La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique

François Rastier

https://doi.org/10.25965/as.1640

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Mots-clés : linguistique, sémantique

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Texte intégral

Les sciences du langage, si elles ne veulent pas dépasser leur compétence et empiéter épistémologiquement sur le terrain de la philosophie, ce qu'elles ne doivent pas faire, sont obligées de s'arrêter et de se taire, une fois leurs limites atteintes, et c'est vite fait.
Georges Kalinowski, Sémiotiqueet philosophie

Cette étude prolonge un article paru dans Hommage à Bernard Pottier (Paris, Klincksieck, 1988, t. II, pp. 671-686). Voici, en bref et pour faciliter l'intelligence de ce qui suit, l'essentiel du propos initial. La tripartition sémantique/syntaxe/pragmatique, reprise de Morris et Carnap, joue un rôle fondamental pour la sémantique vériconditionnelle et la pragmatique d'aujourd'hui. Ainsi, Montague la prend-il pour point de départ; Anscombre et Ducrot la déclarent inattaquable. Or cette tripartition convient peut-être aux langages formels, mais non aux langues. En linguistique, elle conduit (i) à une division de l'objet (en signes référentiels opposés aux signes pragmatiques) et (ii) à une division de la théorie sémantique : la sémantique vériconditionnelle et la pragmatique rivalisent cordialement pour traiter du sens, tout en se déléguant mutuellement les problèmes qu'elles ne peuvent résoudre. Enfin, elles ne peuvent produire de sémantiques spécifiques à des langues déterminées, car elles procèdent de la philosophie du langage, et prennent pour objet le langage mais non les langues.

I. La triade et la tradition

Revenons ici aux fondements de la tripartition, et précisons pourquoi la philosophie du langage ne pouvait concevoir une sémantique spécifique aux langues naturelles. Cela tient en tout premier lieu au modèle de la signification linguistique sur lequel se fonde la tradition philosophique occidentale dominante. Sans prétendre à plus qu'indiquer des points de repère, voici quelques données qui seront utiles pour retracer la généalogie du modèle triadique de la signification linguistique, puis celle de la tripartition syntaxe/sémantique/pragmatique.

1. Le texte principal en la matière est sans nul doute le début controversé du Perl hermeneias d'Aristote (cf. Hans Arens, Arlstotle's Theory of Language and its Tradition, Amsterdam, Benjamins, 1974) : «La parole est un ensemble d'éléments symbolisant les états de l'âme, et l'écriture un ensemble d'éléments symbolisant la parole. Et, de même que les hommes n'ont pas tous le même système d'écriture, ils ne parlent pas tous de la même façon. Toutefois, ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l'âme qui, eux, sont identiques pour tous les hommes; et ce que ces états de l'âme représentent, ce sont des choses, non moins identiques pour tout le monde» (1,16 a, 3-8).

Le commentaire de Boèce, mille fois repris, retient que «trois facteurs, dit-il [ Aristote ] , interviennent dans tout entretien et toute discussion : des choses, des pensées (intellectus), des paroles (voces). Les choses sont ce que notre esprit perçoit et que notre intellect saisit. Les pensées, ce moyennant quoi nous connaissons les choses-mêmes. Les paroles, ce par quoi nous signifions ce que nous saisissons intellectuellement; «(In librum Aristotelis de interpretatione libri duo, in J.-P. Migne, éd., Patrologiae cursus completus, t. XLIV, p. 297). Thomas d'Aquin insistera à son tour, dans son In Aristotelis Peri hermeneias, sur le fait qu'il convient de voir dans les «passions de l'âme» des conceptions intellectuelles. Les pensées sont alors des réalités logiques et non psychologiques.

2. Un modèle triadique comparable a été utilisé par les philosophes médiévaux, comme l'atteste l'adage scolastique vox significat mediantibus conceptibus. Thomas d'Aquin interprète ainsi Aristote : «II convient de dire que, selon le Philosophe, les paroles sont les signes des pensées et les pensées des similitudes (similitudines) des choses. D'où il suit que les paroles se réfèrent aux choses désignées moyennant les concepts» (Somme théologique, I-ap., 2.13, a.l. resp.). Soit :

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Remarque : Chez les Modistes au moins, vox n 'est que l'aspect matériel de la dictio, qui se définit aussi par son aspect formel (ratio significandi). A la dictio s'attachent des modi significandi, qui sont corrélés aux modi Intelligendi du concept et au modi essendi de la chose. Le concept (conceptus), à la différence du dicible chez Augustin, et de l'énonçable chez les Stoïciens (lekton), n'a pas de rapport nécessaire avec le langage. Il ne s'agit pas d'un signifié. On serait alors tenté de dire que la logique était alors la seule sémantique possible, si l'étude de la signification n'avait été en fait exclue aussi bien de la logique que la grammaire (cf. Rosier, 1984, p. 41, note 4). En logique comme en grammaire, la signification correspond à la chose ; or c 'est à la métaphysique que revient l'étude des choses en tant que telles (cf. Pierre d'Auvergne, Quaestiones Porphyrii, CIMAGL, 9, 1973, p. 49 ). Enfin, pour les Modistes, la relation entre les concepts et les choses n 'est pas directe, mais médiatisée par des intentiones (ce qui leur permet de rendre compte de mots comme rien, chimère ou Dieu ).

3. Dans leur Logique (édition Desprez de 1683), Arnauld et Nicole présentent à leur tour un modèle triadique fort comparable. «Les mots sont des sons distincts et articulés dont les hommes ont fait des signes pour marquer ce qui se passe dans leur esprit» (II, 1); les idées toutefois ne sont pas attachées aux mots (cf. 1,11); et les objets qu'elles représentent sont «des choses ou des manières de choses» (11,1) soit :

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Remarque : Outre qu'il existe d'autres sortes de signes (cf. 1,4), cette triade suscite naturellement une foule de questions, touchant par exemple les mots synonymes, les idées accessoires, les manières de chose, les choses absentes, etc. Dans les grammaires générales jusqu'aux idéologues, le débat principal portera sur la nature et surtout l'origine des idées. Les Messieurs y prennent part dans leur Logique, en repoussant l'opinion de Gassendi, qui commençait la sienne par cette proposition : Omnis idea ortum ducil a sensibus. A la suite de Condillac, Tracy affirme dans ses Eléments d'Idéologie que le mot, l'idée et la chose consistent en diverses sortes de sensations, mais le modèle triadique de la signification demeure présupposé.

Note de bas de page 1 :

 Par exemple chez Frege, où ses sommets se nomment Zeichen, Sinn et Bedeutung : «il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et qu'on pourrait appeler sa dénotation, ce que je voudrais appeler le sens du signe, où est contenu le mode de donation de l'objet» (1971 [ 1892 ] p. 103 ; trad. Imbert).

4. On pourra suivre cette triade jusqu'à l'époque contemporaine1. Avant tout, les quelques prélèvements historiques que nous venons de faire devront être mis en perspective. Les anciens, les médiévaux et les classiques ne sont pas les précurseurs de la sémiotique et de la linguistique contemporaines. Nous sommes seulement leurs successeurs oublieux ou ingrats. Une fois que nous les aurons reconnus, évitons de les méconnaître en nous admirant dans leurs œuvres. Chacune des anciennes théories de la signification (pour ne rien dire des modernes) procède d'exigences philosophiques et surtout théologiques que nous ne pouvons détailler ici. Aucune ne saurait alors être étudiée isolément, sans tenir compte de ces déterminations. Si donc nous avons opéré ces prélèvements, ce n'est pas pour le plaisir de remonter au déluge, mais pour souligner la stabilité remarquable de la triade, qui à travers mille débats et remaniements structure l'espace problématique d'une tradition.

II. De la triade au trivium

1. Le modèle de Peirce, sur lequel se fonde la tripartition sémantique/syntaxe/pragmatique, reprend essentiellement le dispositif triadique (cf. Deledalle, 1978, p. 229). On a :

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Note de bas de page 2 :

 La typologie peircienne des interprétants est fort riche, et nous ne pouvons la détailler ici.

Note de bas de page 3 :

 J'emprunte cet exemple à Deledalle, 1978, p. 229.

