PROTÉE, « Mémoire et médiations »,vol. 32, n° 1, printemps 2004
Françoise Parouty-David
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Ce volume de la revue canadienne de théories et pratiques sémiotiques a été réalisé à la suite du colloque international du Centre de Recherche sur l’intermédialité de l’Université de Montréal : Mémoire et médiations. Entre l’Europe et l’Amérique. Il rassemble sept articles sur cette thématique, tous à partir de corpus concernant les deux continents et issus de supports divers : la littérature et/ou les arts plastiques parfois croisés, la photographie, le cinéma, la vidéo, l’installation… Marie-Pascale Huglo et Johannes Villeneuve qui ont dirigé ce numéro rappellent dans une brève présentation les deux niveaux d’analyse en jeu dans cette association mémoire et médiations selon le sens accordé au second lexème. Soit on se réfère à Ricœur pour dire que l’opération de médiation est de faire passer un monde dans une autre grâce à une mimesis ; le monde pour lui serait toujours soumis à un filtre qui en fournirait une interprétation et la mémoire pourrait assurer cette fonction. Soit la médiation est considérée sous l’angle de la matérialité, si diverse aujourd’hui, des technologies qui nourrissent la mémoire collective et donc l’orientent parce qu’elles régissent le contenu de ce qu’elles transmettent. Les articles de Julie Hyland et Michèle Garneau vont dans cette direction « La mémoire dépend de la technologie qui la formule, si bien qu’elle ne capte pas une réalité préalable mais qu’elle la produit. » (p. 5)
Cette revue propose ainsi un regard sur l’Histoire moderne, celle des migrants et de leurs pratiques (M. P. Hugo, N. Perivolaropoulou, R. Odin), l’interrogeant sur la complexité des interactions culturelles où les productions esthétiques renvoient aux modes de construction de la mémoire à partir des pleins mais également des vides pour essayer de saisir comment la chose oubliée ou disparue, laisse malgré tout, des traces dans le présent. Ajoutons que cette quête n’est pas sans rappeler celle de la psychanalyse actuelle sur la mémoire transgénérationnelle pour des chercheurs qui pensent qu’au-delà de l’inconscient individuel se déploie un inconscient familial : celui-ci répercuterait dans le présent les conséquences de faits occultés par les ascendants (cf. les travaux de Anne Ancelin Schützenberger, Nicolas Abraham et Maria Törok). L’Histoire est encore présente dans les autres articles consacrés à des populations qui sont au contraire envahies sur leur territoire propre, en sont dépossédés et ont en somme à effectuer une semblable recherche d’identité (V. Wagner, M. Fraser).
Nous nous en tiendrons à l’ordre de présentation des articles choisi par la revue.
Marie-Pascale Huglo nous propose de feuilleter avec elle l’album des Récits d’Ellis Island publié en 1994 par Robert Bober après une accumulation de disparitions : celle des vestiges du site après l’aménagement de l’île en musée, celle des noms très nombreux donnés à ce territoire de souffrances, celle de Georges Perec en 1982 avec lequel il projetait cette publication et avec lequel il a réalisé un film sur le sujet en 1979 Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir. L’auteure effectue un rapprochement avec la disparition des photos de famille de Perec évoquées dans W ou le souvenir d’enfance. L’Histoire collective et l’histoire personnelle connaissent la même perte des traces du passé et donc l’affaiblissement de la mémoire, mais par contre autorisent les hypothèses dans des deixis négatives ou positives entre images et textes. La concaténation des images, des textes et des époques s’effectue alors au service d’une dénonciation : à cette prétendue terre d’accueil et de liberté, l’album substitue une vision misérabiliste et violente de l’île qui réduit les migrants à des masses, à des déchets à rentabiliser et où les individus ont subi une profonde mutation d’identité qui transformait l’émigrant en immigrant. Ce lieu s’avère donc être celui de la fabrication systématisée de l’oubli des origines, et par là même, des fausses certitudes historiques de l’Amérique du Nord et de l’Europe fondées sur l’enregistrement de