Hamid-Réza Shairi, Analyse sémiotique du discours, Centre de publications universitaires des sciences humaines, Téhéran, 2006, 232 pages

Amir Biglari

CeReS, Université de Limoges

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Mots-clés : discours, énonciation, passion, perception

Auteurs cités : Jean-Claude Anscombre, Didier ANZIEU, Émile BENVENISTE, Henri BERGSON, Denis BERTRAND, Jean-François BORDRON, Jean-Louis Chiss, Joseph COURTÉS, Oswald DUCROT, Ch.J. Filmore, Jacques FONTANILLE, Gérard GENETTE, Jacques GENINASCA, Frédéric Gobert, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Edmund HUSSERL, Catherine Kerbrat-Orecchioni, Eric LANDOWSKI, Dominique MAINGUENEAU, Pierre OUELLET, Erwin Panofsky, Herman PARRET, Paul RICOEUR, Ferdinand de SAUSSURE, Tzvetan Todorov, Claude ZILBERBERG

Texte intégral

La sémiotique de l’Ecole de Paris se développe de plus en plus, en Iran notamment grâce aux travaux de Hamid-Réza Shairi. Celui-ci, après avoir publié un premier livre (Les Préalables de la nouvelle sémiotique, Centre de publications universitaires des sciences humaines, Téhéran, 2002) introduisant les principes de base d’une sémiotique d’ordre plutôt narratif, s’intéresse à une sémiotique sensible et phénoménale dans son deuxième ouvrage intitulé Analyse sémiotique du discours, dont le présent travail est une note de lecture. Rédigé dans une visée didactique, ce livre offre un modèle de travail pointu aux étudiants et à tous ceux qui cherchent à faire usage de la méthode sémiotique dans leur analyse discursive. En effet, le projet de cet ouvrage est d’élaborer la question de la production du sens dans différents types de discours.

Les qualités de l’ouvrage sont indéniables : clarté, rigueur, rédaction très pédagogique, alternance constante entre les théories précises et les exemples bien choisis et finement analysés. Ces nombreux exemples viennent d’horizons fort variés : de la langue courante, de la culture, de la peinture, du cinéma, de la chanson, de la publicité, de la politique, de la religion, du sport, de la littérature française (Marcel Proust) et surtout de la littérature persane (plutôt de la poésie contemporaine [Ahmad Shamlou, Mohammad Ali Sépanlou et plus particulièrement Sohrab Sépéhri], mais aussi de la poésie traditionnelle [Jalalodin Molavi] et de la prose contemporaine [Mahmoud Dolat Abadi]).

Dès le début une difficulté terminologique se fait jour : compte tenu des possibilités de la langue persane, comment traduire la « sémiotique » pour rester à la fois fidèle et compréhensible ? « Science de signe(s) » ou « science de sens » ? La « science de signe(s) »  risque fortement de se confondre avec la « sémiologie » et la « science de sens » avec la « sémantique ». Même si la « science de signe(s) » peut convenir à certains types de sémiotique, pour l’Ecole de Paris, qui observe principalement les ensembles signifiants et qui est donc à la recherche du sens dans tous les types de discours – d’où son projet beaucoup plus vaste par rapport à la sémantique –, cette expression serait loin d’être suffisamment significative. Finalement, notre auteur choisit la terminologie suivante : « science de signe-sens ». En effet, il explique qu’il existe une relation de présupposition réciproque entre ces deux concepts : « le signe […] appelle toujours le sens, de même que le sens se manifeste [à travers et] dans le signe […] le signe est stérile sans le sens, et le sens est nul, absurde et illégitime sans le signe. De même que le signe justifie la présence du sens, le sens rend efficace, effective et nécessaire la présence du signe » (p. 1-2). Il envisage les signes dans le procès : les signes peuvent entrer les uns avec les autres dans une relation « d’interaction, de conflit,  de complicité,  d’attraction,  de répulsion, de contradiction, d’opposition, de convergence, de divergence, de concordance, de discordance, de coaction et de désaccord » (p. 1). Cela mène à un parcours dynamique favorisant la production de nombreux effets de sens. En d'autres termes, le sens, tout comme le signe, et selon la manière propre de percevoir le monde et la chose, se caractérise par un aspect « flexible, fluide, dynamique, transformable, pluriel et multidimensionnel » (p. 2). Pourtant, ce système hétéroclite est sous le contrôle de l’instance du discours qui en garantit la cohérence et l’isotopie.

Dans une telle conception, il va de soi que les systèmes discursifs représentés témoignent des actes de discours qui s’ouvrent sur d’autres univers dotés de dynamisme, de mouvement, de tensions, d’interaction et d’intersubjectivité.