Le representamen est «le signe en tant qu'il se présente et que l'interprétant renvoie à l'objet qu'il représente» (Deledalle, 1979, p. 23). L'objet est «tout ce [ ... ] à quoi l'interprétant renvoie le representamen. Le terme 'réfèrent' pourrait lui convenir» (ibid., p. 22). Enfin, l'interprétant est le «signifié propre du signe» (cf. Peirce, 1960, 5.473-475) ; notamment, l'interprétant immédiat2 a toutes les fonctions du concept saussurien (cf. Deledalle, 1979, p. 46; Greenlee, 1973). En d'autres termes, le representamen peut être l'image sonore ou visuelle d'un mot (ex. Grenade); l'interprétant, l'image «mentale» associée ('ville'); l'objet, qui peut être «réel, imaginable, ou inimaginable» (Peirce, 1960, 2.230) serait alors tout simplement la ville de Grenade3.

Bien qu'il présente cette triade comme la forme authentique de la Tiercéité (cf. 1960, 8.332), Peirce lui adjoint une quatrième notion, le fondement (1960,2.228) :

Un signe, ou representamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. Il tient lieu de cet objet, non sous tous rapports, mais par référence à une sorte d'idée que j'ai appelée quelquefois le fondement du représentâmes II faut comprendre Idée ici dans une sorte de sens platonicien, courant dans le langage de tous les jours; je veux dire dans le sens où nous disons qu'un homme saisit l'idée d'un autre homme : où nous disons quand un homme se souvient de ce qu'il pensait quelque temps auparavant, qu'il se souvient de la même idée, et où nous disons, quand un homme continue à penser à quelque chose - ne serait-ce qu'un dixième de seconde, dans la mesure où la pensée continue à être cohérente pendant ce laps de temps, c'est-à-dire à avoir un contenu semblable - qu'il a la même idée, et que cette idée n'est pas à chaque instant de ce laps de temps une nouvelle idée.

2. Puis, par un biais que je lui laisserai exposer, Peirce fonde sur cette paradoxale triade une division de la sémiotique en trois branches (1960,2.229) :

Du fait que tout representamen est lié à trois choses, le fondement, l'objet et l'interprétant, la science de la sémiotique a trois branches. La première est ce que Duns Scot appelle la grammatica speculativa. Nous pouvons l'appeler la grammaire pure. Elle a pour tâche de découvrir ce qui doit être vrai du representamen utilisé par toute intelligence scientifique pour qu'il puisse recevoir une signification. La seconde est la logique proprement dite. C'est la science de ce qui est quasi nécessairement vrai des representamina d'une intelligence scientifique pour qu'ils puissent valoir pour n'importe quel objet, c'est-à-dire pour qu'ils puissent être vrais. Disons que la logique proprement dite est la science formelle des conditions de la vérité des représentations. La troisième, suivant la manière dont Kant conserve les vieilles associations de mots quand il cherche une nomenclature pour de nouvelles conceptions, je l'appelle la rhétorique pure. Sa tâche est de découvrir des lois grâce auxquelles dans toute intelligence scientifique un signe donne naissance à un autre, et en particulier une pensée produit une autre pensée.

Dans la distinction entre grammaire pure, logique, et rhétorique pure, on aura reconnu une reformulation explicite et novatrice du trivium, division inférieure et primordiale des septs arts libéraux : grammaire, logique et rhétorique.

Remarque : Le regroupement de l'arithmétique, de la musique, de la géométrie et de l'astronomie remonte au moins à l'Introductio arithmetica de Nicomaque de Gerasa (IIe s. ap. J .-C. ). Si le regroupement de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique a tardé à être institué, en raison sans doute de la disparité de leur statut social, les affinités théoriques de ces trois disciplines ont été souvent évoquées dans l'Antiquité. Voici comment les Scolies de Denys le Thrace (malheureusement de date inconnue) présentent leurs objectifs respectifs : La fin de la dialectique est la vérité ; la fin de la rhétorique est la persuasion ; la fin de la grammaire est la compréhension du logos, c'est-à-dire l'explication de ce qu'il signifie et comment (Hilgard A., éd. Grammatici graeci, Hildesheim, Olms, 1965, IV, p. 115). La théorie des arts libéraux qui fit autorité pendant le Moyen Age est exposée par Martianus Capella (actif entre 410 et 439) dans son De nuptiis Mercurri et Philologiae. Mais le trivium ne reçut son nom qu'au Vile siècle, semble-t-il. Un vers mnémotechnique le présentait ainsi : Gram. loquitur : Dia. vera docet ; Rhe. verba ministrat. Peirce conserve cet ordre dans son exposé. Il emploie logic et non dialectics, mais on sait qu'au Moyen Age logica et dialectica étaient parasynonymes.

3. Sur la base de la théorie de Peirce, Morris procède en deux temps. En premier lieu, se référant à «une tradition qui remonte aux Grecs» (1971, p. 19), celle-là même que nous avons évoquée, il distingue «trois composants dans la sémiosis, qui peuvent être appelés, respectivement, sign-vehicle, designatum, et interprétant» (ibid. ). Soit :

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Note de bas de page 4 :

 Cette substitution subreptice lui valut de la part de Dewey une jolie volée de bois vert (cf. Peirce's Theory of Signs, Thought, and Meaning, The journal of Philosophy. 14 février 1946).

II ajoute toutefois : «l'interprète (interpréter) peut être inclus en qualité de quatrième facteur» (ibid.). Puis, deux pages plus loin, et sans autre justification, il trace ainsi sa célèbre tripartition, en remplaçant l'interprétant par l'interpréter 4 :

Dans les termes des trois corrélats (sign-vehicle, designatum, interpréter) de la relation triadique de sémiosis, un certain nombre d'autres relations dyadiques [ sic ] peuvent être abstraites pour être étudiées. On peut étudier les relations entre les signes et les objets auxquels ils sont applicables. Cette relation [ sic ] sera appelée la dimension sémantique de la sémiosis, symbolisée par le signe «Dsem»; l'étude de cette dimension sera appelée sémantique. Ou encore, le sujet d'étude peut être la relation des signes aux interprètes. Cette relation sera appelée dimension pragmatique de la sémiosis, symbolisée par "Dp", et l'étude de cette dimension sera appelée pragmatique [...]. La troisième dimension (qui relie le signe aux autres signes) sera appelée la dimension syntactique de la sémiosis, symbolisée par 'Dsyn', et l'étude de cette dimension sera nommée syntactique (1971, pp. 21-22).

Soit :

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Ce dispositif entraîne deux conséquences majeures : (a) L'interprétant qui chez Peirce comme chez Morris aux pages précédentes tenait lieu de signifié disparaît tout à coup. Par une réduction sans précédent, la sémantique n'étudie plus alors que des relations entre des expressions et des objets, (b) Pour la première fois dans l'histoire, le trivium se trouve apparié au modèle triadique de la signification. A chacun des pôles de la triade remaniée est associée une de ses disciplines : sign-syntactics, designata-semantics, interpreter-pragmatics.

Par rapport au trivium remanié par Peirce, on note ces changements : (a) La grammaire pure devient la syntactique, ce qui paraît une restriction. Mais on sait que pour beaucoup de linguistes contemporains, les grammaires se réduisent bien souvent à des syntaxes, et notamment des syntaxes formelles, qui comme la syntactique de Morris sont indépendantes de la sémantique et ne traitent que des relations entre signifiants, (b) La logique proprement dite devient la sémantique. Ici encore, rien de surprenant, car il s'agit d'une sémantique logique extensionnelle, traitant des rapports entre les signifiants et les objets, (c) La rhétorique pure devient la pragmatique.

Note de bas de page 5 :

 Pour les performatifs, voir par exemple chez Thomas d'Erfurt et Duns Scot la distinction entre acte signifié et acte exercé (à propos des mots dont l'énonciation accomplit un acte); ou chez Thomas d'Aquin les réflexions sur la transsubstantiation de l'hostie : quand l'officiant prononce Hoc enim est corpus meum. a-t-elle lieu au début ou à la fin de la phrase ?

