L'émotion éthique
de J.-J. Rousseau à R. Antelme
Denis BERTRAND
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Mots-clés : affection, alterité, émotion, éthique, figurativité, narrativité, responsabilité, transduction
Auteurs cités : Robert Antelme, Pierre Bayard, Maurice Blanchot, Jean-Claude COQUET, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Jürgen HABERMAS, Edmund HUSSERL, Emmanuel KANT, Eric LANDOWSKI, Emmanuel LEVINAS, Maurice MERLEAU-PONTY, Jean-Luc Nancy, Friedrich NIETZSCHE, Blaise PASCAL, Blaise Platon, Jacques Rancière, Jean-Jacques Rousseau, Jorge Semprun, Gilbert SIMONDON, Baruch SPINOZA, Claude ZILBERBERG
Introduction
Les sentiments de révolte ou d’impuissance, de compassion ou de mépris, d’admiration ou de dégoût, celui du remords jusqu’à la honte et la repentance, ou celui de l’indignation devant le scandale, etc., voilà quelques termes par lesquels s’exprime spontanément le mouvement d’une émotion éthique. Ils réfèrent plus directement, pourtant, à la théorie des passions qu’à celle de l’axiologie éthique proprement dite. Et, au sein même de la sémiotique des passions, de tels mouvements affectifs se regroupent dans la séquence finale du schéma canonique, celle de la « moralisation », définie comme la réintégration du parcours passionnel au sein des valeurs collectives garantes de la mesure ou de la médiété : passerelle ultime par laquelle ce parcours fait sa jonction avec le champ de valeurs qui nous intéresse ici actuellement.
Or, la réflexion sur l’éthique (compris comme adjectif neutre et non comme substantif féminin), telle qu’on commence à en apercevoir les principales orientations depuis le début de ce séminaire, semble confirmer que cet espace axiologique serait faiblement accueillant à l’émotion. Alors même qu’elle impose sa légitimité au sein de l’esthétique, dont elle constitue le foyer sensible à travers l’esthésie, au point que « l’émotion esthétique » a tout d’un syntagme figé, il en va autrement pour l’éthique : l’expression « émotion éthique » garde un caractère paradoxal. Et de fait, si on se retourne vers le vaste tableau d’une sémiotique de l’éthique qu’a dressé Jacques Fontanille dans son introduction en parcourant les grands paradigmes philosophiques de cette réflexion pour fonder une « éthologie », il est facile d’observer que le paramètre émotionnel y fait figure de grand absent, quand il n’est pas tout simplement disqualifié. Alors que – pour reprendre la classification alors proposée – ce paramètre émotionnel est étranger à la configuration de l’inhérence de l’opérateur à son acte qui définit la responsabilité (ou alors c’est d’une tout autre inhérence qu’il s’agit), alors qu’il est également étranger à celle de l’adhérence à travers la « puissance d’agir » où acte et actant fusionnent, comme à celle de l’exhérence qui caractérise la soumission du sujet de l’action à une instance hétéronome en renonçant à son autonomie, ce paramètre trouve enfin une place dans la seule configuration de la déshérence, lorsque la passion vient précisément altérer l’inhérence (atténuer la responsabilité, si l’on veut). C’est le cas notamment avec le rappel de Spinoza chez qui les passions ont un caractère fondamentalement inhibiteur, parce qu’elles réduisent la disponibilité adaptative, resserrent l’ouverture des liens possibles entre les instances de la scène de l’agir (entre opérateur, acte, objectif, et horizon d’idéalité ou d’altérité), liens dont l’ouverture est seule susceptible de donner un sens éthique à cette scène, les passions affaiblissant en définitive la puissance d’agir.
Et en effet, les traits fondamentaux qui délimitent la signification éthique semblent contradictoires avec ceux qui caractérisent, en première approche, le champ émotionnel.
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Définition complète de l’émotion par Kant : « Sensation en laquelle l’agrément n’est motivé que par un arrêt momentané suivi d’un jaillissement plus fort de la force vitale. », Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1894, p. 68.
Le cadre de la signification éthique est celui de la pratique et de la dynamique de l’action quand celui de l’émotion est celui de la rétro-action et d’un « arrêt momentané de la force vitale » (Kant1), moment électif de passivation.