cette amnésie qui nie la mémoire potentielle par absence délibérée des vestiges inscrits dans les lieux, plus encore dans les mœurs et les traditions bafouées des populations juives. Ce que M.P. Huglo souligne très fort, c’est la fonction médiatrice de l’album, qui, à partir de ce lieu, crée un paradigme de non-lieu où l’imagination est rédemptrice parce qu’elle envisage tous les possibles. Elle reconnaît l’altérité radicale des regards muets qui fixent l’observateur comme la tension entre l’anonymat des personnes représentées et leur singularité. Dans l’album, la valeur éthique du témoignage se conjoint à la poésie même si la présence de quelques rares témoins ne comble pas les énormes lacunes de l’Histoire parce que le manque est constitutif de tout témoignage, particulièrement lorsqu’il est confronté à une volonté d’altération au lieu de la neutralité du constat « ça a été ». Le montage de l’album, découpé en texte/image/documents délivre une esthétique du passage – du temps et des êtres – propre au thème des migrations forcées. « L’album accomplit le témoignage comme dérive et dérivation, le témoignage comme deuil du témoignage intégral » (p. 12) et de ces « lieux communs » qui pour être devenus mythiques sont au-delà de l’Histoire en ce qu’ils sollicitent l’imaginaire collectif à défaut de mémoire. L’auteure termine en extrapolant à la migration des campagnes vers les villes dans tout le monde occidental pour rappeler que la multiplication des techniques d’enregistrement de la mémoire va de paire avec son arrachement à la transmission traditionnelle et induit une mémoire hétérogène et déterritorialisée. L’album s’en trouve valorisé parce qu’il rapproche Histoire et histoire personnelle pour tisser un lieu de mémoire, interface entre les deux, beaucoup plus riche que le territoire physique qui n’a conservé aucune trace réelle. En somme l’intérêt essentiel de cet article sur le plan sémiotique est de narrativiser des opérations qui font état des divers modes d’existence de la mémoire même s’il ne les théorise pas.
Valeria Wagner par l’intermédiaire du roman de Ricardo Piglia Respiration artificielle nous plonge dans la profonde souffrance du peuple argentin sous la dictature militaire. Une grande part de cette douleur, explique-t-elle, est liée aux lacunes – là encore systématisées – de la mémoire vidée de tout sémantisme et qu’il faut reconstruire. Tel est le point de départ de cet article : il souligne l’impossible résolution de l’avenir faute des connaissances indispensables sur les expériences passées. La question a une vaste portée ; elle est représentative de toutes les situations où l’Histoire – dans le même pays autrefois lors de sa colonisation et dans de nombreux autres pays à diverses époques – a fait disparaître des individus. V. Wagner adhère à la thèse du romancier qui pense que, dans la quête du sens, la littérature peut constituer un palliatif où la voix du lecteur peut convoquer la dimension sensible des anciens récits transmis par l’oralité. Et même plus, la littérature dispute à l’Etat la capacité à construire des fictions qui s’attachent toutes au thème des disparitions massives des séquestrés, des morts, des résistants et créent un imaginaire de la perte. Mais le second manipule une vérité coercitive pour asseoir son pouvoir, tandis que la première propose sa vérité propre pour saper cette autorité. Dans le présent de la littérature perce un avenir avec ses possibles transformations de l’Histoire telle que la délivre le discours du pouvoir. C’est ainsi que V. Wagner rend compte de la lente création du « regard historique » (p. 18) du héros de Piglia, regard porté sur les possibles utilisations des documents hérités. Ce type de transmission crée-t-il un devoir de mémoire, celui justement qui fonde une certaine littérature ? Peut-on s’en affranchir et à quel prix ? Le « regard historique » de l’écrivain « transfigure les origines perdues dans un avenir à transformer » (p. 21). Ce second article moins développé ici pour ne pas entrer plus avant dans la figurativité du roman et ne retenir que la valeur des liens entre mémoire et médiation littéraire complète la démonstration précédente de M.P. Huglo.
