Le voile de Timanthe : essai d’articulation sémiotique
Massimo Leone
Département de Philosophie, Université de Turin
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : imaginaire, imagination, modalités
Auteurs cités : Umberto ECO, Algirdas J. GREIMAS, Ugo VOLLI
Le présent article se compose de deux parties. Dans la première, l’on reconstruit la fortune d’un mythe fondateur de l’art occidental, celui de Timanthe, à la fois dans la rhétorique, dans les arts, et dans la théorie des arts, à partir de Cicéron jusqu’à Voltaire. Dans la deuxième partie, l’on interprète cette série textuelle par le biais de la sémiotique structurale et générative, afin d’en décerner une théorie générale sur l’éthique et l’esthétique du rapport entre monstration et occultation de la douleur dans la dialectique entre représentation et imagination. Les perspectives des auteurs classiques sur le mythe de Timanthe sont donc rabattues sur l’articulation d’un carré sémiotique définissant la distribution modale de la représentation/imagination à partir de quatre polarité : l’exprimable, l’ineffable, l’érotique, et le pornographique. L’article se conclut par quelques considérations finales sur l’esthétique et l’éthique de la représentation de la douleur dans les média contemporains.
1. Les sources latines et byzantines de « l’effet Timanthe ».
Plusieurs auteurs latins et byzantins racontent que, dans sa représentation du sacrifice d’Iphigénie, Timanthe, le célèbre peintre grec, choisit de peindre le visage d’Agamemnon couvert d’un voile. À partir de sa réception latine, cette anecdote devient un mythe de fondation de l’art occidental, qu’écrivains, peintres, et philosophes interprètent de plusieurs façons différentes afin de déterminer leur position à propos du rapport entre passion et imagination, éthique et esthétique.
Le premier auteur latin qui mentionne le sacrifice d’Iphigénie de Timanthe est Cicéron dans l’Orator :
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Cicéron, L’Orateur [Orator], texte établi et traduit par Albert Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, XXI, 74.
Denique pictor ille vidit, cum immolante Iphigenia tristis Calchas esset, tristior Vlixes, maereret Menelaus, obvoluendum caput Agamemnonis esse, quoniam summum illum luctum penicillo non posset imitari.
Le peintre a vu dans le sacrifice d’Iphigénie, alors que Calchas était triste, Ulysse plus triste encore et Ménélas accablé, qu’il lui fallait voiler la tête d’Agamemnon puisqu’il était incapable de rendre avec son pinceau le comble de la douleur.2
Dans le contexte de l’Orator, Cicéron interprète le choix de Timanthe comme exemple de decorum, conçu en tant que capacité à trouver l’expression la plus adaptée à une émotion, ayant tenu compte des circonstances.
Ensuite, Valère Maxime se réfère à la même anecdote dans son ouvrage Factorum et dictorum memorabilium libri novem, au sein d’un chapitre consacré « aux merveilleux résultats des sciences et des arts » :
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Valère Maxime, Actions et paroles mémorables [Factorum et dictorum memorabilium libri novem], texte établi et traduit par Pierre Constant, Paris, Garnier, 1935, VIII, xi, 6.
Quid ille alter aeque nobilis pictor luctuosum immolatae Iphigeniae sacrificium referens, cum Calchantem tristem, maestum Vlixen, [clamantem Aiacem] lamentantem Menelaum circa aram statuisset, caput Agamemnonis inuoluendo nonne summi maeroris acerbitatem arte non posse exprimi confessus est ? itaque pictura eius aruspicis et amici et fratris lacrimis madet, patris fletum spectantis adfectu aestumandum reliquit.
Que dirais-je de cet autre peintre non moins célèbre qui présenta le sacrifice si douloureux d’Iphigénie ? Après avoir placé autour de l’autel Calchas l’air abattu, Ulysse consterné, Ménélas poussant des plaintes, il couvrit d’un voile la tête d’Agamemnon : n’était-ce pas avouer que l’art ne saurait exprimer la douleur la plus profonde et la plus amère ? Il nous montre un aruspice, un ami, un frère en pleurs, son tableau est comme mouillé de leurs larmes ; mais il laissa la sensibilité du spectateur mesurer la douleur du père.3
L’interprétation de Valère Maxime diffère de celle de Cicéron en ce qu’elle se concentre plutôt sur la douleur d’Agamemnon comme limite du pouvoir expressif de Timanthe, et sur la capacité du voile de transférer ce même pouvoir aux spectateurs : voyant la tête voilée, chacun pourra imaginer la douleur d’Agamemnon sans que le peintre ait dû la représenter explicitement.
Comme Cicéron, Quintilien mentionne Timanthe dans le contexte d’un ouvrage de didactique oratoire, l’Institutio oratoria, en tant qu’exemple de l’opportunité de taire ce qui, pour des raisons éthiques ou esthétiques, ne peut pas être dit :
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Quintilien, Institution oratoire [Institutio oratoria], texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976, II, xiii, 12-13.
Quid non in oratione operienda sunt quaedam, sive ostendi non debent, sive exprimi pro dignitate non possunt ? Vt fecit Timanthes [...] Nam cum in Iphiginiae immolatione pinxisset tristem Calchantem, tristiorem Vlixen, addidisset Menelao quem summum poterat ars efficere maerorem ; consumptis adfectibus, non reperiens quo digne modo patris vultum posset exprimere, velavit ejus caput et suo cuique animo dedit aestimandum.