Cette substitution révélatrice rappelle, s'il en était besoin, que des problèmes débattus aujourd'hui en pragmatique sont apparus aux origines de la rhétorique. Prenons l'exemple des actes de parole. Protagoras classait déjà les phrases en questions, réponses, commandements et vœux. Les stoïciens, pour qui la rhétorique n'était encore qu'une partie de la logique, distinguaient, parmi les lekta complets, les ordres, les interdictions, les doutes, etc. (cf. Sextus Empiricus, Aduersus Mathematicos, 8.71-73; Diogène Laërce, V, 65-68). Il ne s'agit pas là d'un classement syntaxique, car un même énoncé pouvait véhiculer plusieurs de ces actes, si l'on en croit du moins Plutarque : «Ils prétendent que ceux qui formulent une interdiction disent une chose, en interdisent une autre, et en ordonnent une troisième» (Sur les contradictions des Stoïciens, 1037 d). Bref, comme Colomb l'Amérique ou Fillmore les cas, Austin a sans doute été le dernier à «découvrir» les actes de langage5.

4. Bien entendu, la pragmatique n'est pas un simple substitut de l'ancienne rhétorique. Alors que la sémantique (logique) et la grammaire ont connu jusqu'à nos jours une remarquable continuité, la quasi-disparition de la rhétorique au siècle dernier laisse place à deux disciplines «nouvelles», qui se partagent quelques-unes de ses dépouilles.

a) La poétique traite du discours littéraire, de ses figures et de ses genres; comme elle reste, hélas, séparée académiquement et scientifiquement de la linguistique, elle ne nous retiendra pas ici.

b) La pragmatique linguistique reprend et déplace la problématique de la rhétorique dans deux de ses domaines majeurs :

(i) La théorie des actes de langage traite des phénomènes naguère classés dans les figures non tropes.

(iii) La théorie de l'argumentation traite de l'éloquence, mais déliée de ses genres (d'où des prétentions universalistes voire fondationnelles; cf. e.g. Anscombre : «l'argumentation doit figurer dès le niveau le plus profond de la description sémantique», 1985, p. 343). Ces précisions permettent de mieux comprendre la généalogie de la tripartition sémiotique, au-delà des variations terminologiques :

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Note de bas de page 6 :

 Notamment, l'ordre strict établi par les Stoïciens se trouve conservé. Pour eux, en effet, « l'analyse du signifiant [ c 'est-à-dire la grammaire - F. R. ] précède celle du signifié [ c'est-à-dire la dialectique ] parce que la langue est d'abord une forme, et la rhétorique vient après la dialectique parce que l'analyse des formes développées de la langue, dans l'éloquence, suit celle des formes qui sont seulement suffisantes à l'expression scientifique des choses» (Baratin et Desbordes, 1981, p. 48). Aujourd'hui un ordre tout aussi strict règne entre syntaxe, sémantique, et pragmatique; cela, aussi bien dans les théories génératives que dans les théories interprétatives. La conception formaliste du langage donne naturellement la précellence à la syntaxe; la hiérarchie établie entre le sens véri-conditionnel et le sens « pragmatique » (qui le réinterprète ) suffit à faire le reste.

Dans cette tradition, une stabilité remarquable6 l'emporte, nous semble-t-il, sur des évolutions au demeurant intéressantes. Le caractère archaïque de la tripartition sémiotique - et du modèle du signe sur lequel elle se fonde - n'est pas par lui-même criticable, puisqu'il existe des archaïsmes bien fondés. Du moins, sémioticiens et linguistes gagneraient à s'interroger sur les fondements de la tripartition morrissienne, au lieu de la déclarer inattaquable. La naïveté de Morris n'apparaîtrait que mieux, comme la fragilité de sa tripartition «fondatrice». On peut même douter du bien-fondé de l'entreprise de Morris, quand il cherche à faire de la philosophie de Peirce une sémiotique scientifique. Et si la sémiotique était une science (plutôt qu'une philosophie de la signification), serait-elle pour autant fondée à tracer les divisions de la linguistique ? Devrait-elle enfin tracer ces divisions d'après un modèle de la sémiosis ? Ces questions ne sont pas seulement académiques : un peu partout dans le monde, des chercheurs en Intelligence Artificielle étagent studieusement mais non sans mal des modules syntaxique, sémantique, et pragmatique pour mettre en œuvre des systèmes de traitement automatique des langues. Ou encore, en psychologie cognitive, bien des expérimentations sur la compétence linguistique sont conçues en fonction de cette tripartition, et conduites pour la valider, car elle s'accorde à merveille avec le modularisme fodorien aujourd'hui de mise.

III. Les conditions d'apparition de la sémantique linguistique

Historiquement, la sémantique est le secteur de la linguistique qui s'est constitué le plus tard. Un indice ténu, mais révélateur : le mot linguistique apparaît en français en 1812 et sémantique en 1883 seulement; en allemand, Linguistik est attesté dès 1777, et Semasiologie (supplanté plus tard par Semantik) en 1832. Par ailleurs, si l'on reconnaît volontiers à la linguistique un objet spécifique, il n'en va guère de même, paradoxalement, pour la sémantique. Cela confirme qu'elle est encore en voie de constitution. Pour qu'elle achève de se constituer, il faut satisfaire deux sortes de conditions : (i) des conditions négatives pour établir l'autonomie relative des signifiés linguistiques à l'égard des concepts et des référents; (ii) des conditions positives, pour établir la spécificité des signifiés à l'égard des langues particulières.

1. Les conditions négatives ne peuvent être remplies si l'on s'en tient au modèle triadique d'inspiration peircienne qui sert de base à la réflexion contemporaine depuis Ogden et Richards (1923, p. 11) :

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Lyons le reformule ainsi, dans le cadre spécifique de la linguistique (1978, p. 83) :

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Cette triade aujourd'hui canonique retient l'attention à plusieurs titres :

(a) Lyons la présente explicitement comme une reformulation de la triade scolastique vox/conceptus/res, en précisant : «nous négligerons la différence entre lexèmes et expressions» (ibid.).
Ce qu'il nomme signe est donc un signifiant, tout comme le signvehicle de Morris ou le symbol d'Ogden et Richards.

(b) Lyons suit en outre Ogden et Richards en traçant une ligne pointillée à la base du triangle. Elle figure la relation qui pour Morris, Carnap, puis Montague définit l'objet de la sémantique : «La sémantique s'occupe des relations entre les expressions et les objets auxquels elles réfèrent» (Montague, 1974, p. 95). Cela s'accompagne en fait d'un affaiblissement du rôle médiateur du concept : «II est plus fréquent de dire que les expressions, mais non pas les concepts, réfèrent à des choses (ou les représentent), et nous adopterons aussi cet usage» (Lyons, 1978, p. 84). Enfin, cela a permis l'apparition d'une sémantique formelle : non qu'elle ait souvent produit des calculs formels au sens technique du terme, mais parce que dans les langues elle ne retient que les «formes» (les «expressions» ou signifiants), et non les signifiés.

(c) Le concept ne peut d'ailleurs passer pour un signifié. En cherchant précisément à distinguer la sémantique et la pragmatique, Petofi commente ainsi la triade vulgarisée par Lyons : «Le terme 'concept' a une interprétation psychologique et logique, c'est-à-dire qu'un concept est soit un objet psychique, soit un objet logique» (1974, p. 8). Cela entraîne qu'il ne saurait alors exister de sémantique proprement linguistique : l'absence du signifié en tant qu'il est distinct du concept logique ou psychologique est bien une caractéristique constante des triades inspirées par la philosophie du langage.

(d) Si l'on assimilait le concept à un signifié, ou si du moins l'on admettait que le processus de signification met en jeu des signifiés et non seulement des concepts, l'on troublerait irrémédiablement la fausse symétrie (graphique mais aussi théorique) établie entre la relation 'signe'-concept et la relation concept-référent. En effet, pour une théorie proprement linguistique, ces deux relations sont radicalement différentes, par la nature même de leur relata : que l'on assimile ou non le concept au signifié, la relation signifiant-signifïé est proprement linguistique; alors que la relation signifié-référent, médiatisée ou non par un concept, met en jeu une réalité extralinguistique.

Note de bas de page 7 :

 La persistance du nom (name ) comme signe linguistique par excellence témoigne cependant du poids de la tradition philosophique (cf. infra, V).

