Le pronom et l’actant
remarques sur La Modification de Michel Butor

Amir Biglari

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2000

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : actant, personne, pronom

Auteurs cités : Roland BARTHES, Émile BENVENISTE, Michel Butor, Jean-Claude COQUET, Edouard Dujardin, André Joly, Françoise Van Rossum-Guyon, André Rousseaux

Plan
Texte intégral

Introduction

La Modification de Michel Butor est un ouvrage qui surprend le lecteur dès son premier mot : « vous », surtout qu’on comprend très vite qu’il s’agit du "héros" (!) du roman, dont le nom n’est cité que deux ou trois fois tout au long des 286 pages. Alors, deux questions essentielles se posent : pourquoi n’est-il pas représenté par un nom ? Et pourquoi le choix du « vous » parmid’autres pronoms, car l’auteur pouvait utiliser le « je », le « il », … sans toucher aux habitudes lectorales ? Cette deuxième question devient même plus compliquée à partir de la deuxième moitié du roman : un « je » de temps à autre remplace le « vous » et même un « nous » apparaît quelques fois vers la fin du roman. C’est alors qu’une troisième question se pose : qui est le narrateur du roman ? S’agit-il d’une personne qui parle à une autre personne ? Si oui, pourquoi est-il caché ? Ou bien s’agit-il d’une personne qui se parle à elle-même ? Si oui, pourquoi le « vous » et pas le « je », ou à la rigueur le « tu » ?

L’objectif du présent travail est de fournir, grâce à une étude sémio-linguistique, des éclaircissements sur le contenu sémantique des pronoms à travers lesquels se manifestent les principaux actants du roman. En considérant les relations étroites et complexes qui se nouent entre les fonctions actantielles et les pronoms, il nous a semblé nécessaire de revenir en premier lieu sur la question de l’actant, où nous distinguerons plusieurs catégories. Puis, nous mènerons une étude linguistique détaillée sur les caractéristiques des pronoms personnels pour parvenir enfin à une synthèse justifiant les choix de l’auteur. Chemin faisant, nous allons découvrir le narrateur.

1) L’actant et la sémiotique

Trouvant le terme de personnage ambigu, la sémiotique évite de l’utiliser. Ce terme correspond à deux concepts qu’il faut absolument distinguer : l’actant et l’acteur, le premier appartenant à la structure narrative et le deuxième à la structure discursive. Par ailleurs, contrairement au terme de personnage qui ne désigne que les êtres humains, les deux nouveaux concepts recouvrent au même titre les animaux, les objets ou les concepts.

Note de bas de page 1 :

 J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 9.

Face au concept d’actant, le sémioticien textualistese heurte à une difficulté : il n’a pas  affaire à « des êtres de chair, des personnes », mais à  des entités abstraites, « des formes, des faisceaux de relations ».  C’est donc à lui de les voir, de les mettre « en scène, à ses risques et périls », et « de décrire ensuite leurs périodes de stabilité et les phases de leur transformation. »1

Note de bas de page 2 :

 J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, Idem, p. 9-10.

Note de bas de page 3 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000, p. 228.

Note de bas de page 4 :

 J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, idem, p. 10.

Note de bas de page 5 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 261.

D’autre part, parmi les différents types d’actants, il y en a un dont la « présence est la condition nécessaire et suffisante à l’actualisation du prédicat verbal ou non verbal»2: c’est le cas de l’actant sujet. Le sujet s’affirme en tant que sujet, lorsqu’il est en relation avec, au moins, un objet de valeur. Le sujet et l’objet de valeur s’interdéfinissent ; en d’autres termes, il existe une relation de présupposition réciproque entre le sujet et l’objet. D’après la terminologie de J.-Cl. Coquet, une relation binaire, entre le prime actant (sujet ou non-sujet) et le second actant (objet de valeur) se fait jour : R (S, O). Dans ce cas, le sujet ne dépend pas d’un autre actant pour se conjoindre avec l’objet de valeur, ou pour garder celui-ci. Ce sujet se nomme autonome. Mais ce n’est pas toujours de cette manière : parfois le sujet, en vue de réaliser son acte ou de conserver son état, dépend d’un tiers actant qu’on appelle destinateur. Dans ce cas, la relation devient ternaire : R (D, S, O). Ce destinateur constitue donc une « instance d’autorité »3, il est le « siège d’un pouvoir transcendant et irréversible »4, et c’est lui « qui définit l’ordre des valeurs en jeu dans un récit. »5 Le sujet de la relation ternaire s’appelle sujet hétéronome.

Note de bas de page 6 :

 J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, idem, p.11. « Dans une visée paradigmatique, il n’est même que cela. Son identité que l’on peut alors comparer à un cliché instantané est tenue pour fixée. Par contre, si l’analyste adopte la visée syntagmatique complémentaire, il s’attache à décrire l’actant dans l’accomplissement de son parcours sémiotique ». J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, ibidem.

Du point de vue modal, pour identifier le sujet autonome, le vouloir, le savoir et le pouvoir sont sollicités. Et la seule modalité dont laprésencenous permet d’identifier le sujet hétéronome, c’est "la modalité surdéterminante" du devoir. C’est ainsi que l’actant sujet se présente comme « le lieu d’une combinatoire modale. »6

Note de bas de page 7 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 215.

Note de bas de page 8 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, ibidem.

En effet, tout actant chez qui le faire « occupe non seulement la position d’un prédicat descriptif mais aussi celle d’un prédicat modal, devient candidat au rôle actantiel de Destinateur. Dans ce cas en effet, le faire devient la modalité d’un énoncé factitif : le Destinateur est celui qui fait faire »7, celui qui manipule le sujet en le modalisant. Notamment il fait devoir et il fait croire. Le destinateur mandateur « propose des valeurs et suscite l’adhésion du sujet ; il est ensuite celui qui fait vouloir, qui fait savoir, qui fait pouvoir. »8

Note de bas de page 9 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 266.

De plus, nous croyons que si cette autorité et ce faire devoir ou faire croire du destinateur atteignent leur degré maximal, le sujet dépasse l’hétéronomie et entre dans une nouvelle sphère : la modalité qui le domine sera ne pas pouvoir ne pas faire, il ne sera « pas engagé par les actes qu’il accomplit »9, il perdra complètement sa faculté de jugement et son vouloir faire, c’est-à-dire qu’il ne sera plus que l’actant de prédication et pas celui d’assomption : il devient un non-sujet.

Note de bas de page 10 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 232.

Note de bas de page 11 :

 A. J. Greimas, J. Fontanille, Sémiotique des passions, Des états de choses aux états d’âmes, Paris, Seuil, 1991, p. 26.

Note de bas de page 12 :

 J.-Cl. Coquet, Le Discours et son sujet, idem, p. 72.

Au reste, l’existence modale met « la valeur en mouvement et en jeu »10, de sorte que l’existence modale dont dispose le sujet, peut, à chaque moment se perturber, suite aux modifications imposées, tantôt par lui-même, tantôt par un tiers actant, aux qualités ou aux valeurs investies dans l’objet de sa visée.Autrement dit, la « modalisation du sujet n’est possible qu’avec l’intervention de l’objet »11 et « à tout changement de l’identité de l’objet correspond, en règle générale, un changement de l’identité du sujet »12.