N’y a-t-il pas à dissimuler dans le discours certains détails, soit qu’ils ne doivent pas apparaître, soit qu’ils ne puissent être indiqués comme il conviendrait ! C’est ce que fit Timanthe [...] Ayant à représenter le sacrifice d’Iphigénie, il avait peint Calchas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum d’affliction que pouvait rendre l’art; ayant épuisé les signes d’émotion, ne sachant pas rendre convenablement l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré.4
Pline l’Ancien est le premier auteur latin qui, dans la Naturalis historia, raconte l’histoire de Timanthe et de son Sacrifice d’Iphigénie dans le contexte d’un passage consacré à l’histoire de l’art grec. Selon Pline, Timanthe devint célèbre car, n’étant pas capable de représenter dignement le visage d’Agamemnon, il inventa le stratagème du voile.
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Pline, Histoire Naturelle [Naturalis historia], texte établi et traduit par Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, XXXV, 73.
Nam Timanthi vel plurimum adfuit ingenii [...] Cum tristiae omnem imaginem consumpsisset, patris ipsius voltum velavit, quem digne non poterat ostendere.
Car la qualité principale de Timanthe fut sans doute l’ingéniosité […]. Ayant épuisé tous les modes d’expression de la douleur, il voila le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre dignement les traits.5
Une référence plus tardive à ce qu’on pourrait définir, paraphrasant Victor I. Stoichita, « l’effet Timanthe », se trouve dans les Commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes d’Eustathe de Thessalonique :
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Eustathe de Thessalonique, Commentaires sur l’Iliade et l’Odyssée [Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes], texte établi par Marchinus van der Valk, Leyde, Brill, 1 : 1971; 2 : 1976; 3 : 1979; 4 : 1987, Ad Il., 1343, 60.
Homère, ne trouvant pas le moyen d’attribuer au vieux Priam l’excès de chagrin qui eût convenu, il le couvrit d’un voile […]. A son exemple, dit-on, le peintre Timanthe, de Sycione, représentant le sacrifice d’Iphigénie à Aulis, a couvert d’un voile Agamemnon.6
2. « L’effet Timanthe » dans les arts et dans les lettres.
L’histoire de Timanthe et de son voile demeure dans la culture médiévale grâce aux encyclopédistes : Bède, Guillaume de Malmesbury, Jean de Salisbury, Coluccio Salutati, et d’autres se réfèrent souvent à la Naturalis historia de Pline.
Toutefois, c’est dans le passage de la civilisation médiévale à celle de la première Renaissance que le voile de Timanthe devient un mythe esthétique central, à la fois dans les arts, dans les lettres, et dans la théorie des arts.
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David Freedberg, « Claus Sluter’s Mourners : ‘Images of Fearful Strangeness and Power’ », ARTNews, vol. 94, no 1, 1995, pp. 119-20; John F. Moffitt, « Sluter’s ‘Pleurants’ and Timanthes’ ‘Tristitia Velata’: Evolution of, and Sources for a Humanist Topos of Mourning », Artibus et Historiae, vol. 26, no 51, 2005, pp. 73-84.
En ce qui concerne les arts, selon plusieurs interprètes la procession de pleurants voilés que Claus Sluter sculpta pour le piédestal du tombeau de Philippe le Hardi à Dijon (achevé en 1411, fig. 1) pourrait avoir comme source d’inspiration l’histoire du Sacrifice d’Iphigénie de Timanthe, connue par Sluter à travers les références à Pline des encyclopédistes médiévaux.7
Fig. 1.
Dans le haut-relief de Sluter le voile permet de graduer « l’effet Timanthe » en mesure de combien les corps pleurants émergent de leurs draperies, et de créer donc une correspondance entre deux rythmes : celui d’une tristesse croissante qui sombre dans l’ineffabilité, et celui du spectateur qui devine ce crescendo et le complète par sa propre imagination empathique.
Quant aux lettres, on trouve une première mention à Timanthe dans la dédicace de la Deffence et illustration de la langue françoyse, écrite par Joachim Du Bellay en 1549, où il avoue n’être pas à même de louer les vertus du Cardinal Jean Du Bellay de façon appropriée :
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Joachim Du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoyse, éd. Henri Chamard, Paris, Didier, 1948 (1549), pp. 7-8.
Je ne les sçauroy’ plus au vif exprimer que les couvrant (suyvant la ruse de ce noble peintre Tymante) soubz le voyle de silence.8
Ensuite, entre la deuxième moitié du 16e siècle et la première moitié du 17e, les références au mythe de Timanthe deviennent très nombreuses. Dans les Essais, Montaigne raconte l’anecdote du peintre et de son Sacrifice d’Iphigénie au début du chapitre « De la tristesse » :
- Note de bas de page 9 :
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Montaigne (Michel Eyquem de), Essais, Paris, Presses Universitaires de France, 3e édition de P. Villey, 1978 (1580-…), I, 2, 12a.
Ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il [le peintre Timanthe] le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit représenter ce degré de deuil.9
Dans les Tragiques, Théodore Agrippa d’Aubigné utilise la métaphore du voile de Timanthe pour exprimer l’ineffabilité de l’horreur de la guerre entre Catholiques et Protestants :
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Théodore Agrippa d’Aubigné, « Misères, » Tragiques, in Œuvres complètes, éd. H. Weber et al., Paris, Gallimard, 1969 (1616), p. 34, vv. 561-2.