En fait, la distinction fondamentale entre signifié et concept est assez récente en linguistique. Elle apparaît encore timidement chez Saussure, quand il remarque : «des concepts tels que 'maison', 'blanc', 'noir', considérés en eux-mêmes appartiennent à la psychologie; ils ne deviennent entités linguistiques que par association avec des images acoustiques» (C.L.G., p. 144). Ullmann (1951, p. 69) a malgré tout tenté une impossible conciliation entre le modèle de Saussure et celui de Ogden et Richards. En reprenant la forme triadique, il remplace courageusement le concept par le signifié (sensé )7 :

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La distinction saussurienne ne prendra toutefois sa forme définitive que dans le modèle tétradique de Heger (1965) qui distingue explicitement le signifié du concept (cf. Baldinger, 1984, pour une analyse détaillée).

Note de bas de page 8 :

 On apprécie certes des ouvrages comme le Précis de sémantique française de M. Tutescu (Bucarest, Editura didactica, 1974) : il est rédigé en français, et cite maint auteur français; mais traduit jusqu'à ses exemples, il conviendrait tout autant à bien d'autres langues.

2. Venons-en aux conditions positives : pouvoir constituer des sémantiques propres à des langues particulières. Ce réquisit apparemment anodin ne va pas sans dire. Les bibliographies pullulent de phonétiques, morphologies, syntaxes et lexiques propres à diverses langues; mais les sémantiques brillent en général par leur universalité8. Elle résulte sans doute de l'universalité traditionnellement attribuée aux concepts. Et les sémantiques cognitives qui apparaissent aujourd'hui ne rompent aucunement avec cette tradition.

Rappelons en bref quels sont les principaux concepts qui permettent de rompre avec cet universalisme si contraire aux objectifs de la linguistique générale.

a) Les théories des champs sémantiques élaborées jadis en lexicologie structurale auront permis la reconnaissance théorique de cette évidence : non seulement les signifiés, mais les classes de signifiés sont relatives à des langues particulières.

Note de bas de page 9 :

 La contribution principale en la matière est bien sûr celle de Pottier. Son originalité n 'a pas toujours été comprise ; par exemple, Greimas a toujours considéré les sèmes comme des universaux. Sur le statut et la typologie des sèmes, cf. l'auteur, 1987 a.ch.I-III.

b) Dès lors, il devenait possible de franchir un pas décisif, en élaborant le concept de sème, unité relative à une langue : un sème note en effet une relation entre sémèmes au sein d'une classe définie en langue9.

c) Corrélativement, puisqu'il est relatif à une langue, le sémème rompt avec l'universalité du concept. Puisqu'il se décompose en sèmes, il rompt avec son unité. Enfin, puisque sa composition sémique varie en contexte selon les occurrences, il rompt avec l'identité à soi du concept.

Et surtout, le sémème ne se laisse pas définir par une théorie du signe. Puisqu'il se définit relativement à d'autres sémèmes (ce qui est conforme au caractère systématique des langues), il ne se définit plus au sein d'une triade isolée, relativement à un signifiant et à un réfèrent. Mieux, ce sont les relations sémiques entre sémèmes qui déterminent, aussi bien en contexte qu'en langue, les relations entre signifiés et signifiants d'une part, signifiés et référents d'autre part.

Précisons ce qu'il advient alors du réfèrent et du concept.

Note de bas de page 10 :

 Nous nous séparons ici de Frege (1971, ch. IV), qui ne traitait que la désignation au sens fort, et estimait que la signification la déterminait.

a) La référence ou désignation au sens fort reste explicitement dévolue à la philosophie du langage, fût-elle formelle. Elle n'appartient pas à l'objet de la sémantique. En revanche, lui appartient pleinement ce que Kalinowski a appelé la référence ou désignation au sens faible (1985, ch. VI). Ce type de référence n'est évidemment pas une propriété d'un signe isolé : par une typologie des isotopies génériques, on a pu montrer comment la redondance de certains sèmes induisait divers types d'impressions référentielles, cela au palier du syntagme, de l'énoncé, ou du texte (cf. l'auteur, 1987 a, ch. VII; 1989, II, ch. V). En somme, et plus généralement, c'est le sens (contextuel) et non la signification (hors contexte) qui détermine la référence au sens faible, voire au sens fort10.

Note de bas de page 11 :

 Des Grecs à Husserl, le mot garde un prestigieux passé; mais le concept qui nous occupe a été défini par Heger en 1969 (cf. aussi Pottier, 1987). Nous convenons avec Martin (1983 ) que les noèmes sont des universaux de méthode.

b) II reste trace des concepts, dans la mesure où les noèmes11 en tiennent lieu : ils sont indépendants des langues, ce pourquoi on les nomme aussi unités conceptuelles, ou encore primitives. Par exemple, quand des réseaux «sémantiques» ou des graphes «conceptuels» sont utilisés pour représenter des sémèmes, leurs liens sont étiquetés par des noèmes (indépendants par définition des langues), alors que leurs noeuds sont étiquetés par des sèmes (unités linguistiques). La distinction entre ces composants que sont les sèmes et ces primitives que sont les noèmes nous paraît indispensable (cf. l'auteur, 1987 b).

3. La sémantique linguistique est encore en voie de constitution, mais la mise en œuvre de ces distinctions institue selon nous la coupure épistémologique qui pourvoit la sémantique d'un objet spécifique, et achève ainsi la constitution de la linguistique en science. L'autonomie relative alors reconnue au contenu linguistique à l'égard de la logique, de la psychologie voire de la sociologie, n'entraîne aucunement une rupture de la linguistique avec ces disciplines : bien au contraire, elle permet des échanges fructueux, car établis sur des bases claires.

IV. Le démembrement de la triade

1. Ressaisissons en bref ce qu'apporté, par contraste avec la philosophie du langage, la problématique propre à la sémantique linguistique.

(i) Elle prend pour unités de base à analyser le contenu des signes élémentaires (les morphèmes), et non celui des mots (qui sont déjà des syntagmes). En revanche la philosophie du langage raisonne en règle générale sur des mots (cf. e.g. les stéréotypes de Putnam) et des propositions; ce qui lui interdit de constituer une sémantique véritablement fondamentale. Sauf de rares et méritoires exceptions, cette remarque s'applique bien entendu à la sémantique logique et à la pragmatique, car les mots (et encore pas tous) sont les plus petites unités qui puissent être dotées d'une référence ou d'un sens pragmatique. Mais qui dira la référence ou le sens pragmatique de morphèmes comme - t ou - s en français ? Retenons qu'alors le problème de la référence n'a plus rien de fondamental. De fait, c'est en expulsant du signe le réfèrent que la linguistique a pu commencer à constituer son objet; ce qui ne lui interdit pas de renouveler la problématique de la référence.

(ii) Ce qui advient au réfèrent advient a fortiori à son corrélat le concept : seul le contenu d'un mot (et encore pas tous) peut être assimilé ou corrélé à un concept; mais non celui d'un signe élémentaire. En d'autres termes, le sémème ne peut être confondu avec une représentation.

(iii) Si l'on convient des points précédents, triade et tripartition se périment; il suit que le rapport entre signifiant et signifié comme le rapport entre signifiés relèvent pleinement de la linguistique ; et qu'en revanche les rapports entre signifié et concept puis entre concept et réfèrent relèvent en premier lieu de la psychologie cognitive, et/ou de la philosophie du langage.

Voici, pour préciser cette conclusion, une présentation synthétique de la triade devenue tétrade, et des disciplines qui étudient les relations entre ses postes :

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Le schéma de la page précédente appelle quelques éclaircissements :

a) En redoublant symboliquement les postes signifié et signifiant, nous avons restitué une troisième dimension, conforme au caractère systématique des langues : les signes linguistiques se définissent par leurs interrelations. La sémantique ainsi conçue peut être dite différentielle, par opposition à la sémantique référentielle dont traite la philosophie du langage.

Si les signes linguistiques sont interdéfinis, les rapports des langues avec les autres réalités ne sont pas descriptibles au niveau des signes pris isolément. Bref, la partie gauche du tableau figure grossièrement le domaine de la linguistique; et la partie droite intéresse certes le linguiste, mais ne concerne pas sa discipline, à strictement parler.

b) Dans ce schéma, le mot concept doit être entendu dans son acception psychologique, mais non au sens logique. La psycholinguistique est une partie de la psychologie, non de la linguistique (nous nous rallions sur ce point à l'opinion générale).

Note de bas de page 12 :

 La philosophie formelle est une partie de la philosophie du langage. Thomason a popularisé cette dénomination, quand il a intitulé Formai Philosophy le recueil des écrits posthumes de Montague.

