Le creux et l’ajustement

Luisa Ruiz Moreno

SeS / Université Autonome de Puebla

https://doi.org/10.25965/as.1528

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : discours, langue

Auteurs cités : Denis BERTRAND, Algirdas J. GREIMAS, Jacques LACAN, Eric LANDOWSKI, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Préambule

Note de bas de page 1 :

 Ce travail collectif des membres de notre centre de recherche a fait l’objet d’un livre intitulé : Encajes discursivos. Estudios semióticos (Luisa Ruiz Moreno et María Luisa Solís Zepeda, éditrices), BUAP, SeS, Ediciones de Educación y Cultura, Puebla, 2008.

Les membres du Séminaire de Puebla avaient décidé de réfléchir1 sur une métaphore qui leur est venue spontanément à l’esprit : celle de la dentelle, qui, si nous la considérons depuis une perspective sémiotique, pourrait montrer certaines propriétés du discours.

Nous avons considéré, en premier lieu, que dans l’étymologie de texte –que nous comprenons aujourd’hui, depuis une perspective sémiotique générale, comme le lieu de manifestation du discours, ou bien, depuis une sémiotique linguistique, comme étant l’espace délimité de la langue en cours– se trouvait tissu et ses filiations : maille, trame, réseau, ourdissage, etc. Ces termes offrent une grande capacité expressive pour décrire des phénomènes discursifs et ils possèdent une trajectoire qui leur a permis de se faire une place dans le métalangage de la théorie. Par ailleurs, la stabilité que l’usage leur a donné, nous les rend familiers dans notre jargon disciplinaire et nous fait oublier qu’ils peuvent être aussi étranges que n’importe quelle autre dénomination qu’il semble nécessaire d’inclure dans le langage de notre tâche scientifique. Alors, rien ne nous empêche de continuer dans la proposition de nouveaux termes que le « système social » de la communauté des sémioticiens, malgré leur étrangeté, saura ou non faire siens.

Ce travail portera sur le versant textile, plus précisément la dentelle aux fuseaux, pour construire une figure complexe qui se prête au mieux à être érigée en modèle de représentation des propriétés sémiotiques.

Note de bas de page 2 :

 Nous avons opté pour conserver le terme « dentelle » et sa traduction espagnole « encaje » parce qu’il est important de souligner qu’en espagnol le terme en question est bisémique. En effet, il possède deux versants sémantiques distincts qui confluent dans le même lexème : a) « action et effet d’emboîter » et b) dentelle comme tissu ou travail de couture. Dans chaque cas, nous sommes face à une finalité de décors et d’embellissement ; cependant, dans dentelle, cette finalité est inhérente. L’homonymie évidente a été d’une grande richesse pour construire –depuis la bisémie apportée par l’espagnol– un métaterme qui, sous un même son, conserve deux lignes de sens illustrant, chacune de son côté, des procédés du discours qui concourent au même processus.
On peut dégager de ce qui précède que la dentelle (« encaje ») discursive serait à la fois complémentaire et compréhensive d’un autre métaterme déjà consigné dans la théorie sémiotique standard : emboîtement (« encajadura » en espagnol). La nouvelle dénomination constituerait un ensemble sémantique plus vaste et qui inclurait d’autres propriétés du discours dont emboîtement (« encajadura ») n’arrive pas à rendre compte ; comme, par exemple, l’existence d’une intentionalité esthético-affective constitutionnelle qui est perçue, surtout sur le plan de l’expression, par un double effet concomitant : celui d’un espace qui se met dans un autre, en profondeur, et celui d’une superficie constituée d’espaces vides / espaces pleins, sur l’extension.
Il est nécessaire de noter que « encaje » est pratiquement intraduisible dans d’autres langues car seul le vocable en langue espagnol veut dire deux choses en même temps. Toute transposition à une autre langue requiert deux termes totalement différents. L’élection que nous faisons de l’un ou l’autre de ces termes pour traduire /encaje/ rompt la conjonction que nous avons maintenue pour construire la figure de représentation et fait apparaître une opposition sémantique divergente. Et c’est ainsi que nous parlons soit du tissu, soit de mettre une chose dans une autre.
La difficulté, au niveau de la traduction, est une preuve de la capacité heuristique du simulacre « encaje discursivo » pour indiquer –en une seule unité– la complexité d’un procédé divers et convergeant et celle d’une façon d’être qui est inhérente au discours : être pour le paraître et l’apparaître devant le regard d’un autre. Preuve aussi que le métaterme doive être utilisé en espagnol, quand dans d’autres langues on fait référence au concept qu’il désigne, comme un emprunt de la langue dans laquelle il a été créé. Par ailleurs, l’espagnol présente la particularité que seulement sur le versant textile de « encaje » on trouve une série de variantes de travaux de couture que l’usage recouvre avec ce terme.

La notion de « encaje2 » discursif et les versants lexiques

Note de bas de page 3 :

 En utilisant « tonalité esthétique » nous concentrons différents signifiés auxquels nous nous remettons. Par « tonalité », nous avons la présence de deux substances du plan de l’expression : la substance phonique et la visuelle, étant donné que le terme est utilisé pour parler aussi bien du système des sons que du système des couleurs qui sert de base à une composition. Ceci étant pris en compte, nous pouvons faire une référence directe au méta-langage sémiotique où Tonalisation en incluant les contenus précédents, est complétée par Atonisation et tonicité, pour décrire sur l’axe de l’intensité des augmentations et des diminutions (avec leurs superlatifs respectifs) qui se projettent sur l’extensité et se disséminent sur toute la structure. Voir « Glossaire » dans Claude Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, PULIM, Limoges, 2006 et le même glossaire dans la version en espagnol : Semiótica tensiva (voir bibliographie). Par « esthétique », nous faisons référence au sentir qui grâce à la tonalisation prend forme en acquérant ainsi ses filiations avec la beauté.

Le terme « encaje » discursif (ou bien dentelle discursive) et la notion que celui-ci pourrait contenir dans le développement de ces réflexions, viendrait peut-être remplir un manque dans le méta-langage sémiotique : une dénomination qui serait utile pour identifier et décrire certains phénomènes discursifs où sur une même surface textuelle non compacte sont présentes –sans se fusionner mais en faisant de la sémiosis– deux ou plus manifestations de processus de signification différents et distincts, ou bien, l’empreinte de deux ou plus substances sémiotiques hétérogènes. Dans ces cas, le manque de fusion n’est pas un obstacle à la production d’un effet de sens homogène qui non seulement provient d’une telle hétérogénéité et de l’ouverture de la maille, mais qui de plus semblerait s’en nourrir. Une telle production de sens, bien qu’elle ne soit qu’une, unitaire, n’intègre pas les diverses instances qui composent le texte-objet, sinon qu’elle les réunit et les projette comme si elle le faisait, c’est-à-dire qu’elle les fait confluer en un seul acte sensible et intelligible qui permet à la fonction sémiotique primordiale de s’accomplir sous une tonalité esthétique3.

De la même manière, le sujet qui reçoit dans son corps propre un univers de sens de telles caractéristiques (hétérogène et divers) ressent une continuité harmonieuse et exempte de conflits même s’il perçoit des différences dans les formes et dans les substances constituantes (quelles soient sémantico-phoriques ou sensibles) car tout revient à lui au moment de la sémiosis où tout conflue (« encaja », en espagnol), matière sémiotique indifférenciée à laquelle un processus postérieur pourra ou non convertir en une substance et lui donner une forme.

Note de bas de page 4 :

 La complexité de la perception tel un double processus d’entrée et de sortie, ancré dans l’énonciation, a été développée dans : a) « Procesos de perceptivización », Tópicos del Seminario, 2, numéro monographique, La percepción puesta en discurso, BUAP, Puebla, 1999 ; b) « Fuentes de la enunciación », Tópicos del Seminario, 7, numéro monographique, Presupuestos sensibles de la enunciación, Jacques Fontanille et Luisa Ruiz Moreno (éditeurs), BUAP, Puebla, 2002 ; c) « Euphorie/dysphorie : fluctuations de la charge sémantique », Le plaisir des sens. Euphories et dysphories sémiotiques, Louis Hébert (directeur), Québec, Université de Laval, 2007.

Il arrive même dans cette circonstance que, si un sens de la perception note des cassures et des ruptures, un autre sens les recueille en en atténuant l’importance. Là où le sens du tact indique des bords, des trous ou des superficies rugueuses, la vue lime, polit et nivelle par le regard sans prêter strictement attention à ce qu’elle voit. Un autre exemple est celui de l’ouïe qui différentie très bien les bruits d’ustensiles et appareils qui travaillent dans la cuisine tandis que l’odorat, quant à lui, englobe les bruits spécifiques en les transformant en un son propre et général de la préparation des aliments et fait que, avec l’arôme des aliments, l’oreille n’écoute plus, ne prête plus attention à l’origine particulière de ce qui est écouté, mais à la promesse gustative du son. Il arrive également que le goût classe et détermine avec précision les éléments d’un plat exquis tandis que la mémoire compose, à partir de ceux-ci pris dans leur ensemble, la scène générale d’un célèbre repas où les affects, les voix et les images s’assemblent de manière telle que la superficie polie du souvenir fait une avecla sensation dans sa diversité. Nous pourrions dire que dans ces situations syncrétiques, il y a un juste emboîtement (« encaje », en espagnol) des composants, sans que ceux-ci perdent leur identité et leur apport spécifique, unique et indispensable, pour la perception à l’unisson de sens, que nous comprenons comme un processus complexe. Nous y distinguons un double aspect : celui de la production que nous considérons comme un processus de perceptivisation4 ou de faire percevoir la signification à quelqu’un d’autre grâce à la mise en discours, et celui de l’introjection perceptive, qui serait l’incorporation, la transformation et la conversion de l’extéroceptif en intéroceptif, soit ce que nous appelons normalement perception. Dans le premier cas, qui correspond à la manifestation du discours dans la construction du texte-objet, les composants se réunissent grâce à la diversité, tout en conservant leur attache aux substances et, dans le second cas, qui correspond au sujet de la perception, de tels éléments s’emboîtent (« encajan », en espagnol) pour prendre forme et provoquer une syntonie de sens.

Ainsi, ce que nous avons commencé par décrire brièvement comme des phénomènes de perceptivisation et d’introjection perceptive est visualisé de la même façon dans les processus généraux producteurs de signification, surtout dans les processus terminaux ou points d’arrivée, dans les résultats des pratiques sémiotiques, dans les discours réalisés et manifestes dans les textes et dans tout ce qui nous semble un objet signifiant où le plan de l’expression acquiert une forte présence.