Le soleil ne peut voir l’autre table fumante : Tirons sur cette-ci le rideau de Timanthe.10
Dans l’Adone, publié en 1623, Giambattista Marino pour la première fois se réfère au mythe de Timanthe pour exprimer l’ineffabilité non pas de la douleur ou de la tristesse, mais de la beauté extrême :
- Note de bas de page 11 :
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Gian Battista Marino, Adone, éd. M. Pieri, 2 vols, Rome-Bari, Laterza, 1977 (1623), I, pp. 370, canto 192, trad. mienne.
Più non dirò, né saprei meglio in carte
tanta beltà delinear già mai, […]
Onde poi ch’al desir mancando l’arte
dal suggetto lo stil vinto è d’assai,
industre imitator del gran Timante,
gli porrò del silenzio il velo avante.Ni je dirai davantage, ni je saurais jamais, en écrivant,
Mieux délinéer autant de beauté, […]
D’où puisque l’art manque au désir
Le style est fort vaincu par le sujet,
Imitateur industrieux du grand Timanthe,
Je lui mettrai devant le voile du silence.11
- Note de bas de page 12 :
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François Rigolot, « Le rideau de Timanthe, ou : Les silences éloquents de la Renaissance », Rhetorica, numéro monographique sur« Les Limites de la Rhétorique », vol. 20, no 4, 2002, pp. 319-33.
- Note de bas de page 13 :
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Gert Ueding G. (dir.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, 9 vols, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1992, vol. 1, pp. 827–30.
En somme, si « l’effet Timanthe » naît de la réflexion rhétorique latine sur un mythe de l’histoire de la peinture grecque,12 et si à l’aube de la Renaissance, et précisément avec Claus Sluter, cette réflexion, filtrée par l’encyclopédisme médiéval, s’incarne dans une expérimentation artistique, entre le 16e siècle et le 17e, suite à la redécouverte de la rhétorique latine, « l’effet Timanthe » retourne dans le domaine des lettres, devenant une métaphore artistique de la figure rhétorique connue comme aposiopèse. L’aposiopèse a lieu lorsque un fragment de discours est délibérément laissé incomplet afin de véhiculer l’impression de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir l’achever, et afin de stimuler ceux qui le reçoivent à le compléter suivant leur imagination.13
3. « L’effet Timanthe » dans la théorie des arts.
- Note de bas de page 14 :
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Jennifer Montagu, « Interpretations of Timanthes’s Sacrifice of Iphigenia », Sight & Insight — Essays on Art and Culture in Honour of E.H. Gombrich at 85 (John Onians dir.), Londres, Phaidon, 1994, pp. 305-25.
Le lien historico-culturel entre la redécouverte de « l’effet Timathe » dans les arts et sa redécouverte dans la rhétorique et dans les lettres est à chercher dans la théorie de l’art du Quattrocento et du Cinquecento.14 La première référence explicite à Timanthe dans la théorie de l’art de la Renaissance se trouve dans Della pittura de Leon Battista Alberti, écrit en 1436 et publié d’abord en latin en 1540 et ensuite en Italien en 1547 ; l’inspiration plinienne y est évidente :
- Note de bas de page 15 :
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Leon Battista Alberti, Della pittura, éd. L. Malle, Florence, G.C. Sansoni, 1950 (1436), pp. 94-5, trad. mienne.
[…] Non avendo in che modo mostrare la tristezza del padre, allui volse uno panno al capo, et così lassò si pensasse qual non si vedea suo acerbissimo merore.
[…] N’ayant pas de quoi montrer la tristesse du père, il lui entoura la tête d’une draperie, et ainsi il laissa qu’on pensât à son chagrin très amer tout en ne le voyant pas.15
Deux ans après la première parution de Della pittura, dans le Due lezioni Benedetto Varchi fournit une nouvelle interprétation du mythe de Timanthe, plutôt influencée par le récit de Valère Maxime ; les arts sont incapables de donner une représentation adéquate de la nature, et notamment de la douleur face à la mort :
- Note de bas de page 16 :
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Benedetto Varchi, Due lezioni sopra la pittura e scultura, Florence, Lorenzo Torrentino, 1549, pp. 114-5, trad. mienne.
Mostro in questo […] che l’arte non può aggugnere alla Natura, perché potette ben dipignere le lagrime dell’Aurispice, il dolor degli Amici, il pianto del fratello, ma non già l’affetto del Padre.
Dans cela je montre […] que l’art ne peut rien ajouter à la Nature, car il [Timanthe] put bien peindre les larmes de l’Aruspice, la douleur des Amis, le frère pleurant, mais non pas l’affect du Père.16
Ensuite, en 1557, Lodovico Dolce semble pencher pour la version cicéronienne. Dans le Dialogo della pittura il écrit :
- Note de bas de page 17 :
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Lodovico Dolce, Dialogo della pittura […] intitolato l’Aretino, Venise, appresso Gabriel Giolito de’ Ferrari, 1557, pp. 122-3, trad. mienne.
[…] non si assicurando di poterla dimonstrar maggiore nel volto del dolente padre, fece, che egli se lo copriva con un panno di lino, overo col lembo della veste : senza, che Timante ancora serbò in ciò molto bene la convenevolezza : perche essendo Agamennone padre, pareva ch’e’ non dovesse poter soferire di veder con gli occhi propri ammazzar la figliuola.
[…] n’étant pas sûr de pouvoir montrer [la douleur] encore plus grande dans le visage du père en deuil, il fit en sorte qu’il se le couvrît par un drap de lin, à savoir par un morceau de ses vêtements ; cependant, dans cela Timanthe préserva très bien la dignité : car étant Agamemnon le père, il sembla qu’il ne dût pas pouvoir souffrir de voir avec ses propres yeux le meurtre de sa fille.17
De même, Giovanni Andrea Gilio dans le Due dialogi, publié en 1564, suit Dolce dans sa propension pour l’Orator :
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Giovanni Andrea Gilio, Due dialogi, Camerino, per Antonio Gioioso, 1564, pp. 80-1, trad. mienne.