Le manque de sens que l’éthique vient combler au sein de l’action est celui d’une visée, il est prospectif, il déborde l’objectif pour lui assigner, comme une plénitude, un horizon téléologique vers l’idéalité (la vie bonne et heureuse par exemple) ou vers l’altérité (chez Levinas ou, différemment, Ricœur), alors que si l’émotion se fonde également sur une absence, sur un vide de sens, celui-ci relève de l’aspectualité, de l’inaccompli ou du sur-accompli, de l’inassignable en tout cas.
En troisième lieu, la subjectivité éthique prend son appui sur la responsabilité du « faire face à » qui a pour effet, comme le soulignait Jacques que je cite, de « dérégler le fonctionnement égoïste de la conscience », d’« inhiber la complaisance réflexive », alors que l’émotion peut au contraire être comprise comme une actualisation de cette complaisance réflexive, comme le foyer de sa manifestation, donnant alors au « faire face » une toute autre signification (je vais y revenir).
- Note de bas de page 2 :
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Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion (1991), Paris, Cerf, 1992.
On pourrait encore ajouter le primat de la dimension cognitive dans l’éthique si on se réfère par exemple, exemple extrême sans doute, à l’Ethique de la discussion d’Habermas2. Chez lui, il s’agit du reste davantage de questions morales, qui concernent le juste et sont décidables au terme d’un processus argumentatif que de questions proprement éthiques. Il les en distingue d’ailleurs : les questions éthiques ne concernent que les choix subjectifs préférentiels de chaque individu. Habermas dégage les grands traits de cette « éthique de la discussion » (p. 16-18) : elle est déontologique puisqu’elle s’intéresse à ce qui fonde la validité prescriptive des normes d’action ; elle est cognitiviste, parce qu’elle vise la vérité à travers les questions pratiques ; elle est formaliste parce qu’elle se limite à dégager les principes formels susceptibles de justifier des normes morales ; elle est enfin universaliste parce qu’elle cherche à mettre en place, sur la base de ces principes, des structures de communication dépassant les cadres limitatifs des époques et des cultures. Cette conception conduit donc à élaborer des abstractions par delà les interactions que médiatise le langage (l’agir communicationnel) pour rechercher les conditions, je cite Habermas, d’un « décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants » (p. 139) On voit ce qui interdit à une telle conception l’intervention d’un paramètre affectif. On pourrait, point par point, opposer les caractères de l’émotion à l’ensemble de ces traits que je viens d’inventorier, traits dont la finalité est précisément de décloisonner la perspective égo-centrée de chacun, impérieusement réclamée par le pathémique, et pourtant susceptible, comme on va le voir chez Rousseau, sinon de fonder un sens éthique, du moins de justifier une conduite dans l’action pratique.
Les remarques que je voudrais vous présenter portent donc sur ces rapports problématiques entre sens éthique et émotion, dans une perspective sémiotique, c’est-à-dire à travers la médiation du discours. Je n’envisagerai pas, ou du moins pas directement, les figures et configurations passionnelles citées plus haut, qui caractérisent divers modes émotionnels de la sanction éthique et dont on pourrait viser une typologie. S’agissant de remarques, je ne chercherai pas non plus à proposer un « système » de relations entre éthique et émotion, mais je tenterai de caractériser l’émotion éthique selon un certain ordre de composition. Ainsi, je me propose d’appréhender successivement différents statuts de la composante émotionnelle dans cette relation. Dans tous les cas, si on retient le cadre général esquissé dans le texte d’intention du séminaire, ces différents statuts privilégient le débordement du sens de l’action ou du rapport entre acte et actant, selon la dimension téléologique de l’altérité plutôt que selon celle de l’idéalité qui me paraît moins directement impliquer le caractère émotionnel du sujet. Le mouvement de l’exposé, dans ses grandes lignes, correspond à la construction d’un ordre syntagmatique des relations entre éthique et émotion.
- Note de bas de page 3 :
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Emmanuel Levinas, Ethique comme philosophie première, Paris, Payot & Rivages, 1998, pp. 65-109.
En premier lieu, j’évoquerai l’installation de la composante émotionnelle à la source de la pensée éthique, définissant son émergence même et conditionnant la position des valeurs dans l’espace pré-intentionnel du sujet. Je ferai alors référence à l’analyse de Lévinas développée dans Ethique comme philosophie première, texte synthétique remarquable d’une conférence prononcée à Louvain en 19823.