Peut-être une dentelle/encaje discursive ne se note-t-elle pas autant à ses niveaux constituants les plus profonds –ceux moins dynamiques et plus près du système où un « encaje » (dentelle) tend à perdre les traits de l’extension qui, selon ce que nous pensons, lui sont favorables– alors qu’on la note bien et clairement aux niveaux superficiels où le discours s’étend et où il se fait une place pour se montrer tel qu’il est. Mais, bien qu’à ces niveaux plus stables une « dentelle » (« encaje ») projetée en structures élémentaires soit moins complexe et par conséquent plus terne que lorsque nous la voyons dans sa présentation admirable, de tels niveaux doivent être observés de près car c’est à ce stade que surgissent leurs propriétés les plus singularisantes.

Alors, en tenant compte que la situation d’« encaje » (dentelle) dans le discours est surtout une réalité qui depuis le point de vue génératif, s’identifie comme une instance ad quem –qui, en tant que telle, absorbe les caractéristiques de l’extension– nous pouvons commencer à considérer que cette situation provient d’une action qui lui a permis d’en arriver à ce point.

Et cette action, dans la langue espagnole, est désignée par le verbe « encajar » (emboîter). La désignation verbale implique l’existence d’un dispositif actanciel, c’est-à-dire que le lexème « encaje » non seulement se réfère à un acte réalisé ou à l’état de choses qui résultent de cet acte, mais aussi au principe impulseur qui mène à bien l’action qui le réalise, c’est-à-dire un actant sujet. De là, deux possibilités sont ouvertes, car cet actant accomplirait simplement la fonction d’emboîter (« encajar ») les différents éléments en question comme pourrait le faire, par exemple, un organisme, un mécanisme ; ou bien, il s’agirait d’un sujet anthropomorphisé en un « quelqu’un » qui emboîte (« encaja ») directement les éléments et les fait emboîter (« encajar ») au moyen d’un dispositif prévu à de tels effets. Dans un cas comme dans l’autre, ce sujet serait un sujet qui favorise la sémiosis, que ce soit parce qu’il travaille l’emboîtement (« encaje ») des éléments qui produiront un objet signifiant, ou bien parce qu’en les emboîtant (« encajándolos ») il établit entre eux des relations formelles génératrices de signification.

Jusque-là nous avons pris en compte strictement l’étymologie de « encaje » (emboîtement) qui, selon les dictionnaires de langue espagnole, fait partie d’un ensemble de mots qui commencent par « encaj » et qui dérivent directement ou indirectement de « caja » (« boîte »). Ce terme provient du latin « capsa » et du catalan « caixa », qui est défini comme réceptacle d’une quelconque matière qui a couramment la forme d’un parallélépipède, en général, avec un couvercle et dont l’usage est de conserver des choses. Ainsi, « encajar » (« emboîter ») veut dire mettre de façon ajustée une chose (ou une partie de celle-ci) dans l’orifice d’une autre chose, faire rentrer de justesse et par la force une chose dans une autre, de même qu’unir de façon ajustée une chose avec une autre. De là qu’« encaje » (emboîtement) soit l’action et l’effet d’« encajar » (emboîter) (ajuster, comme synonyme) une chose dans une autre et de fait on appelle ainsi le lieu même, ou creux, où est mise ou emboîtée (« encajada ») une chose. « Encaje » (emboîtement) est aussi l’ajustement de deux pièces qui s’adaptent entre elles, la mesure et la coupe propres à une chose pour qu’elle s’ajuste à une autre chose et ainsi unies, s’adaptent et s’enlacent.

De ce versant sémantique « encaj » vient la désignation de « encaje » pour l’encastrement de bois ou de pierres et pour l’enchâssement, utilisé plus communément quand on se réfère à ces dernières, toujours avec une finalité décorative pour rendre les objets attractifs à la vue. De plus, en ce qui concerne les relations humaines et sociales « encajar » (ajuster) veut normalement dire coïncider, être conforme ou d’accord.

Mais selon une autre acception de « encaje » (dentelle) –qui en principe ne semblerait pas provenir du même versant étymologique de « encaj », pas plus que d’un autre que nous aurions pu détecter par la recherche dans les dictionnaires et encyclopédies de langue espagnole les plus autorisés– ce terme est également affilié au sémantisme textile qui est précisément celui avec lequel nous avions commencé notre projet. Ainsi, en résumant, tout en intégrant les différentes entrées de ces dictionnaires et encyclopédies, nous pouvons dire que « encaje » (dentelle) est un tissu de mailles, enlacées ou ajourées, de diverses figures qui sont réalisées avec des fuseaux, des aguilles à coudre ou des crochets, ou bien à la machine qui imite les manufactures ; cet ouvrage est considéré comme une garniture de dentelles  fabriquée le plus souvent avec des fils de coton ou de soie, normalement blancs et très fins, mais également avec des fils d’or ou d’argent. Elle est confectionnée en bandes ou rubans longs et étroits. Si elle est très étroite, on l’appelle picot, du fait qu’il s’agit d’une dentelle qui peut être ajoutée à une autre plus large ou bien à la lisière des vêtements. Le fond de la trame est toujours réticulé et peut être comblé dans certaines parties pour former des dessins, mais la plus typique est appelée « dentelle aux fuseaux » (« encaje de bolillos », en espagnol) ou simplement « fuseau » (« bolillo », en espagnol) et est réalisée sur un dessin préalablement tracé par des trous sur un matériel lisse et tendu, tel que du bristol, du carton ou du papier tissu, parfaitement ajusté à l’aide d’épingles sur un support appelé coussin à dentelle (carreau). Pour son élaboration, il faut entrelacer les fils enroulés sur des fuseaux (ou bouts de bois de buis) et fixer chaque croisement avec une aiguille sur le dessin ajouré. Les fuseaux restent suspendus à un côté du travail et aident à ce que le fil s’ajuste ou s’emboîte dans l’aiguille.

Sur le versant textile de « encaje » (dentelle), l’action qui a produit la dentelle n’est plus désignée, en espagnol, par aucun verbe qui indique spécifiquement ce travail, qui est appelé génériquement parlant « tejer » tisser, étant donné que « encajar » (denteler),et toute autre conjugaison qui est utilisée, fait immédiatement référence aux filiations de « encaj ». Et bien qu’il existe positivement un lexème pour le travail du faiseur de dentelles : « encajero » (dentellier) ou « encajera » (dentellière) (par exemple, le tableau de Vermeer, « La dentellière »,  se traduit par « La encajera », en espagnol), le terme « encaje » (dentelle), comme résultat de cette action, rend peu présente la personne qui l’effectue. Dans ce cas, l’univocité du substantif centrée sur l’objet ne laisse place à aucune forme verbale qui implique une structure actantielle et, par son intermédiaire, qui implique son agent. En revanche, l’ambivalence de « encaje » (dentelle) en tant qu’« action et effet d’emboîter », selon l’autre versant mentionné plus haut, permet bien de reconstruire une structure actancielle avec son agent.

Ainsi, dans le sémantisme textile, à cause du manque de dénomination précise de l’action dans le lexique, l’actant sujet reste plus diffus que son produit, étant donné que le terme en question fait référence directement à l’actant objet, ce dernier acquérant un rôle prépondérant. Ce qui n’en reste pas moins paradoxal car le métier de qui tisse des dentelles acquiert immédiatement, dans l’usage d’une spécification figurative par conditionnement culturel : le genre féminin. En effet, quand il y a une référence à un tel métier, la figure qui en général est présente est celle d’une femme, puisque cette tâche a été depuis fort longtemps l’œuvre des femmes et a joué un rôle social fondamental dans les ritualisations de la micro-culture féminine. De telle manière que, bien que le métier soit presque iconisé dans la parole, moyennant la dentelle (« encaje ») et la dentellière (« encajera »), la langue ne figurativise pas l’action en fournissant au lexique un verbe qui lui soit propre pour la nommer, mais plutôt y fait vaguement référence par la désignation au mode figurel de : faire, travailler, œuvrer, tisser ou toute autre désignation.

Nous sommes face à deux situations de « encaje » (« encaje » en tant que dentelle) : l’une, celle du tissu, projetée fermement sur ce qui est réalisé, donne une prééminence à l’objet sur le sujet ; l’autre, en récupérant en « action et effet d’emboîter (« encajar ») » l’instance qui la rend possible, octroie une présence au sujet producteur, bien évidemment une présence virtuelle par l’œuvre de l’implication faite par le verbe. Et étant donné que chacune de ces situations est utile à notre propos, il faut maintenant se demander quel serait le lien possible entre elles.

Note de bas de page 5 :

http://viversan.com/historia/encaje2.htm#Inicio

La première approximation qui peut être trouvée entre les acceptions de « encaj » et le versant textile (« encaje » en tant que dentelle), nous est donnée par ce dernier par l’intermédiaire du premier, bien que cette relation ne s’établisse pas par parenté étymologique mais par dérivation fonctionnaliste de l’une des définitions de dentelle (« encaje ») : « œuvre tramée, emboîtée entre deux toiles », définition qui ne nous est pas donnée par les sources les plus autorisées mais par María Jesús Viver5 sur internet et reproduite ici entre guillemets, comme s’il s’agissait de la définition d’un dictionnaire.

Ce qui revient à dire que, dans l’énoncé que nous venons de citer, l’objet en question apparaît comme peu décrit en ce qu’il est ; il est plutôt décrit à travers l’une de ses utilisations fréquentes, qui n’en est pas moins une entre plusieurs possibilités. Il est vrai que « œuvre » indique davantage une œuvre de couture ou de broderie et ne parle pas strictement de la dentelle proprement dite ; il en va de même avec l’adjectif (tramée, « tramada » en espagnol) par lequel l’ouvrage est déterminé ; en effet, l’ensemble des fils formant une trame autour d’un ourdissage peut être constitué de manière ouverte ou fermée et peut être matière à une infinité de tâches, manuelles ou industrielles. Il faut préciser que la dentelle (« encaje ») n’a ni ourdissage, ni trame : il s’agit d’une maille.

Mais ce qui importe le plus pour le sujet de cette référence, malgré une carence de précision pour bien définir l’objet, c’est que, de toutes façons, elle le rend évident : cette référence fournit une image très représentative de sa présence dans le contexte textile auquel l’objet appartient et de plus elle fait appel à la compétence culturelle de l’énonciataire qui, dans son archive visuelle, a sûrement l’image d’un vêtement avec une dentelle. Et cette impression référentielle, tellement efficace malgré son caractère fortuit, montre la dentelle (« encaje ») comme une chose mise entre deux autres –comme c’est normalement le cas dans les vêtements qu’elle orne–, ce qui nous renvoie immédiatement à « encaj », ce « principe d’un ensemble de mots, tous dérivés directement ou indirectement de boîte (« caja ») », réceptacle où sont gardées des choses et qui par conséquent donne lieu à l’action de mettre en boîte (emboîter/encajar), soit de mettre une chose ou une partie de cette chose dans le creux d’une autre chose pour s’y ajuster, tout comme les dentelles entre deux toiles ou deux bouts de la même toile. Et nous sommes en présence de deux problèmes autour desquels se lient les versants de dentelle (« encaje ») que nous venons de suivre : l’ajustement et le creux. Ils offrent les traits minimum, indispensables et pertinents pour la définition ambivalente de dentelle (« encaje »). La concomitance entre l’ajustement et le creux sera observée plus avant dans la dentelle (« encaje ») de filiation textile.