2) Les actants pronominaux dans le roman

Note de bas de page 13 :

 Point de vue : « Ensemble des procédés utilisés par l’énonciateur pour sélectionner les objets de son discours et en orienter l’éclairage. » D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 265.

Note de bas de page 14 :

 Ce pronom apparaît 3347 fois dans La Modification. Ce chiffre est cité par Steeve Robert Renombo, Ecriture et Suppléance dans La Modification de Michel Butor, Mémoire du D.E.A., Limoges, Université de Limoges, 1996, p. 85.

Dans un roman, le choix du pronom personnel par l’auteur est déterminant parce que le glissement d’un pronom à un autre transforme le point de vue13 du lecteur. Etant donné que dans La Modification l’actant central est représenté par le vous14–un choix rhétorique et original qui déplace le roman de son lieu habituel de lecture–, et que ce même actant est parfois représenté par le je, et rarement par le nous, il est indispensable d’analyser ces choix extraordinaires. Pour cela, nous allons nous baser sur les théories d’Emile Benveniste, puis nous continuerons avec André Joly et Michel Butor lui-même.

2-1) Emile Benveniste et les pronoms

Comme le dit Benveniste, le verbe et le pronomsont les seules espèces de mots soumises à la catégorie de la personne. Pour toutes les langues, il y a trois personnes ; pas plus, pas moins : première, deuxième et troisième personnes. Ici nous allons aborder les pronoms dits en grammaire personnels, terme, en partie, rejeté par Benveniste car il ne prend que je et tu pour  personnes, alors que il, pour lui, est une non-personne.

Note de bas de page 15 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, p. 260

Selon lui, c’est la condition de dialogue qui forme la personne, et les seuls pronoms qui peuvent constituer cette allocution sont le je et le tu. Entre ces deux personnes, il existe une polarité, une « opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : ego a toujours une position de transcendance à l’égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition intérieur/extérieur, et en même temps ils sont réversibles. »15

C’est ainsi que Benveniste définit le tu comme la personne non-je, et il appelle cette corrélation spécifique entre personne je et personne non-je, faute de mieux, corrélation de subjectivité. Vu les qualités d’intériorité et de transcendance propres au je, on pourrait définir le tu comme la personne non-subjective, vis-à-vis de la personne subjective que le je représente ; et ces deux personnes contrastent ensemble avec la forme de non-personne (= il).

Il semble que toutes les relations posées entre les trois formes du singulier restent identiques si on les transpose au pluriel. Toutefois, il faut faire très attention, car dans ce passage du singulier au pluriel, pour les personnes, il ne s’agit pas d’une simple pluralisation ; en général,  la personne verbale au pluriel désigne une personne amplifiée et diffuse.

Note de bas de page 16 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, idem, p. 233.

Note de bas de page 17 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, ibidem.

Note de bas de page 18 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, ibidem.

Note de bas de page 19 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, ibidem.

La première personne plurielle, c’est le nous. Le nous ne peut pas être une pluralisation du je, car « l’unicité et la subjectivité inhérentes à je contredisent la possibilité d’une pluralisation. »16 En effet, nous n’est pas «une multiplication d’objets identiques, mais une jonction entre je et non-je, quel que soit le contenu de ce non-je. »17Ce non-je peut être toi/vous ou il/ils. Dans le premier cas, Benveniste le nomme nous inclusif et dans le second cas, il l’appelle nous exclusif. « Cette jonction forme une totalité nouvelle et d’un type tout particulier, où les composantes ne s’équivalent pas »18 : « dans nous, c’est toujours je qui prédomine […], et ce je s’assujettit l’élément non-je de par sa qualité transcendante. »19

Note de bas de page 20 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, idem, p.235.

D’autre part, dans le passage du tu au vous, « qu’il s’agisse du vous collectif ou du vous de politesse, on reconnaît une généralisation de tu, soit métaphorique, soit réelle, et par rapport à laquelle, dans des langues de culture surtout occidentale, le tu prend souvent valeur d’allocution strictement personnelle, donc familière. Quant à la non-personne (troisième personne), la pluralisation verbale, quand elle n’est pas le prédicat grammaticalement régulier d’un sujet pluriel, accomplit la même fonction que dans les formes personnelles : elle exprime la généralité indécise du on. »20

Note de bas de page 21 :

 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, idem, pp.235-236.

Ainsi, « la distinction ordinaire de singulier et de pluriel doit être sinon remplacée, au moins interprétée, dans l’ordre de la personne, par une distinction entre personne stricte (= singulier) et personne amplifiée (=pluriel). Seule la troisième personne, étant non-personne, admet un véritable pluriel. »21

Enfin, nous proposons une représentation graphique des théories de Benveniste :

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2-2) André Joly et les pronoms

Note de bas de page 22 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 91.

Note de bas de page 23 :

 N’oublions pas que E. Benveniste avait fondé sa théorie sur la grammaire arabe, et que dans celle-ci, pour la troisième personne, il s’agit de la personne absente, et non pas de l’absence de personne.  

Tout en admettant la différence foncière entre la troisième personne et les deux autres, André Joly met en question la dénomination de la troisième personne en tant que non-personne chez Benveniste ; et il la considère comme le principal défaut de son analyse. A. Joly affirme que la troisième personne est une personne, mais une personne absente du dialogue, une personne existant dans une sphère spatio-temporelle différente de celle de tu et je. A. Joly explique la raison de cette « erreur non pas bénigne, mais lourde de conséquence dans l’analyse des effets de sens au niveau du discours, et particulièrement du discours littéraire »22 : Benveniste a confondu l’absence de personne (non-personne) et la personne absente.23 C’est ainsi que A. Joly introduit une nouvelle appellation : première personne, personne locutive ; deuxième personne, personne allocutive ; troisième personne, personne délocutive (délocutée).

Note de bas de page 24 :

 André Joly précise que pour je, il y a une présence absolue, et pour tu, une présence relative. (Essais de systématique énonciative, idem, p. 67, Figure 4 bis.)

Note de bas de page 25 :

 Cet instant ne peut être que le présent ; c’est pourquoi la question de la personne est étroitement liée à celle du temps.

Note de bas de page 26 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, idem, pp. 65-66.

Par ailleurs, la différence qui existe entre je et tu, c’est que, tout en apparaissant dans la même sphère temporelle, ces deux personnes se situent dans deux sphères spatiales différentes. C’est pourquoi un rapport temporel s’instaure entre les deux premières personnes. Il le nomme rapport allocutif (rapport d’interlocution / rapport interlocutif). « Ce rapport repose sur la présence24 des deux personnes interlocutives au sein d’un même espace temporel, celui de l’instant de parole du locuteur.25 […] Le rapport d’interlocution implique donc que la deuxième personne, l’allocutaire, entre dans l’espace temporel de la première, le locuteur, dont elle devient le corrélatif obligé. »26

On peut schématiser les rapports entre les pronoms singuliers chez A. Joly :

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Note de bas de page 27 :

 A. Joly propose pareillement l’expression « personne de synthèse », empruntée à Guillaume. (A. Joly, Essais de systématique énonciative, idem,p. 81.)