Michèle Garneau s’intéresse à un autre support de médiation, le film documentaire à partir du texte du documentariste Pierre Perrault : L’Oumigmatique ou l’objectif documentaire paru en 1995. Il attire tout de suite l’attention sur l’objectivité froide de la lentille de la caméra, à opposer à l’impossible objectivité de la représentation littéraire d’un objet choisi, « médiation falsificatrice » (p. 23) dont il tente de s’éloigner en filmant le « vécu des vivants » (p. 23) dans le documentaire qui concilie la perception sans conscience de la caméra à la pensée consciente qui veut pénétrer le réel dans le tournage et dans le montage. Ces deux phases de la réalisation correspondent à deux mémoires : celle infaillible de l’enregistrement technique et celle du « mémorable » de l’événement filmé qui relève du vécu de la rencontre. Pour Perrault, souligne M. Arneau, ni l’une ni l’autre ne sont connues d’avance ; il doit les faire émerger de la réalité. Il s’inscrit dans la lignée de L’Herbier, de Bression, de Pasolini qui considèrent la mémoire comme « reproductive sans interprétation » (p. 24). C’est ce que produit la caméra comme le magnétophone dans leur part « révélante ». La capture est réciproque entre l’homme régi par le pouvoir de la machine qui tente de faire taire son imagination et la machine qui se saisit du monde. L’image et le son construisent la mémoire de la machine, le regard et l’écoute celle de l’homme. Perrault se situe dans la stimulation du direct qui fera advenir ou non une vérité, synonyme alors d’événement. M. Garneau retrouve ici la démarche de W. Benjamin et sa conception de l’art de la narration. Elle propose ensuite de catégoriser les deux phases de la réalisation : le tournage est défrichage/lecture du réel, le montage est déchiffrement/écriture de la parole mais aussi des signes muets inscrits sur les choses et les lieux à assembler dans une poétique. La réalisation n’est donc pas une simple illustration d’un savoir antérieur mais révélation d’une réalité mémorable à respecter : « le montage décante », l’image est éloquente. La médiation audiovisuelle est plus proche de la performance que de la mimesis ou de l’extériorité du modèle à imiter. Seule compte la vie à saisir, la présence. M. Garneau tire alors les conséquences de cette prise de position de Perrault à la lumière des textes de Guy Debord. L’un et l’autre refusent la spectacularisation fabriquée d’images que l’on substitue au réel pour choisir résolument l’expérience-événement unique de la relation que la caméra peut faire exister.
Au centre de la revue, une petite exposition. Marie Fraser rend compte de la saisie que réalise Nadia Myre par une œuvre en images, partiellement reproduites ici en noir et blanc. Elle comprend deux parties : un court film Portrait in motion (2001-02) sur le rôle de la mémoire et dont une image fait la première de couverture de ce numéro de Protée. Son objectif est de faire basculer le mythe ethnographique de l’autochtone indien dans une quête identitaire de reconnaissance. La deuxième partie est une exposition de photos de l’Indian Act (2001-02) enrichie du travail de perlage, geste mémoriel des tribus indiennes, qu’elle a elle-même effectué sur chaque page du traité pour détourner l’aspect légal du document afin de questionner sa validité. S’y ajoutent des installations : le bâton de Grandmother’s circle (2002) qui figure une présence in absentia et The Distance between us (1997-2002) qui souligne la précarité des valeurs de médiation.
Nia Perivolaropoulou aborde la question de la mémoire par l’épilogue d’un ouvrage théorique sur le cinéma Theory of film : si nous ne pouvons regarder l’horreur en face sans être pétrifié, nous pouvons l’atteindre dans un détour par le reflet du réel, telle est la fonction médiatrice du cinéma pour Siegfried Kracauer, on y reconnaît le mythe de Persée. Le film peut montrer l’irregardable de la réalité nazie en le rendant indirectement au visible pour nous en donner une sorte d’expérience et lever un interdit. Suivent des exemples empruntés à la photographie (via l’œuvre de Proust) qui décèlent deux tendances en concurrence dans le potentiel du documentaire : la tendance « formative » qui soumet l’artiste (photographe ou cinéaste) à son matériau ; la tendance « réaliste » inhérente au médium dans ses affinités avec l’éphémère et l’indéterminé de la réalité physique. La puissance de médiation du film est de déstabiliser les stéréotypes de la pensée pour permettre des perceptions neuves, ce qui rejoint le point de vue merleaupontien : l’accès à l’originaire n’est pas une immédiateté. C’est aussi ce que comprend GIinzburf dans le terme d’estrangement qui désigne cette capacité à se rendre étranger à soi-même en se libérant de savoirs plaqués sur tous les domaines de la vie. Ce qui vaut pour l’art a des enjeux épistémologiques et donc une portée générale. L’outil privilégié de Kracauer est la caméra-réalité, « lieu de l’absence de significations » où la perception tend à devenir perception pure qui fait osciller le spectateur entre « immersion en soi et abandon de soi » (p. 44), créant le stream of consciousness où se succèdent et s’alimentent mutuellement intériorité et extériorité dans une interactivité entre sujet et objet, particulièrement dans un face à face avec une réalité redoutée. Nia Perivolaropoulou à partir d’une analyse détaillée de Le Sang des bêtes de Franju (qui passionne Kracauer) dénonce « le mouvement de recouvrement des choses par les discours » et l’aptitude du film à les neutraliser, à soulever les formes de l’implicite dans une expérience esthétique qui est toujours expérience de l’altérité. Dans cet espace intermédiaire du spectacle filmique se construit simultanément une mémoire historique personnelle et une mémoire collective alimentée par cette expérience partagée. Nia Perivolaropoulou présente dans cet article une véritable esthétique du cinéma après Auschwitz telle que l’a conçue l’exilé allemand Kracauer.
