Alvise Mattozzi, Il senso degli oggetti tecnici, ed. Meltemi, Rome, 2006
Michela Deni
Université de Bologne
Institut supérieur des industries artistiques de Florence
Il senso degli oggetti tecnici est un recueil d'essais consacrés à la signification des objets, aux pratiques d'utilisation des protagonistes et aux technologies qui ont permis la création de ces objets. Les auteurs réunis dans ce volume consacrent leur recherche particulièrement au domaine de la socio-anthropologie de la technique et, au cours du temps, grâce à ces articles ils ont promu un échange constant entre la sémiotique et les autres sciences sociales comme l'ethnométodologie et la psychodynamique du travail. Dans l'introduction de son livre, Alvise Mattozzi nous explique que le critère de sélection pour les essais choisis, au delà de la provenance académique des chercheurs, découle de la réflexion sur la signification des objets, thème principal des études sur la sémiotique des objets. Mattozzi montre le contexte où sont nées ces études résumant pour des lecteurs curieux, mais pas nécessairement spécialistes, leurs positions théoriques. Ces réflexions aident à comprendre l'évolution et l'échange sur la quête de la signification des objets entre différents secteurs des sciences humaines où chacun des auteurs apporte de nouvelles idées et ses instruments, ou simplement une utilisation non orthodoxe des instruments des autres. Enfin, les recherches sur les objets sont enrichies par ce dialogue entre chercheurs qui empruntent et cherchent à comprendre des méthodologies différentes pour garder uniquement ce qui est utile à leur recherche. Il senso degli oggetti tecnici a deux qualités : il donne la possibilité aux lecteurs de lire en traduction, dans certains cas pour la première fois, les essais contenus dans le recueil ; mais il est aussi l'occasion de voir réunie en un seul volume une série d'articles importants et difficilement accessibles jusqu'à maintenant. Le recueil, divisé en deux parties, présente un appendice en conclusion : "Attanti e reti" est la première partie, elle est composée d'articles qui sont le fruit de recherches dans le domaine de l'Actor-Network Theory ; la deuxième partie concerne plus explicitement les "Pratiche e attività" des objets techniques.
Le premier article est "La descrizione degli oggetti tecnici de Madeleine Akrich" : il s'agit de la traduction élaborée à partir de deux versions d'un même article paru en français en 1987 et en anglais en 1992 (Comment décrire les objets techniques et The De-Scription of Technical Objets). Akrich réfléchit sur la signification des objets techniques à partir de la situation d'utilisation, de l'introduction de nouvelles technologies, des utilisateurs, des rôles qu'assument les utilisateurs et les objets et de tout ce qui entoure ces objets. Cette réflexion commence en amont de l'objet, c'est-à-dire à partir du moment où le designer, selon ses propres choix techniques et de projets, prévoit des utilisateurs selon leur goût, leurs habitudes, leurs compétences et leurs motivations différentes. Non seulement Madeleine Akrich parle de situations d'utilisation, mais elle montre aussi comment les objets peuvent être utilisés en tant qu'instruments "politiquement forts" puisqu'en produisant des modes d'organisation sociale, ils les naturalisent arrivant ainsi à construire notre Histoire et nous imposant des façons de penser. "Dove sono le masse mancanti? Sociologia di alcuni oggetti di uso comune" de Bruno Latour ("Where are the Missing Masses ? The Sociology of Few Mundane Artefacts", 1992) est le second article du recueil. Dans ce cas également, il s'agit d'un travail très important cité dans les études sémiotiques grâce à l'efficacité des exemples des objets analysés (groom, ceinture de sécurité, le gendarme couché, la clé de Berlin) et, en même temps, l'efficacité épistémologico-théorique du métalangage sémiotique est mise à l'épreuve dans un domaine jusqu'alors peu exploré par la sémiotique elle-même. À partir des objets pris en examen, Latour affronte la question de la traduction entre langages différents en introduisant le thème de la traduction et de la