Mais l’émotion peut aussi se manifester dans l’exécution même de l’acte, et en affecter le déroulement et la finalité. Dans un deuxième temps, je m’arrêterai donc à l’accompagnement émotionnel de la signification éthique, au cœur de l’action. Je m’intéresserai alors, pour développer ce point, à l’« éthique sensitive », moteur de la conduite chez Jean-Jacques Rousseau, illustrée notamment par la fameuse anecdote de la « barrière d’Enfer » dans la sixième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, qui pose le problème de la responsabilité et celui du refus de l’imputation de l’acte au nom de l’émotion.
Un troisième lieu de l’émotion éthique, dernière étape de mon enquête, se trouve enfin dans l’aval du discours, dans le mouvement co-énonciatif d’une représentation discursive de l’action. Ma référence ici, car je ne me propose que des études de cas en réservant d’éventuelles généralisations, sera celle du célèbre récit de Robert Antelme, L’espèce humaine, relatant l’expérience des camps nazis. Comment l’écriture de cette expérience extrême propose-t-elle, ou impose-t-elle, une autre expérience dans la lecture, une expérience qui relève selon moi d’une émotion éthique ?
Ainsi donc, localités du pathémique dans la trame de la signification éthique. Mais préalablement à cette suite de localisations topiques de l’émotion actuelle au sein de la visée éthique virtualisée, il faut tenter de préciser la définition et le statut de l’émotion elle-même, dans une perspective sémiotique.
1. Emotion et transduction. Pour une définition sémiotique de l’émotion
- Note de bas de page 4 :
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Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1964), Grenoble, Jérôme Millon, 2005.
Ayant à plusieurs reprises tenté de comprendre la signification de la sensibilisation émotionnelle et de sa phénoménalité, pour tenter d’en décrire la syntaxe particulière, je me suis arrêté, il y a peu, sur l’analyse de Gilbert Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information 4, et sur l’usage qu’il fait, dans ce contexte particulier, du concept plus général de transduction. J’ai déjà évoqué ici cette problématique, dans une autre perspective. J’y reviens ici en quelques mots, en cherchant à l’articuler à la dimension éthique.
La transduction est définie, je cite, comme « permanente différenciation et intégration, selon un régime de causalité et de finalité associées » (p. 247). Rapportée au psychisme, la transduction permet, selon Simondon, plusieurs avancées : elle permet, d’une part, de dépasser les conceptions du psychisme comme pure intériorité ou pure extériorité, en intégrant ces deux conceptions ; elle permet, d’autre part, de rendre compte des processus d’individuation en échappant à l’opposition entre la pluralité indéfinie des états de conscience d’un côté, et leur unité continue et indissoluble de l’autre ; et ces processus transductifs permettent enfin de poser l’individuation de l’individu − entre ses perceptions, ses actions, et sa propre appartenance au système qu’il perçoit et qu’il transforme − comme un « régime mixte de causalité et d’efficience » (p. 247) qui relie, par ce qu’on nomme la conscience, l’individu à lui-même et au monde.
Il serait intéressant de mettre en relation ce régime transductif avec les autres versions de la « duction », et notamment celles qui président au formes de la rationalité, selon précisément les parcours qui vont de la causalité à la finalité : la déduction, l’induction, l’abduction. Un carré sémiotique se dessinerait peut-être, que je n’ai pas eu le temps d’envisager. Car ce qui m’intéresse ici, c’est l’affirmation de Simondon selon laquelle « l’affectivité et l’émotivité seraient la forme transductive par excellence. » (p. 247) À travers elles s’articulent le pré-intentionnel et l’intentionnel, la sensation et la perception des objets, l’action et les pratiques, la relation entre le pré-individuel, l’individuel et le collectif ainsi que l’intégration de la réalité proprement individuelle à cet ensemble. Vaste programme que celui de la transduction ! Il se réalise à l’intérieur d’un espace tensif que Simondon nomme « la couche de la subconscience », seuil inévitable et incertain de l’action, intermédiaire isolable entre la conscience réflexive modalisée et l’inconscient dont le modèle est trop souvent calqué sur celle-là. Or, cet espace est celui de l’affectivité et de l’émotivité, couche relationnelle qui constitue selon lui le centre de l’individualité.
Le modèle de la transduction pourrait peut-être fournir une réponse formelle à la « contagion sémiotique » découverte par Eric Landowski et dont la description reste à bien des égards énigmatique. Ainsi, rapportée à la communication intersubjective, cet espace transductif où se déploient les instances affectivo-émotives détermine, en deçà des communautés d’action ou des partages axiologiques, les mouvements de sympathie ou d’antipathie muettes, telles qu’elles sont effectivement vécues. C’est, dit Simondon, « au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentation et d’action, que se constituent les groupements collectifs » et l’individuation des groupes. C’est aussi, selon moi, ce qui se manifeste à travers les registres de discours, les fameuses « tonalités » : un mixte d’affectivité et d’émotion qui vient se signaler dans le plan de l’expression d’une énonciation, en deçà et au-delà des contenus, pour définir la forme d’un lien intersubjectif dans cet espace tensif de la subconscience.