La technique de l’ajustement

Si au terme de ces incursions lexiques nous nous demandons quelles sont les caractéristiques propres de la dentelle (« encaje ») –celles qui la définissent et l’identifient parmi d’autres tissus et qui la rendent utilisable pour construire un simulacre– nous devons nous répondre que, en effet, ces caractéristiques sont les deux dernières propriétés que nous venons d’indiquer, à savoir l’ajustement et le creux.

La première, l’ajustement, et dont nous allons nous occuper dans ce point, est de l’ordre de la technologie et de la praxis, considérées dans un processus encore constitutionnel de la dentelle (« encaje »). Dans ce premier processus, l’ajustement intervient comme une action et avant que l’objet en question ne soit montré comme « un travail emboîté entre deux toiles ». Certes, selon cette dernière définition, la dentelle (« encaje ») en tant que telle est déjà réalisée et présentée comme un espace où l’ajustement a de nouveau une fonction, mais à une étape constituante d’autres configurations textiles dans lesquelles la dentelle (« encaje ») apparaît ajustée comme, par exemple, l’entretoile serré entre les tissus qui la contiennent, le liseré parfaitement cousu en bordure d’un vêtement ou bien les applications de dentelles (« encajes ») sur les vêtements les plus divers.

La deuxième caractéristique, qui est de l’ordre de l’état des choses, serait –dans une première considération– le résultat ou la conséquence de la première caractéristique, étant donné que le creux que nous traiterons au point suivant, est une élaboration de la pratique de l’ajustement (il surgit au moment d’ajuster).

Note de bas de page 6 :

 En espagnol :  "ajustar": 1) "Poner una cosa junto con otra, alrededor de otra o por encima de otra, de modo que no queden huecos entre ellas o de modo que cada una o cada parte de una entre en el lugar correspondiente de la otra. Ceñir"; 2) "Concertar, reconciliar, avenir, convenir, concordar, pactar, conformarse, acomodarse, ponerse de acuerdo, etc., más sus derivados y combinaciones".

Voyons donc, l’ajustement, action d’ajuster. Il faut préciser qu’il existe deux acceptions du verbe « ajuster » (Le Nouveau Petit Robert de la langue française)6 : 1) « Mettre aux dimensions convenables (voir aussi « ajustage » : opération destinée à donner à une pièce la dimension exacte que requiert son ajustement à une autre », et voir « ajustement » : « action d'ajuster ; fait d'être ajusté, degré de serrage ou de jeu entre deux pièces assemblées », 2) « Mettre en conformité avec, adapter, arranger, disposer de façon appropriée ». Comme on peut le constater, la première acception se réfère à l’univers des choses et la seconde au comportement humain. Nous devons noter que la définition en espagnol est plus ample et exprime mieux la différence entre le comportement entre les choses et les rapports humains.

Je ne pourrais pas continuer sans noter qu’une fois de plus apparaît le creux en relation avec emboîter (encajar, selon le versant de « encaj ») et avec ajuster, à la fois où emboîter et ajuster sont liés par le même sémantisme, et à la fois où chacun séparément (le cas de la première acception que nous venons de citer) a besoin de la présence de ce terme pour sa propre définition.

De telle sorte que pour poursuive notre développement, nous avons besoin, d’un côté de ne pas abandonner le terrain de la lexicographie car elle continue de nous offrir le matériel nécessaire à la réflexion méta-linguistique que nous sommes en train de réaliser sur l’espagnol et, d’un autre côté, nous devons continuer d’exploiter le versant textile de « dentelle » (« encaje »). Selon notre perspective, ce sont fondamentalement les filiations de ce terme avec le tissu et le travail de couture qui nous permettent d’établir la configuration d’un simili avec une situation discursive pas entièrement étudiée en sémiotique, et qui, comme il découle de ce qui précède, a besoin d’un instrument conceptuel utile à son identification et à sa description.

Note de bas de page 7 :

 Algirdas Julien Greimas, Joseph Courtés, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Tome I, Hachette, Paris, 1979 (Semiótica. Diccionario Razonado de la Teoría del Lenguaje, Tomo I, Gredos, Madrid, 1982.).

Même si dans la théorie standard le concept d’emboîtement7 existe (« encajadura », en espagnol), cette notion fait partiellement référence, et seulement depuis la perspective de « encaj », à une façon de procéder du discours –en intensité– par rapport à la temporalité et à la spatialité, ce que, par ailleurs, nous avons déjà inclus dans nos réflexions. En effet, emboîtement ne tient pas compte, contrairement à la « dentelle » (« encaje ») discursive, du fait que le discours, propre de cette procédure, construit sur l’extensité, le paraître et l’apparaître du sens dans le but de provoquer un effet de perception sensible et esthétique.

Note de bas de page 8 :

 Eric Landowski, “Les interactions risquées" Nouveaux Actes Sémiotiques, Pulim, Université de Limoges, Limoges, 2006 et "Tres regímenes de sentido y de interacción", Tópicos del Seminario, 14, BUAP, Puebla, 2005. À partir de maintenant, chaque fois que nous citerons cet auteur, nous ferons référence à cet article de même qu’à la version amplifiée en français et consignée dans la bibliographie. D’autre part, Greimas (Voir Algirdas Julien Greimas Testemunhos) dit, à propos de l’ajustement, que "le programme de l’anti-sujet (S2) peut être réajusté (en s’adaptant, en s’opposant ou en élaborant des PN d’usage appropriés, etc.) », p. 30.

Ainsi, dans la théorie sémiotique actuelle, nous avons « ajustement » (« ajuste », en espagnol) proposé par Éric Landowski8 en exploitant la deuxième acception du terme que nous venons de noter plus haut et dont les définitions sont appropriées pour constituer le « régime de l’ajustement » comme appartenant à l’interaction intersubjective et, par conséquent, à l’interaction sociale qu’il étudie.

Landowski introduit ce métaterme pour compléter une triade de régimes d’interaction intersubjective, dynamique sémiotique qui a été l’un de ses sujets d’étude les plus constants. Les deux autres régimes –également observés antérieurement par Éric Landowski– l’opération (ou programmation) et la manipulation (ou stratégie) sont consignés et travaillés dans la sémiotique narrative fortement guidée par une logico-sémantique et nourrie des applications aux textes déjà établis, qu’ils soient verbaux ou non verbaux. En revanche, il semblerait que le régime de l’ajustement soit produit dans des textes à établir ou que nous appelons en construction, par opposition au texte de référence ou au texte donné qui est soumis à l’analyse.

Note de bas de page 9 :

 Voir note 6.

Comme nous le savons, le texte en construction a toujours lieu grâce à l’intervention d’un regard sémiotique, projeté même sur les textes établis préalablement par la culture, étant donné que le texte en construction est le résultat fourni par l’analyse. Mais il n’y en a aucun d’aussi radicalement construit que le texte qui s’érige à partir de l’expérience vécue, de nos relations avec les autres et avec l’autre, l’étrange ou le méconnu, où j’inclus aussi bien les objets extéroceptifs, quotidiens et domestiques du monde naturel, que les objets intéroceptifs provenant du monde de l’imaginaire ; tout cet univers perceptif dont Landowski dit qu’il « nous fournit une excellente connaissance intuitive de laquelle les concepts sémiotiques disponibles de programmation et de manipulation ne rendent pas compte »9. Et c’est là où le concept d’ajustement montre son efficacité pour décrire ces processus sensibles, imprévus et insaisissables de l’interaction intersubjective et qui, bien qu’ils seraient toujours impulsés par une quelconque intentionnalité susceptible d’être reconstruite a posteriori et selon la séquence de ses implications, ne répondent pas précisément à une programmation.

Note de bas de page 10 :

 Françoise Bastide dans l'entrée /objet/, Sémiotique. Dictionnaire Raisonnée de la Théorie du langage II, A.J. Greimas et J. Courtés, Hachette, Paris, 1986 et entrée /objeto/, Sémiotica. Diccionario Razonado de la Teoría del Lenguaje II, Gredos, Madrid, 1991. Voir aussi du même auteur, Le traitement de la matière, Actes Sémiotiques, Documents, IX, 89, GRSL-CNRS, Paris, 1987. Pour ces réflexions sur l’objet en sémiotique, les sessions du Séminaire de Sémiotique et Études de la Signification qui ont intégré le module dirigé par María Isabel Filinich sur "La construction de l'objet", SeS, Puebla, 2006, ont été décisives.

L’innovation conceptuelle de Landowski a été décisive pour visualiser, depuis une perspective sémiotique, notre proposition de l’ajustement comme trait propre et action générative de la dentelle (« encaje »). Je dois néanmoins reconnaître que le concept de Landowski éclaire ces considérations par contraste et effet de reflet, car la première association entre les « deux ajustements » a été faite peut-être par simple homonymie dont la motivation a certainement été due à la nécessité de trouver un appui théorique. Mais une fois établi, ce lien a révélé que –malgré la différence– les deux champs sémantiques coïncident sur une certaine zone et l’ajustement comme interaction intersubjective permettait de découvrir le comportement de cet autre ajustement –celui qui nous occupe– qui n’est pas entre sujets mais entre objets et plus précisément entre les éléments qui s’associent pour la fabrication de l’objet. Ce dernier étant compris dans son double sens : celui d’actant objet, dans une perspective syntactique, comme nous l’avons traité jusqu’ici, et dans une perspective figurative, celui d’objet « résultat de l’action de son sujet opérateur »10, résultat qui se définit par opposition : comme l’objet qui n’est pas en relation avec un autre objet ou avec un non-objet. À son tour, cette opposition a ses paramètres dans les processus de spatialisation qu’elle mène à bien en actionnant le sujet opérateur. Ces processus sont : la localisation, l’aspectualisation et l’articulation, au moyen desquels, et grâce aux investissements sémantiques, l’espace se configure. Le sujet, dans son actionnement, configure l’espace, c’est-à-dire qu’il donne une signification à la continuité de l’extension où l’objet, ou les objets, acquièrent une existence sémiotique. Ceci étant dit, il est facile de noter qu’en réalité les deux sens de l’objet ont toujours été présents depuis le début de ce travail.