Note de bas de page 13 :

 Voir Kalinowski (1985, pp. 83-91) sur la synonymie de to mean et to design dans Meaning and Necessity, et sa pénétrante critique de «la méthode d'analyse sémantique du meaning sans recours à la notion de signification ».

c) Dans la philosophie formelle12, nous comprenons la sémantique de la référence dite directe. Pour Carnap par exemple, qui se rallie à la conception morrissienne de la sémiotique, quand nous «n'analysons que les expressions et leurs designata, nous nous trouvons dans le champ de la sémantique» (1975, p. 9). Les designata peuvent être des objets extensionnels mais aussi des objets intensionnels : il reste que la signification se réduit à la désignation13. Montague et ses continuateurs conservent la même perspective.

2. Comment expliquer le démembrement de la triade ? Sans prétendre répondre à cette question délicate, proposons quelques éléments de réflexion.

La triade est essentiellement une structure de médiation entre le mot et la chose, en quoi elle constitue une formation philosophique typique. La démembrer, c'est annuler la médiation, soit par la référence directe, soit plus radicalement encore en révoquant le problème de la référence. Etudions cette alternative.

Thomas d'Aquin, dans son commentaire du De interpretatïone d'Aristote tient à écarter l'hypothèse d'une référence directe : «il est impossible qu'elles [ les paroles (voces ) ] signifient directement les choses mêmes. En effet le nom 'homme, signifie la nature humaine abstraite des êtres singuliers. Il ne peut donc signifier directement un individu humain. C'est pourquoi les Platoniciens ont posé qu'il signifiait l'idée même - l'état séparé - de l'homme. Or, puisque celle-ci, en raison de son caractère abstrait, ne subsiste pas réellement, de l'avis d'Aristote, mais dans l'intellect, force était à Aristote de dire que les paroles signifient directement des conceptions intellectuelles et indirectement des choses» (In Aristotelis Péri hermeneias, § 1). Si Thomas d'Aquin fait ici cette lecture d'Aristote, c'est que l'enjeu philosophique (et théorique) est énorme : il y va du rôle des idées dans la signification. Aussi Kalinowski, logicien néo-thomiste, formule-t-il crûment ce reproche à rencontre de Carnap : «Nous nous trouvons en face d'une conception du langage qui ne connaît que les signes linguistiques et les entités; de la pensée, on ne parle pas, comme si elle n'existait pas» (1985, p. 116).

Note de bas de page 14 :

 Nous faisons ici allusion à la sémiologie saussurienne (considérée comme une extension à la linguistique générale et comparée), dont le projet n'a guère été repris, puisque les principaux sémioticiens qui se réclament de Saussure, Hjelrnslev et Greimas, ont construit des sémiotiques universelles, mais non générales .

Note de bas de page 15 :

 Voir notamment dans Montague, 1974, l'étude intitulée «English as a Formal language ».

La sémiotique morrissienne et la théorie des langages formels auront permis de nos jours de constituer une théorie cohérente (quoique erronée) de la référence directe. A la différence d'une sémiotique générale et comparée14 qui aurait permis de saisir la spécificité des divers systèmes de signes, la sémiotique universelle -se conformant à l'antimentalisme de l'empirisme logique - pense les langues naturelles à l'image des langages formels, et réduit leurs signes à des symboles. Ainsi, se trouvent-elles dépourvues de signifiés «conventionnels», coupées de leurs conditions socio-historiques, et privées de leur diachronie propre. Et quand Montague étend la sémiotique de Morris aux langues, il pose (note Thomason) que « la syntaxique, la sémantique et la pragmatique des langues naturelles sont des branches des mathématiques» (1974; p. 2)15.

Note de bas de page 16 :

 Critiquant le traitement philosophique du langage, Saussure écrit : «il est malheureux < certainement > qu'on commence à y mêler comme un élément primordial < cette donnée > des objets désignés, lesquels n'y forment aucun élément quelconque» et y voit une «tentation de ramener la langue à quelque chose d'externe» (note autographe citée par De Mauro, 1972, p. 440).

Venons-en à l'autre voie de l'alternative. Saussure écarte d'emblée la référence directe : «Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique» CLG, p. 98). La conception dyadique du signe ne constitue cependant pas par elle-même une nouveauté. Elle est attestée ça et là depuis Augustin (De dialectica, De doctrina christiana) jusqu'à l'âge dit classique et au-delà, notamment chez les lexicographes. Mais elle ne contredit pas la conception triadique du processus de signification : elle en reflète simplement l'étape initiale. En revanche, Saussure unit indissolublement sous le nom de signe les deux termes de la dyade jusqu'alors autonomes, mais sans plus relier cette dyade à quelque objet référé16. L'objet exclu du champ linguistique, le signifié se lie à d'autres relata : les autres signifiés, qui déterminent sa valeur.

Là où par la suite il ne disparaît pas, le problème de la référence se trouve déplacé. Ou bien il subit une involution radicale : ainsi chez Hjelmslev, où la dénotation est définie comme une relation entre l'expression et le contenu linguistiques, et où la réalité physique se trouve reléguée au troisième et dernier niveau d'analyse de la substance au demeurant exclue par la théorie du langage; chez Greimas, quand la référence se trouve assimilée à l'anaphore et que le réfèrent devient interne. Ou encore - c'est là notre position - le problème de référence se réduit à celui de l'impression référentielle : la linguistique peut exercer un 'droit de suite' sur le territoire d'une discipline voisine, la psychologie cognitive, pour y étudier la perception des signifiés sous la forme d'images mentales. Mais rien de plus. La philosophie du langage demeure seule à pouvoir penser ensemble les signes linguistiques et leurs référents. Si la linguistique s'est privée du problème de la référence, rappelons que cette privation, comme toute rupture épistémologique, est constituante. Saussure l'avait bien vu : «Si un objet, pouvait où que ce soit, être le terme sur lequel est fixé le signe, la linguistique cesserait immédiatement d'être ce qu'elle est, depuis (le sommet) jusqu'à (la base)» (ibid.).

Historiquement, on peut donc retracer dans les quarante premières années de ce siècle le démembrement de la triade : chez Saussure puis Hjelmslev d'une part, chez Ogden et Richards puis Morris et Carnap d'autre part.

Remarque : On pourrait y voir l'effet de la lutte alors aiguë entre la phénoménologie et l'empirisme logique. L'exclusion du réfèrent comme objet mondain s'apparenterait à la réduction husserlienne. L'élimination du concept serait liée à l'antimentalisme de l'empirisme logique. Nous n 'explorerons pas ici cette direction de recherche, car pour ce qui concerne la linguistique ces mouvements philosophiques demeurent des causes externes. Elles n 'ont agi que par l'intermédiaire de causes internes : voir par exemple comment Saussure s'appuie sur l'expérience de la linguistique historique pour récuser la problématique de la référence en reprochant aux philosophes de négliger la dimension temporelle des langues (cf. C.L.G., p. 440).

3. Le démembrement de la triade s'accompagne naturellement de l'abandon des thèses philosophiques qui l'avaient constituée et maintenue à travers les siècles. Nous en mentionnerons trois, qui touchent en particulier chacun de ces trois pôles : l'objet, le concept, puis le mot.

Note de bas de page 17 :

 Depuis sa série d'articles dans le Journal of Spéculative Philosophy en 1868. Peirce reprend à son compte l'argumentation de Duns Scot dans la controverse des universaux appliquée au mystère de la Trinité.

Note de bas de page 18 :

 On pourrait admettre, avec le Bachelard du Matérialisme rationnel, que toute philosophie use d'une fonction réaliste. En tout cas, le réalisme est une constante massive de la philosophie occidentale; nous lui devons peut être la différenciation des sciences, par la définition de leurs domaines d'objectivité.

a)Le second moment du processus de signification, qui conduit du concept à l'objet, procède d'une conception réaliste de la signification. Chez les Grecs, matérialistes et idéalistes s'opposaient déjà sur le fond d'un réalisme commun. Le réalisme platonicien s'est poursuivi dans le réalisme chrétien, comme on le voit clairement chez saint Augustin puis chez saint Thomas d'Aquin (qui ôte toute modération au réalisme d'Aristote). On sait qu'il fut objet de dogme, comme en témoigna d'abord la condamnation de Roscelin au concile de Soissons. Au demeurant, le célèbre débat entre nominalistes et réalistes n'a de fait opposé que des réalistes modérés à des réalistes intégristes. Même la philosophie d'Occam est réaliste - comme l'a relevé P. Boehner. On voit d'ailleurs mal comment, pour une religion du Livre, l'Ecriture sainte pourrait ne pas renvoyer à l'objectivité de Dieu. Dans la sémiotique moderne, le réalisme a été revendiqué par ceux qui ont perpétué la triade, et en premier lieu par Peirce, qui s'est toujours réclamé de Duns Scot en la matière17. Enfin, c'est d'abord par son réalisme militant que l'empirisme logique de Morris et Carnap a mérité le nom de néopositivisme. Ainsi, qu'il soit empirique ou transcendantal, le réalisme s'est toujours opposé à une conception proprement linguistique et non philosophique de la signification18.