L’analyse se précise lorsque la distinction entre affectivité et émotion, nouées d’abord dans le syntagme « affectivo-émotif », se réalise et que le concept d’émotion se détache de celui de l’affection. La transduction procède par entrelacs, et on peut reprendre ici les termes merleau-pontyens, par liaisons, empiètements et chevauchements au sein d’un système ou d’un milieu global d’où rien ne peut être exclu. Ainsi la mort par exemple, figure obsédante de toute éthique, relève-t-elle d’une appréhension transductive. Le disparu, loin de s’anéantir objectivement emportant avec lui l’anéantissement du milieu, continue à exister dans son absence même. Il change de signe en mourant, passe au négatif, mais se maintient sous la forme d’une absence encore individuelle. Il reste en effet encore actif comme présence tant que des individus seront en mesure d’actualiser son absence. Il devient un de « ces ‘trous d’individualité’ » dont parle Simondon, « véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité » (p. 250) qui leur survivent en existant selon cette autre modalité de leur individuation.
Comment l’émotion se détache-t-elle de l’affection ? Le sujet simondonien, on le comprend par cet exemple ci-dessus, est fait d’échanges et de parcours. Le domaine actantiel individué ne peut s’appréhender sans son insertion dans l’actantialité collective (l’autre, le monde). Mais le chemin que parcourt le sujet individuel, clairement distinct, pour se reconnaître, individué, dans le sujet collectif, suppose que soit pris en compte le fondement de cette relation, à savoir, à la manière d’un axe sémantique sous-tendu, une composante non-individuée. Cette composante est faite, non pas seulement d’états affectifs polarisés (comme de la joie, de la tristesse, de la douleur, du plaisir), mais déjà d’échanges affectifs – positifs ou négatifs – entre l’indétermination du pré-individuel et son actualisation dans l’individu avant de permettre ou non l’incorporation de celui-ci dans le trans-individuel. Deux exemples opposés illustreront cette analyse. Un affect positif, comme l’enthousiasme, manifeste une synergie entre l’actualisation du pré-individuel et la réalisation d’une individualité constituée à travers lui, ouverte à la signification euphorique partagée dans le collectif. A l’inverse, un affect négatif, comme l’angoisse, manifeste un conflit entre l’indétermination du pré-individuel qui ne peut actualiser ses formes et l’être individuel qui, du coup, ne peut se réaliser, renvoyant inexorablement le sujet à lui-même, dans une auto-réflexion qui l’éloigne de toute perception, de toute action, de tout partage du sens.
L’émotion est là. Elle se détache précisément de l’affectivité au sein de ce parcours. Elle est l’événement, écrit Simondon, de « cette individuation en train de s’effectuer dans la présence trans-individuelle » (p. 252), sur le fond d’une disposition affective qui la précède et qui la suit, condition de son insertion dans le collectif. On retrouve ici, d’une autre manière, les séquences de la disposition à la moralisation, autour du centre transformateur de l’émotion, dans le schéma passionnel de la sémiotique.