Mais revenons-en à l’apport théorique d’Éric Landowski, bien que pour ce faire, nous devions approfondir davantage le sémantisme de dentelle (« encaje ») comme tissu. C’est ce que nous avons précisément besoin de faire pour offrir une complémentarité au contenu du métaterme emboîtement et pouvoir lier ainsi le régime de l’ajustement à celui de l’ajustement qui intervient dans la dentelle discursive (« encaje » discursif).

Note de bas de page 11 :

À ce sujet, les considérations sur « Les ouvrages de dentelles » que fait Greimas dans  La mode en 1830, PUF, Paris, 2000, pp. 118-120, sont très instructives.

Je crois qu’il est évident que face au besoin de choisir –parmi toutes celles qui existent– une variable de dentelle (« encaje ») textile11 qui serve de bon modèle de représentation et nous permette d’observer de la meilleure manière possible le comportement de l’ajustement (et ensuite celui du creux), ce choix a été fait dès le début : la dentelle au fuseau, qui est la dentelle par antonomase dans la culture occidentale.

Un tel choix a de surcroît une autre justification. Ce travail manuel, et presque exclusivement réalisé par des mains féminines, a ses lettres de noblesse, qui sont : l’ancienneté, la reconnaissance sociale et documentaire. En effet, étant un objet du passé projeté dans le présent, où il reste en usage, ce tissu mérite très bien de faire l’objet d’une étude historique. Et, étant donné que l’art européen –y compris l’art de la Nouvelle Espagne– n’a pas cessé de représenter cet objet et de lui donner sa place comme une œuvre d’art traditionnel, nous pouvons lui décerner le statut de document esthétique. Et puis surtout ce tissu peut jouer le rôle d’un bon témoignage de la renaissance et du baroque dont l’apogée coïncide avec celui de l’usage et de la fabrication de la dentelle (« encaje ») au fuseau dans toute sa splendeur.

En conséquence, il n’y a aucun doute que lorsque nous parlons de dentelle (« encaje »), il s’agit toujours de la dentelle (« encaje ») au fuseau et que toutes nos observations portent sur ce type de dentelle (« encaje »). Alors, si nous prêtons attention au syntagme de fabrication de la dentelle au  fuseau en tant qu’objet, en vue de se constituer en objet sémiotique, nous devons dire que l’ajustement se situe entre le fil et l’aiguille qui sont des éléments qui interagissent, et ceci a lieu dans la double et précise séquence au cours de laquelle le fil, guidé par le fuseau auquel il est assujetti, s’insert dans l’aiguille que la main de la dentellière a préalablement introduit dans l’orifice ajouré du patron.

Ici s’applique exactement le fait d’ajuster comme le fait de « mettre une chose dans une autre, autour d’une autre ou au-dessus d’une autre » –ce que fait le fil avec et autour de l’aiguille dans une première séquence– « de façon qu’il n’y ait aucun creux entre elles » –ce qui se passe entre les deux éléments et que le poids du fuseau qui pend termine d’assurer.

En effet, le fait d’« assurer » est ce qui a lieu dans la deuxième séquence de fabrication, l’ajustement comme action de « serrer », action réalisée par la tension exercée par le petit bout de bois, ou fuseau (également appelé en espagnol « majaderillo » par sa similitude avec la main du mortier pour broyer (« majar » en espanol) des épices), une fois qu’il a effectué le lien avec le fil dans l’aiguille et qu’il est tombé, du fait de la gravité, aux côtés du travail. À ce moment, le tissu acquiert de la concrétion, c’est-à-dire de la densité figurative.

Note de bas de page 12 :

 Grâce à une lecture critique de Jacques Fontanille, j’ai trouvé, dans le chapitre LXVIII, La tresse, S/Z, Roland Barthes, Éditions du Seuil, Paris, 1970, dans ce paragraphe et les précédents, une description très similaire à la mienne en ce qui concerne l’opération de l’élaboration de la dentelle au fuseau. En effet, Roland Barthes établit aussi une métaphore entre le texte et la dentelle Valencienne. Que cette coïncidence, trouvée a posteriori, serve de fondement à notre recherche.

Une fois l’état de conjonction consolidé entre les deux éléments qui interviennent, le fil et l’aiguille, le petit bois de buis marque l’acquisition du point désiré et obtenu au moment où est écouté le son que produit en tombant et en se heurtant à un fuseau qui a accompli antérieurement le même cycle12. C’est-à-dire qu’un double effet de sens, acoustique et intelligible, est produit lorsque l’ajustement s’est effectué en plénitude, étant donné que la dentellière entend le son qu’elle appelle « clair et limpide » et « avec un rythme intérieur », ce qui lui indique la « propreté dans l’exécution », soit une « égale tension de fil et un travail sans maladresses ni erreurs ».

Note de bas de page 13 :

 Voir la note 3.

Les mots de la dentellière que nous avons extraits de la transmission de ses expériences transcrites sur internet13, impliquent l’existence d’un devoir faire (du sujet opérateur qui s’en tient aux règles) et d’un devoir être (de l’objet selon une esthétique établie par la culture) ; modalités de fond auxquelles s’ajoute une conception axiologique de la perfection : le bien faire (du sujet qui sait, interprète et contrôle) que produit le bien être (de l’objet qui a un degré maximum d’excellence dans sa catégorie) ; tous deux en termes absolus.

Il est évident que cette sorte « d’ajustement »  est opposée à celle établie par Landowski, non seulement pour ne pas avoir lieu entre des sujets interactuants, ainsi que nous l’avons déjà dit, mais parce qu’en plus des éléments qui interagissent, ces sujets s’en tiennent bien à l’accomplissement d’un programme préalablement établi ; soit le dessin tracé sur le carton et qui est ajouré exactement aux points de liaison et au travers lesquels devront passer les aiguilles qui serreront le fil tendu. Tout ceci indique que de tels éléments, dans l’accomplissement du programme, sont également régis par un ajustement qui les engage en égalité de conditions et sans hiérarchie.

Note de bas de page 14 :

 Algirdas Julien Greimas, De l'imperfection, Pierre Fanlac, Périgueux, 1987 et De la imperfección, UAP-FCE, México, 1990.

Il est clair que nous avons trouvé un appui théorique dans le « régime de l’ajustement » proposé par Landowski pour rendre compte d’une situation dont il voulait absolument s’éloigner : celle de la technique menée à bien par des opérations qui ne donnent pas lieu aux interactions risquées et aux régularités fortuites qui sont celles qui intègrent l’univers social et à proprement dit humain. Interactions qui, d’un autre côté, seraient conçues depuis une idée implicite de la perfection, mais très différente de celle que –de manière explicite– renferme le travail de la dentelle (« encaje ») dans son processus et dans son résultat. Cette perspective de Landowski sur la perfection a sa source dans De l’imperfection de Greimas14 et qui est celle qui provient de la grammaire des langues latines où les temps verbaux, et les actions qu’ils indiquent, peuvent être terminés –c’est-à-dire parfaits ou inachevés : imparfaits. Ces actions imparfaites sont celles qui auraient lieu grâce au « régime de l’ajustement » qui régit les actions générées par la « condition humaine », et de là qu’ils s’agissent d’interactions. Une telle condition est celle qui est constituée, selon l’œuvre citée de Greimas, par le paraître, compris comme ce qui peut être ou le peut-être de l’être, de l’achevé, du parfait, ce qui constitue alors par opposition « la condition non humaine », celle qui appartient à l’extra-humain : l’univers des dieux, de la nature ou des choses.

Ainsi, notre recherche sur dentelle (« encaje ») peut très bien tirer profit des réflexions sur « l’ajustement intersubjectif » qui travaille et négocie le paraître comme une possibilité et/ou un formant de l’être au niveau de l’immanence sémiotique, c’est-à-dire là où la signification est en cours et là où règnent les non-signes appelés figures. En revanche, dans la dentelle (« encaje »), l’ajustement entre objet et objet –soit « interobjectif », ou plus précisément entre des éléments, l’aiguille et le fil, qui pourraient se transformer en objets par l’intermédiaire d’un syntagme de fabrication qui les transformera en objets sémiotiques– travaille et prépare l’apparaître en tant que l’être de l’objet. Ce qui veut dire que l’ajustement agit également sur le processus, mais seulement en le considérant comme un moyen et sans y mettre l’accent.

De telle manière que dans la dentelle (« encaje »), l’apparaître en tant qu’événement du montrer, de la présentation du tissu déjà terminé et à la vue de l’autre, devient tonique. Ce qui signifie que dans la dentelle (« encaje »), étant donné qu’il s’agit d’un objet, tout est misé sur le niveau du signe, ou de la manifestation sémiotique, là où la signification affleure et s’arrête, au moins un instant.

Mais il y a dans notre lecture de « l’ajustement intersubjectif » un bénéfice encore plus important pour l’établissement de « l’ajustement interobjectif » en tant que propriété constitutive de la dentelle (« encaje »). Ce bénéfice provient d’une différence excluante entre les « deux ajustements ». En effet, le régime de l’ajustement, dû à Landowski, se base sur le sentir et sur le faire sentir mutuel des sujets interactuants et, plus précisément, sur le faire sentir en sentant, qui est privatif de cet ajustement ; car dans l’ajustement que nous observons sur la dentelle (« encaje ») aucun sentir n’a lieu entre les éléments qui constituent l’objet. Il est vrai que, bien que dans « l’ajustement interobjectif » les objets soient affectés par l’interaction, les affections qui y ont lieu ne sont pas des modalités pathémiques mais des modifications par des opérations mécaniques. Ce qui est paradoxal, c’est que même si les objets manquent de « jonction » logique et « d’union » affective ou contagieuse mais sont mis en contact l’un avec l’autre par l’action de l’ajustement, les objets interactants peuvent bien faire sentir le sujet qui les manipule et, dans ce cas, par le moyen des opérations mécaniques, ils deviennent des manipulateurs du sentir du sujet et ils lui font faire dans l’un ou l’autre sens. Il en va ainsi dans la seconde séquence de fabrication de la dentelle « encaje » que nous avons décrite dans la partie antérieure où les bouts de bois de buis, après la double séquence de l’ajustement, tombent, choquent entre eux et font sentir à la dentellière une musicalité épistémique qui la renforce dans son bien faire.