Cet ouvrage, richement et opportunément référencé, comprend cinq chapitres dont chacun traite l’une des dimensions du discours : énonciative, cognitive, perceptive, affective et esthétique. Un résumé synthétique clôt chaque chapitre.

Le premier chapitre s’intitule « Le discours », et débute par une étude historique de la linguistique au XXe siècle. On distingue trois périodes principales qui se succèdent : périodes marquées par le structuralisme,  l’énonciation et l'interaction.

En se référant à plusieurs linguistes et sémioticiens comme F. de Saussure, L.  Hjelmslev, J.L. Chiss, E. Benveniste, J.Cl. Anscombre, O. Ducrot, C. Kerbrat-Orecchioni, D. Maingueneau, T. Todorov, A.J. Greimas, J. Courtès, J. Fontanille et D. Bertrand, l’auteur présente les notions de base de l’analyse du discours telles que la « langue », la « parole », l’« usage », le « schéma », l’ « histoire », le « texte », le « discours », l’ « énonciation », et la « praxis énonciative ».

Ensuite, afin d’élucider les opérations discursives, les conditions dans lesquelles elles se produisent et les éléments qui interviennent dans leur formation, il commence par indiquer les actes fondateurs de l’instance de l’énonciation : (i) la « prise de position » qui présuppose la « présence » du « corps propre » ; (ii) les opérations énonciatives (l’embrayage et le débrayage); (iii) les propriétés élémentaires du champ opérationnel (positionnel) de discours : a) le centre de référence ; b) les horizons du champ ; c) la profondeur du champ ; d) les degrés d’intensité et d’extensité de cette profondeur.

Il souligne également le triangle actif entre l’homme, le monde et la langue : d’une part, il existe une relation bilatérale entre l’homme et la langue, l’énoncé produit par l’énonciateur laissant toujours un vide à combler par l’énonciataire ou plus précisément par le « co-énonciateur » ; et de l'autre, l’homme prend connaissance du monde tel qu’il le perçoit, quoiqu’il s’agisse toujours d’une perception imparfaite. Donc, la langue et la perception du monde sont toutes les deux imparfaites, et ce n’est que l’acte interactif de discours qui peut y remédier. Autrement dit, « l’énonciation permet à la langue de respirer et de se sentir constamment en vivacité et en mouvement » (p. 49) et cela toujours dans une finalité précise : n’oublions pas que toute forme discursive est visée et orientée.

C’est ainsi que l’auteur tente de montrer comment le « discours intelligent » devient un « champ opérationnel » où s’inscrivent diverses opérations qui sont responsables de l’orientation du discours vers le multiple, le divers, l’inattendu et le tensif.

L’objet d’étude du deuxième chapitre est « la dimension cognitive du discours ». En sémiotique, les connaissances ne sont pas considérées comme un simple objet d'information qui circule entre un émetteur et un récepteur, mais tout au contraire comme une activité qui implique la production, la reproduction, la modification, la suppression, la substitution et la commutation langagières. Les principales références de ce chapitre sont F. de Saussure, A.J. Greimas, J. Fontanille, J. Geninasca, P. Ouellet, F. Gobert, G. Genette et E. Panofsky.

L’un des points abordés concerne l’opposition entre le « savoir mécanique » et le « savoir mythique ». Le premier est fondé sur une action raisonnée et programmée, c’est pourquoi on peut pareillement l’appeler  le « savoir programmé » ou le « savoir actionnel ». Le deuxième détermine les conditions de la présence du sujet face à un monde quelconque ; il relève de la perception et dépasse la logique du programme. C’est pourquoi on peut aussi le dénommer « savoir événementiel ». Dans le premier, c’est le faire savoir qui est visé, tandis que dans le deuxième le but est surtout de faire croire.

Pour ce qui est de la dimension cognitive, l’accent est souvent mis sur le verbe « savoir ». Ce dernier a deux emplois distincts : savoir descriptif et savoir pratique. Le premier peut déboucher sur un partage énonciatif dès que le discours est prononcé (ex. : « Je sais qu’il est riche »), ce qui n’est pas le cas du deuxième, où le savoir crée une possession des faits (ex. : « Je sais conduire »).

Puis, les différents niveaux du savoir et ses manifestations discursives sont évoqués et montrent en quoi la cognition peut être associée à la valeur. La relation entre le savoir et le croire est de même commentée ; et le sémioticien se base sur l’analyse d’un conte persan nommé « Le berger menteur » pour arriver à la conclusion suivante : on est confronté à deux types de croyance : (i) croyance collective, enracinée dans le culturel, (ii) croyance référentielle enracinée dans le corps.