Deux observations conclusives sur cette définition et ce statut transductifs de l’émotion conduisent vers le lien éthique :
1. La transduction assure l’homologie des rapports entre perception et action d’un côté, et affection et émotion de l’autre. L’émotion est à l’affection ce que l’action est à la perception. Elle assure les connexions et les passages entre ces différents paramètres, rendant compte de leur indissociable solidarité. Mais plus précisément, et je cite à nouveau Simondon : « L’action ne peut résoudre les problèmes de la perception et l’émotion ceux de l’affectivité que si action et émotion sont complémentaires, symboliques l’une par rapport à l’autre dans l’unité du collectif. » (p. 253). L’émotion trouve son prolongement dans le monde sous forme d’action et, corrélativement, l’action « se prolonge dans le sujet sous forme d’émotion » (p. 254) : c’est une série transductive. Or, c’est là qu’il place précisément, comme produit de cette solidarité même, ce qu’il nomme « spiritualité ». On peut en retenir quelques énoncés définitionnels : « la spiritualité, écrit-il, est la réunion de ces deux versants opposés » (p. 254) ; « la spiritualité est la signification de l’être comme séparé et rattaché, comme seul et comme membre du collectif » (p. 252) ; « la spiritualité est la signification de la relation de l’être individué au collectif » (p. 252) non dissociée de sa charge de réalité pré-individuelle, celle de l’affectivité. En somme, la « spiritualité » simonondienne se situe dans le dépassement, par le sujet, de ses propres limites, à travers la conjonction transductive de l’émotion, qui le relie au pré-individuel, et de l’action, qui le relie au trans-individuel. Ainsi définie, elle occupe la place de ce qu’on peut considérer plus généralement comme la signification éthique, à savoir le dépassement du sens immédiat de l’homme périssable dans la liaison entre ces diverses instances. On le voit : dépassement du sens de l’acte, assignation et finalisation de la valeur, visée téléologique, combinaison des strates dans l’identité du sujet depuis le pré-individuel jusqu’au trans-individuel, la « spiritualié » ainsi conçue occupe bien la place de l’axiologie éthique : le mot n’est pas cité dans le chapitre sur « L’individuation et l’affectivité » que j’ai ici synthétisé. Il le sera ultérieurement, dans les « Compléments » consacrés aux « conséquences de la notion d’individuation », dans un paragraphe intitulé « Éthique et processus d’individuation ». Il y oppose alors les deux versions du collectif : celle de la « communauté », groupe de nature biologique, fermé, qui ne nécessite pas de conscience morale pour exister ; et celle de la « société », ouverte, accueillante et transductive (entre pré-individuel, individuel et trans-individuel), fondée sur ce qu’il nomme alors sa nature « éthique » (p. 508-509).
2. La seconde conclusion qu’on peut tirer de cette analyse indique que l’altérité est au cœur de l’émotion, ou que celle-ci en atteste dans sa construction même l’avènement, puisque, comme je l’ai suffisamment répété, l’émotion assure la relation entre le substrat affectif pré-individuel et l’individuation dans le trans-individuel. A partir de là, il est clair qu’une orientation motrice se dessine : celle de la relation de l’émotion à autrui, comme mise en question du sujet à travers cette médiation elle-même. Il écrit : « L’émotion implique présence du sujet à d’autres sujets ou à un monde qui le met en question comme sujet. » (p. 253) C’est le lien tout trouvé avec l’approche émotionnelle de l’éthique chez Levinas : le sujet otage de l’Autre.
Je vais donc en venir à une brève tentative de présentation de ce caractère originaire de l’éthique dans la conscience pré-intentionnelle et pré-réflexive chez Levinas, dont le foyer serait émotionnel. Mais auparavant, sans savoir si c’est bien à cet instant le lieu, je voudrais faire un commentaire sur le problème de la modalisation et de la méta-modalisation dont a parlé Jacques à propos de l’adhérence, lorsque l’acte est tout et que la « puissance d’agir se confond avec lui », comme chez le sujet nietzschéen. Cela implique, si j’ai bien compris, qu’il n’y ait pas de modalité – au sens sémiotique – entre le sujet et son acte, mais seulement une « méta-modalisation » exprimant l’adhérence de l’un à l’autre. Les modalités du vouloir, du devoir, du savoir, du croire, etc. distendent la relation entre actant et acte et compromettent ainsi l’imputation éthique de l’acte à l’actant. C’est ce qu’on retrouvera du reste chez Rousseau. Mais le problème est intéressant à creuser si on admet le statut de l’émotion dans les relations transductives évoquées à l’instant. En effet, la jonction modale est aussi acte, et par là lieu de problématisation possible du sujet face à cet acte (je pense aux tensions et conflits modaux). Chaque modalité peut alors être comprise comme le lieu de surgissement d’une possible instance éthique, par récursivité modale (il faut vouloir vouloir, ou pouvoir pouvoir par exemple) impliquant par elle-même une charge émotionnelle au sens où on l’a vu.
J’en viens donc à l’émotion placée à la source de l’éthique, et celui-ci à la source philosophique de la reconnaissance non-thématisée de soi, au summum de la relation entre éthique et altérité.