[…] quasi che dimostrasse con la paterna pietà ; per la tenerezza, & interna doglia de la figliuola, non poterla guardare in faccia, ne star presente al miserabil caso.
[…] comme s’il démontrât par la piété paternelle ; par la tendresse, et le deuil intérieur pour la fille, de ne pouvoir ni lui regarder le visage, ni assister à l’événement misérable.18
À partir de la fin du Concile de Trente, le mythe de Timanthe « se christianise ». Une trace de ce procès culturel se trouve dans le Trattato dell’arte della pittura, scoltura, et architettura de Giovanni Paolo Lomazzo, publié en 1585. On y lit :
- Note de bas de page 19 :
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Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, scoltura, et architettura, Milan, appresso Paolo Gottardo Pontio, section 35, trad. mienne.
Non è dubbio alcuno che, secondo le persone e loro qualità più atte alla mestizia, il pianto et il dolore si vuole distribuire e dimostrare.
Il n’y a aucun doute que, selon les personnes et leurs qualités les plus adaptées au chagrin, on veut distribuer et montrer le pleur et la douleur.19
Lomazzo recommande aux peintres chrétiens d’imiter l’exemple de Timanthe et de distribuer les signes du chagrin parmi les pleurants au pied de la Croix, à partir de la Vierge, puis Jean, la Madeleine, Marthe, etc.
La suggestion d’introduire « l’effet Timanthe » dans l’art de la Reforme catholique est encore plus explicite dans le Discorso intorno alle immagini sacre e profane de Gabriele Paleotti :
- Note de bas de page 20 :
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Gabriele Paleotti, Discorso intorno alle immagini sacre e profane, Bologne, per Alessandro Benacci, 1582, « Delle pitture imperfette », II, xxix, p. 190.
Da cui esempio veggiamo alcuna volta molto giuditiosamente farsi da valenti pittori, che nel rappresentare le Marie a piedi del signore nostro crocifisso, volendo esprimere la grandezza della amaritudine loro, sogliono figurarne alcune co’l capo chinato in seno, & con le mani, e manto coprirsi la faccia, per dare segno di maggiore cordoglio, e di acerbità inesplicabile. Questo però se bene più tosto appartiene all’arte del disegno, ci è parso nondimeno di non tralasciarlo, potendo anche servire alla tesitura delle cose historiche, dove alle volte lo usare simile arte serve ad isprimere più efficacemente quello che si intende.
De cet exemple nous voyons que des fois des peintres valables très judicieusement, en représentant les Maries aux pieds de notre seigneur crucifié, voulant exprimer la grandeur de leur amertume, ont l’habitude d’en représenter quelques-unes avec la tête basse sur la poitrine, et se couvrant le visage avec les mains et le manteau, pour signifier un deuil plus grand, et une âpreté inexplicable. Quoique cela concerne plutôt l’art du dessein, il nous a paru néanmoins de ne pas le négliger, pouvant servir également au tissage des choses historiques, où des fois le recours à un art pareil sert à exprimer plus efficacement ce qu’on entend.20
En outre, le Cardinal dresse un parallèle entre la figure rhétorique de l’aposiopèse et la « figure picturale » de « l’effet Timanthe », christianisant, ainsi, les interprétations du mythe de Timanthe offertes par les rhétoriciens latins.
- Note de bas de page 21 :
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Federico Borromeo, De pictura sacra, éd. C. Castiglioni, Sora, P.C. Camastro, 1932 (1624), p. 17.
Plus tard, Federico Borromeo dans De pictura sacra, publié en 1624, recommande aux artistes de représenter les émotions de façon adéquate et, à ceux qui en fussent incapables, suggère de suivre l’exemple de Timanthe.21
- Note de bas de page 22 :
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Francis H. Dowley, « French Baroque Representations of the ‘Sacrifice d’Iphigenia’ », Festschrift Ulrich Middeldorf (A. Kosegarten et P. Tigler dirs), 2 vols, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1968, vol. 1, pp. 466-75; vol. 2, pl. CCI-CCII; Elizabeth McGrath, « The Painted Decoration of Rubens’s House », Journal of the Warburg and Courtauld Institute, vol. 41, 1978, pp. 245-77.
D’un côté, les traités sur l’art des siècles 16e et 17e « christianisent » la figure classique de l’aposiopèse afin de guider la représentation des affects à la fois dans la culture visuelle et dans la spiritualité de la Réforme catholique, souvent afin de contraster les différents « régimes de visibilité des émotions » proposés par la Réforme protestante. De l’autre côté, l’art de la Réforme catholique (à partir du Concile de Trente jusqu’à la fin du 17e siècle) suit les indications des traités sur l’art chrétien et transpose « l’effet Timanthe » de la représentation du sacrifice païen (Iphigénie) à celle du sacrifice chrétien : la crucifixion, le sacrifice d’Isaac comme préfiguration de la Crucifixion, le martyre des saints comme post-figuration de la Crucifixion, etc.22
- Note de bas de page 23 :
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Massimo Leone, Saints and Signs — A Semiotic Reading of Conversion in Early-Modern Catholicism, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 2010.