A. Joly présente également un nouveau classement basé sur le critère de la composition personnelle : a) personnes de contenu homogène : les trois personnes du singulier, et la troisième personne du pluriel. b) personnes de contenu hétérogène27 : première et deuxième personnes du pluriel.

Note de bas de page 28 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, ibidem.

Note de bas de page 29 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, idem, p. 89.

« La caractéristique de nous et de vous est en effet de conjoindre (ou de pouvoir conjoindre) des personnes de rangs différents »28, alors que pour ils, il s’agit d’ « une multiplication intérieure de l’unité de rang troisième »29.

Note de bas de page 30 :

 Michel Butor exprime cette même idée au sujet du vous. Répertoire 2, Paris, Minuit, 1981 (1964), p. 67.  

Dans son analyse du contenu multi-personnel des deux personnes hétérogènes, A. Joly propose la façon d’écrire suivante (les parenthèses indiquent les constituants facultatifs) : Nous = moi + (toi) + (lui) ; Vous = toi + (lui)30. Cependant, nous proposons une formulation plus précise : Nous = moi + (n) (toi) + (n) (lui) ; Vous = (n) toi + (n) (lui).

Note de bas de page 31 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, idem, p. 87.

Note de bas de page 32 :

 A. Joly, Essais de systématique énonciative, ibidem.

Ensuite, Joly ajoute un autre point qui explique l’emploi du vous : selon lui, il existe trois principaux degrés d’allocutivité en face d’une seule personne: a) premier degré (tu) : « manière directe de s’adresser à un allocutaire pour marquer, selon le cas et suivant l’usage, la familiarité, l’intimité, la relation personnelle étroite (prière à la divinité), mais aussi le mépris, lorsqu’une autre forme d’adresse est attendue (le policier au détenu) ou la supériorité hiérarchique (l’officier au soldat), etc. »31 b) deuxième degré (vous) : type d’allocutivité médian entre le premier et le troisième degré, entre tu et il ; pas très direct, pas très indirect ; pas très proche, pas très distant. c) troisième degré (il) : « marquant la plus grande distance du moi par suppression du contact allocutif personnel. »32

Enfin, nous proposons le tableau synthétique suivant qui éclaircit la nature des pronoms personnels du pluriel :

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2-3) Michel Butor et les pronoms

Note de bas de page 33 :

 M. Butor,« Du mouvement en littérature : entretien avec Michel Butor », Cahiers du XX siècle, entretien avec avec Anne Fabre-Luce et Georges Raillard, 1973, in Quarante ans de vie littéraire,entretiens réunis, présentés et annotés par Henri Desoubeaux., Nantes, Joseph K, vol 2, 1999, p. 98.

Note de bas de page 34 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, p. 61.

Michel Butor, notre romancier, est en même temps critique et théoricien littéraire. Nous allons étudier sa théorie concernant les pronoms, et particulièrement les emplois de ces derniers dans les romans. Il explique que « tous les pronoms personnels ont quelque complexité. Les trois personnes de nos grammaires ne sont qu’une simplification commode. Dans le livre, cette complexité se manifeste et se creuse »33. Selon lui, « la forme la plus naïve, fondamentale, de la narration est la troisième personne »34. Dans ce cas, le lecteur se trouve dans la distance maximale avec le personnage.

Note de bas de page 35 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, p. 64.

Par ailleurs, le roman est parfois écrit à la première personne. Ainsi le lecteur pourra-t-il mieux se mettre à la place du héros. Dans ce cas, « il faut aussi qu’il soit mis en son moment, qu’il ignore ce qu’il ignore, que les choses lui apparaissent comme elles lui apparaissent. C’est pourquoi la distance temporelle entre narré et narration va tendre à diminuer : des mémoires on passera aux chroniques, l’écriture étant censée intervenir au cours même de l’aventure, pendant un repos par exemple, des annales au journal, le narrateur faisant chaque soir le point, nous confiant ses erreurs, ses inquiétudes, ses questions ; et il est naturel qu’on ait essayé de réduire cette distance au minimum, d’atteindre une narration absolument contemporaine de ce qu’elle narre, seulement, comme on ne peut évidemment pas à la fois écrire et se battre, manger, faire l’amour, on a été obligé de recourir à une convention : le monologue intérieur. »35

Note de bas de page 36 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, p. 65.

En réalité, « dans le récit à la première personne, le narrateur raconte ce qu’il sait de lui-même, et uniquement ce qu’il en sait. Dans le monologue intérieur, cela se rétrécit encore puisqu’il ne peut en raconter que ce qu’il en sait au moment même. On se trouve par conséquent devant une conscience fermée. »36 Existe-t-il un moyen pour ouvrir cette conscience ?

Note de bas de page 37 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, p. 66.

Note de bas de page 38 :

 M. Butor, Répertoire 2, ibidem.

C’est ici que l’emploi de la deuxième personne intervient : « il y a quelqu’un à qui l’on raconte sa propre histoire, quelque chose de lui qu’il ne connaît pas, ou du moins pas encore au niveau du langage »37. Alors, un récit à la deuxième personne est toujours didactique. « Nous sommes dans une situation d’enseignement : ce n’est pas seulement quelqu’un qui possède la parole comme un bien inaliénable, inamovible, comme une faculté innée qu’il se contente d’exercer, mais quelqu’un à qui l’on donne la parole. » 38

Note de bas de page 39 :

 M. Butor, Répertoire 2, ibidem.

C’est pourquoi il faut « que le personnage en question, pour une raison ou pour une autre, ne puisse pas raconter sa propre histoire, que le langage lui soit interdit, et que l’on force cette interdiction, que l’on provoque cette accession. C’est ainsi qu’un juge d’instruction ou un commissaire de police dans un interrogatoire rassemblera les différents éléments de l’histoire que l’acteur principal ou le témoin ne peut ou ne veut lui raconter, et qu’il les organisera dans un récit à la seconde personne pour faire jaillir cette parole empêchée »39.

Note de bas de page 40 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, pp. 66-67.

Note de bas de page 41 :

 M. Butor, Répertoire 2, idem, p. 67.

Note de bas de page 42 :

 Nous appelons le discours intérieur en première personne, le monologue intérieur et le discours intérieur en deuxième personne, le dialogue intérieur. Dujardin les appelle respectivement le monologue intérieur direct et le monologue intérieur indirect. (E. Dujardin, Le Monologue intérieur, p. 216, cité par B. Cannone, Narrations de la vie intérieure, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 43)

En effet, « si le personnage connaissait entièrement sa propre histoire, s’il n’avait pas d’objection à la raconter ou se la raconter, la première personne s’imposerait : il donnerait son témoignage. Mais il s’agit de le lui arracher, soit parce qu’il ment, nous cache ou se cache quelque chose, soit parce qu’il n’a pas tous les éléments, ou même, s’il les a, qu’il est incapable de les relier convenablement. Les paroles prononcées par le témoin se présenteront comme des îlots à la première personne à l’intérieur d’un récit fait à la seconde, qui provoque leur émersion. »40 Enfin Butor ajoute que « chaque fois que l’on voudra décrire un véritable progrès de la conscience, la naissance même du langage ou d’un langage, c’est la seconde personne qui sera la plus efficace. »41 Nous proposons d’appeler ce procédé "dialogue intérieur"42.