Note de bas de page 19 :

 Sur la hiérarchie des langages dans le platonisme, voir Pépin, 1982, pp. 94 sq.

b) Une seconde thèse, que nous nommerons conceptiste, pose (i) que le contenu du signe est un concept; (ii) qu'en tout cas il n'est pas lié à une langue déterminée. Selon les Stoïciens, le langage et la pensée étaient suffisamment liés pour que l'on puisse admettre le caractère linguistique du signifié. En témoignent par exemple leur terminologie (notamment les couples sèmaînon/sèmainomenon, lexis/Iekton) ; leur définition du signifié; enfin leur théorie qui couple au langage extérieur (logos prophorikos) un langage intérieur (logos endiathetos ) entre lesquels Diogène de Babylone pose clairement un rapport sémantique (cf. S.V.F., III, 20, 8-9). Or, conformément à leur postulat conceptiste, les platoniciens et les chrétiens se sont ingéniés à séparer ces deux logoi, ou à scinder le second; Plotin voit dans leur rapport celui de l'image au modèle19; Porphyre nomme pensée (dianoia) le langage intérieur. Dans tous ces cas, les deux logoi deviennent autonomes.

Note de bas de page 20 :

 Cette distinction permet de concilier la diversité des langues et l'unicité du Verbe divin, dont le verbe du cœur est l'analogue. Elle conduit à une sémiotique de l'incarnation.

Ou encore, le langage intérieur se trouve scindé. Suivant peut-être Plotin, qui faisait du langage qui est dans l'âme le «porte-parole» d'un «principe antérieur» (cf. Ennéades, I, 2, 3, 27-30), saint Augustin dédouble le langage intérieur en verbe du coeur et en verbe intérieur (cf. De trinitate, X, 19). Il dit du premier : «ce mot n'appartient à aucune langue, à aucune de celles qu'on appelle langues ethniques, dont notre langue latine [...]. Une fois la pensée d'une chose connue de nous, formée, le verbe est ce que nous disons dans notre cœur : ni en grec, ni en latin, ni en quelque autre langue». En revanche, le verbe intérieur est lié à une langue déterminée20. La théorie des trois verbes est reformulée par Thomas d'Aquin : «un triple verbe se trouve chez le locuteur, à savoir ce qui est conçu par l'intellect, en vue de la signification de quoi le verbe extérieur est prononcé, et qui est le verbe du cœur proféré sans paroles (sine voce) ; ensuite le modèle du verbe extérieur, appelé verbe intérieur parce que possédant l'image de la parole; et le verbe extérieur dit verbe de la parole (verbum vocis )» (De veritate, q. 4, a. 1, r.). Si nous consentions à dépouiller abusivement la théorie des trois verbes de ses attendus théologiques, nous pourrions y voir une distinction entre le signifié (lié à une langue) et le concept (indépendant des langues).

Note de bas de page 21 :

 Wierzbicka se réfère explicitement à Occam. Nous laissons de côté les débats pourtant intéressants qui ont opposé sur le langage intérieur les psychologues proprement dits (notamment Watson, Mueller, Bekhterev, Goldstein, Vygotsky).

Note de bas de page 22 :

 Au M.I.T., la dissidence va rarement très loin. Ici, Jackendoff se borne a admettre une définition psychologique (et non plus logique ) du concept, dans un effort pénible pour abandonner la théorie logique de la référence.

Note de bas de page 23 :

 Ils font bon marché de la plasticité organique du cerveau, et des résultats récents sur son épigenèse (cf. l'auteur, à paraître, ch. 9 ).

On trouve par la suite mainte théorie du langage intérieur (cf. e.g. la lingua mentalis chez Occam) mais nulle part à notre connaissance cette distinction ne sera clairement formulée, en vertu sans doute du postulat conceptiste. Chez nos contemporains, ce postulat s'exprime nettement dans la théorie cognitiviste d'un langage intérieur délié des langues : cf. le mentalais selon Fodor voire Wierzbicka (Lingua mentalis, 1980)21. En règle générale les cognitivistes intégristes se refusent à reconnaître le sémantisme spécifique des langues. Jackendoff, linguiste pourtant dissident 22, justifie cela par l'équation sommaire semantics is cognition (cf. 1983, p. 19, et ch. VI : «Semantic structure is conceptual structure»). Et selon les cognitivistes, rien n'est plus universel que la cognition23. Dans leur pensée peu dialectique, l'universalité présumée de l'appareil cognitif paraît même en l'occurrence plus contraignante que celle de Dieu pour saint Augustin.

Note de bas de page 24 :

 A l'exception glorieuse d'Epicure, dans sa Lettre à Hérodote. 75 : «la nature même de chaque homme, dans chaque peuplade, éprouvant des sensations particulières et recevant des impressions particulières, émettait d'une façon particulière l'air façonné par chacune de ces sensations et de ces impressions, ce qui a fait apparaître en définitive des différences correspondant à la différence des sites de chaque peuplade ».

Note de bas de page 25 :

In Aristotelis De interpretatione, 16 a. Il ajoute, à propos du concept : «le reflet diffère du symbole dans la mesure où le reflet veut représenter le plus possible la nature même de la chose, et qu 'il n "est pas en notre pouvoir de le transformer [ ... ] tandis que le symbole ou signe - car le Philosophe emploie pour lui l'un et l'autre nom - est totalement en notre pouvoir, puisqu'il ne tire son existence que de notre invention » (ibid. ).

Note de bas de page 26 :

In primum librum Perihermeneias quaestiones, éd. Vives, t. I, p. 547.

Note de bas de page 27 :

 « Par concept on entend toute idée, toute pensée ou toute construction mentale au moyen de laquelle l'esprit appréhende les choses ou parvient à les reconnaître. Comme nous l'avons vu, dans l'analyse traditionnelle de la signification , les concepts ont un rôle d'intermédiaire entre les mots et les objets. Nous avons dénommé l'objet que signifie un mot son significatum. Nous appellerons signification le concept médiateur, et nous dirons que ce qu'un mot signifie directement est sa signification et ce qu'il signifie indirectement est son significatum. Dans de nombreuses théories sémantiques modernes, on fait la même distinction en appelant le concept le 'sens' du mot et l'objet 'la chose désignée'» (1978, p. 93).

Note de bas de page 28 :

 Ce platonisme d'ailleurs appauvri était resté inaperçu dans ses écrits antérieurs, bien qu 'il y soit sensible.

Note de bas de page 29 :

 A l 'exception parfois de Wilks.

Note de bas de page 30 :

 Pour un développement, cf. l'auteur, 1987 b.