Le voile, dans toutes ses formes, devient donc le dispositif visuel permettant la transposition de la pathosformel classique de « l’effet Timanthe » dans l’art de la Réforme catholique. L’adoption d’un tel dispositif a des conséquences de longue durée dans l’histoire occidentale du sens. La redécouverte de cette figure rhétorique et visuelle par la Renaissance, et son adoption par la Reforme catholique, marquent le passage de l’esthétique religieuse médiévale à celle de la modernité.23 Le voile de Timanthe, en attribuant aux spectateurs la « responsabilité » éthique et esthétique d’imaginer la douleur face au sacrifice du Christ, promeut une révolution copernicienne de l’imagination moderne vers une représentation subjective de la douleur.
- Note de bas de page 24 :
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Karel van Mander, Den Grondt der edl vry Shilder-Const, éd. R. Hoecker, La Haye, M. Nijhoff, 1916 (1604), pp. 118-9.
- Note de bas de page 25 :
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André Félibien, Description du château de Vaux, Paris, A. Vilette, 1686, lettre III, p. 11.
- Note de bas de page 26 :
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André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes ; augmentée des Conférences de l’Académie royale de peinture & de sculpture, 6 vols, Paris, éd. Trevoux, 1725 (1666-88), III, pp. 221-2.
- Note de bas de page 27 :
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Louis Racine, Réflexions sur la poésie, Paris, Desaint et Saillant, 1747, 4, p. 67.
- Note de bas de page 28 :
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Daniel Webb, An Inquiry into the Beauties of Painting : and into the Merits of the most Celebrated Painters, Ancient and Modern,Londres : printed for J. Dodsley, in Pall-Mall, 1777 (1760): p. 192 et seq.
Dans les traités sur les arts du 17e siècle et du 18e les références au mythe de Timanthe et à ses exégètes latins sont très nombreuses : Karel van Mander recommande l’exemple de Timanthe pour la représentation du Jugement de Pâris ;24 André Félibien compare le Sacrifice d’Iphigénie de Timanthe d’abord au Triomphe d’Hercules de Charles Le Brun,25 ensuite à la Mort de Germanicus de Poussin.26 En outre, « l’effet Timanthe » n’est pas seulement recommandé aux artistes par les traités sur l’art chrétien successifs au Concile de Trente, mais également constaté par les premiers historiens de cet art. Selon Félibien, par exemple, Poussin représenta Judas dans La dernière Cène (dans la série des Sacrements peinte pour Chantelou) par un « effet Timanthe » : puisque Judas est en train de sortir de la scène, son visage n’est pas visible aux spectateurs. On trouve des références encomiastiques plus tardives dans la Pictura veterum de François du Jon de 1637, dans les « Réflexions sur la poésie » de Louis Racine de 1747,27 dans le Inquiry into the Beauties of Painting de Daniel Webb de 1760,28 jusqu’à Gotthold Ephraim Lessing qui dans le Laokoon oder Über die Grenzen der Malerei und Poesie écrit :
- Note de bas de page 29 :
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Gotthold Ephraim Lessing, Laokoon oder Über die Grenzen der Malerei und Poesie,Berlin, C.F. Voss, 1766, II.
Aber Timanthes kannte die Grenzen, welche die Grazien seiner Kunst setzen. Er wußte, dass sich der Jammer, welcher dem Agamemnon als Vater zukam, durch Verzerrungen aüßert, die allezeit häßlich sind; soweit sich Schönnheit und Würde mit dem Ausdrucke verbinden ließ, so weit trieb er ihn. […] Was er nicht malen durfte, ließ er erraten.
Timanthe connaissait les limites dans lesquelles les grâces confinaient son art. Il savait que le deuil qui frappa Agamemnon, comme père, devait être exprimé par des contorsions, parfois laides ; mais il se poussa jusqu’à ce que la dignité et la beauté pouvaient être combinées avec l’expression d’un tel sentiment. […] Il laissa à la conjecture, ce qu’il ne pouvait pas peindre.29
Dans le Laocoon l’invention de Timanthe n’est pas justifiée éthiquement, en tant que réponse à la nécessité de préserver la dignité de la douleur extrême, mais esthétiquement, comme antidote à la laideur par la quelle la douleur extrême se manifeste.
Que la réflexion du 18e siècle sur le voile de Timanthe se concentre surtout sur la dimension esthétique, négligeant celle éthique qui était, en revanche, au centre de sa fortune à l’âge classique, à la Renaissance, et dans sa christianisation, est encore plus évident chez Voltaire, dont on pourrait affirmer qu’il incarne même une inversion de tendance. Dans son essai De l’imagination il écrit :
- Note de bas de page 30 :
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Voltaire, « De l’imagination », dans Nouveaux Mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc., etc., 3 vols, Genève, Cramer, 1765, 3, p. 362.
Certains traits d’imagination ont ajouté, dit–on, de grandes beautés à la peinture. On cite surtout cet artifice avec lequel un Peintre mit un voile sur la tête d’Agamemnon dans le sacrifice d’Iphigénie ; artifice cependant bien moins beau que si le Peintre avait eu le secret de faire voir sur le visage d’Agamemnon le combat de la douleur d’un père, de l’autorité d’un Monarque, & du respect pour les Dieux ; comme Rubens a eu l’art de peindre dans les regards & dans l’attitude de Marie de Médicis, la douleur de l’enfantement, la joye d’avoir un fils, & la complaisance dont elle envisage cet enfant.30
Voltaire, qui en quelque sorte résume l’épistème sémiotique des Lumières, n’est pas tellement intéressé par la rhétorique humanistique et chrétienne de l’aposiopèse, laquelle attribue au spectateur une partie de la responsabilité éthique et esthétique de l’imagination, mais plutôt une rhétorique de l’effable, dans laquelle la vertu d’un artiste et d’une œuvre se mesure uniquement dans leur capacité d’exprimer, et non pas dans celle de cacher.