Note de bas de page 1 :

 Pour l’analyse de ce récit, et le schéma qui en relève, voir  « Réexamen du parcours narratif : place et types de la sanction : "Comment peut-on être Persan ?" » in Protée, volume 35, numéro 3, hiver 2007, pp. 89-101.

Ensuite, le jeu cognitif entre la persuasion et l’interprétation est examiné, avant que l’accent ne soit mis sur la relation entre la cognition et l’action. Dans cette partie, l’auteur présente également un contre-exemple1 pour le schéma narratif canonique. Selon lui, dans le conte persan qu’il examine, le schéma narratif serait d'ordre tensif et il se présenterait de la manière suivante : 1) visée tensivo-affective (sanction manipulatoire), 2) action, 3) saisie cognitive.

Et enfin, ce chapitre aborde la relation entre la cognition, le point de vue et la perspective : le regard et l’attention ne se concentrent que sur un seul objet, parmi beaucoup d’autres ; alors la dimension cognitive est impliquée. Par ailleurs, il faut bien distinguer le point de vue et la perspective : pour le point de vue, la présence d’un observateur est inévitable, tandis que la perspective est fondée sur la relation entre l’énonciateur et l’énonciataire. Une seule perspective peut comprendre plusieurs points de vue. Enfin, les quatre stratégies du point de vue, théorisées par Jacques Fontanille, sont soulignées à partir d’exemples tirés de la poésie et de la culture persanes, à savoir les points de vue englobant, cumulatif (sérial), électif et particularisant.

Le chapitre trois s’intéresse à « la dimension perceptive du discours ». Il renvoie à E. Husserl, P. Ricoeur, H. Parret, P. Ouellet, A.J. Greimas, J. Fontanille, D. Bertrand, Ch.J.  Filmore, D. Anzieu et H. Bergson.

L’auteur considère au préalable la relation entre la perception et les produits langagiers. Comme Ouellet, il pense que la vue est en amont de tous les sens. Selon lui, la production langagière s’enracine dans la manière de voir ou de sentir. En recourant à deux proverbes persans, il construit une hypothèse : « Peut-être peut-on aller plus loin et affirmer que les contenus langagiers sont fondés sur deux éléments : "même" et "autre". Peut-être peut-on affirmer que la littérature et l’art, en tant que deux formes discursives [les plus structurées et pourtant les plus sensibles et] les plus fluides sont étirées entre deux voies distinctes : le "même" et l’"autre". » (p. 88). L’autre est considéré comme une autre figure du même ou une autre représentation de lui, et le même comme bassin où l’autre trouve l’occasion de se former.

D’autre part, après avoir présenté une initiation rapide à la phénoménologie et avoir invoqué l’incomplétude entre la visée et la saisie, il explique que la sémiotique, en se référant à la phénoménologie, se concentre sur trois points : (i) l’« espace tensif » qui sert de centre de la manifestation des passions ; (ii) le corps propre qui sert d’intermédiaire entre l’intéroceptivité et l’extéroceptivité, et qui garantit l’homogénéité du discours ; (iii) les modes d’existence (virtuel, actuel, potentiel, réel).

En effet, l’activité discursive s’ancre dans la perception : « Plus la perception est dominante, plus l’activité discursive se voit dotée de dynamisme et d’évolution » (p. 135) ; d’où l’importance de la phénoménologie dans les études discursives.

En outre, il évoque les quatre caractéristiques de la production du sens selon Husserl, et il fait remarquer les trois étapes de la perception, à savoir l’extéroceptivité, l’intéroceptivité et la proprioceptivité. Il met aussi en scène la typologie de présentification-absentification selon J. Fontanille : présentification de la présence, présentification de l’absence, absentification de la présence, absentification de l’absence.

D’ailleurs, il propose un schéma intitulé l’« espace tensif » qui illustre bien le passage du phénomène à l’énoncé : l’ « espace tensif » = (i) phénomène, (ii) relation perceptive, (iii) position énonciative, (iv) orientation, (v) point de vue, (vi) énoncé.

Enfin, il termine ce chapitre par une étude assez longue et très intéressante de la syntaxe de la sensation : le toucher, l’odorat, le goûter, l’ouïe, la vue et la sensori-motricité sont examinés à partir d’exemples tirés de la poésie persane.

Le chapitre quatre porte sur « la dimension affective du discours ». Il renvoie à L. Hjelmslev, E. Benveniste, A.J. Greimas, J. Fontanille, J.F. Bordron, D. Bertrand et E. Landowski.