Bref, on peut dire que selon le choix et le procédé d’utilisation du pronom, la distance entre le personnage (l’acteur) et le lecteur (l’énonciataire) change. C’est dans l’ordre suivant que cette distance diminue : troisième personne, première personne, monologue intérieur, dialogue intérieur. Autrement dit, selon cet ordre, la contribution de l’énonciataire dans la construction du discours augmente de plus en plus (contribution maximale = dialogue intérieur).

3) Les actants pronominauxdans La Modification

Jusqu’ici nous avons examiné l’essentiel du contenu des pronoms personnels. Dans La Modification, pour les autres personnages, il s’agit toujours de la troisième personne, donc des actants de l’énoncé (sauf quelques exceptionsque nous allons évoquer plus loin) ; c'est-à-dire que la distance entre ces personnages et l’énonciataire (le lecteur) est maximum. L’actant central est désigné par le vous qui se maintient constamment pendant toute la première moitié du livre, mais qui, dans un système de commutation, est parfois remplacé par le je et quelques fois par le nous. Il s’agit en tout cas d’un actant de l’énonciation (vous, je, nous). Notre actant de l’énonciation constitue uneisotopie actantielle massive, une isotopie particulièrement importante, parce que c’est grâce à elle seule que l’enchaînement du roman est validé, car les temps et les lieux évoqués sont tellement variés que l’isotopie spatiale et l’isotopie temporelle sont manifestement absentes.    

Pour étudier cet actant de l’énonciation, nous commençons par son instance la plus fréquente et nous terminerons avec son instance la moins fréquente ; soit respectivement le vous, le je le nous.

3-1) Le "vous" dans La Modification

Le vous peut évidemment à la fois désigner plusieurs personnes et une seule personne. Du fait que dans notre roman, il s’agit d’un vous indiquant une seule personne, ce qui nous intéresse, c’est le deuxième emploi.

Comme nous l’avons constaté, le vous est la personne (et pas seulement le pronom) que Benveniste appelle  personne non-subjective amplifiée ; autrement dit c’est une personne (à la différence du il), mais en position non-subjective (à la différence du  je) ; et en outre, c’est une personne  amplifiée  (à la différence du  tu).

Chez Joly, le vous est désigné par personne allocutaire amplifiée (bien sûr son caractère non-subjectif est-il sous-entendu). Et comme nous l’avons remarqué, ce vous occupe le deuxième degré d’interlocutivité : un peu de tu et un peu de il.

Et selon Butor, il s’agit d’un monologue intérieur ouvert ("dialogue intérieur" dans notre terminologie), d’une situation d’enseignement ou d’inquisition, d’une force pour faire parler un interlocuteur dont la parole est empêchée ou oubliée.

Nous allons, tout d’abord, vérifier la justesse de l’hypothèse selon laquelle, dans notre roman, il s’agit d’un dialogue intérieur, et nous justifierons ce choix. Le dialogue intérieur n’étant qu’une certaine forme du monologue intérieur, la forme ouverte ou indirecte, nous envisageons dans un premier temps d’observer s’il s’agit d’un monologue intérieur ou pas, et dans un deuxième temps nous examinons si ce monologue est ouvert ou pas, s’il se prête à une description dialogique ou pas.

Note de bas de page 43 :

 Gérard Genette préfère le nommer « discours immédiat », puisque selon lui « l’essentiel […] n’est pas qu’il soit intérieur, mais qu’il soit d’emblée […] émancipé de tout patronage narratif » (Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 193). Et Dorrit Cohn a une prédilection pour l’appeler « monologue autonome » (La Transparence intérieure, trad. fr. par Alain Bony, Seuil, 1978, p. 245). Il semble que la définition la plus courante soit celle d’Edouard Dujardin. D’après lui les trois caractéristiques du monologue intérieur sont les suivantes : « il s’agit : 1) d’un discours du personnage (et non d’un narrateur) ; 2) d’un discours sans auditeur ; et 3) d’un discours non prononcé.» (B. Cannone, Narrations de la vie intérieure, idem, p. 43.) Nous faisons quelques remarques : 1) notre texte possède ces trois caractéristiques. Donc selon les théories de Dujardin, tout notre ouvrage n’est qu’un long monologue intérieur. 2) nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec cette caractérisation. En effet, dans plusieurs ouvrages que nous avons consultés, les auteurs disent que dans le cas du monologue intérieur, il n’y a pas de narrateur. A notre avis, le narrateur c’est celui qui parle, c’est le "je", parfois dissimulé, du roman. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a que le "je" qui peut parler, parfois il parle de lui-même, parfois d’un "il", parfois avec un "tu", etc.  Dans un monologue intérieur aussi, à l’instar de tout autre texte, c’est un "je" – qui est forcément un personnage-narrateur – qui parle, mais dans son intérieur et avec lui-même. Nous croyons qu’un récit sans narrateur ne peut être qu’un récit de feuilles vierges. Par ailleurs, la deuxième propriété introduite par Dujardin n’est que le résultat de la troisième : lorsqu’une parole n’est pas prononcée, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de manifestation extérieure, elle ne peut sans doute pas être entendue par un auditeur. Peut-être qu’il existe un auditeur potentiel qui ne peut devenir actuel qu’à condition que cette parole se prononce. Enfin, en nous appuyant sur cette formulation de Dujardin, nous proposons notre définition pour le monologue intérieur : « le discours non prononcé d’un personnage ».

Note de bas de page 44 :

 Belinda Cannone, Narrations de la vie intérieure, idem, p. 26.

Note de bas de page 45 :

 Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, 2003, p. 146.

Note de bas de page 46 :

 F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, Paris, Gallimard, 1970, p. 210.

Note de bas de page 47 :

 Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, idem, p. 147.

Note de bas de page 48 :

 Par exemple, certains paragraphes du roman se terminent par une virgule, certains paragraphes commencent avec une minuscule, …

Note de bas de page 49 :

 Bernard Lalande, Profil d’une œuvre : La Modification,Paris, Hatier, 1972, p. 34.

Note de bas de page 50 :

 R. Humphrey, Stream of Consciousness in the modern Novel, University of California Press, Berkeley, 1954, p. 24., cite par F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem, p. 155.

Note de bas de page 51 :

 Edouard Dujardin, Le Monologue intérieur, Paris, Messein, 1931, p. 59.

Note de bas de page 52 :

Henri Martineau, Le Divan, février 1925, p. 85, cité par Michel Raimond, La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années vingt, Corti, 1966, p. 255, cité à son tour par Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem, p. 155.