La poursuite de ces exercices sémiotiques ne doit pas nous faire perdre de vue que, dans l’observation de la dentelle au fuseau, des procédés de l’élaboration et du résultat, nous voulons établir une sorte de métaphore scientifique. Celle-ci aurait pour but d’introduire un nouveau terme au méta-langage –en reprenant et en augmentant celui d’emboîtement– qui soit utile à l’analyse du discours manifeste, surtout quand nous sommes face aux « situations de dentelle » qui non seulement font référence à la concomitance de deux instances en une troisième mais, de plus, avec l’ostentation, dans cette dernière, de ce qui est bien fait et est parfait et, par cela même, ces situations mobilisent la phorie et favorisent l’esthésie.

Note de bas de page 15 :

 La culture serait le domaine de la subjectivité étant donné que la culturalisation du monde et de ses objets commence lorsqu’une instance subjective jette sur lui un regard qui le charge de sens ou qui s’efforce pour extraire et interpréter le sens qui est perçu de ce monde, qui devient plus complexe, comme nous le savons, en étant naturel et culturel. Ce monde naturel, ou lieu de l’expérience de la signification, dans lequel les objets sont dénotatifs, comme hypothétiquement le sont les langues naturelles, serait, selon mon appropriation, la sémiosphère qui précède et rend possible la production du discours. Le discours, quant à lui, connote (charge de sens) les objets. Les objets ainsi connotés supportent et véhiculent le je/tu. L’énonciation et les diverses praxis sémiotiques émergent de la dynamicité fluctuante que la sémiosphère contient centrée dans le nous et à partir d’où elle s’étend. Ces considérations condensent plusieurs sources : a) la lecture que fait, du concept de J. Lotman, Jacques Fontanille dans Sémiotique du discours, Pulim, Limoges, 1988. Voir aussi la version en espagnol : Semiótica del discurso, Universidad de Lima, Pérou, 2001 ; b) les expositions sur J. Lotman faites par César González Ochoa durant le Séminaire de Sémiotique et Études de la Signification, SeS, Puebla, 2006, reprises dans « Fronteras de la cultura », Tópicos del Seminario 17, BUAP, Puebla, 2007 ; c) mon travail intitulé « La construction sémiotique de l’objet », présenté au Colloque Performances et objets culturels, Université McGill de Montréal, mai 2006.

D’un autre côté, le discours lui-même n’en est pas moins un « ajustement » qui répond à la programmation du système où il y aurait toujours des ajustements interobjectifs entre les éléments syntactiques et sémantiques au niveau sémio-narratif. Néanmoins, le discours n’est pas forcément à l’abri des opérations risquées de l’énonciation et des régularités fortuites des praxis, impulsées toutes deux par la subjectivité qui règne dans la culture15.

De toutes façons, pour une meilleure compréhension de notre interprétation de l’ « ajustement intersubjectif » et de l’approche que nous en avons faite en mettant à jour son contraire, nous avons décidé, d’où le titre que nous avons donné à cette partie, d’appeler l’ « ajustement interobjectif » : la technique de l’ajustement. Et, en guise de résumé, nous offrons ci-dessous une synthèse des deux « ajustements » avec les mots-clé qui les identifient :

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Revenons-en au travail de couture et avant de passer au point suivant, nous dirons que les éléments qui entrent dans l’ajustement reçoivent les déterminations du bout de bois de buis qui les fait faire et celui-ci, à son tour, est déterminé par la main du sujet opérateur, et la main de ce dernier est déterminée par le corps de la dentellière. Corps qui, de par cette spécification figurative, devient actant sujet prêt à devenir acteur de la praxis sémiotique dès que nous voyons la dentelle (« encaje ») au fuseau, non pas comme une technique, mais comme un art. Qu’est-ce qui fait de ce tissu un art ? Le fait de ne pas compter sur une programmation et un modèle à suivre, soit les coercitions de la technique et les garants de la perfection ? Tout au contraire, c’est parce que la programmation et le modèle à suivre existent dans le cas de la dentelle (« encaje »), qu’existe la possibilité de sa mise en exécution, soit l’interprétation de la partition du dessin du patron où la compétence modale et pathémique du sujet devient prépondérante, c’est-à-dire sa « condition humaine » de ne rien faire d’autre que de construire des figures en espérant compléter un signe pour la reconnaissance de l’autre. Ainsi, selon les tisseurs et les spécialistes du thème, un même dessin peut donner lieu à un nombre infini de dentelles (« encajes »), jamais à l’abri de risques d’opérations qui conduisent à leur destruction, ni non plus exempt d’un hasard constitutionnel qui règne et qui menace toute praxis. Cela ne veut-il pas dire que la technique et le régime de l’ajustement se récupèrent et se complémentent mutuellement, tout en conservant leur différence et en opérant sur diverses instances et à des niveaux différents ?

Dans la compétence de la dentellière, on trouve toujours sa perception (soit le fait de sentir) de la « condition humaine », tandis que la modalité du vouloir et l’intentionnalité du méta-vouloir jouent leur rôle, en actualisant en même temps et sans arrêt le patrimoine de savoir transmis oralement par les femmes, ce qui fait de la dentelle (« encaje ») une matrice génératrice de culture.

De telle manière que les éléments de l’ajustement, fil et aiguille, où se conjure l’existence d’une quelconque fente, aussi minime soit-elle, par l’œuvre du mouvement rapide dupetit bois, sont les dépositaires d’une grande charge sémantico-affective. La conjuration de l’espace interstitiel entre chaque élément produit le point en agglomérant les fils et en expulsant le creux de l’autre côté.

La primauté du creux

Ainsi, nous observons maintenant le travail depuis l’autre caractéristique minime et indispensable pour définir la dentelle (« encaje ») : le creux, son autre condition sine qua non au même titre que l’ajustement, étant donné que sans le vide ce tissu perd sa typification et son identité pour se transformer en un autre, se confondant ainsi avec d’autres tissus ou d’autres travaux de couture semblables par leur effet esthétique. Et, justement, pour éviter des confusions quant au creux même, nous devons éviter toute ambiguïté qu’il acquiert quand on s’y réfère comme à un trou ; qui, apparemment, est son couple contraire, son opposé, bien qu’en réalité il finit par être son opposé absolu, son terme contradictoire dans la structure de la dentelle (« encaje »). Le trait commun qu’ils partageraient serait l’ouverture, mais comme chacun y contribue de manière différente en faisant ce que l’autre ne fait pas, et étant ce que l’autre n’est pas de façon excluante, la relation avec l’ouverture les sépare radicalement.

En effet, le trou fait l’ouverture puisqu’il permet que quelque chose le traverse, particulièrement si ce quelque chose est arrondi comme, par exemple, les trous du carton ajouré qui signalent où doivent passer les aiguilles qui soutiendront les passages du fil, ou les trous par où passent les épingles qui soutiennent ce carton qui contient le dessin sur le coussin qui sert de support. Ainsi, la chose qui fait le trou, dans ce cas l’aiguille, présuppose qu’il y a quelque chose de compact à traverser et que, par conséquent, ce quelque chose est déjà fait. Dans ce sens, le trou défait et brise, de telle façon que le trou présente toujours des bords, des contours que l’on peut transiter ou percevoir et même broder. Je voudrais, à ce point, citer le titre que donne Lacan à la dernière partie de son Séminaire III sur les psychoses : « les entours du trou ». Sous cette dénomination, il développe une exposition sur le processus préalable, la rupture avec ses bords, et le processus même de la mise en abîme. Ce dernier serait, selon mon interprétation, le trou qui est différent du creux du fait d’être constitutionnel et de représenter un vide substantiel, sans forme ni contours.

Pour construire une première structure élémentaire qui rende compte de la dentelle (« encaje »), en principe par son caractère d’objet fabriqué et identifié en espagnol par une désignation qui implique un double versant sémantique, nous devons reprendre le lien que nous avons trouvé sur les deux versants. Une telle connexion est mentionnée vers la fin du premier chapitre. En effet, les deux traits minimum, indispensables et pertinents, qui apparaissent aussi bien sur l’isotopie de « encaj » (mettre une chose dans une autre) que sur l’isotopie textile, sont : le trou et l’ajustement dont la concomitance consolide la signification ambivalente du terme en question.

Évidemment, ceci nous conduit à élaborer une structure syncrétique, en effet –selon la recherche lexique– ce qui sous-tend la dentelle (« dentelle ») est un univers sémantique composé de manière hétérogène d’un état et d’une action. L’état répondrait à un sémantisme spatial, celui des espaces pleins et des espaces vides qui nous est fourni par le trou. Quant à elle, l’action provient d’un sémantisme de l’ordre des modes du procéder. Ici l’ajuster et le relâcher s’opposent, et l’ajustement résulteraitde cet univers.

Ainsi, dans la structure élémentaire de la dentelle (« encaje »), que nous développerons plus avant, le creux sert de terme positif sur l’axe sémantique au point où le terme négatif est l’ajustement et, le trou, quant à lui, avec le désajustement, sert de contraire négatif sur l’axe des sous-contraires négatifs, axe manqué (ou raté) du point. Le trou occupe précisément cette place parce qu’il est coupure, le déchirement du tissu ou de la toile, tandis que le creux est fabriqué expressément par un manque inhérent de fils et de liens qui s’agglutinent sur le point lorsque l’ajustement serre en sens inverse. De telle façon que la relation structurelle qui est établie en et avec l’ouverture est ce qui permet de reconnaître le creux et le trou et de les visualiser, finalement, comme étant privatifs l’un de l’autre. Ainsi, en suivant la dynamique de la structure, le creux finit par être une ouverture confirmée dans sa dépendance de contrariété d’avec l’ajustement parce qu’avant tout elle s’oppose absolument au trou, couple négatif du désajustement, étant donné que tous deux constituent cette zone de neutralité textile par rapport à la dentelle (« encaje ») et se rapporteraient à d’autres tissus, mais non à celui-ci.

Note de bas de page 16 :

 Ce concept de « justesse » a été largement abordé par Denis Bertrand dans le cours de spécialisation en sémiotique intitulé « Sémiotique et axiologie. Sens esthétique et sens éthique », donné à Puebla, du 11 au 15 juin 2007, organisé par le SeS. Nous renvoyons également le lecteur à son article « La justesse », publié dans la revue canadienne RSSI, Vol. 13, Nos. 1 et 2, Université du Québec à Montréal, en 1993 et sa version en langue espagnole, « La justeza », qui intègre le dossier « Formas de vida », dans Morphé 13/14, Puebla, UAP, 1997, pp. 49-70.

