Romeo GALASSI & Beatrice MORANDINA(éds), Lingua e pensiero, Janus 4, Padova, Il Poligrafo, 2004, 222 pages

Sémir Badir

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Texte intégral

Ça commence à se savoir, l’Italie est devenue, grâce aux activités du Circolo Glossematico dirigé par Romeo Galassi, la patrie principale de Hjelmslev. A l’entrée du dernier numéro de Janus, la revue du cercle,on peut d’ailleurs lire la réédition, en traduction italienne, d’un texte de Hjelmslev devenu introuvable (n° 19 dans la bibliographie des Essais linguistiques). Ce texte, qui date de 1936 et qui est intitulé « Langue et pensée » (Sprog og tanke), est la trace écrite d’une conférence radiophonique. Hjelmslev s’y met à la portée des auditeurs, sans utiliser la moindre notion technique, et parvient néanmoins à introduire aux points centraux de sa réflexion théorique. C’est la raison pour laquelle le texte est, à mon sens, précieux. Du reste, la position de Hjelmslev au sujet du rapport entre langue et pensée est lumineuse : certes la pensée ne se réduit pas à la langue, certes il y a pour elle d’autres manifestations que linguistiques, mais la langue est la forme de la pensée dès lors que celle-ci est mise en rapport avec le monde social.

La première étude (p. 21-50) de la section « Théorie » relève de l’historiographie. Marina Amati Maisano voit une « exceptionnelle affinité » entre Heymann Steinthal, linguiste allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, et le premier Hjelmslev, celui des Principes de grammaire générale. Steinthal devient ainsi, à son tour, un « précurseur méconnu du structuralisme ». L’étude est fouillée, mais à mon avis elle manque l’essentiel : qui serait de savoir, justement, pourquoi Steinthal n’est pas ordinairement considéré comme un précurseur du structuralisme ; ou pourquoi (autre formulation) les Principes de grammaire générale ne constituent pas un texte fondateur pour la linguistique structurale. Il va de soi, sans même avoir à entrer dans le détail, que Hjelmslev comme Saussure ont puisé nombre de thèmes de réflexion, ainsi que le vocabulaire afférent, dans la littérature théorique de la grammaire comparée. Mais ce qui importe (du moins à mes yeux de sémioticien), c’est que du XIXe au XXe siècle il y a eu en linguistique un déplacement d’accent épistémologiquement significatif.

Note de bas de page 1 :

 Cf. mon compte rendu de Janus 3 in Nouveaux Actes Sémiotiques 89-90-91, p. 151-155.

C’est ce dont l’étude suivante (p. 51-73), due à Vittorio Ricci, veille à témoigner, distinguant nettement une période préglossématique (disons, eu égard aux publications, avant 1943) et une période glossématique. L’étude s’attache à suivre les tribulations théoriques du concept de « norme ». La période préglossématique avait été parcourue dans une première partie publiée dans le numéro précédent de la revue1. Dans la seconde partie, Ricci interroge, pour l’essentiel, la structure théorique présente dans l’article fameux intitulé « La stratification du langage » (1954). Or, au fur et à mesure que la théorie glossématique se consolide, la norme se trouve toujours davantage écartée de la visée descriptive, au profit de l’usage. Elle n’en tient pas moins un rôle capital dans la description linguistique. En effet, plus le réel linguistique s’enfonce dans l’abstraction de la forme (pente que la réflexion de Saussure avait connue, elle aussi, sous la thématique de la négativité de la langue), plus se rend nécessaire un « vêtement » permettant de le couvrir. La norme représente ainsi la généralité capable de rendre compte de la langue du point de vue de sa manifestation, c’est-à-dire, en somme, de la rendre scientifiquement concevable.

Note de bas de page 2 :

 Traduit aussi en français par le terme d’homogénéité – mais l’étude de Ghegin indique implicitement que cette traduction-là n’est pas adéquate.