2. L’émotion au foyer de l’éthique
La quête intellectuelle de Levinas, dans Ethique comme philosophie première, peut être comprise comme un effort de saisie sémantique du verbe « être » dans son rapport avec le sujet de ce verbe, foyer de son identification première ou ultime, comme on voudra. C’est un texte dense et superbe, procédant de manière qu’on pourrait dire spiralaire, éliminant à chaque passage, en l’occurrence en chacun des quatre courts chapitres qui le constituent, une couche définitionnelle possible de cette saisie pour apercevoir, conceptuellement s’entend, ce qu’il y a dessous. J’en propose une lecture sémiotique succincte, qui mériterait d’être ultérieurement approfondie, tant on y trouve à l’œuvre un principe de générativité, mais de « générativité inversée » pourrait-on dire, où en allant vers les structures plus profondes, on découvre que les articulations du sens paradoxalement se complexifient.
Ainsi le premier chapitre analyse, pour la rejeter, la corrélation fondatrice dans la philosophie occidentale entre connaissance et être : « le savoir est re-présentation, retour à la présence » (p. 71) et conduit à « l’identification de l’être et du savoir » (p. 73), où, in fine et quels que soient ses avatars, la liberté du savoir assure « la bonne conscience d’être » (p. 75) dans la réflexivité. Le deuxième chapitre descend une marche, ou une strate dans cette sorte de parcours génératif. Il s’attache alors à l’intentionnalité phénoménologique chez Husserl, comme hypothèse d’une relation première : la conscience comme visée, tournée vers cet autre de la conscience qui est son objet. La fameuse réduction, l’épochè, qui suspend tout savoir et tout croire pour parvenir au noyau de cet acte de conscience minimal, présente alors, dans l’entrelacs avec le monde où le corps est impliqué (Merleau-Ponty), une variété de conscience « non-intentionnelle d’elle-même », une conscience qui sait à son insu, bien distincte de la conscience réflexive précédente. Mais quel sens livre donc ce non-intentionnel ? Est-il vraiment délivré de toute thématisation ? « Que se passe-t-il donc dans cette conscience non-réflexive ? » se demande Levinas, j’ajouterai dans l’intimité de cette conscience qui ne se réduirait pas bien entendu à un statut de mode d’existence : c’est-à-dire à un état potentiel de ce qui va s’actualiser en intentionnalité et se réaliser ensuite en conscience réflexive.
Troisième étage du parcours, le plus délicat, avec l’intervention de la temporalité dans cet état d’être. Cet être qui n’a pas choisi d’être, passivé à l’extrême, effaçant sa présence pour la rendre la plus discrète possible, cherche même à réduire ce minimal temporel de la rétention et de la protension, implicitant le temps. Très beau passage, à mes yeux michaldien, qui montre, je cite, « un être sans insistance, comme être sur la pointe des pieds, être sans oser être ; instance de l’instant sans l’insistance du moi (…), qui « sort en entrant » ! » (pp. 86-87) Là se forme alors la mauvaise conscience (opposée à la bonne conscience de tout à l’heure), celle d’une « identité qui recule devant son affirmation », parce que lui est imputée la responsabilité de sa présence même. Nouvelle acception du « moi est haïssable » de Pascal ! On voit que se profile l’éthique… C’est le statut du non-justifié.
La mise en question de l’affirmation tranquille d’être va jusqu’à reconnaître dans les schémas de la « quête du sens » de la vie, comme le schéma narratif canonique de la sémiotique, la trace de sa « mauvaise conscience ». Voilà donc le sens d’être « mis en question », ou plutôt « mis à la question », en ce qu’il a à répondre, à dire « je », à s’assumer dans la prédication, à s’affirmer comme sujet. C’est ainsi que peut se comprendre la fameuse « mauvaise conscience ». Dans sa relation avec le non-sujet minimal de la non-intentionnalité, Levinas va plus loin que Jean-Claude Coquet : même en tant que non-sujet, résistant à toute thématisation, le sujet a à répondre de son droit d’être, c’est ce qui est réclamé à l’assomption.
Arrive alors la quatrième et ultime étape. Le « répondre du droit d’être » se forme dans une émotion, vertigineuse, celle de « la crainte pour autrui » (p. 93), l’Autre qui me demande de justifier « ma place au soleil ». Cette crainte est celle d’occuper dans mon lieu la place de quelqu’un, de quelque autre ; et elle surgit comme une figure dans la perception, à travers précisément le visage d’autrui, dans l’irruption de son apparaître, dans le « face à face » figuratif. La lecture sémiotique de ce visage est éclairante. Sur le plan de l’expression, ce sont des formes plastiques qui s’exposent dans leur vulnérabilité, mais sur le plan du contenu, cette exposition est celle, d’emblée axiologique, de la mort qui y est inscrite et programmée et qui me dévisage. Le contenu du face à face ainsi compris implique une relation, dans un programme à accomplir qui est celui d’une responsabilité antérieure à tout engagement réflexif : répondre de l’autre, répondre de la mort de l’autre avant d’être voué à moi-même. Ou plus précisément, écrit Levinas, « comme si j’avais à répondre de la mort de l’autre avant d’avoir à être » (p. 98). C’est là une responsabilité qui se situe avant la liberté, qui occupe, si l’on veut, l’espace de l’inhérence et le distend, car elle prend acte de ma séparation d’avec autrui tout en imposant ma solidarité avec lui.