Julie Hyland explore la démarche dynamique de Carlos Fuentes dans son roman Terra nostra qui tisse des liens solides entre passé et futur du peuple mexicain par la médiation du rêve, qui se déploie sur le mode affectif, pour conjoindre souvenir et advenir. Elle retient l’ancrage de la narration dans une définition particulière de la mémoire plus « avènementielle » qu’événementielle ce qui valorise le déterminisme historique et simultanément le statut de créateur. Tout artiste s’autorise à puiser dans sa mémoire pour envisager tous les possibles qu’elle enferme et qui n’ont pu advenir encore mais le pourrait un jour. « En sachant ce qui ne fut pas, nous saurons ce qui brûle d’être » (p. 50), le rêve induit alors la mémoire et non l’inverse. A ce compte le futur ne serait que résurrection (p. 51) de faits anciens jamais totalement oubliés, de germes qui finiraient par éclore ou par devenir signifiants. Le roman est compris une survivance du passé hispanique où le présent est le produit d’un processus temporel à l’œuvre mais à partir de traces que l’on a cru perdues et qui engendrent un avenir apocalyptique. La médiation passe par une certaine mémoire de la Conquista qui délivre des dettes refoulées et appelées à être acquittées dans une mise à l’épreuve. L’Occupation ( p. 51) n’est pas celle de l’étranger mais celle du passé du rêveur livré à la rétrospection, à la régression et au doute qui part en quête du fait originaire. Le roman renforce la frontière entre imaginaire et mémoire, mais l’abolit entre réminiscence et commémoration artificielle pour produire une nouvelle interprétation du passé qu’il a fait éclater pour atteindre de possibles révélations, toujours douloureuses, car la mémoire est un poids mais aussi une médiation réciproque entre les êtres et leur espace-temps (fonction quasi-archéologique. p. 55). Le mérite de J. Hyland est de pointer dans ce roman le recours au rêve comme adjuvant puissant du travail de mémoire.
Roger Odin observe dans la société actuelle un narcissisme exacerbé qui s’exerce dans tous les médias confondant les sphères privée et publique. Le film Nobody’s business d’Alan Berliner – grande figure du cinéma américain actuel et immigré russe de la troisième génération – relève de ce genre à double titre. Il interroge deux liens qui l’impliquent lui-même : d’une part dans sa relation à son père, d’autre part dans sa relation au spectateur. Dans le premier cas, le tournage du film apparaît comme une sorte de psychanalyse, au sens où il constitue le réalisateur en sujet de quête identitaire face à un père qui a choisi d’adopter une identité américaine qu’il refuse de remettre en question. Le film endosse plusieurs fonctions : – informative, sur les origines par la médiation de documents archivés ; – performative, pour stimuler la mémoire du père ; – énonciative, dans la faible mesure où le père accepte de se raconter. Cette réticence souligne le jeu des modalités : la volonté d’effacement des immigrés de deuxième génération (elle s’inverse actuellement remarque Odin) et montre un père qui refuse de livrer publiquement son intimité ou plus largement son histoire privée comme médiation vers la connaissance de sa communauté. Pour le cinéaste, le spectateur est un autre médiateur qui valide sa propre quête puisqu’il la partage. Le film est alors médiation entre deux histoires, personnelle et collective, d’autant plus qu’il choisit de décontextualiser le récit par des procédés variés qui produisent un métadicours distancié, et qui introduit à la dynamique du tournage et du montage. Le spectateur y est pris à témoin, en tension entre père et fils, comme entre intériorité et extériorité. R. Odin conclut sur la particularité de ce film qui prend l’intimité à la fois comme sujet et comme propos, nous confrontant avec la légitimité d’une quête mémorielle.
Au bout du compte, nous aurions envie de mettre les deux termes du titre au pluriel car si les médiations annoncées sont en effet de diverses natures – et tous les articles l’illustrent –, les mémoires (sources et cibles) le sont tout autant, individuelles ou collectives. Et elles se nourrissent et s’infléchissent mutuellement du fait de ces supports concrets ou rêvés.