L’article de Federico Ghegin (p. 75-109) crée un événement : la rencontre du Hjelmslev du Résumé avec la théorie syntaxique de l’antisymétrie de R. Kayne (1994). L’objectif n’est rien moins que de conduire une analyse où la glossématique tient lieu d’épistémologie pour une théorie-objet choisie parmi les théories actuelles de la grammaire. La possibilité en est donnée à travers le concept de degré dont l’auteur avait démontré dans un article antérieur (in Janus 3, p. 25-32) la position-clé dans la réflexion théorique de Hjelmslev : la glossématique peut tenir le rôle d’une métasémiologie interne (une métasémiotique du second degré) pour laquelle la théorie-objet est une méta-(sémiotique scientifique) (une métasémiotique du premier degré). Naturellement, l’opération réclame quelques ajustements terminologiques, afin que la théorie-objet soit rendue compréhensi­ble dans les termes de la glossématique. C’est déjà un grand intérêt de constater que l’opération peut fonctionner : je ne connaissais rien à la théorie de Kayne avant de lire cet article, elle m’a paru néanmoins interprétable, et intelligible, dans les termes de la glossématique. Toutefois l’intérêt le plus grand est peut-être que, loin de s’imposer dans une position de surplomb par rapport à la théorie-objet, la glossématique gagne aussi à rendre possible l’intégration d’objets théoriques a priori externes à sa constitution. Aussi le concept d’antisymétrie développé chez Kayne peut-il éclairer et fournir une description opératoire du concept d’uniformité2 de la dépendance, concept dont on sait qu’il est, dans la glossématique, un indéfinissable.
Je serais bien en peine d’émettre un quelconque jugement sur l’article suivant (p. 111-119), où je suis, très courtoisement, pris à partie. Aussi me contenterai-je de signaler qu’Oleg Rajnovic cherche à approfondir la compréhension du concept de réalisation dans une lecture réalisée, pour l’essentiel, à partir des Prolégomènes à une théorie du langage. Il conclut son argumentation en affirmant que « l’acte est tantôt virtuel tantôt réalisé » et que « la forme ne se réalise pas, mais se manifeste ; c’est le virtuel, plutôt, qui se réalise » (p. 116). Signalons aussi une coquille malheureuse, page 114 : dans le passage extrait des Prolégomènes il faut lire invarianti irriducibili au lieu de varianti irriducibili.

Beatrice Morandina (p. 121-147) apporte une contribution majeure à la compréhension et à la vulgarisation de la pensée hjelmslevienne en exposant de façon claire et complète le débat autour du rôle de la substance dans l’analyse linguistique, débat que le public français connaît à partir des critiques contenues dans le compte rendu réalisé par Martinet sur les Prolégomènes (aujourd’hui repris dans les Nouveaux essais). Ce débat a opposé durablement Hjelmslev aux linguistes du Cercle de Prague, en l’occurrence Troubetzkoy et Jakobson, dont le présent article rapporte les principaux arguments. La position hjelmslevienne prend l’avantage sur celle de ses adversaires en deux étapes théoriques. Primo, elle parvient à inclure cette dernière dans sa propre structure gnoséologique (métasémiotique) alors que, pour Jakobson, la position glossématique est péremptoirement rejetée en raison de son inadéquation à la description linguistique. Or Hjelmslev n’a pas cessé de montrer qu’il existe plusieurs niveaux de description, l’un se rapportant à la langue comme schéma (et conduisant à une description formelle qu’il est le seul à pourvoir), un autre se rapportant à la langue comme norme (conduisant à une description substantielle, description dont Ricci, dans le même numéro, a démontré la nécessité). Secundo, la position hjelmslevienne rompt avec la nécessité, impensée, du binarisme jakobsonien ; sa théorie des dimensions permet, là encore, d’intégrer les oppositions dichotomiques, mais seulement à titre de possibilité parmi d’autres, le système des dimensions étant régi par une opposition non dichotomique plus fondamentale, celle de l’intensité et de l’extensité, qui s’applique aussi bien au plan de l’expression qu’au plan du contenu.

Romeo Galassi clôture la partie des études théoriques en tâchant de circonscrire la place du concept de glossème dans la théorie glossématique, en particulier dans le Résumé (p. 149-162). Or cette place est bien peu à même d’être circonscrite : non seulement parce que le Résumé, en dépit de ses numérotations, a quelque chose de rhizomatique (l’article a du reste pour sous-titre : « Du labyrinthe »), mais encore parce qu’il appert que le glossème, loin d’être confiné à l’analyse dénotative des langues naturelles, peut être appliqué à n’importe quelle analyse de n’importe quel langage. Quand on sait que le glossème représente l’invariante irréductible à laquelle une analyse aboutit, cette extensibilité d’application a quelque chose de remarquable qui est bien souligné par Galassi : au fond de toute description particulière, la glossématique apporte une explication qui renvoie à l’universel.