Le désajustement, dans le contexte du tissu et appartenant à ce qui n’est pas de la dentelle, implique le creux. La fonction du désajustement est de retirer le creux du contrôle de son couple, l’ajustement, qui est en fait son contraire absolu. De la même manière, et comme nous le voyons sur la partie droite du modèle de représentation, le trou présuppose un ajustement qui a consolidé un point ; le même point que, par définition, casserait le trou. Ainsi, le désajustement et le trou, étant les qualités de ce qui en aucune façon constituerait une dentelle (« encaje »), la constituent en négatif : ils font surgir positivement la dentelle (« encaje ») dans la confirmation des qualités du point qui la tissent : le creux et l’ajustement. Le point de la dentelle résulte être, alors, un juste milieu entre le creux et l’ajustement et c’est pourquoi le travail de la dentellière ne serait autre qu’une « justesse », pour utiliser un terme que nous devons à Denis Bertrand16.

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Le creux, quant à lui, contribue à l’ouverture en étant la vacuité elle-même, l’espace vide dans un corps enlacé. Une fois le creux effectué, quelque chose peut ou non y passer, mais ceci est indépendant de l’état de vacuité qui pré-existe et qui subsiste égal à lui-même parce qu’il est constitutionnel de la dentelle (« encaje »).

Et nous pouvons maintenant dire qu’en réalité le creux n’est pas la conséquence de l’ajustement, tel que nous pourrions l’avoir considéré précédemment –en essayant de décrire le processus de fabrication– mais qu’il en est la résonance accordée dans le fuseau de bois de buis. Et comme il en va normalement avec le son, qui, par effet de réflexion, reçoit un effort qui l’opaque, ainsi l’ajustement finit par être moins prépondérant que le creux étant donné qu’en terme de dentelle (« encaje ») la vacuité a la primauté. C’est pourquoi sur le carré sémiotique précédent, nous avons circonscrit le creux pour le détacher et c’est pourquoi nous l’avons placé à l’endroit conventionnellement prévu pour le point de démarrage, le terme positif. Ainsi, depuis le point de vue de la perception de la dentelle (« encaje ») déjà confectionnée, ce qui la distingue c’est le creux, et ceci nous persuade qu’il en est à l’origine. Nous pouvons alors dire que le creux et la vacuité qu’il représente, est l’instance ab quo, tout en restant l’instance ad quem, selon où se pose notre regard.

En effet, si nous pensons à la dentelle (« encaje »), quelle qu’elle soit, ce qui nous vient d’abord à l’esprit, c’est ce creux qui n’est pas un trou et que le regard peut ou non traverser. Le creux qui est un déracinement des fils qui s’incorporent délicatement autre part, le creux qui peut ou non faire voir ce qui est au fond, parce qu’il peut ou non y avoir un fond, et par conséquent rien sur lui ; qui peut suggérer simplement un autre côté de la réalité, un autre aspect des choses ou l’éternelle possibilité du vide.

La primauté du creux sur l’ajustement est également due au fait qu’étant un état de vacuité face à l’action de l’ajustement qui additionne toujours des fils, des mouvements, des liens et des relations entre ses éléments, le creux manifeste une intensité qui peut toujours survenir depuis la vacuité vers l’ajustement même et de là au point, enlacé et attaché, c’est-à-dire là où la vacuité est supposée ne pas exister et à partir d’où elle est mise en perspective.

En conséquence, le creux fait de la dentelle (« encaje ») non seulement une superficie qui montre et cache à la vue ce qui est de l’autre côté, c’est-à-dire le voile, le filet, mais aussi une texture qui octroie à la somme des sens la promesse (la menace ?) de l’avènement de ce qui est, bien que proche, du domaine de l’au-delà : la lumière du monde à travers la passementerie du rideau, la douceur de la peau à travers les blondes de la lingerie, le bruit du pas à travers l’étroitesse de la pointe, la saveur amère et l’odeur de la peur à travers le guipure du torero dans la corrida.

Quand bien même le creux prévaut dans sa vacuité et son déracinement et s’ouvre dans son exclusion de corporéité, il continue d’être considéré comme un constituant tensif, à l’unisson avec l’ajustement, de la construction englobante de la dentelle (« encaje »). La tension qui serre le fil avec l’aiguille et pousse l’ouverture a un point d’ancrage dans le corps de la dentellière, puisque c’est celui-ci qui finalement soutient par la partie inférieure le coussin de support. La dentellière appuie sur ses genoux cette partie inférieure du coussin. Son corps sert alors de contrepoids sur le petit escalier où, par la partie supérieure, la dentellière appuie le cylindre ovale.

Alors celle-ci par son agir tend et, tout en travaillant et en transformant, elle établit le lieu de l’œuvre à partir duquel se configure l’espace du tissu : le rythme entre le creux et l’ajustement qui déclenche le discours, le subjectif intérieur et l’intersubjectif extérieur : la résonance des fuseaux dans la communauté des femmes et, au-delà d’elles et par leur intermédiaire, dans la communauté plus englobante.

La dentelle (« encaje ») dans sa splendeur

Nous croyons avoir épuisé, pour le moment et jusqu’où cela nous est possible, la description de la dentelle (« encaje ») en tant qu’objet et plus encore dans son processus de constitution que comme résultat de ce dernier. Nous avons besoin maintenant de modifier le point de vue pour évaluer la dentelle (« encaje ») non seulement dans sa syntaxe interne mais aussi dans sa relation actantielle avec le sujet qui l’élabore ; et comme cette liaison se fonde principalement sur la perception, elle en établit une autre : celle qui lie le sujet opérateur, premier percevant de l’œuvre, au sujet destinataire, second percevant, dont le regard est impliqué dans la dentelle (« encaje ») elle-même. Un tel destinataire n’est autre qu’un sujet d’admiration d’un objet qui produit toujours l’effet de perfection et l’effet de ne pas avoir été élaboré par une personne de ce monde, c’est-à-dire par quelqu’un contraint par les « valeurs d’univers » qui instaurent la moyenne normale de la compétence –relative et fluctuante– entre les conditions de possibilité et les résultats d’une tâche.

Cependant, un paradoxe est produit ; en effet, bien que l’admirateur de la dentelle (« encaje ») se sente en présence du travail d’un génie –quelqu’un qui ne peut qu’être régi et évalué par l’axiologie des « valeurs d’absolu »– l’effet de sens de ce qui est fait par la main humaine devient pour lui évident, ce qui est du domaine de l’admirable. Et une telle discordance entre l’excellence au plus haut point et du travail fait à la main survient dans le même acte de perception d’un travail qui est souvent qualifié d’exquis et de délicat.

Et comme nous le savons, cette qualité est ce qui dénote l’excellence et la perfection appliquées surtout aux petites choses, au détail qui requiert de l’habileté, du soin et de l’adresse. Ce qui fait que même pour les dentelles (« encaje ») industrielles et celles qui constituent des pièces de grande amplitude, on ne cesse de reproduire et d’imiter ce que la main fait ou aurait fait, étant donné que le lieu créateur de la main dans la dentelle (« encaje ») est établi depuis le premier point, soit depuis la première dépendance entre le creux et l’ajustement.

Rendre explicites ces connexions actantielles, nous fournira une configuration plus dynamique de l’objet et une appréhension plus complexe, puisqu’à ce point la dentelle (« encaje ») sera considérée au terme du processus qui l’engendre. Et étant donné ce déploiement et cette splendeur, nous pourrons rapporter le versant sémantique encaj et affiner davantage le simili qui nous permet d’ébaucher la notion de dentelle discursive.

Note de bas de page 17 :

 Ce schéma tensif, avec les modifications propres à notre cas, prend pour modèle les diagrammes suivants : a) ceux qui apparaissent aux pages 42 et 43 de Semiótica tensiva y formas de vida, Claude Zilberberg, SeS-BUAP, Puebla, 1999 ; b) schéma de la praxis énonciative, p. 144 de Tension et signification (p. 185 de Tensión y significación), Jacques Fontanille, Claude Zilberberg ; c) schémas à la page 209  (pages 350 et 440 de Semiótica tensiva. Nota : la version espagnole est plus complète que la version française intitulée : Éléments de grammaire tensive), Claude Zilberberg; d) schémas que j’ai élaborés dans divers travaux consignés dans la bibliographie générale.

Nous avons dit que le premier percevant de la dentelle (« encaje ») est le sujet opérateur du tissu, et par conséquent il nous semble adéquat de décrire en premier lieu les relations qui s’y établissent. Pour ce faire, il est nécessaire de reprendre la structure de la dentelle (« encaje »), représentée dans le carré sémiotique présenté plus haut, pour la verser sur une autre structure ; qui est visualisée sur le schéma tensif que nous présentons ci-dessous17 :

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Comme nous pouvons le voir, la complexité de la dentelle (« encaje ») constituée par la double présupposition entre le creux et l’ajustement, dont l’état d’équilibre maximum constitue le point, est distribuée et placée d’une autre manière sur le schéma. En effet, l’horizontalité plane de l’axe des contraires dans le carré sémiotique est projetée ici dans l’angle qui bifurque vers l’intensité et l’extensité, c’est-à-dire que le modèle se spatialise en gagnant par l’axe vertical la troisième dimension, celle de la profondeur. Ainsi, le creux, qui est un état de vacuité, trouve sa place de représentation sur l’axe de l’intensité qui avance vers la vacuité et, quant à lui, l’ajustement, action qui peut être mesurée, est représenté sur l’axe de l’extensité sur lequel il s’étend.

Au sommet de l’angle, lieu de contrôle de la structure, on trouve le sujet opérateur ; nous avons décidé de le consigner directement dans le rôle actoriel dans lequel il s’investit selon les figurativisations réalisées par la culture quand elle possède ce type de tissus. D’ailleurs, selon les informations en notre pouvoir, l’art textile des dentelles (« encajes ») se réalise depuis des temps très anciens et est toujours lié aux tâches propres au sexe féminin. De telle sorte que si la fonction (de tisser) dentelle (« encaje ») a pour fonctif la dentelle (« encaje »), comme objet résultat du faire impulsé par le désir, on trouvera que sur l’autre extrême le fonctif correspondant, et avec lequel il s’associe, est celui de la dentellière. Elle occupe le point zéro des deux axes qui constituent le schéma, degré neutre d’articulation de la structure et la somme des potentialités de sa syntaxe. Ce point zéro se comporte comme le double du corps de la dentellière sur lequel elle appuie le support du tissu. De la même manière, grâce au maintien de son corps –du moins selon nos informations– elle fournit la tension aux fils et aux bois de buis. Nous dirions que tout le corps, son souffle, son inclination et son énergie, s’imprime sur le tissu bien que seule la main soit l’instrument actif qui fasse bouger les fils.

Il n’est pas difficile d’imaginer, alors, le mouvement agile de la main qui, dans la direction de l’ajustement, insert le fil dans l’aiguille, action qui a comme séquence immédiate le serrage qui assure le lien ; marqué par A sur le schéma. Ce progrès sur l’axe de l’extensité a sa consonance en A’ sur l’axe de l’intensité, ce qui signifie une coupe sur l’ouverture du creux. Ainsi, un premier point serait obtenu et assuré ; sa position sur le schéma serait E1, intersection des lignes qui unissent A et A’.