En effet, ce texte contient les caractéristiques essentielles du monologue intérieur43, ainsi que leurs conséquences : « les séquences mouvantes de la pensée et de l’émotion ne sont pas gouvernées par un système de relations logiques mais par un système d’association libre »44 ;« un type d’énonciation qui [calque] les balbutiements de la pensée naissante : un discours direct, au présent, qui mime le développement des associations de pensées »45 ; « la substitution de la perception à l’action»46, « la simultanéité de la perception et de la parole »47 ; les phrases longues qui ignorent dans leur continuité la ponctuation48, « les redites, les retours en arrière, les remises en question »49 ; l’absence de raccourcissement de ce qui se passe dans la conscience de l’acteur, et la représentation des « processus psychologiques… précisément tels qu’ils existent aux différents niveaux de conscience avant qu’ils soient formulés en un langage délibéré »50, autrement dit l’expression de la « pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient »51 ; « serrer la vie au plus près et […] ne rien cacher des inutiles petites traverses où nous égarent les associations d’idées les plus imprévues »52.

Note de bas de page 53 :

 J. Pouillon, Temps et roman, p. 185, cité par F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor,idem, p. 222.

Note de bas de page 54 :

J. Pouillon, Temps et roman, p. 185, cité par F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor,idem, p. 222.

Note de bas de page 55 :

 B. Cannone, Narrations de la vie intérieure, idem, p. 26.

Note de bas de page 56 :

 B. Cannone, Narrations de la vie intérieure, ibidem.

Ajoutons encore quelques autres points confortant l’idée du monologue intérieur : le lecteur ignore ce qu’ignore l’acteur, il ne prend de renseignements qu’avec lui, il est contraint d’attendre qu’il se rappelle, qu’il imagine, qu’il prenne conscience, etc. Et cela grâce au monologue intérieur, « la forme extrême du "point de vue avec" »53 : c’est "avec" l’acteur, en même temps que lui, que le lecteur découvre le monde, ni avant, ni après. Autrement dit, le monologue intérieur,«l’expression la plus lucidement adéquate de l’écoulement du temps »54, crée l’illusion de la simultanéité entre la narration et le narré.Le lecteur aura l’illusion de prendre la place de l’instance de discours. En plus, selon Milan Kundera, dans le monologue intérieur, tout se passe comme si l’auteur « mettait un micro »55 dans la tête du personnage ; et Dujardin parle de « représentation cinématographique de la pensée »56. Est-ce que toutes ces descriptions du monologue intérieur ne correspondent pas à La Modification ?

Note de bas de page 57 :

 Sauf si, nous le pensons, l’énonciateur se représente en tant que « il ». Mais cet emploi, rare, ne s’utilise que pour parler avec autrui : on sort du monologue.

Note de bas de page 58 :

 M. Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception,Paris, Gallimard, 2005, p. 121.

Note de bas de page 59 :

 F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem,  p. 157.

Note de bas de page 60 :

 F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, ibidem.

Note de bas de page 61 :

 Comme la synthèse hégélienne.  

D’autre part, très souvent, chez différents écrivains, on est témoin de l’utilisation du "je" lorsqu’il s’agit du monologue intérieur ; et dès que l’auteur commence à parler de "l’extérieur", c’est le "il" qui s’impose. En effet, le "il", quoique propice pour exprimer "l’extérieur", ne convient pas au monologue intérieur, car il ne peut pas impliquer l’instance de discours57,et dans le monologue intérieur l’implication de l’instance de discours, directement ou indirectement, est inévitable. Par ailleurs, «le monologue à la première personne, admirablement adapté à la description du courant de conscience dans ce qu’il a de plus intime, semble inapte à rendre les actes et les gestes. L’être qui agit, en effet, n’a pas de "conscience positionnelle de soi"58, la conscience que nous avons de nos gestes et des objets que nous utilisons, est pré-réflexive »59 ; c’est pourquoi dans un monologue, l’emploi du "je" « ne permet guère de présenter ce niveau de conscience en tant qu’il présuppose l’existence d’un corps ou des choses. »60 Donc pour parler simultanément de "l’extérieur" et de "l’intérieur", sans changer de pronom, il faut choisir une position intermédiaire : une position qui n’est ni l’une ni l’autre, et qui contient, d’une certaine manière, l’une et l’autre61 : cette position est celle de la deuxième personne. C’est de cette manière que le monologue intérieur à la deuxième personne se justifie.

En réalité, étant donné que l’énonciateur se dédouble (il s’imagine non seulement comme "je", mais autant comme "tu" ou "vous"), c’est-à-dire qu’il se considère en même temps comme énonciataire, il ne peut plus demeurer dans un espace fermé, il doit "parler" à son autre instance : le monologue s’ouvre, et un dialogue intérieur se met en place.

Note de bas de page 62 :

 Déclaration à Paul Guth, Le Figaro littéraire, 7 déc. 1957, cité par F. Van Rossum-Guyon, idem, p. 159.

Il sera sans doute intéressant de lire l’affirmation de l’auteur lui-même au sujet du choix du pronom de son ouvrage : « Comme il s’agissait d’une prise de conscience, il ne fallait pas que le personnage dise je. Il me fallait un monologue intérieur au-dessous du niveau de langage du personnage lui-même, dans une forme intermédiaire entre la première personne et la troisième. Ce vous me permet de décrire la situation du personnage et la façon dont le langage naît en lui. »62.

Note de bas de page 63 :

 F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem, p. 159.

Françoise Van Rossum-Guyon ajoute qu’avec le "vous", « le monde et la conscience sont donnés d’un même coup. Les choses ne sont pas "dissoutes dans la conscience" puisque la distance impliquée par le "vous"permet leur description en tant qu’objets, mais cette description est en elle-même celle de la conscience qui les éprouve ou les réfléchit. Dans la mesure où l’on peut parler de "réalisme phénoménologique" à propos d’une technique narrative, on peut donc reconnaître avec St. Aubyn que l’utilisation de la deuxième personne dans La Modification représente une étape nouvelle dans la représentation d’une conscience vraiment "en situation". » 63.

Après avoir établi que notre roman n’est qu’un long dialogue intérieur, notre attention se portera sur la pertinence de l’idée de la parole forcée, parole empêchée.

Note de bas de page 64 :

 A. Rousseaux, « La Modification de Michel Butor », Figaro littéraire, 1er novembre 1957, p. 2, cité par F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem,  p. 164.

Note de bas de page 65 :

 R. Barthes, « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet », in Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 103.N’oublions pas qu’il s’agit d’un Nouveau Roman, qualifié par R. Barthes lui-même de « l’Ecole du regard ».

Note de bas de page 66 :

 F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, ibidem.

André Rousseaux décrit très bien cet emploi du vous : « Dans La Modification le vous est inexorable, il tient le héros comme un insecte sous la pince et la loupe, mieux, il obtient du héros les révélations les plus subtiles, les aveux les plus pénétrants, pour les formuler à sa place et les énoncer à lui-même. »64 Et Roland Barthes déclare que « cette interpellation est capitale, car elle institue la conscience du héros. C’est à force de s’entendre décrite par un regard que la conscience du héros se modifie. »65 C’est ainsi que Van Rossum-Guyon conclut que « les rapports du je (implicite) au vous apparaissent non seulement comme des rapports de distance, mais comme des rapports de force. »66

Note de bas de page 67 :

 L’idée de l’impuissance de l’actant et de l’inefficacité de sa volonté sont indiquées aux différentes pages de notre  roman : p. 208, 216, 236, 274, …  M. Butor, La Modification, Paris, Minuit, 1980 (1957). Il est à noter que les extraits de La Modification ne seront plus indiqués que par le numéro de page, sans autre référence.    