4. La sémiotique de « l’effet Timanthe ».
L’exploration de la fortune du mythe de Timanthe pourrait continuer encore longuement. Toutefois, peut-être est-il déjà clair que l’histoire de Timanthe est devenue un mythe de fondation de l’art occidental parce que c’est par le truchement de cette histoire et de ses interprètes que les arts, les lettres, et la théorie des arts ont réfléchi sur ce qu’on pourrait appeler « les conditions modales de l’imaginaire ». Il y a des choses qui, pour des raisons éthiques, on ne doit pas ou on ne veut pas imaginer, tout comme il y a des choses qui, pour des raisons esthétiques, on ne peut pas ou on ne sait pas imaginer.
En outre, c’est toujours par le biais des interprétations de cette histoire mythique que les arts, les lettres, et la théorie des arts de l’Occident ont raisonné sur ce que l’on pourrait définir « la distribution modale de l’imagination ». Ne pas devoir, vouloir, savoir, ou pouvoir imaginer quelque chose impliquent, selon des mécanismes profondément enracinés peut-être non seulement dans l’histoire des cultures mais aussi dans celle de la cognition humaine, l’attribution de ce devoir, vouloir, savoir, et pouvoir à un Autre.
L’excursus à travers l’histoire et la théorie des arts suggère que, de l’aube grecque et latine de la civilisation occidentale jusqu’à l’épanouissement de la modernité, deux tendances contraposées se développent : l’une, la plus ancienne, insistant sur les vertus du geste de Timanthe, l’autre, la plus récente, sur ses vices ; l’une emphatisant les bienfaits de l’occultation, l’autre les apports de l’ostension.
La dernière partie de cet article essayera de systématiser les caractéristiques principales de telles tendances à travers le métalangage de la sémiotique structurale.
Les concepts d’imaginaire et d’imagination ne sont pas définis dans le lexique sémiotique d’Algirdas J. Greimas et de son école, peut-être car trop ambigus et imprécis. Toutefois, on peut essayer de suivre l’exemple de Greimas en les définissant entre eux et avec les autres concepts déjà définis.
D’un certain point de vue, l’imagination n’est autre chose qu’une forme d’énonciation. Il s’agit d’une énonciation particulière en ce qu’elle ne donne pas lieu nécessairement à une manifestation textuelle sensible, mais elle peut, au contraire, demeurer exprimée sous forme de pur discours intérieur, à savoir construit par des ombres acoustiques, visuelles, tactiles, olfactives, etc. Comme toute énonciation, cependant, l’imagination aussi doit être conçue en tant qu’instance de médiation entre un système de virtualités et un procès réalisé, c’est-à-dire comme une intentionnalité qui, grâce à une compétence, accompli le passage d’un paradigme de formes sémiotiques virtuelles à la construction d’un syntagme réalisé.
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Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique — Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1993 (1979), p. 146.
À partir de cette perspective, l’imaginaire peut être défini comme le système de virtualités imaginatives qui sous-tendent un procès imaginatif réalisé. Toutefois, quoique en abstrait le rapport qu’il y a entre imaginaire et imagination soit le même qu’il y a entre tout système et tout procès, entre toute langue et toute parole, il serait imprécis d’affirmer que l’imagination n’est autre chose qu’énonciation. Au contraire, comme on l’a suggéré avant, l’imagination est une forme particulière d’énonciation. Spécifiquement, l’imagination est cette forme d’énonciation qui ne peut pas se passer de la dimension figurative du sens. Alors qu’il est fort plausible de concevoir une imagination sans icônes, par exemple l’imagination d’un récit verbal, il est beaucoup moins plausible de concevoir une imagination sans figures, considérant que, dans le Dictionnaire de Greimas et Courtés, l’adjectif « figuratif », on le sait bien, n’est employé qu’à propos d’un contenu (d’une lange naturelle, par exemple) lorsqu’il ait une contrepartie au niveau de l’expression de la sémiotique naturelle (ou du monde naturel).31 Dans des mots plus simples, dans la sémiotique structurale l’imagination pourrait être définie comme une énonciation figurative qui délinée et précède la mise en texte mais qui ne s’y confond pas. Utilisant une métaphore, on pourrait dire que l’imagination est à la manifestation textuelle ce que le dessin d’une fresque est à sa réalisation picturale.
Cette définition entraîne deux avantages. En premier lieu, le fait d’insister sur la dimension figurative de l’imagination permet de distinguer le concept d’imaginaire d’autres concepts apparemment fort similaires, tel que par exemple le concept d’encyclopédie. L’encyclopédie aussi, du moins selon l’acception d’Umberto Eco, est un système de virtualités d’où puise la réalisation d’un procès sémiosique. Toutefois, l’encyclopédie n’est pas un système couramment figuratif. Il peut l’être. Mais il peut également inclure des contenus auxquels ne correspond aucune contrepartie au niveau de l’expression de la sémiotique naturelle. En d’autres termes, l’imaginaire est une sur-détermination figurative de l’encyclopédie.