Ensuite la dentellière, ajoute un autre point, et ainsi successivement. Nous les projetterons sur l’espace tensif en E2, E3, E4, etc, avec leurs dépendances correspondantes B, C, D, etc, sur l’extensité et B’, C’, D’, etc sur l’intensité. En conséquence, E1, E2, E3, E4 et suivants, tous unis par la bissectrice deictisante, sont des valeurs positionnelles et à la fois des valeurs d’usage en tant que points tissés qui permettent, par un travail constant, l’acquisition du dernier objet de valeur et de désir de ce micro-univers : la dentelle (« encaje »)réalisée.

On peut affirmer, à partir de ce qui a été dit, que chaque valeur E1… etc, placée sur la directionnalité du sens du désir prend ancrage –tout en y étant nourri– dans les valeurs d’univers régies par la programmation de l’ajustement et dans les valeurs d’absolu mises dans la perspective du creux. Malgré ces mutuelles dépendances, la bissectrice arrive à séparer équitablement et avec une clarté méridienne deux zones du schéma :

  • Zv) la zone d’espaces vides qui représente la vacuité, ce qui constitue dans la dentelle  (« encaje ») le déracinement ou la désincorporation de la maille du métier.

  • Zp) la zone des espaces pleins, produit de la technique qui mesure et additionne, dans le degré du serrage, pour agglutiner les fils qui forment peu à peu le corps du travail, ce qui constitue l’incorporation ou les racines dans le tissu.

Comme nous pouvons le voir grâce à l’image que nous fournit le diagramme, nous sommes en présence d’une structure, d’un côté de grand équilibre tensif entre l’extensité et l’intensité, et de l’autre, d’amplification car pour la dentellière, il s’agit d’aller de son point de vue initial –moins de moins– vers sa visée –plus de plus– jusqu’à obtenir son objectif : voir son travail « parfait » (dans les deux sens : terminé et sans erreurs) afin que le regard de quelqu’un d’autre qu’elle, soit celui d’un autre sujet percevant, considère ce travail comme unique, original, beau, difficile à égaler et digne de susciter les compliments, et par extension de toute chose ou personne qui portera la dentelle (« encaje »). Cet objectif, identifiable en superficie bien qu’insaisissable en profondeur, ne rend-il pas compte de l’objet de valeur et de désir qui est à la base ? En effet, de cet autre sujet percevant, on attend la reconnaissance qui constitue l’identité, et cette reconnaissance acquiert la figure d’un jugement épistémique (il confirme l’existence) et d’un jugement axiologique (il confirme la valeur).

Avant d’en arriver aux considérations de ce second sujet de perception relié à l’œuvre réalisée, nous pouvons nous arrêter davantage sur l’objet de construction en tirant partie de la visibilité fournie par l’image du schéma. En effet, ce simulacre visuel rend évident que la dentellière, étant l’opérateur et le premier percevant, est, avant toute autre fonction, un sujet de haut contrôle (observateur et juge destinateur de la sanction épistémique et axiologique) car depuis la source génératrice qu’elle-même constitue, aucune variable n’échappe à son intelligence, sinon qu’au contraire toute possibilité vient d’elle.

Note de bas de page 18 :

 Je voudrais souligner l’image corporelle de la dentellière et surtout celle des groupes de dentellières (photographies, par exemple, que montrent les encyclopédies) où l’on apprécie, outre le visage et le regard concentré sur l’ouvrage, une légère inclinaison du dos qui trace une ligne droite transversale, non pas une courbature, à laquelle font tension et contrepoids, le giron, les jambes et les genoux, force qui a son appui   –pour s’y imprimer– dans la dentelle adossée au coussin de support.

Rien n’est laissé au hasard par sa main, savant adminicule qui met en marche le programme virtuel du modèle patron tandis que la somme des sens de son corps (et son corps même dans la posture18) lui indiquent que le processus suit normalement son cours : « même tension de fils et travail sans erreurs ni maladresses », et ensuite, au terme de ce même processus, son œil critique constate que le tissu est achevé et l’approuve : la dentelle (« encaje ») peut être présentée à un regard externe et peut entrer dans la concurrence du monde. Ce qui précède, ainsi que la symétrie observée sur le schéma, nous oblige à nous en remettre aux paragraphes précédents. En effet, ces considérations et l’image symétrique du schéma nous éclairent sur les réflexions déjà faites en ce qui concerne la constitutionalité du creux et de la dentelle (« encaje »). Certes, le creux est la vacuité gouvernée. Le sujet de contrôle a –grâce à l’œuvre qu’il réalise et de là son importance– la vacuité sous sa coupe par l’administration de la technique de l’ajustement. L’exacte proportion de ce vide dans le schéma implique de lui donner une place dans la structure, de telle façon que la menace est conjurée et l’abîme est domestiqué en un opposant positif et que l’on peut graduer. Le creux remplit ainsi sa fonction primordiale dans la totalité de l’ensemble, car il fait apparaître le sens dans l’élaboration des formes qui constituent la dentelle (« encaje ») au regard de l’autre.

Cet autre, qui serait selon les termes de ce travail le second sujet percevant, pour qui tout est prévu en suivant les règles de la tonalité esthétique, ne voit pas toujours la pièce de la dentelle (« encaje ») dans sa totalité. À moins qu’il n’aille dans les ateliers, les usines ou les lieux de vente en gros, le sujet qui est objet de la perceptivisation de la dentellière –grâce à son œuvre réalisée– trouve toujours la dentelle (« encaje ») segmentée ; il la voit en morceaux, incorporés à d’autres tissus qu’elle agrémente et, par cela même, rehausse de sa présence. Et nous récupérons à ce point le versant sémantique de « encaj » étant donné que l’ouvrage en question se trouve sur des superficies qui ne lui sont pas propres, mais mises de telle manière qu’il est naturellement incorporé à d’autres textiles inconnus. L’hétérogène bien assemblé et la superficie non compacte est peut-être l’un des facteurs qui attrapent le regard et attirent l’attention du sujet. Nous avons dit le regard et non ses yeux parce qu’on regarde avant de voir.

Dans l’acte de regarder, le sujet, avant de percevoir, admire la dentelle (« encaje ») et c’est à ce point qu’il sent qu’il s’agit d’une œuvre extraordinaire, rendue possible grâce à une compétence hors de celle des acteurs communs, tel que lui. Ainsi, le premier sujet percevant, non seulement a réussi la somme de la reconnaissance attendue, mais il l’a obtenue –par sa soif de la perfection– à un degré superlatif, ce qui suspend le jugement du second sujet percevant pour le placer face à lui et à son œuvre, en objet.

Note de bas de page 19 :

 Ce schéma (et ceux qui suivent) se base sur le schéma élaboré par Claude Zilberberg pour opposer « admiration » vs « perception » en relation avec l’objet–événement qui, dans ce travail, serait précisément la dentelle (« encaje ») face au second sujet percevant. Voir « Centralité de l’événement » (« Centralidad del evento »), chap. IV de Semiótica tensiva, op. cit. et Éléments de grammaire tensive, chap. IV, ibidem.

Effectivement, dans l’admiration, le sujet se trouve face à la dentelle (« encaje ») comme face à quelque chose d’inespéré, porteur d’une beauté inusuelle qui le conduit à un état de grand étonnement. Dans cette situation initiale de la relation du second sujet percevant avec la dentelle (« encaje »), la perception, qui est déjà une activité intelligible –raison pour laquelle sur le schéma suivant on devra se placer sur l’axe de l’extensité– est loin d’être atteinte. C’est surtout l’intensité affective qui prime sur le sujet et le laisse dans le patient état de stupeur. Le diagramme qui représente l’admiration comme condition préalable à la perception est un schéma de corrélation inverse du type « ascendant »19.

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Nous associons la stupeur au silence soudain, qui se produit en un instant qui, par sa brièveté, est presque inexistant ; dans ce silence, le sujet reste sans voix. Raison pour laquelle, dans le schéma suivant, nous signalons le silence presque au même rang où nous avions placé la stupeur dans le schéma antérieur. Le silence non seulement manifeste la diminution du sujet face à l’objet, mais encore il l’isole de la communauté ou du dialogue avec un autre sujet avec lequel il partage la présence d’une dentelle (« encaje »), soit parce qu’il la porte, soit parce qu’il l’admire.

Paradoxalement, le silence signifie la possibilité de récupération du sujet, car dans cet état de suspens, il n’y a pas de dépense d’énergie discursive. Le vecteur, dans ce cas, change de sens pour constituer un schéma, également de corrélation inverse, mais cette fois « descendant ». La direction du sens ne monte plus au maximum de l’intensité sensible mais descend vers l’extensité pour gagner du terrain sur l’intelligible. La première conquête, immédiatement après cette silencieuse prise de distance, est l’exclamation qui, restreinte en mot, est abondante en interjections, et bien qu’elle confirme l’état antérieur, elle en fournit l’élan vers la sortie. Le sujet échappe à l’abstention de la parole grâce à un contraire qui normalement en abuse : il s’agit de l’éloge, louanges envers la dentelle (« encaje ») en soi et vers qui l’a réalisée ; ainsi l’intentionnalité de perceptivisation commencée dans la dentellière et au-delà d’elle générée dans la culture, tend à se refermer tel un cercle. C’est pourquoi les louanges, bien que plus proches du percevoir que du sentir, peuvent retenir le sujet dans un état incertain qui font que celui-ci se voit dans une situation sans issue, tel un terrain marécageux qui, au lieu de le libérer de l’admiration, semblerait l’y renvoyer.

Ce qui assure définitivement le pas vers la perception de l’objet, c’est l’abandon provisoire de la verbalité pour donner lieu au rôle prépondérant de l’action visuelle, étant donné que le voir déictise la charge sémantico-affective du sujet vers la profondeur de l’objet, pousse à la focalisation et en permet le scrutin. Voir la dentelle (« encaje ») avec attention et de plus près, c’est commencer une analyse de ses éléments et de sa facture ; ensuite, la problématique du comment, ainsi initiée fait appel au voir et au toucher. Le tact reconnaît et analyse en détail ce que l’œil a capturé avec attention. Grâce à ces valeurs perceptives, toutes les conditions de l’intelligence de la dentelle (« encaje ») sont données, tandis que le sujet de perception assure, ainsi, sa place de contrôle.

Voyons à la suite, dans la figure plastique du schéma tensif, la « descente » de l’admiration vers la perception en passant par le silence, l’exclamation, l’éloge, le voir et le toucher.