Note de bas de page 68 :

 D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 229.

Une question se pose tout de suite : qui est ce "je dissimulé" qui parle, ce "je" qui s’impose au "vous" ? C’est la sémiotique qui proposera une réponse claire à cette question. Nous avons déjà évoqué les deux types de relations actantielles expliqués par J.-Cl. Coquet : d’un côté la relation binaire qui s’établit entre le sujet autonome et l’objet, de l’autre la relation ternaire. Dans celle-ci un nouveau membre joint les membres de la relation binaire, ou pour mieux dire il s’impose à eux. Ce nouvel actant s’appelle, rappelons-le, destinateur. Ce dernier, non seulement pénètre sans autorisation, mais en plus, c’est lui qui va décider pour eux. Il paraît que sa première décision en vue de manipuler le sujet sera de le modaliser, et celui-ci ne peut qu’obéir, car le destinateur est, comme nous l’avons déjà vu, le « siège d’un pouvoir transcendant et irréversible ». Cette « instance d’autorité » commence sa fonction, en faisant deux actes apparemment concomitants : elle fait devoir et elle fait croire. Et les autres faire faire, si le destinateur en décide, viendront après. Ces propriétés ne sont-elles pas celles de l’instance parlante de notre roman, c’est-à-dire celles du "je caché" ? Celui qui parle, est sans doute le destinateur d’une relation ternaire qui fait devoir au sujet, et celui-ci ne peut pas ne pas être ou ne pas faire. Ensuite, il fait vouloir : il force l’actant à assumer tout ce qu’il lui dicte : le destinateur fait assumer au sujet. D’ailleurs, il lui fait savoir : il lui révèle une grande vérité de sa vie : ce qui est son véritable objet de valeur n’est pas une femme, mais une ville.C’est-à-dire qu’en modifiant les valeurs et les modalités investies dans les objets de l’horizon axiologique du sujet, le destinateur modifie l’identité de celui-ci. Mais est-ce qu’il lui laisse aussi une part de pouvoir ? Il nous semble que presque pas du tout. Nous disons "presque", parce que dans les moments où l’actant arrive à dire "je", c’est le destinateur qui lui permet de parler. Le motif du destinateur semble être de vérifier si son sujet est devenu ce qu’il désire, si son faire croire a marché, si le sujet lui-même assume ce qu’il doit assumer : aux moments où le "je" apparaît, au lieu d’être manipulateur, il se transforme en destinateur judicateur. A part ces moments-là, le sujet est tout à fait impuissant, un sujet déontique.67 Un tel actant est-il digne d’être nommé sujet ? Nous croyons que non ; c’est un non-sujet ; un non-sujet à la fois passionnel et fonctionnel. Le non-sujet passionnel est un actant emporté par ses passions et le non-sujet fonctionnel est un « actant qui "n’exécute que cela pour quoi il a été programmé", celui qui "est assimilable à sa fonction", celui qui "ne sait que sa leçon". »68 A cause de l’existence du destinateur dictateur, il est question d’un non-sujet fonctionnel, et le "programme" auquel il ne peut pas échapper, est un "programme intérieur", un "programme passionnel".

Note de bas de page 69 :

 Narrateur : « Instance déléguée par le sujet d’énonciation, assumant la prise en charge du discours narratif. » (D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, idem, p. 264.)

Nous n’avonsrépondu que partiellement à la question que nous avons posée. Nous nous sommes rendu compte que ce "je dissimulé" est le destinateur. En d’autres termes, très originalement, le narrateur69 principal c’est le destinateur. Mais qui est, concrètement, ce destinateur ? Est-ce que, comme dans beaucoup de récits, c’est un élément extérieur au sujet qui assume ce rôle ? Notre réponse est négative. C’est une partie de l’acteur lui-même qui remplit cette fonction. En effet, l’acteur se dédouble en deux instances : instance-sujet et instance-destinateur. C’est à l’aide des propos de l’acteur lui-même que nous adoptons cette idée : celui-ci, au cours du voyage, prend conscience d’une autre instance de lui-même qui était cachée jusqu’à présent, qui se manifeste, et qui est en voie de disparition :

« […] ouvrant ainsi la porte à tous ces souvenirs anciens que vous aviez si bien oubliés, remisés dont quelque chose en vous (le peut-on appeler vous-même, puisque vous n’y pensiez point ?), […] cette autre instance de vous-même qui réussissait jusqu’à présent tant bien que mal à se masquer et qui maintenant s’étale et s’avoue en s’affaiblissant, en disparaissant. » (p. 229)

Il nous semble que le "je dissimulé" du  roman c’est cette nouvelle instance ; une instance bien oubliée, et donc à présent très peu familière : d’où le choix du "vous" à la place du "tu". A quelques reprises, dans le roman, on fait allusion à certaines caractéristiques de cette instance : son « être ancien et durable » qui se réfugie, selon Henriette, à Rome (p. 182) ; « la partie » qu’il croyait être « préservée » de la « vieillesse » (p. 106) ; « cet aspect » de sa vie qui se nourrit à Rome (p. 148).

Et à la fin du roman, il reconnaît encore le dédoublement de sa « personne » au cours du voyage. Cette fois, il est intéressant que ce soit son instance "je", c’est-à-dire son instance habituelle, son instance-sujet qui en parle ; il s’agit dès lors de l’assomption directe du sujet :

« […] s’il n’y avait pas eu cet ensemble de circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque temps » (p. 276).

D’autre part, comme nous l’avons déjà exposé, avec la deuxième personne l’écart entre le  lecteur et l’acteur central se réduit au minimum, ou pour utiliser les mots de notre roman, le lecteur peut excellemment se mettre « dans la peau du personnage » (p. 115).

Note de bas de page 70 :

 Dans une énonciation, le locuteur « implante l’autre en face de lui, quel que soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre. » (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974, p.82.) Il faut également faire allusion à la forte abondance de déictiques – surtout des adjectifs démonstratifs – partout dans notre roman. Ces déictiques, en compagnie du « vous », attribuent une présence énorme au lecteur.  

Note de bas de page 71 :

 « […] la fonction conative (appel) est celle qui concerne le destinataire, par opposition aux fonctions expressive (centrée sur le destinateur [dans le sens de l’émetteur]) et référentielle (relative à ce dont on parle) ».  A. J. Greimas, J. Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, idem, pp. 56-57.

Par conséquent, on peut dire que l’effet principal produit par le "vous", c’est l’effet de présence chez le lecteur.70 Le "vous", en faisant appel à la fonction conative71, crée une situation vivante. Il reste à ajouter qu’au cours du roman, le narrateur pose beaucoup de questions. Celles-ci font réfléchir le lecteur, et le "vous" devient plus naturel et plus influent.