L'universalité du langage mental n'est que la rançon de l'universalité du concept. En effet le concept est délié des langues en vertu du postulat réaliste : il a pourrait-on dire une fonction de représentation, mais non de signification. C'est le mot qui signifie le concept, lequel représente l'objet. Comme l'objet, idéal ou matériel, est présumé universel, le concept l'est également, à la différence du signe. Cette thèse est nettement formulée par Aristote : «Ce que la parole signifie immédiatement, ce sont des états de l'âme qui, eux, sont Identiques pour tous les hommes, et ce que ces états de l'âme représentent, ce sont des choses non moins identiques pour tout le monde» (De l'interprétation, 16a, nous soulignons). Elle sera généralement reçue24. Ammonius la commente ainsi, en nommant (comme plus tard Thomas d'Aquin) concepts les états ou affections de l'âme : «Aristote soutient que les choses et les concepts sont par nature, tandis que les mots sonores et les caractères écrits sont par convention, et non par nature»25. Sans s'écarter beaucoup de saint Thomas, Duns Scot utilisera la notion augustinienne de signe naturel pour rendre compte de cette disparate et caractériser la fonction de représentation des passions de l'âme (devenues concepts). Elles seraient les signes naturels des choses signifiées « parce qu'elles sont chez tous uniformément signifiées et signifiantes et que ce qui est propre à la nature est le même chez tous; en revanche, les signes écrits et les signes oraux ne sont pas des signes provenant de la nature parce qu'ils ne sont pas les mêmes chez tous en tant qu'ils signifient ou sont signifiés»26. Apercevant la difficulté, notre subtil franciscain ajoute : «les passions ne sont pas les mêmes chez tous en elles-mêmes (in se ), mais en tant qu'elles sont des signes des choses» (ibid. ). (Ce qui frappe par contraste chez les sémanticiens contemporains qui conservent le modèle triadique de la signification, c'est précisément leur aveuglement devant cette difficulté. Par exemple, Lyons rebaptise le concept signification, mais sans poser le problème (pourtant constitutif pour la linguistique) de la diversité des langues27. Seul Katz a nous semble-t-il pris conscience de cette difficulté, mais par son postulat universaliste il l'a supprimée sans la résoudre, en se réclamant haut et fort du platonisme (cf. Language and other Abstract Objets, 198128 Quoi qu'il en soit, dans le domaine des recherches cognitives, la distinction entre concepts et signifiés n'est à peu près jamais faite29, et la triade mot/concept/référent règne sans partage. Aussi, quand les réseaux sémantiques ou les graphes conceptuels sont utilisés pour représenter des contenus linguistiques, ces contenus sont toujours appelés concepts30. Cela témoigne du logicisme encore régnant, qui maintient la conception référentielle de la signification. La problématique même de la représentation des connaissances procède de cette conception.

Note de bas de page 31 :

 Sur tout cela, voir la solide étude de Gambarara (1984).

Note de bas de page 32 :

 Voir par exemple la contestation de Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, III, ch. I, paragraphe 3.

c) La troisième thèse, que nous dirons onomastique, intéresse particulièrement le mot. Elle tend à réduire la signification linguistique à la signification du mot. En outre, elle considère le nom comme le mot par excellence; enfin parmi les noms, elle privilégie les noms propres. Ces précellences témoignent de l'histoire même de la notion de mot. Dans la Grèce archaïque - qui a fondé on le sait notre philosophie du langage - la notion de mot est issue de celle de nom : tous les mots étaient appelés des noms (onoma ), car il n'existait pas d'autre façon de les désigner. A son tour, la notion de nom procède de celle de nom propre ou singulier. Désigner, c'est d'abord appeler par son nom un homme ou un dieu31. Et les noms particuliers ont été longtemps considérés comme les premiers mots, à l'origine du langage32. Examinons tour à tour le mot, le nom dit substantif, et le nom propre.

Note de bas de page 33 :

 Voir par exemple saint Paul, / Cor.. IX, 9 et // Cor, III, 6; Philon, La migration d'Abraham, IV, 78-84.

Note de bas de page 34 :

 Le concept de symbole se voit cultivé avec prédilection par les platoniciens et les chrétiens.

Note de bas de page 35 :

 Cf. e.g., J. Harris, Hermès, ch. III.

Note de bas de page 36 :

 Le sens de symbol chez Ogden et Richards n'est au demeurant pas plus précis que celui de symbol chez Ammonius. C'est en tout cas un signe dont le signifié est « ailleurs ».

Note de bas de page 37 :

 Voir chez Augustin comment le verbe du cœur se lie au Verbe divin (De Trinitate.X, 19).

Note de bas de page 38 :

 Cf. plus tard saint Anselme : «La parole, consubstantielle à la nature souveraine, doit être souverainement simple. Elle ne se compose pas de plusieurs mots; il n'y a qu'un seul Verbe (verbum) par qui tout a été fait» (Monologion, 30).

(i)II aurait été possible, comme les Stoïciens l'ont fait avec leur théorie de l'énoncé et le couple lexis/lekton, de concevoir un modèle de la signification linguistique qui ne soit pas nécessairement lié au mot. Cependant, ils n'ont pas été suivis. On a vu par exemple comment - bien qu'il s'inspirât d'eux - Augustin définissait le modèle de la signification linguistique à partir du mot (verbum). Cette attitude est générale aux premiers siècles de notre ère. Elle nous paraît liée, chez les platoniciens comme chez les chrétiens, à des enjeux mystiques qui apparaissent notamment dans la pratique de la lecture allégorique. Cette lecture se fonde sur la réécriture des mots isolés, qui sont en général des noms et souvent des noms propres33. On les appelle aussi des symboles (symbola)34; et l'on a vu comment Ammonius ne distinguait pas le symbole et le signe « car le philosophe emploie pour lui l'un et l'autre nom» (loc. cit ) et donnait en exemple le mot. Cette tradition s'est longtemps poursuivie35, au moins jusqu'à Ogden et Richards, qui nomment symbol le signifiant, et donnent en exemple les mots (1923, pp. 9-10)36. Chez les chrétiens, la précellence du mot se trouve aussi liée aux théories du Verbe divin (qui se dit aussi verbum)37. D'autant plus que le Verbe divin est souvent conçu comme composé d'un seul mot38.

Note de bas de page 39 :

 Cf. Poétique. 1457 a. Cette idée remarquablement vivace préside aujourd'hui à la division du travail entre sémantique vériconditionnelle et prag matique des «mots du discours». Récanati affirme candidement à leur propos
qu'ils «n'ajoutent rien au contenu de l'énoncé» (1980, p. 3)...

Note de bas de page 40 :

 Et rendent compte par surcroît de leur différence de construction (cf. Rosier, 1984, pp. 22-23).

Note de bas de page 41 :

 Cf. l'auteur, 1987 a, ch. I. Il existe toutefois des sémantiques référentielles et componentielles, celle de Katz par exemple.

Le mot établi comme base de la signification, la thèse réaliste veut qu'il soit étudié relativement à sa référence. Cela entraîne deux conséquences majeures. Les mots jugés référentiels seront privilégiés. Les autres, qu'Aristote par exemple appelle conjonctions ou articulations, seront réputés dépourvus de signification39, et généralement laissés de côté. Comme les ontologies admettent mal que l'on porte atteinte à l'unité des êtres, la signification des mots ne pourra guère être décomposée. Ici surgit une difficulté clairement aperçue par Abélard : comment traiter des parties non dénotatives du mot ? La théorie des modi significandi résout ce problème en évitant de décomposer les mots. Par exemple, on dira que albedo et albet signifient la même chose, mais sous deux modes de signifier différents qui correspondent à deux propriétés générales de cette chose40. Aujourd'hui, des sémantiques référentielles - qu'elles soient intensionnelles ou non - s'opposent toujours à la décomposition du sens lexical; soit implicitement comme chez Montague ou Kamp ; soit ouvertement, comme chez D. Lewis41. Et bien des linguistes, s'ils conviennent de décomposer le mot en morphèmes, répugnent encore à analyser en composants le sens de ces morphèmes.

Note de bas de page 42 :

 Pour Philon d'Alexandrie, qui se trouve au croisement de ces deux traditions, Adam l'emporte sur les sages : « Même les philosophes des Grecs disent que ce sont des sages qui les premiers ont donné aux choses leurs noms. Moïse dit mieux : ce ne sont pas quelques anciens, mais le tout premier homme qui soit né » (Leg.AIleg.,II, 15).

Note de bas de page 43 :

 Cf. Hiéroclés d'Alexandrie (V° siècle), à propos des onomatothètes : «ils construisaient les noms sonores comme des symboles des pensées qui sont dans l'âme, et de ces pensées mêmes ils faisaient des images des objets pensés» (In Carm.Aur.XXV.3).

Note de bas de page 44 :

 Cf. Saussure : «Le problème du langage ne se pose à la plupart des esprits que sous la forme d'une nomenclature [ ... ] La plupart des conceptions que se font ou du moins qu'offrent les philosophes du langage font penser à notre premier père Adam appelant près de lui les divers animaux et leur donnant à chacun leur nom. Trois choses sont invariablement absentes de la donnée qu'un philosophe croit être celle du langage :
1* D'abord cette vérité sur laquelle nous n'insistons même pas, que le fond du langage n'est pas constitué par des noms [•••]» (note autographe citée par De Mauro, 1972, p. 440).