En deuxième lieu, insister sur la dimension énonciative de l’imagination permet d’analyser le passage de l’imaginaire à l’imagination, et du système figuratif au procès, en tant que dynamique modale. Affirmer que l’imagination n’est autre chose qu’intentionnalité compétente qui réalise le passage d’un système de virtualités imaginatives à un procès imaginatif réalisé permet de concevoir un tel passage comme sous-tendu à la fois par des modalités virtualisantes, que traditionnellement la sémiotique structurale lexicalise comme « devoir » et « vouloir », et par des modalités actualisantes, que la sémiotique structurale normalement lexicalise comme « pouvoir » et « savoir ». En des mots plus simples : si, à chaque fois que l’on imagine, on le fait en énonçant une imagination à partir d’un imaginaire, un tel passage implique non seulement que je doive ou je veuille imaginer, mais aussi que je sache ou puisse imaginer.
Ayant adopté cette perspective on peut construire à la fois une articulation et une typologie des modalisations imaginatives, en définissant de manière systématique les dynamiques de l’imagination que la rhétorique et la théorie des arts, au cours de plusieurs siècles, ont décrit de manière impressionniste. Il n’y a, peut-être, façon plus efficace de procéder à une telle articulation typologique qu’au moyen du carré sémiotique, un simple diagramme, bien connus aux sémioticiens, lequel permet d’explorer la structure interne d’une catégorie sémantique.
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On pourrait, bien évidemment, articuler les oppositions de ce carré sémiotique (et de celui suivant) sous forme de diagramme tensif. Cela rendrait plus de justice à l’existence de positions intermédiaires entre les quatre polarités cernées.
Pour comprendre les rhétoriques de l’inimaginable, les modalités actualisantes du pouvoir et du savoir sont particulièrement significatives. Le carré sémiotique suivant (fig. 2), en particulier, articule les différentes façons par lesquelles les modalités du pouvoir et du savoir peuvent se conjuguer avec l’acte de l’imagination.32 Peut-être est-il opportun de rappeler que, dans la sémiotique structurale, « devoir » et « pouvoir » sont des modalités plutôt exotaxiques, tandis que « vouloir » et « pouvoir » sont des modalités plutôt endotaxiques. Dans des mots plus simples, une intentionnalité se modalise elle même selon le vouloir et le savoir, tandis qu’en modalise une autre selon le devoir et le pouvoir.
Les aires modales du « pouvoir imaginer » et du « savoir imaginer », ici lexicalisées par le terme « l’exprimable », relèvent de toutes les dynamiques du sens où l’intentionnalité imaginative soit accompagnée par une compétence adéquate : selon Voltaire, par exemple, Rubens est un peintre modèle parce qu’il sait imaginer les contractions de Marie de Medicis mais aussi parce que, par le biais de sa peinture, il permet au spectateur de pouvoir imaginer une telle douleur.
Au contraire, les aires modales opposées, celles du « ne pas savoir imaginer » et du « ne pas pouvoir imaginer », ici lexicalisées par le terme « l’ineffable », relèvent de toutes les dynamiques du sens où l’intentionnalité imaginative n’est pas accompagnée par une compétence adéquate. Selon Cicéron, par exemple, le peintre Timanthe ne sait pas imaginer le deuil d’Agamemnon, ni sait-il transmettre aux spectateurs de sa peinture le pouvoir de le faire. Les interprétations des anciens, puis, divergent quant au fait que ce « ne pas savoir imaginer » soit sous-tendu par un « vouloir » imaginer, de sorte que Timanthe serait un peintre essentiellement inepte, qui veut imaginer mais ne sait pas le faire, comme insinuent Valère Maxime, Quintilien, Eustathe de Thessalonique, Montaigne, et autres ; ou bien s’il soit sous-tendu par un « ne pas vouloir imaginer », de sorte que Timanthe serait un peintre essentiellement éthique, qui sait imaginer mais ne veut pas le faire, comme le suggèrent, au contraire, Pline l’Ancien, Giovanni Andrea Gilio, Lessing, et d’autres.
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Cfr mon « Négation et englobement », NAS: Nouveaux Actes Sémiotiques, publié le 19 avril; accessible dans le site https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2581 ; dernier accès le 27 mai 2011.
Les aires modales du « savoir ne pas imaginer » et du « pouvoir ne pas imaginer », ici lexicalisées par le terme « l’érotique », relèvent de toutes les dynamiques du sens où l’imagination n’est pas construite simplement comme un débrayage, comme un passage de l’imaginaire à l’imagination, mais comme un embrayage, comme la simulation d’un retour de l’imagination à l’imaginaire. En des mots plus simples : tandis que dans le débrayage imaginatif on réalise une des virtualités de l’imaginaire, dans l’embrayage imaginatif on simule un repliement sur l’indétermination de l’imaginaire, sur ses virtualités. La compétence imaginative, dans ce cas là, ne consiste pas à « savoir imaginer », mais à « ne pas savoir imaginer », à laisser ouvert le système de virtualités sous-jacent à l’imagination.33 Selon la plupart des exégètes du mythe de Timanthe, par exemple, le stratagème du voile n’est autre chose qu’un dispositif visuel qui, d’un côté, permet à la peinture de « savoir ne pas imaginer », de mettre en scène les virtualités de l’imaginaire et, de l’autre côté, permet au spectateur de « pouvoir ne pas imaginer », d’explorer de telles virtualités selon sa propre sensibilité imaginative.