Aussi le lecteur fait-il partie intégrante du roman, ou bien même l’un de ses constituants. Il ne lit pas, il entre dans le mouvement du roman, il y participe. De plus, l’actant "vous", rarement désigné par son nom, est sans doute plus universalisable que les personnages romanesques représentés par leur nom.

Note de bas de page 72 :

 « Dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes. » F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot et Rivages, 2005 (1916), p. 126.  

Toutefois, l’actant de l’énonciation apparaît parfois sous forme du "je" ou du "nous". Ces deux pronoms doivent leur valeur à leur opposition au "vous".72 Il conviendrait de signaler qu’en même temps que le pronom utilisé pour représenter l’actant change, on entre dans une nouvelle instance, et chez le lecteur, une nouvelle modulation du point de vue naît.Nous commençons par le "je", et nous continuerons avec le "nous" qui est moins fréquent dans le roman.

3-2) L’émergence du "je"

Note de bas de page 73 :

 Dans une énonciation, chaque "tu" ou "vous" est un "je" potentiel.

A l’intérieur de notre roman à la deuxième personne, celle-ci, étant un "je" potentiel, se transforme parfois en "je" actuel73, c’est-à-dire que l’allocutaire devient le locuteur, et plus précisément la personne non-subjective amplifiée donne la place à la personne subjective stricte.

Note de bas de page 74 :

 J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet, idem, p. 39.

Il s’agit effectivement des paroles du témoin muet qui émergent grâce au "je"; autrement dit le dialogue intérieur fait place au monologue intérieur. En effet, c’est l’instance habituelle de l’actant qui émerge et cela, presque, à partir de la deuxième moitié du roman, à partir du moment où les premiers ébranlements apparaissent dans l’identité du sujet, où le destinateur lui permet de parler pour examiner si son "élève" a bien appris "ses leçons" ; et cela sous forme de contrôle continu : jusqu’à la moitié, il n’y a pas de contrôle, mais à partir de là, le contrôle et les nouvelles leçons alternent. Donc, aux moments de l’apparition du "je", le destinateur mandateur devient destinateur judicateur. Ces occurrences du "je" qui ne recouvrent jamais les occurrences du  "vous", impliquent l’assomption directe du sujet ; et celui-ci s’approprie la langue et affirme ainsi son identité. J.-Cl. Coquet dit : « J’affirme que je suis Je. […] Voici mon identité. »74

Note de bas de page 75 :

 C’est nous qui allons mettre en italique ou en caractère gras certains éléments ou certaines parties des citations du roman.

Cette émergence, du point de vue formel, se fait de cinq manières dans notre roman, dont la première est la plus fréquente75 :

a) Avec des verbes réflexifs. Très souvent le "je" apparaît après des verbes tels que : « vous vous demandiez » (p. 142), « vous vous dites » (p. 190, 276, 278), « vous vous disiez », (p. 222), « vous disant » (p. 252, 265, 273), « vous pensiez alors » (p. 282) : c’est-à-dire lorsque le sujet est invité à réfléchir seul, sans la présence du destinateur. Néanmoins, ce n’est qu’une simulation, car c’est le destinateur qui met ces mots à la bouche du sujet, celui-ci n’étant qu’une marionnette entre les mains du destinateur. A titre d’exemple, nous allons mentionner trois citations où ce type d’apparition du "je" se fait jour :

« Vous vous dites : je ne sais plus quoi faire ; je ne sais plus ce que je fais ici ; je ne sais plus ce que je vais lui dire » (p. 190).

« […] vous disant : il doit être à peine plus âgé que moi, voici ce que je risquerai de devenir si je n’y prenais garde. » (p. 252)

« Vous pensiez alors : j’ai cru la perdre, je l’ai retrouvée ; j’ai côtoyé un précipice, il ne faut jamais plus en parler ; maintenant je saurai la garder, je la tiens. » (p. 282)

b) Avec l’annonce explicite de l’apparition de la voix intérieure du sujet. Dans les quatre autres cas aussi, il s’agit de la voix intérieure, mais cette fois-ci, elle se déclare directement :

«Alors terrorisée s’élève en vous votre propre voix qui se plaint : ah, non, cette décision que j’avais eu tant de mal à prendre, il ne faut pas la laisser se défaire ainsi ; ne suis-jedonc pas dans ce train, en route vers Cécile merveilleuse ? Ma volonté et mon désir étaient si forts. Il faut arrêter mes pensées pour me ressaisir et me reprendre, rejetant toutes ces images qui montent à l’assaut de moi-même. » (p. 162)

c) Avec des parenthèses. C’est comme une voix empêchée qui a du mal à s’exprimer, mais qui réussit à se manifester brièvement et d’une façon visiblement non-autonome au milieu du discours du destinateur :

« […] à cause de la faim seulement, de la fatigue et de l’inconfort seulement, parce que vous ne pouvez plus à votre âge vouspermettre des fantaisies de jeune homme (je ne suis pas vieux, j’ai décidé de commencer à vivre, j’ai repris des forces, tout cela est passé),

à cause de cet effritement de vous-même, de tous ces craquements apparaissant à la surface de votre réussite […] » (p.195)

d) Avec des guillemets. Cet emploi ressemble beaucoup à celui qui précède. Cette fois, avec deux différences importantes : les propos du sujet n’ont rien à voir avec les propos précédents et suivants du destinateur ; les propos du sujets trouvent un caractère assez autonome grâce aux guillemets, indices formels du discours direct qui est par définition autonome.   

« […] vos genoux sont dans la lumière orange comme ceux de la femme à côté de vous.

« Empereurs et dieux romains, ne me suis-je pas mis à votre étude ? N’ai-je pas réussi à vous faire apparaître quelquefois au détour des rues et des ruines ? » 

C’est une foule de visages qui s’approchent, énormes et haineux comme si vous étiez […] » (p. 272)

e) Sans signe annonciateur et donc d’une manière brusque :

« Il faut fixer les yeux sur ces deux jeunes gens heureux qui viennent de dîner, qui ont la chaleur du vin et du repas sur leur visage, qui se sont repris par la main.  

Comment allez-vous dormir cette nuit, Agnès et Pierre ? […] Alors vous pourrez vous allonger si personne d’autre ne monte, et même, pour que vous soyez confortablement étendus lorsque je reviendrai du wagon-restaurant, j’irai m’installer dans un autre compartiment. Allez-vous rester dans ce même train jusqu’à Syracuse ?

Comme ces journées seront belles pour vous ! […] tandis que moi, pendant ces quelques jours […], que ferai-je, à quel saint, quelle sainte me vouerai-je ? […]

Donc Agnès et Pierre ne seront pas seuls, et vous viendrez les regarder dormir inconfortablement […] » (p. 191-192).

Dans ces deux derniers passages, non seulement le "vous" se transforme en "je", mais aussi, un autre "vous" s’introduit : le sujet s’adresse, dans sa pensée, une première fois aux empereurs et dieux romains, et une deuxième fois aux deux jeunes amoureux qui sont dans son compartiment. En conséquence, il y a un avancement énonciatif dans le choix des deux pronoms : vous devient je (la personne non-subjective devient subjective), et ils devient vous (la personne délocutée entre en interlocution avec un nouveau locuteur). Le choix de ces nouveaux interlocuteurs très provisoires n’est pas sans intérêt puisqu’il s’agit dans le premier cas d’un contenu historique et romain, et dans le deuxième cas d’un contenu d’amour, deux thèmes fort importants du roman.