La seconde partie rassemble trois études sémiotiques connectées, peu ou prou, à la réflexion hjelmslevienne et témoignant, à travers des cas particuliers ou en fonction de considérations générales, des liens existant entre langue et pensée. Ainsi, Cosimo Caputo, dans « La linguistique comme forme des systèmes signiques » (p. 163-175), reconsidère à nouveaux frais l’hypothèse émise naguère par Barthes d’un renversement gnoséologique entre linguistique et sémiologie (la linguistique ne rend pas compte d’un système de signes parmi d’autres ; elle est au contraire capable d’accueillir en son sein toute description sémiotique). Mais, avec plus d’originalité (bien que, pour ce faire, il se réclame de Hjelmslev), il étend ce renversement à la philosophie :

La philosophie du langage n’est pas, dans cette perspective, un secteur de la recherche philosophique mais bien sa dimension fondamentale. Ladite philosophie générale, en d’autres termes, est une crypto-philosophie linguistique. La sublogiquedu langage est le terrain commun sous-jacent à toutes les philosophies et à toutes les sciences, y compris aux sciences du langage lui-même et à la sémiotique en tant que métasémiose (p. 169).

Monica Cavallin (p. 177-197) présente pour sa part la sémantique de Hobbes, laquelle trouve certes ses racines dans la théorie aristotélicienne des propositions et dans le nominalisme d’Occam, mais se colore en outre d’aspects compositionnels proches d’une sémantique structurale. Enfin Alessandro Tessari (p. 199-220) étudie finement les rapports intertextuels qui lient la mathesis cartésienne à la clavis universalis de Raymond Lulle ; deux pages de « Pour une sémantique structurale » que Hjelmslev consacre à la présentation de l’ars magna (ou sémantique universelle), et singulièrement à une présentation de l’Ars generalis lullien, justifient la présence de l’article dans la revue.

Qu’on me permette de terminer par une remarque d’ordre général. Saussure et Peirce font l’objet d’un travail philologique et éditorial acharné depuis de nombreuses années, et ce travail a permis bien des réajustements dans la conception que la sémiotique se fait d’elle-même, tant sur le plan épistémologique que sur le plan historique. L’œuvre de Hjelmslev reste, quant à elle, malmenée. Au Danemark, en dépit de la bonne volonté de quelques-uns (je pense en particulier à Una Canger), les archives Hjelmslev ne sont guère exploitées. En France également, les choses sont restées dans un état d’inachèvement regrettable, de sorte, notamment, que l’on ne dispose toujours pas d’une édition complète du Résumé à une théorie du langage. Seule l’Italie, grâce essentiellement à la ténacité de Romeo Galassi, lequel a traduit la majeure partie de l’œuvre hjelmslevienne, peut s’enorgueillir d’une avancée significative dans la connaissance de la pensée du maître danois. La revue Janus en est le plus net témoignage, autour de laquelle sont rassemblés à présent une petite dizaine de chercheurs assidus. Encore faudrait-il s’interroger sur le sens des travaux qu’elle propose. Pour la plupart, ce sont des travaux exégétiques d’un accès aussi difficile que l’est celui des textes de Hjelmslev lui-même. Cela, à mon avis, est à déplorer sérieusement. Entre la revendication ésotérique et les approximations peu scrupuleuses de la vulgarisation, une voie tierce doit être possible, qui ne transige ni sur la rigueur du commentaire ni sur la nécessité de se rendre intelligible par les non spécialistes. Peu de logiciens ou de mathématiciens ont sans doute lu et compris intégralement les Principia Mathematica de Russell & Whitehead. Cela n’empêche que la communauté logico-mathématicienne dans son ensemble s’accorde pour faire de cet ouvrage un des piliers sur lequel la logique et la mathématique du XXe siècle ont pu être bâties. Il n’en est pas de même, loin s’en faut, quant à l’œuvre de Hjelmslev pour la communauté linguistique. Nul consensus n’entoure cette œuvre, et je ne crois pas que la réhabilitation de la glossématique auprès des linguistes constitue un enjeu qui suffise à compenser les efforts qu’exige son initiation. Aussi, lire Hjelmslev aujourd’hui, cela ne peut se faire, à mon sens, qu’à l’horizon d’un dépassement du cadre glossématique, et sans présumer de l’importance des concepts hjelmsleviens pour la pensée contemporaine, qu’elle soit d’ordre philosophique ou sémiotique.