre côté de la « mare aux canards » comme disait alors Greimas, à la fois naïve et épistémologiquement inacceptable, à ranger parmi les simulacres de la véridiction au sein d’une société marquée par l’hyper-contractualité…

Note de bas de page 1 :

 Louis Menand, « Préface », p. X, The Metaphysical Club. A story of ideas in America, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2001 (la traduction est mienne).

Or, la discussion avec cet ami ethnologue a pris brusquement un autre cours. Mon interlocuteur m’a alors parlé de la coupure fondatrice qu’avait constitué la guerre de Sécession aux Etats-Unis. Pendant ce terrible conflit, la Constitution commune aux Etats en guerre n’a pas été changée, les élections n’ont pas été suspendues, la démocratie a continué à fonctionner. Comme l’écrit Louis Menand dans The Metaphysical Club. A story of ideas in America (2001), « Le résultat de la guerre civile a été une validation, comme Lincoln l’avait espéré, de l’expérience américaine. Excepté sur un point, qui est que des gens qui vivent dans des sociétés démocratiques ne sont pas supposés régler leurs désaccords en se tuant les uns les autres. »1  La guerre n’a donc pas été seulement une crise de la démocratie, mais plus profondément une crise des « idées ». Une crise cognitive mettant en question le bien fondé de défendre, les armes à la main et au prix de 600.000 morts – la plus grande tuerie de l’Histoire avant la première guerre mondiale –, de défendre une position sur la vérité, une croyance en une vérité locale, dans le cadre d’un assentiment constitutionnel global. Dès lors, la guerre civile n’a pas seulement liquidé la civilisation esclavagiste du Sud, elle a aussi liquidé avec elle l’ensemble de la culture intellectuelle du Nord. Telle est du moins la thèse défendue par Louis Menand dans son gros livre. La transformation cognitive qui en a résulté, assurant le passage de la pensée américaine à la modernité, reposerait sur l’œuvre de quatre personnes : Oliver Wender Holmes, William James, John Dewey et Charles Sanders Peirce, le sémioticien. Et le point commun qu’il trouve entre ces penseurs est leur attitude envers les idées. Ce qu’ils partageaient n’était pas un ensemble d’idées mais, dit-il, « une seule idée – une idée au sujet des idées » (p. Xi). Je traduis : « Ils croyaient tous les quatre que les idées ne sont pas là quelque part, en attente d’être découvertes, mais qu’elles sont des outils – comme les fourchettes ou les couteaux – que les gens élaborent pour s’arranger avec le monde dans lequel ils se trouvent. » (Xi) Ils enseignaient que les idées ne devaient jamais devenir des idéologies, ils enseignaient une sorte de scepticisme de fond, permettant les arrangements, les modulations, le compromis, une sorte de « pensée mineure ». Sous réserve bien sûr d’une analyse plus approfondie, un telle hypothèse éclaire d’un jour nouveau, selon moi, le fameux « principe de sincérité » et lui fait perdre son apparent statut ontologique, voire idéologique. On peut alors le comprendre comme un opérateur de relation, rien de plus, solidement installé dans le paraître incertain du sens.

Cette mise en perspective, même cavalière, est ici proposée comme exemple. Elle illustre ce qui pourrait orienter notre réflexion sur les métalangages et leur ordre de construction. Elle suggère la nécessité d’une relativisation attentive des productions conceptuelles, immergées dans une épistémè qui les fait soudain paraître, avec le recul du temps et les conditions de leur pratique, comme des objets à la fois narratifs et même figuratifs.

Note de bas de page 2 :

 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

Cette mise en perspective devrait ainsi stimuler notre lecture – ou relecture – d’un livre que nous pourrions considérer comme une des références fondatrices de notre problématique cette année. Je veux parler du monument de Michel Foucault, L’archéologie du savoir, publié en 19692. C’est un livre sur les conditions de formation des langages de description (en histoire, en sciences naturelles, en médecine et psychopathologie, en droit pénal) et sur les métalangages (en grammaire, en littérature, en histoire des idées). Mais c’est aussi un méta-livre : Foucault en lecteur de Foucault se donne comme référent interne ses propres livres, l’Histoire de la folie à l’âge classique, la Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses. Il entreprend, comme il le dit lui-même, de définir a posteriori « leur articulation générale », de « leur donner cohérence – ou du moins de s’y exercer » (p. 25). Je ne vais pas, bien sûr, dans le temps imparti d’une brève présentation, entreprendre à mon tour une méta-lecture de ce méta-livre de synthèse. On en reparlera peut-être. Mais je voudrais relever deux ou trois phénomènes qui me paraissent instructifs, si l’on veut, au regard des questions que nous nous posons et de l’orientation que je tente d’esquisser.