3-3) L’apparition du "nous"

Comme nous l’avons déjà exprimé, l’actant est rarement représenté par le "nous".En effet, ces apparitions se manifestent dans deux passages du roman, et tous les deux dans les onze dernières pages :

« Vous vous dites : […] Je ne puis espérer me sauver seul. Tout le sang, tout le sable de mes jours s’épuiserait en vain dans cet effort pour me consolider. 

Donc préparer, permettre, par exemple au moyen d’un livre, à cette liberté future hors de notre portée, lui permettre, dans une mesure si infime soit-elle, de se constituer, de s’établir,

c’est la seule possibilité pour moi de jouir au moins de son reflet tellement admirable et poignant,

sans qu’il puisse être question d’apporter une réponse à cette énigme que désigne dans notre conscience ou notre inconscience le nom de Rome, de rendre compte même grossièrement de ce foyer d’émerveillements et d’obscurités. »  (p. 276)

« Si puissant pendant tant de siècles sur tous les rêves européens, le souvenir de l’Empire est maintenant une figure insuffisante pour désigner l’avenir de ce monde, devenu pour chacun de nous beaucoup plus vaste et tout autrement distribué.  

C’est pourquoi, lorsque vous avez tenté personnellement de le faire s’approcher de vous, son image s’est délabrée » (p. 279-280).

Ces nous ne peuvent pas être utilisés pour une seule personne, car juste avant et après, l’actant est représenté par un pronom singulier (je), ou de valeur singulière (vous). De plus, d’après les contextes dans lesquels les nous se situent, il ne s’agit sans doute pas d’une amplification avec d’autres personnages du roman. Quel est donc le contenu sémantique de ces nous ? Quel élément se trouve-t-il à côté de l’énonciateur pour constituer les nous ? La seule possibilité, c’est l’énonciataire ou les énonciataires (l’ensemble des lecteurs), c’est-à-dire que la contribution de ceux-ci à la construction du discours arrive à son point culminant. En d’autres termes, ces nous ne peuvent pas être uniquement exclusifs. Ou bien ils sont inclusifs (fusion entre l’énonciateur et le lecteur), ou bien à la fois inclusifs et exclusifs  (je + vous + ils [l’ensemble des lecteurs]). Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’un degré plus élevé de généralisation et d’universalisation. Les cas pour lesquels ces nous sont utilisés (liberté, Rome, monde) renforcent cette idée.

Conclusion

On peut considérer toute La Modification qui consiste en une expérience intérieure, en tant que séquence intercalée dans une séquence intercalante marquée par les deux actes entrer et sortir. Du point de vue actantiel, dans la séquence intercalante, c’est-à-dire juste avant d’entrer dans le train et juste après d’en sortir, il s’agit d’une relation binaire (sujet, objet), tandis que dans la séquence intercalée, dès que l’actant se trouve dans le train, une force intervient : on entre dans l’univers d’une relation ternaire, et cela pose problème, car apparemment, il n’y a que deux actants, mais l’un des actants se scinde en deux instances dont l’une occupe la place du sujet et l’autre celle du destinateur. Celui-ci est souvent mandateur, et parfois judicateur : il se dissimule, et tout en parlant, d’où le procédé du dialogue intérieur, il fait croire, devoir, vouloir et savoir au sujet ; par surcroît, il laisse parfois celui-ci s’exprimer afin de vérifier s’il a assimilé les leçons qu’il lui a données, d’où la transformation occasionnelle du "vous" en "je" dans la deuxième moitié du roman.

Note de bas de page 76 :

 J.-Cl., Coquet, Le discours et son sujet, idem, p. 39.

Note de bas de page 77 :

 Paradigme de l’identité ipse chez Paul Ricœur (La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calman-Levy, 1995,p. 138), ce qui nécessite un vouloir faire très élevé.

En effet, dans une identité en devenir, le sujet assume son identité en mouvement. Certes, cette assomption nécessite une personne subjective, c’est-à-dire le "je". Rappelons-nous l’expression de J.-Cl. Coquet : « J’affirme que je suis Je. […] Voici mon identité. »76 Or, dans ce roman, on a affaire au "vous" ; et le "vous" ne peut pas assumer directement, car c’est une personne deux fois débrayée, à savoir non-subjective, et encore mieux amplifiée et floue ; donc l’assomption ne peut se faire qu’indirectement : le destinateur, le "je dissimulé", fait assumer son identité au sujet hétéronome. L’assomption directe du sujet se manifeste avec le "je" qui est une personne assumée et modalisée directement par l’énonciateur, embrayée et subjective. Il est d’ailleurs significatif que lorsqu’il s’agit d’une promesse77, du projet d’écrire un livre, du renoncement le plus explicite à Cécile, du retour définitif vers Henriette, bref à chaque fois qu’une assomption directe semble incontournable, c’est toujours le "je" qui émerge.

Note de bas de page 78 :

 « Si une part de la littérature moderne s’est attaquée au "personnage", ce n’est pas pour le détruire (chose impossible) mais pour le dépersonnaliser, ce qui est tout différent. » Roland Barthes, Introduction à l’analyse des récits, p. 16. , cité par F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification » de Michel Butor, idem, p. 128.

Note de bas de page 79 :

 Cette phrase est juste un calque d’une théorie déjà présentée pour le "je", par J. Fontanille, Cl. Zilberberg, tension et signification, idem, p. 94, et nous n’avons fait que la généraliser pour toutes les personnes d’allocution.

Par ailleurs, à l’aide d’un acteur dépersonnalisé78, et grâce à l’utilisation des personnes d’allocution, en particulier le "vous", le lecteur de ce roman n’est plus devant le roman, il est dedans. Il fait partie intégrante du roman, il contribue à sa construction. En réalité, c’est nous, vous et moi, qui sommes représentés, c’est notre identité qui est en construction, c’est nous qui prenons conscience, c’est nous qui sommes l’objet du faire faire du destinateur. Alors, comme nous le constatons, les personnes d’allocution (en l’occurrence, le "vous", le "je" et le "nous") sémiotiques ne se réduisent pas aux personnes d’allocution linguistiques : en sémiotique, on a affaire à des personnes d’allocution sensibles, affectées, souvent sidérées, c’est-à-dire émues par les extases qui les assaillent, donc à des entités plutôt oscillatoires qu’identitaires.79

Aussi La Modification constitue-elle la mise en scène d’un vrai dynamisme actantiel. Ces permutations impliquent des changements dans le statut de l’énonciation, dans la position de l’instance de discours. Et comme nous l’avons remarqué, notre perspective étant le discours en acte, l’instance de discours sert de point de référence, et c’est son identité, l’énonciateur et l’énonciataire (en l’occurrence, respectivement le destinateur et le sujet) confondus, qui se joue.