Ce chapitre nous initie à l’univers passionnel par le biais de l’épistémologie des passions tout en insistant sur les notions comme l’« espace tensif », la « fiducie », la « valeur » et la « valence ». La fiducie, qui est la condition minimale pour la construction de la valeur, et qui se forme à l’intérieur de l’espace tensif, peut à son tour contribuer aux changements de celui-ci, en créant des valences. En ce qui concerne l’univers de l’énonciation, on peut reconnaître deux types de valence : (i) le premier est celui qui est responsable des changements du rythme dans le discours ; il peut ainsi déterminer les conditions de circulation et de présentation des objets de valeur dans le discours ; (ii) le second est celui qui réside à l’origine de la relation organisée entre les parties et le tout ; il peut ainsi garantir les conditions de la formation des valeurs à l’intérieur des discours. L’auteur explique également comment les passions peuvent à n’importe quel moment en engendrer d’autres, et qu’il faut les traiter dans le discours, et non pas en se limitant aux lexiques passionnels.

Ce chapitre explore en outre les différents éléments qui peuvent participer à la mise en œuvre des passions : (i) les modalités ; deux conditions sont nécessaires : l’interaction entre au moins deux modalités, et leur soumission aux tensions ; (ii) le rythme et l’aspect, surtout en rapport avec le corps propre ; (iii) le corps propre ; les manifestations somatiques remplacent le discours verbal ; (iv) les scènes figuratives ; scènes propres à certaines passions, encore articulées notamment par la présence du corps propre ou celle des éléments naturel ou animal ; (v) la perspective : prise de position, qui relève de l’intéroceptivité, et qui est orientée et peut engendrer des passions ; (vi)  l’action ou l’inaction : dans les produits figés de la langue (comme les proverbes) où la perspective n’existe pas, deux rôles passionnels sont envisageables : soit la passion est déviante et elle débouche sur une action, soit elle s’éteint et  aboutit à l’inaction.

De surcroît, ce chapitre ne manque pas d’éclairer le rapport entre la présence, l’intensité et l’étendue avec la dimension passionnelle, avant de disséquer le schéma passionnel canonique développé par J. Fontanille : (i) l’éveil affectif, (ii) la disposition affective, (iii) le pivot affectif, (iv) l’émotion, (v) la moralisation.

Le chapitre cinq est consacré à « la dimension esthétique du discours ». Les références sont L. Hjelmslev, A.J. Greimas, J. Courtès, J. Geninasca, P. Ouellet, E. Landowski, H. Parret, D. Bertrand, Cl. Zilberberg et, bien sûr, J. Fontanille.

L’auteur insiste dans un premier temps sur le rôle de la rupture dans la création du moment esthétique : il s’agit en fait d’une discontinuité intervenue dans le continu monotone du monde et des choses,  d’un « écart » ou d’une pause dans le temps normal. Selon lui, lors du moment esthétique, il est question de la transformation de la valence – ce sur quoi la valeur est fondée et qui la contrôle dans le discours –  et donc de l’émergence d’un nouveau système de valeurs et de nouvelles croyances. D’ailleurs, dans la dimension esthétique, il s’agit d’une part de l’interaction entre l’homme et le monde, et de l’autre de leur co-présence. Selon le sémioticien, la dimension esthétique est la résultante de trois éléments : quelque chose du monde, une perception humaine et l’absence de la chose en elle-même au profit d’une nouvelle chose inventée par le sujet. Autrement dit, pour reprendre la terminologie de Geninasca, c’est avec « la saisie sémantique » que la dimension esthétique se construit ; et c’est ainsi que les images esthétiques sont inattendues et singulières.

Enfin l’auteur distingue deux types d’esthétique : esthétique classique et esthétique moderne. Elles dépendent chacune de deux processus différents. Pour la première : (i) rencontre entre le sujet et le monde, (ii) fusion du sujet et du monde, (iii) plaisir esthétique. Pour la deuxième : (i) co-présence du sujet et du monde, (ii) rupture avec l’image stéréotypée, (iii) nouvelle perception, (iv) présence esthétique, (v) activité proprioceptive et manifestation somatique.

Pour finir, il est à signaler que cette modeste note de lecture ne peut sans doute pas rendre compte de toutes les qualités de l’ouvrage Analyse sémiotique du discours, qui mérite d’être examiné de plus près. En attendant le troisième ouvrage de Hamid-Reza Shairi, intitulé Pour une sémiotique sensible, nous espérons que le public persanophone profitera de ce remarquable manuel d’analyse sémiotique du discours.