L’archéologie du savoir est, on s’en souvient, le livre fondateur du concept de « formation discursive ». La formation discursive est une arme de combat : elle attaque les vieilles notions d’origine et de tradition, d’influence, d’évolution et de mentalité ; elle met en suspens les unités qui semblent s’imposer d’elles-mêmes comme celle de livre ou d’œuvre, jusqu’aux dénominations des disciplines, bref tout ce qui, produit de l’Histoire, se présente comme une évidence empirique ou une « continuité irréfléchie » qu’il serait inutile de questionner. Elle met en avant les concepts d’énoncé, de dispersion et de disparité, de niveaux et de répartition où les régularités résultent d’un entrecroisement entre les objets, les types d’énonciation, les concepts et les choix thématiques. La recherche engagée consiste d’abord à dégager la formation des constituants qui entrent dans la formation discursive. Or, notre attention peut être attirée par la composition en quaterne de ces constituants. J’en évoquerai rapidement deux manifestations.

 Après l’introduction du concept de formation discursive au terme de quatre hypothèses de recherche successivement rejetées et en même temps productrices de nouvelles hypothèses, Foucault analyse les quatre formations qui composent, comme des sèmes, le sémème hiérarchiquement supérieur de « formation discursive » : la formation des objets, la formation des modalités énonciatives, la formation des concepts et la formation des stratégies. Chacune de ces formations se développe en un discours taxinomique où les subdivisions en trois et surtout en quatre sous-ensembles abondent. Par exemple, la formation des objets s’organise en : 1. Les conditions d’apparition historiques des objets de discours, 2. Les faisceaux de rapports externes qui déterminent leur co-présence avec d’autres objets, 3. La typologie des relations, primaires et secondes, 4. Le statut enfin de ces relations, ni internes à la langue ni extérieures et circonstancielles, mais à la frange et déterminant le discours en tant que pratique...

Mais surtout, le regard sémioticien familier des quaternes interroge les relations et les déterminations formelles entre les quatre formations : à l’objet s’oppose l’énonciation et ses modalités de sujet ; et quelle relation s’établit entre le sujet et le concept qui de son côté va impliquer l’objet ? Quelle relation entre l’objet et les stratégies qui vont impliquer les modalités énonciatives ? Un carré se profile... On est semble-t-il sur un terrain épistémiquement connu.

De même, à propos de ce qu’il appelle le niveau préconceptuel, Foucault donne l’exemple des « quatre schèmes théoriques » qui sous-tendent, de manière occulte ou du moins non explicitée, la grammaire générale aux XVIIe et XVIIIe siècles : attribution, articulation, désignation et dérivation (p. 81-82). L’attribution concerne les prédicats de base, l’articulation concerne la composition des éléments, la désignation concerne la substantivation, la dérivation concerne l’excroissance de la figuration. Là encore, on peut interroger les relations qui sous-tendent le dispositif foucaldien de ces schèmes sous-tendus : à quel ordre de rationalité répondent-ils ? Plus encore et par ailleurs, en relisant ce texte fascinant, on est frappé par la présence d’une générativité qui étage des niveaux de saisie et de conceptualisation, sans pour autant les formaliser.

Il ne s’agit pas de rabattre, bien évidemment, les propositions et surtout le mode de leur conduite discursive sur les modèles qui trouvaient, à la même époque, une autre formulation, théorisée autrement, en sémiotique structurale et générative. Mais les convergences, à analyser plus finement, montrent l’appartenance à un même univers de conceptualisation qui nous rend ce texte, avec le recul, étonnamment lisible, ou plutôt différemment lisible de ce qu’avait été une première lecture à l’époque de sa publication.