Enfin, les aires modales opposées, celles du « ne pas savoir ne pas imaginer » et du « ne pas pouvoir ne pas imaginer », ici lexicalisées par le terme « le pornographique », relèvent de toutes les dynamiques du sens où tout repliement sur l’indétermination de l’imaginaire et de ses virtualités est impossible. Dans ce sens, la pornographie n’est pas « écriture du caché » mais « écriture prétendant qu’il n’y ait rien de caché ». Par exemple, d’un côté ce qui manque à l’artiste est la capacité de contempler, à partir d’un seul procès imaginatif, le système de virtualités qui le sous-tend ; de l’autre côté, ce qui fait défaut au spectateur est la liberté d’explorer un tel système. En d’autres termes, la pornographie est une imagination dépourvue d’imaginaire, tandis que l’érotisme est un imaginaire pourvoyeur d’imagination.
Que les lexicalisations « érotisme » et « pornographie » suggèrent, de façon plus ou moins manifeste, un jugement moral n’est pas casuel. Étant donnée la définition structurale de ces termes, en résulte qu’il y a un risque moral dans la diffusion effrénée, à l’intérieur d’une société, de dynamiques modales de l’imagination désignées par le terme « le pornographique » au détriment de celles indiquées par le terme « l’érotique », un risque que la pensée classique latine et celle de la Renaissance, tout comme celle de la Réforme catholique, avaient peut-être présagé, et qui, au contraire, semble sous-estimé par la pensée de la modernité, à partir de Voltaire en avant.
La sémiotique n’est pas censée indiquer à une société les modalités les plus adaptées dans le rapport entre imaginaire et imagination mais d’expliquer les conséquences des différentes options. Une élaboration du diagramme précédent permettra de les visualiser (fig. 3).
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Ugo Volli, Figure del desiderio, Milan, Raffaele Cortina, 2002.
Au « ne pas pouvoir imaginer » du pornographique correspond, selon des mécanismes narratifs qui ont été explorés de façon très appropriée par Ugo Volli dans son essai sur les « figures du désir »,34 non seulement un « devoir imaginer », c’est-à-dire l’obligation de suivre un seul procès imaginatif négligeant l’imaginaire qui le sous-tend, mais également un « vouloir ne pas imaginer », un dégoût de l’imagination qui résulte dans une sorte d’anesthésie. Exposé continuellement à des images qui montrent tout sans rien occulter, on se déshabitue à l’imagination, on s’en désaffectionne.
Au contraire, au « pouvoir ne pas imaginer » de l’érotique correspond, selon des mécanismes narratifs analogues, non seulement un « ne pas devoir imaginer », c’est-à-dire la liberté de ne pas suivre un seul procès imaginatif, exaltant au contraire l’imaginaire qui le sous-tend, mais également un « vouloir imaginer », un goût de l’imagination qui résulte dans une sorte d’esthésie. Exposé à des images qui montrent quelque chose mais pas tout, je m’habitue à l’imagination, je m’y affectionne.
5. « L’effet Timanthe » entre éthique et esthétique.
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Massimo Leone, « A Semiotic Comparison between Mel Gibson’s The Passion of the Christ and Pier Paolo Pasolini’s The Gospel According to Saint Matthew », Pastoral Psychology, vol. 53, pp. 351-60.
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Je remercie Victor I. Stoichita pour avoir attiré mon attention sur ce tableau.
Les théoriciens de l’art de la Renaissance avait pressenti, par exemple, que afin que le spectateur revécut en soi-même, par l’imagination, la douleur des Maries face à la Crucifixion, il ne fallait pas montrer ce chagrin de façon pornographique, un peu à la Mel Gibson,35 mais il fallait le représenter, au contraire, érotiquement, laissant au spectateur la liberté de l’imaginer, et donc de se le figurer de façon empathique dans la foi. De ce point de vue, il n’y a, peut-être, aucune Pietà qui soit plus touchante de celle peinte de Konrad Witz autour de 1440 (fig. 4),36 où au crescendo de la douleur correspond, de gauche à droite, un décrescendo de la visibilité des visages, jusqu’à la tache carmine qui, explosant isolée à la fin de ce parcours, captive le regard du spectateur, l’incendie, mais en même temps le cloue à la responsabilité de l’empathie.
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Que l’on considère, par exemple, l’épisode du programme télévisé Chi l’ha visto ? [« qui l’a vu ? »], transmis par la troisième chaine de la télévision publique italienne, RaiTre, le 6 octobre 2010. Pendant l’épisode, consacré à la disparition de l’adolescente Sarah Scazzi, la conductrice Federica Sciarelli a laissé les cameras allumées devant le visage de la mère de la fille au moment même où elle apprenait au téléphone par les gendarmes que le cadavre de la pauvre avait été retrouvé dans la campagne d’Avetrana, près de Taranto.
Voici le risque lié à une diffusion de la pornographie de la douleur. Du point de vue sémiotique, il ne s’agit pas tellement d’un risque moral mais d’un risque symbolique. C’est le risque de ne pas distinguer entre le désir de la douleur d’autrui, qui évidemment dans une société est toujours une source de désagrégation, et le désir de l’imagination de la douleur d’autrui, qui au contraire dans une société pourrait être non pas une source de désagrégation mais de cohésion. C’est uniquement si la douleur d’autrui se présente à moi derrière un voile que je peux en compléter l’imagination par ma volonté, et donc, quoique partiellement, la revivre de façon empathique. Le discours des média actuels est-il peut-être conscient de ce risque symbolique — par exemple lorsque il représente sans voiles la mort et son deuil ?37
À cette question je saurais bien donner une réponse, mais je ne la donne pas. Fidèle à l’éthique et à l’esthétique de l’aposiopèse, je la laisse à l’imagination.