réification lorsqu'on passe d'une prescription normalement verbale qu'on doit transformer avec la même efficacité dans un objet technique à travers des formes et des matériaux. Les ingénieurs le font, par exemple, lorsqu'ils projettent des éléments pour garantir la sécurité routière. C'est là que Latour affronte un aspect central de la sémiotique en comparant textes et machines, en assimilant l'auteur et le lecteur inscrits dans un texte à l'ingénieur et à l'utilisateur inscrits dans un objet. Le troisième article est encore de Madeleine Akrich, une des chercheuses qui a le plus travaillé à ces problèmes : "Dalla sociologia della tecnica a una sociologia degli usi" ("De la sociologie des techniques à une sociologie des usages", 1990). Akrich réfléchit encore une fois sur ceux qui utilisent les objets et elle le fait en consacrant un paragraphe à la sémiotique, touchant encore une fois à la question de l'utilisateur incarné dans les machines et dans les objets. L'occasion d'une telle réflexion part d'une recherche réalisée à Montpellier sur les problèmes des utilisateurs d'une boîte de connexion cablée. L'auteur montre comment les objets résultent toujours d'un dialogue ou, comme dans ce cas, de l'échec d'un dialogue, entre un ingénieur inscrit et un utilisateur inscrit. C'est un scénario où l'objectif d'une sociologie des utilisateurs est celui de montrer comment l'objet et l'acteur se définissent réciproquement. Le dernier article de la première partie sur "Actants et réseaux" est de Marianne de Laet et Annemarie Mol, "La Zimbabwe Bushpump. Meccanica di una tecnologia fluida" ("The Zimbabwe Bush Pump. Mechanics of a Fluid Technology", 2000). Il s'agit de l'analyse d'une pompe à eau manuelle pour des terrains incultes utilisés au Zimbabwe. Les auteurs montrent l'efficacité et l'aspect extraordinaire d'un objet qui n'est pas seulement un système hydraulique pour apporter de l'eau, mais qui devient un mécanisme installé dans la communauté pour contribuer à la construction de la nation. Il s'agit d'une technologie que les deux chercheuses définissent comme fluide : la Bushpump a une action politique en distribuant avec parité l'eau à la population ; cela rentre dans la tradition de l'éthique en respectant les spécificités des différents habitants du village qu'elle dessert ; elle manifeste de plus un raisonnement esthétique dans sa simplicité hydraulique et dans sa couleur bleue.
Les articles qui suivent constituent la deuxième partie de l'oeuvre, "Pratiche e attività". Le premier est de Steve Woolgar, "Configurare l'utente, inventare nuove tecnologie (Configuring the User" : "Inventing New Technologies", 1991, 1997), une analyse sur les pratiques d'usage d'un ordinateur. Woolgar se réfère à la sémiotique et à la technologie comme texte mais considéré de façon métaphorique et il se demande jusqu'où peut être poussée cette métaphore de façon efficace. L'auteur définit sa recherche comme "ethnographie des ordinateurs", effectuée avec une observation participative. Une telle recherche lui a permis d'individualiser une série d'aspects critiques très intéressants parce qu'ils s'étendent au delà d'un cas spécifique et peuvent être pris comme points de départ pour d'autres enquêtes (la configuration de l'usager de la part de l'entreprise, l'individualisation d'usagers aptes pour les tests, les carences de connaissance des usagers, la pluralité du sujet-usager, l'usabilité, les manuels d'utilisation etc.). "L'azione negli oggetti. Dallo spazio condiviso al media space" ("Configuring Action in Objects. From mutual Space to Media Space", 2000) de Christian Heath et John Hindmarsch est un article qui naît de deux auteurs qui sont les principaux représentants des workplace studies, recherches qui abordent des pratiques de travail à travers des objets techniques. Ces chercheurs critiquent l'ergonomie cognitive à partir du "paradigme de l'action située". Dans l'essai l'analyse part de l'enregistrement vidéo d'actions et interactions sociales dans des milieux de travail : une salle de contrôle du métro de Londres ; un media space expérimental à l'intérieur duquel il y a deux bureaux reliés par des caméras et des