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Nous disions que le toucher permet une définition plus fine de la dentelle (« encaje »), car, la vue, étant un organe possédant une grande capacité de focalisation et de cognition, semble –cependant– l’être moins que le tact. En effet, du fait de ces mêmes caractéristiques, la vue est davantage portée vers la généralisation. En revanche, le tact est particularisant et offre un autre type de connaissance de la réalité ; ce qui explique pourquoi le sujet percevant complémente presque toujours le voir par le toucher. Par exemple, la vue perçoit la dentelle (« encaje ») comme un tout homogène de signification –y compris la pièce de vêtement ou de toile où elle est insérée– et ne discrimine pas, contrairement au tact, la douce rugosité distinctive et les bords de l’union.

D’un autre côté, le voir ne donne pas toujours la certitude de l’authenticité de l’ouvrage. L’œil, comme on le sait, peut être dupé et c’est précisément de cela qu’il s’agit quand les ouvrages artisanaux de couture sont remplacés par des ouvrages industriels. En outre, les matières premières de prestige et de tradition, telles que la soie, l’or, l’argent et le coton, propres à ces textiles, peuvent être imitées et apparaître à la vue comme de véritables simulacres convaincants. En ce qui concerne le tact, il implique un jugement épistémique qu’il applique sur le relèvement que l’œil a réalisé et met en marche une activité dé-constructive de l’objet qu’il a saisi.

Ainsi, pour le sujet percevant, s’il s’y connaît en art textile, le tact est témoin de ce savoir, et par son intermédiaire, il peut reconstruire tout le processus de l’élaboration. Sa main, alors, se met en relation avec la main de la dentellière au travers l’empreinte qu’elle a laissée sur son ouvrage, peu importe le temps historique passé ou l’espace géographique qui pourrait les séparer : les mains, d’un côté comme de l’autre du processus de perception, se touchent sur la dentelle (« encaje »). Et au contraire, si le sujet percevant n’est pas un spécialiste de l’art des dentelles (« encajes »), il ne peut pas reconstruire le développement du travail qui a abouti à la pièce qu’il a entre ses doigts en cet état de splendeur ; néanmoins, il peut en apprécier la beauté étalée devant ses yeux et jouir du voir et du toucher. Sa main, peu instruite mais compétente dans l’affect, touche aussi par l’intermédiaire de la dentelle (« encaje ») cette autre main, savante et travailleuse.

Entre le voir et le toucher, le sujet récupère la discursivité verbale, mais pas seulement pour s’exprimer par ce moyen –qui avait été suspendu pour laisser la place à un moyen d’intériorisation : l’observation visuelle. Il s’agit, dans ce cas, de l’énonciation verbale comme une forme de mémoire. En effet, en même temps qu’il voit et qu’il touche, le sujet percevant dialogue et explique ce qu’il sait et ce qu’il sent, il écoute ce qu’un autre, qui sait et sent également, dit sur la dentelle (« encaje ») et il réorganise ses perceptions. L’articulation de la parole tandis qu’il voit et qu’il touche –de même que les femmes tisseuses le faisaient pendant le processus de fabrication– déroule la dentelle (« encaje »), qui en soi est extensive, vers le paradigme de son processus constitutif tant en matière sensible qu’intelligible. Nous pouvons ici dire que la dentelle (« encaje ») textile contient l’emboîtement, du fait d’être fixée entre deux segments de tissu et du fait d’ouvrir vers la profondeur une concomitance sans fin.

La discursivité perceptive, quant à elle, dans son propre parcours, provoque à nouveau l’admiration du sujet, non plus seulement par l’intensité affective, mais par la tonalité esthétique. Nous voulons dire par cela que le sujet, ayant cessé d’être objet –de son propre sentiment d’admiration face à la beauté et face à l’objet qui la porte– pour être à proprement parlé un sujet de perception, a réalisé un parcours intelligible qui va des opérations de tri à celles de mélange. Ce parcours fournit au sujet des raisons pour que l’admiration trouve ses fondements et en parallèle l’affect devient moins tonique. En compensation, cette tonicité diminuée en un sens, gagne dans l’autre, et à partir de là, en connaissance de cause, l’admiration devant l’œuvre merveilleuse de la dentelle (« encaje »), commence à remonter. C’est ce que nous pouvons représenter sur le schéma suivant de corrélations converses :

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La directionalité pointe, alors, vers un « sentir à nouveau » l’admiration, après avoir fait l’expérience de la perception qui, comme nous avons essayé de l’exposer, est un ensemble très complexe de phases successives et alternées. Dans ces phases, le sujet-même de perception se transforme, en souffrant différents états qui le font réagir et il peut établir différentes relations avec l’objet perçu (qui devient pour lui-même sujet) et avec d’autres sujets qui peuvent éventuellement se convertir en objets. Dans ce processus, la dentelle (« encaje ») se fait une place dans la mémoire, qu’elle modifie et réactive en établissant des consonances et résonances. La seconde admiration, très différente de la première, transforme la perception en un présupposé qui inclut le premier sentiment d’où elle part. L’admiration initiale est donc impliquée dans la seconde qui, quant à elle, serait un redoublement de la première admiration. C’est ce que nous montre le schéma ci-dessus.

La tonalité esthétique comprend, d’un côté, la tonicité (tonique vs atone) sur le plan de l’expression, au moyen duquel la dentelle (« encaje ») paraît et apparaît sous l’égide de la perfection en son double sens ; et, de l’autre côté, une sorte de consonance et de résonance sémantico-affective sur le plan du contenu. Ainsi, la tonalité esthétique estompe la splendeur de la dentelle (« encaje ») en une « situation dentellière (« encajística ») englobante, de l’objet et des sujets de perception engagés, où l’admiration résulte être un enrichissement de la valeur octroyée par le sujet et non l’obligation de la diminution du sujet face à la dentelle.

Moyennant la tonalité esthétique, nous nous trouvons de nouveau face à l’ajustement que nous pouvons qualifier d’intersubjectif parce qu’il s’agit d’une relation entre sujet/objet où –comme nous l’avons vu– les rôles peuvent être invertis et le sujet peut prendre la place de l’objet, de même que l’objet peut prendre la place du sujet, mais cet ajustement n’est plus ni un régime (primauté du sensible) ni une technique (primauté de l’intelligible) mais plutôt une sorte de combinaison. Dans la combinaison de l’ajustement, l’objet se constitue petit à petit, sur une programmation sous-jacente et sous la présence subjective qui le prépare –avec des risques– comme un « objet-événement » pour faire son apparition devant une autre présence subjective.

Dans la combinaison de l’ajustement, les sujets s’adaptent entre eux parce qu’ils sont toujours mis à la place de l’objet, lieu dont ils veulent sortir, du fait de sa trop grande proximité du creux qui grandit en relation inversement proportionnelle à l’ajustement.

Le discours comme une dentelle (« encaje »)

Au terme de ces considérations de caractère hypothétique, nous pouvons dire que l’observation d’un objet du monde naturel nous a permis de construire une figure complexe qui se prête parfaitement à être érigée en un modèle de représentation aux propriétés sémiotiques.

Une fois construit le simulacre de dentelle discursive (« encaje discursivo »), on note qu’en réalité le discours se comporte toujours, et se montre, comme un tissu de mailles qui peut être décrit selon deux traits : /creux/ et /ajustement/, que le même terme d’ « encaje » (« dentelle ») supporte dans la langue espagnole en réunissant de manière concomitante deux versants sémantiques différents.

Ainsi, si nous considérons le discours comme un objet de dentelle (« encaje »), nous pouvons dire qu’il est soutenu par une structure élémentaire et génératrice de caractère syncrétique qui se compose en effet de deux ordres hétérogènes : d’un état, qui produit le creux et d’une action qui produit l’ajustement, plus précisément : la technique de l’ajustement. Une telle organisation, centrée sur le corps du sujet et réalisée par celui-ci, bien qu’elle suive les règles d’un modèle ou patron de fond, est toujours menacée par les risques inhérents au hasard ou les erreurs que même la volonté de bien faire ne peut éviter. Le désir de compléter ce que le sujet fait –aussi bien le discours en soi, que le discours pour le regard ou l’écoute de l’autre– et le désir du sujet de se compléter lui-même dans son discours, compromettent une éthique (contenue dans l’axiologie communautaire) que les formes du sensible transforment en une intelligence esthétique.

Si l’on considère alors le discours comme un événement dentelle (« encaje »), soit comme tout un phénomène de la perception qui inclut le sujet qui perçoit et le sujet qui fait percevoir, la structure élémentaire qui le représente est de caractère tensif. Ainsi, une dentelle (« encaje ») sémio-discursive se présente avec l’aura d’une tonalité esthétique comme un objet digne d’être admiré. La caractéristique décisive de ce discours est l’admiration qui devient une condition antérieure à la perception. Pour ce faire, le plan de l’expression du texte, où un tel discours-événement se manifeste, acquiert une grande prépondérance et montre une surface non compacte bien qu’assemblée avec une maîtrise hors du commun. C’est ce qui est perçu –suite à une certaine stupeur– comme un espace fait de zones vides et de zones pleines, superficie qui provient, comme nous l’avons dit, d’un processus génératif qui opère par combinaison et qui produit un déracinement et une racine d’éléments constitutifs. Et tandis que cette propriété : incorporer d’un côté pour désincorporer de l’autre, est mieux appréciée sur l’axe de l’extension, elle se projette, de la même manière, en profondeur, produisant l’effet d’un abîme qui s’engouffre dans le vide. Cependant, l’équilibre tensif –de la dynamique constitutive et l’opposition des deux zones contraires qu’une telle dynamique donne pour résultat– offre l’impression référentielle de la vacuité contrôlée dans une embrasure : le creux qui seulement représente la vacuité et qui fait voir à sa place, de nullité absolue, d’autres représentations en perspective.

Bien que nous ayons dit que le discours en général peut être considéré comme un tissu de mailles fait pour être admiré, cette affirmation, bien entendu, ne s’applique pas toujours dans la totalité des cas et pas non plus toujours de la même façon. Tout est question de dominances. De toute manière, nous pourrions avancer que : le fait de se construire comme une dentelle (« encaje ») avec l’intentionnalité de se montrer comme telle, est une propriété inhérente à tout phénomène sémiotique, une sorte de compétence à laquelle a recours la dynamique discursive-même par une nécessité impérieuse qui, selon son intensité, rend plus ou moins tonique cette ostentation. Insaisissable nécessité du discours (loi inaccomplie de la reconnaissance ?) pour faire de son destinataire un admirateur : sujet autre, sujet de passion, objet enfin dans la fonction actancielle, sujet qui, par cette même admiration, est mis à l’épreuve, dans son affect et sa qualité de discernement.

Traduction par Dominique Bertolotti

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