(ii) La prééminence du nom doit beaucoup aux mythes archaïques sur l'origine du langage. La tradition orphique puis pythagoricienne imagine qu'un onomatothète les aurait fixés. Elle rencontre sur ce point la tradition biblique42. Bien que tournée en dérision par les matérialistes, cette croyance s'accommode parfaitement du modèle aristotélicien de la signification, tel du moins qu'il a été aménagé par les néo-platoniciens43. Retenons que la philosophie du langage est d'abord une réflexion sur les noms et sur leur origine (tout le Cratyle en témoigne). Aussi elle engage à concevoir la langue comme une nomenclature, ce qui a certainement entravé le développement d'une linguistique scientifique44. Soulignons enfin que le nom dit encore de nos jours substantif s'accorde à merveille avec la conception chosiste du réfèrent qui prévaut aujourd'hui. Sinon, pourquoi Ullmann aurait-il placé à la base de son triangle le nom (name) face à la chose (thing) ? Pourquoi A. Rey affirmerait-il que «l'instrument privilégié de la référence dans les langues naturelles est le nom (name)» (l916,t.ll,p. 111)?

Note de bas de page 45 :

 James Harris réfute encore, en 1751, que tous les mots soient des noms propres (cf. Hermès. III, 3), en s'appuyant il est vrai sur Ammonius et pour conforter un idéalisme platonisant.

Note de bas de page 46 :

 Et précisément par ceux qui peuplent les exemples depuis des millénaires. Si Dion a pris une retraite méritée, Sacrale (chez Kneale), Aristote (chez Frege, Searle, Kripke ), Marcus Tullius (chez Barcan Marcus ) brillent toujours sur la scène philosophique, en compagnie toutefois du Walter Scott de Russell et du Nixon de Kripke.

Note de bas de page 47 :

 Sur le nom glorieux, cf. Gambarara, 1984, p. 108. La notion même de sens nous paraît liée à cette survivance : la stèle tombale se nomme sema.

(iii) Sans revenir aux théonymies antiques, ni à la tentation toujours renaissante de concevoir le langage comme un inventaire de noms propres ou particuliers45, on doit reconnaître enfin que la philosophie du langage contemporain et la linguistique qu'elle influence ont été fascinées par les noms propres46. Ils représentent en effet pour elles l'idéal de noms purement référentiels : « le point de vue le plus répandu aujourd'hui consiste à affirmer que les noms propres peuvent avoir une référence, mais n'ont pas de sens» (Lyons, 1978, p. 178). Pour certains même, le nom propre, pur index, reste pointé pour l'éternité et dans tous les mondes sur une et une seule personne. C'est du moins la thèse absurde que défend brillamment Kripke dans Naming and Necessity (1972). Ne fait-il pas alors retour, sans paraître le savoir, aux sources indo-européennes de la philosophie du langage présocratique : le nom, c'est le nom propre donné par le père, et qui peut survivre à la mort47 ?

4. L'ordre adopté pour présenter les trois postulats philosophiques qui ont constitué et maintenu la triade reflète leur hiérarchie décroissante. Bien que leur portée soit inégale, chacun des trois a empêché à sa manière le développement de la linguistique. Le postulat réaliste dénie l'autonomie du linguistique et empêche par là de constituer les langues en domaine d'objectivité. Ainsi, il commande les deux autres. En oblitérant la nature linguistique du signifié, le postulat conceptiste interdit de constituer une sémantique linguistique proprement dite. Bien qu'il privilégie les mots, le postulat onomastique ne favorise pas une sémantique lexicale. Uni au postulat réaliste, il s'oppose à l'analyse microsémantique du contenu des morphèmes. En isolant les mots, il entrave la création d'une sémantique de la valeur contextuelle puis textuelle. En privilégiant les noms, il conduit à négliger la sémantique des grammèmes. Ces postulats demeurent à nos yeux fort honorables; ils ont d'ailleurs fini par se fondre dans le sens commun. Mais sans prendre d'autre parti que le sien, la linguistique doit persister à les récuser pour pouvoir constituer son objet.

V. Le remembrement du trivium ?

1. On aura aussi discerné dans ce qui précède le vœu d'un remembrement de la linguistique, car le maintien de la tri partition morrissienne entrave son développement. Nous avons proposé d'auteur, 1987 a) trois axes pour ce remembrement :

a) L'absurde division entre syntaxe et sémantique doit être remise en cause. Il n'y a pas entre elles une différence de niveau mais de palier : la syntaxe dite profonde peut être considérée comme la sémantique propre au palier de la phrase. L'étude du contenu linguistique se diviserait alors en microsémantique (palier du sémème), mésosémantique (alias syntaxe «profonde»), et macrosémantique (palier du texte). La morphosyntaxe ou syntaxe «de surface» serait alors dévolue à l'étude de l'expression.

b) La pragmatique dite « intégrée » ne peut avoir aucune autonomie à l'égard d'une sémantique bien faite. Par exemple, les analyses de «mots du discours» comme mais ou même ne sont en droit comme en fait rien d'autre que des analyses de leur sémantisme propre : ou encore, les recherches sur l'argumentation dans la langue relèvent pleinement de la sémantique textuelle.

c) Enfin, à la pragmatique intégrante, philosophie à part entière du langage, revient la tâche de montrer comment le sens est produit par les sujets de leurs pratiques sociales, voire comment les sujets sont produits par leurs pratiques sociales de communication.

2. Au-delà, il faut avoir en vue l'unification des sciences du langage.

Note de bas de page 48 :

 Encore fort répandu en linguistique (depuis Chomsky), en pleine vogue en psychologie cognitive (cf. Fodor, The Modularity of Mind ) et a fortiori en psycholinguistique, le modularisme demeure un des dogmes centraux du cognitivisme intégriste (cf. l'auteur, 1988).

Note de bas de page 49 :

 Ce qui ne l'empêche pas d'être commode dans des implantations informatiques point trop ambitieuses.

Note de bas de page 50 :

 Comme la sémiolinguistique, la pragmatique conversationnelle, voire la poétique.

Note de bas de page 51 :

 Nous détaillons ailleurs ces propositions (l'auteur, 1987 a, 1989 a, b). ( • ) Hors ouvrages déjà cités et collections de référence.

L'étude du langage était jadis répartie en trois disciplines distinctes et aux statuts divers ; chacune traitait avec prédilection d'un palier linguistique : la grammaire du mot (élément de la référence), la logique de la proposition (lieu de la vérité), la rhétorique du texte (lieu de la vraisemblance). Bien qu'atténuées par les remaniements qui ont accompagné l'essor de la linguistique, ces divisions perdurent aujourd'hui dans la conception modulaire du langage et des grammaires48. Les plus en vue étagent des composantes syntaxique, sémantique, et pragmatique, qui agissent séquentiellement et de manière autonome : le module pragmatique traite les sorties du module sémantique, lequel traite les sorties du module syntaxique. Cela entraîne maintes difficultés théoriques et pratiques, car les facteurs syntaxiques, sémantiques, et pragmatiques (pour autant qu'on puisse les discerner) demeurent en interaction constante tout au long de l'interprétation et de la génération textuelles. Aussi le modularisme crée-t-il inévitablement une foule de faux problèmes49. Au remembrement des sciences du langage dans une linguistique non-restreinte répond nécessairement un remembrement de l'objet langage lui-même. Il existe sans doute des raisons académiques pour isoler la lexicologie, la syntaxe, et les diverses disciplines qui traitent du texte50; mais nous n'en connaissons pas de scientifiques. La signification linguistique ne se définit pas relativement au mot (comme le veut la tradition «triadique»), ni relativement à l'énoncé (comme le pensaient les Stoïciens), ni relativement au texte (comme dans certaines herméneutiques) : elle se définit dans l'interrelation de ces trois paliers du langage. Aussi nous faut-il une sémantique unifiée qui puisse opérer aussi bien en-deçà du mot qu'au delà de la phrase51. On peut voir là le vœu d'un remembrement du logos, s'il est vrai - comme l'estimait Aristote - qu'il peut consister en un mot ou en l'Iliade tout entière.

N.B. : J'ai plaisir à remercier Françoise Desbordes, Irène Rosier, et Yves-Marie Visetti.

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