écrans afin que les participants puissent accéder aux deux. Ces analyses ethnométhodologiques permettent de comprendre l'interaction entre des personnes et des ordinateurs pendant des pratiques, des procédures et des collaborations à distance, technologiquement et socialement organisées. Nicolas Dodier est l'auteur de "L'attività tecnica" ("L'activité technique", 1995), une analyse ethnographique du travail d'opérateurs sur une chaîne de montage qui enquête sur les procédures habituelles mais aussi sur d'autres plus occasionnelles ou sur des problématiques inhérentes aux erreurs. À partir de là, l'auteur s'interroge sur les modalités de fonctionnement des ingénieurs pour l'innovation d'un objet technique. "Ecologie d'iscrizione. L'organizzazione sociale del lavoro e la produzione di componenti nelle attività collaborative di Naoki Ueno" ("Ecologies of Inscription : Technologies of Making the Social Organization of Work and the Mass Production of Machine Parts Visible in Collaborative Activities", 2000) est une analyse ethnométhodologique de la production de micro-comportements des techniciens qui travaillent avec un tour : processus de mesures, observation de dessins à la main ou présents dans l'ordinateur, schémas essais, gestes, monitorage, test sur la qualité des prix etc. Ces pratiques impliquent différents ateliers d'une usine qui vont de l'interaction à la négociation entre cadres, techniciens et clients. Selon l'auteur, pendant ces pratiques, se créent des situations aussi complexes à observer à partir d'un point de vue correct, qu'à décrire en tenant compte des relations humaines mutuelles, de la technologie, de la visibilité des opérations, du contexte et de l'usage. Christophe Dejours est l'auteur de "Intelligenza pratica e saggezza pratica" ("Intelligence ouvrière et organisation du travail", 1992 ; "Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel", 1993), comme psychanalyste, psychiatre et ergonome, il a développé la psychodynamique du travail. Son travail se fonde sur la compréhension de l'expérience du travail à travers le récit d'expériences pendant des séances collectives. Par une attitude phénoménologique, Dejours attire l'attention sur les ressources psychiques de l'intelligence pratique au delà des compétences cognitives : par exemple l'effet de la peur et des perceptions dans la prévention efficace des accidents grâce à des solutions peu ordinaires. L'auteur se concentre en outre sur les modalités avec lesquelles, dans certains métiers ennuyeux, mais à haute responsabilité, les opérateurs adoptent des passe-temps à première vue risqués - mais, dans beaucoup de cas, paradoxalement fonctionnels - qui garantissent bien-être et en même temps efficacité dans le travail. C'est dans ce sens que Dejours se réfère toujours à une sorte de sagesse pratique nécessaire à l'intégration de l'intelligence astucieuse, et soutient qu'un tel processus est la seule façon de faire évoluer et de transformer rationnellement l'organisation du travail. Enfin, les deux derniers essais dans l'Appendice constituent la conclusion pertinente du recueil puisqu'ils explicitent les fondements théoriques et les bases d'échange entre la sémiotique et la sociologie de la technique. Il s'agit de "Vocabolario di semiotica dei concatenamenti di umani e non-umani di Akrich e Latour" ("A Summary of a Convenient Vocabulary for the Semiotics of Human and Nonhuman Assemblies", 1992) et de "Semiotica e sociologia della tecnica : fino a dove spingere il parallelo ?" ("Sémiotique et sociologie des techniques : jusqu'où pousser le parallèle ?" 1992). Le premier article est un petit dictionnaire prêt à l'emploi qui résume les termes utiles à la sémiotique des objets et à la sociologie de la technique ; le second est une sorte de brève encyclopédie raisonnée qui lie les concepts à l'explication sur la façon de travailler du sémiologue dans l'utilisation de tels concepts. Cette réflexion clarifie les points communs entre différentes sciences humaines qui abordent des objets semblables, en justifiant les échanges méthodologique et métalinguistique afin de progresser dans une enquête qui ne peut qu'en tirer profit.