Une dernière remarque, pour répondre au titre annoncé de cet exposé, « concept, figure et figurativité ». En marge de l’édifice théorique et de ses concepts opératoires, mais lui donnant forme de discours à lui aussi, il y a l’écriture de Foucault. A propos des règles de formation, il écrit qu’elles « ont lieu non pas dans la « mentalité » ou la conscience des individus, mais dans le discours lui-même ; elles s’imposent par conséquent, selon une sorte d’anonymat uniforme, à tous les individus qui entreprennent de parler dans ce champ discursif. » (p. 83-84) On pourrait dans ce sens interroger l’entrelacs d’abstraction et de figurativité qui singularise l’écriture de Foucault dans L’Archéologie du savoir – qui la singularise ou l’anonymise ? – et qui tend en tout cas à faire des concepts des êtres sensibles. Cela passe par une abondance à nos yeux aujourd’hui étonnante de métaphores et de catachrèses. Par exemple : « Les plans d’émergence qu’on vient de repérer (...) ne fournissent pas, entièrement constitués et tout armés, des objets que le discours de la psychopathologie n’aurait plus, ensuite, qu’à inventorier, à classer et nommer, à  élire, à recouvrir enfin d’un treillis de mots et de phrases. » (p. 58) Quel est le sens de cette isotopie militaire qui se dessine, entre « tout armés » et « treillis », sur le fond de toile de la psychopathologie ? De même, autre exemple, avec cette fois la figuration de la lumière. En commentant le fait, je cite, « qu’on ne peut pas parler à n’importe quelle époque de n’importe quoi », et qu’« il n’est pas facile de dire quelque chose de nouveau », le texte se poursuit : « il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, de faire attention, ou de prendre conscience, pour que de nouveaux objets, aussitôt, s’illuminent, et qu’au ras du sol, ils poussent leur première clarté. » (p. 61) Il est facile d’apercevoir dans cette double évocation de la lumière naissante le motif romantique de l’aube et de l’inspiration, certes dénié, mais néanmoins figuré. Ainsi, une voix anonyme, une énonciation enfouie dans l’épaisseur de l’usage et de la culture de la langue resurgit inopinément dans l’élan figuratif. Ces observations sont anecdotiques, effets de stylisation ou d’esthétisation d’un texte par ailleurs austère, mais plus profondément et plus largement, les nappes figuratives qui traversent la construction conceptuelle (dispersion, silence obstiné...) sont pour nous des indicateurs précieux sur le statut même du métalangage. Il me semble que c’est un domaine de recherche et d’analyse pour notre dialogue transdisciplinaire sur la découverte des formes explicatives de la signification.

Pour conclure ces quelques observations, qui ne se veulent que suggestives, je voudrais seulement souligner qu’entre les trois cas sur lesquels je me suis rapidement penché – celui du Bulletin consacré aux « Métalangages, terminologies et jargon », celui de l’histoire qui sous-tendrait la loi de « sincérité » de la pragmatique américaine, et celui de l’écriture conceptuelle de Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir – entre ces trois exemples, il me semble que se profilent quelques axes pour nos explorations de cette année : le lien entre les élaborations théoriques et les pratiques (individuelles et sociales), la relativisation historique des constructions conceptuelles, la transversalité disciplinaire des concepts et des méthodes, l’interrogation sur la cohérence et l’utopie de la scientificité.

Annexe

Texte d’intention du séminaire

La question de la signification peut être envisagée selon des approches multiples. On pourrait dire que l’ensemble des sciences humaines ont quelque chose à dire sur le sens, sa production, ses conditions de possibilité. La question peut se résumer au choix d’un langage pour parler des phénomènes de sens, c’est-à-dire au choix d’un métalangage. La sémiotique classique s’exprime très largement dans un langage grammatical et plus largement linguistique : actants, modalités, deixis, rection, etc. Mais il est notoire que d’autres approches des faits sémantiques préfèrent adopter un langage logique. D’autres encore ont montré que l’usage d’un langage issu de la géométrie était possible et efficient. A cela il faut sans doute ajouter, dans l’optique d’un primat de la perception, le langage des formes sensibles d’inspiration phénoménologique. Si, comme l’a souligné R. Thom, expliquer quelque chose, c’est montrer en quoi il s’agit d’un cas particulier d’une forme plus générale, on voit que le choix d’un métalangage est, de ce point de vue, stratégique. Choisir un métalangage, c’est choisir l’ordre de la forme explicative, autant dire tout. Les fondateurs des diverses sémiotiques ont su choisir ou découvrir des formes. Là est le lieu de l’invention scientifique, le ressort de l’imagination. C’est le problème que nous souhaitons traiter cette année.

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