Ainsi se dégage, si mon résumé est sinon juste, du moins assez clair, le fondement éthique du verbe être. La relation à autrui est à sa source, et elle s’explicite comme crainte. En d’autres termes, selon cette conception, l’émotion éthique est première, elle est au fondement sémantique d’être, elle est celle de la peur (associée du reste, pour être plus juste, à son soulagement dans l’émerveillement : « la merveille du moi revendiqué dans le visage du prochain », p. 104).
J’en viens alors à mon troisième point. Après l’approche transductive de l’émotion qui délimitait son possible rapport avec l’éthique dans le collectif, puis celle de la radicalité d’une émotion au foyer d’être imposant sa dimension immédiatement éthique, voici un autre lieu dans la syntagmatique de leurs rapports, une localité inscrite plus concrètement dans le déroulement de l’acte qui implique également la relation avec autrui : c’est celui de l’éthique sensitive chez Jean-Jacques Rousseau.
3. L’ « éthique sensitive » dans les Rêveries du promeneur solitaire
- Note de bas de page 5 :
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J.-J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (fin de rédaction, 1778, première publication : 1782), « Neuvième promenade », édition Henri Roddier, Paris, Garnier Frères, 1960, p. 119.
- Note de bas de page 6 :
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Ibid., p. 119.
- Note de bas de page 7 :
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Ibid., p. 119.
Ethique sensitive, lorsque l’horizon de toute idéalité est dénié et rejeté au nom même des valeurs émotionnelles dans une axiologie du sensible. L’émotion marque alors l’inhérence du sujet à son acte – mais inhérence cette fois pathémique –, et promeut par là une adhésion pleine et entière entre les deux instances. Elle se trouve ici au cœur même de l’accomplissement éthique. Elle en est le principe de validation dans une temporalité de l’instant, celle de l’action elle-même d’où rien ne saurait déborder sans en altérer la valeur : « Profitons, écrit Rousseau, du contentement d’esprit quand il vient, gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. »5 (IXe promenade). Le principe est clair : refus de l’assignation d’une finalité ultime, qui serait d’ordre cognitif ou déontique, refus d’un telos tel que le « bonheur », la vie bonne et heureuse aristotélicienne, refus d’un telos rétro-agissant hypothétiquement sur l’acte, et transformant son aspectualité ponctuelle libre et sans contrainte en une aspectualité itérative contraignante (celle de l’enchaînement, compris comme une suite obligée et comme une ligature). C’est ce que condense quelques lignes plus loin l’énoncé théorique de l’axiologie éthico-sensible de Rousseau : « J’ai vu peu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai vu souvent des cœurs contents »6 et, poursuit-il, fondant ainsi l’axiologie éthique dans l’altérité, dans la réversibilité, dans le transfert sensible de l’Autre en soi : « De tous les objets qui m’ont frappé, c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. »7
Le contentement réalise la coïncidence de l’éthique, sur le plan du contenu, et de l’ethos, sur le plan de l’expression. L’émotion s’y somatise. Alors que le bonheur, s’il existe, n’offre aucun signe extéroceptif de sa manifestation, « le contentement », en revanche, « se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit » (id.). Communication transductive.
Avant d’en venir à quelques remarques d’analyse sur l’extrait distribué, je me permets de vous donner lecture de l’histoire bien connue, axiologiquement « édifiante » comme un exemplum, de la « barrière d’Enfer », au début de la Sixième promenade (p. 75).
Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savons bien l’y chercher. Hier, passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Bièvre du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barrière d’Enfer, et m’écartant dans la campagne j’allai par la route de Fontainebleau gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche était fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que j’avais fait plusieurs fois machinalement le même détour, j’en recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m’empêcher de rire quand je vins à la démêler.
- Note de bas de page 8 :
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J.-J. Rousseau, Les rêveries…, Sixième promenade, op. cit., p. 75-76.
Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barrière d’Enfer, s’établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s’en va d’assez bonne grâce demander l’aumône aux passants. J’avais fait une espèce de connaissance avec ce petit bonhomme ; il ne manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois, je fus charmé de le voir, je lui donnais de très bon cœur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d’exciter et d’écouter son petit babil que je trouvais agréable. Ce plaisir devenu par degrés habitude se trouva je ne sais comment transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu’il fallait écouter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m’appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu’il me connaissait bien, ce qui m’apprenait assez au contraire qu’il ne me connaissait pas plus que ceux qui l’avaient instruit. Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchais de cette traverse.8
Venons-en maintenant à l’argumentation qui généralise, une page plus loin, l’expérience et en tire la leçon axiologique (texte distribué : « Mais il fut des temps plus heureux (…) », je ne le lis pas). Mes remarques porteront sur le problème de la responsabilité et les régimes d’imputation actantielle de l’acte, noyau généralement reconnu comme celui de la signification éthique.
Un rapport tensif inverse s’établit entre, d’un côté, le « penchant » affectif de « rendre un autre cœur content », ce plaisir « trouvé plus doux qu’aucun autre », qualifié sur le mode extrémal de « vif, vrai, pur », et de l’autre « la chaîne des devoirs » qu’il entraînait à sa suite, pesante, source d’une « gêne presque insupportable ». Ce penchant, défini par le dictionnaire comme « inclination naturelle vers un objet ou une fin » (Robert), indique une première version de la responsabilité, fondée sur l’inhérence du sujet émotionnel à son acte comme le suggère la suite des qualifications monosyllabiques « vif, vrai, pur ». Outre une gradation euphonique qui mériterait analyse, elles font coïncider l’intensité inchoative et ponctuelle de l’immédiateté (« vif »), la sanction véridictoire de l’évidence (« vrai ») et la qualité d’un état matériel qu’aucun mélange ne corrompt (« pur »). Le sujet fusionne alors dans son acte et se confond avec lui. De sorte que l’accomplissement de cet acte, modèle d’esthésie, thématise le sujet comme auteur et créateur, une sorte de démiurge éthique.
Et voici que, par le simple fait de sa répétition, le problème de l’imputation de l’acte surgit, séparant le sujet en une pluralité d’instances et le disjoignant de lui-même. Un nouveau régime de responsabilité survient, qui thématise ce sujet comme un simple exécutant sur le fond d’une norme en formation, laquelle engendre, pour reprendre la terminologie suggérée par Jacques, la déshérence. Il est facile d’observer la suite de transformations qui régissent alors la scène :
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Une transformation aspectuelle : de ponctuel, inchoatif et immédiat, sans transition ni médiation, l’acte devient itératif. Il s’inscrit dans la syntaxe récursive d’une chaîne.
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Une transformation modale : la modalité boulestique du vouloir, celle du « premier bienfait libre et volontaire » (où se combinent du reste les deux variétés du vouloir, celle impulsive du désir et celle, réflexive, de la volonté), ce vouloir fait place à la modalité hétéronome du devoir. Le déontique s’exprime alors par les termes eux-mêmes itératifs de « chaîne des devoirs », de « chaînes d’engagements successifs » qui deviennent « d’onéreux assujettissements ». Une tierce instance a fait son apparition, instance originante d’un autre ordre, et donneuse d’ordres.
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Une transformation actantielle enfin, qui affecte en premier lieu le bénéficiaire des bienfaits. D’abord simple destinataire, voici qu’il devient prescripteur, agent de l’hétéronomie, destinateur-fondateur du nouvel ordre des valeurs, générateur structurel d’une norme. Le don partagé et réciproque (car co-fondateur des sujets) a fait place à une structure réglée d’échanges qu’illustre un modèle figuratif, ici articulé en un langage symbolique (au sens que donne Jean-François Bordron à cet ultime état dans la genèse du sens), celui du commerce et du crédit : « Mes premiers services n’étaient que les arrhes de ceux qui devaient suivre », et « les jouissances très douces » se transforment « en d’onéreux assujettissements. » La transformation actantielle a ainsi affecté l’ensemble des liens entre les instances en jeu et, du même coup, les instances elles-mêmes.
Au total, c’est une nouvelle définition éthique de la valeur qui se fait jour dans le processus. Plus exactement, on constate la transformation de l’éthique en morale. C’est même, avant Nietzsche, à une « généalogie de la morale » qu’on assiste ici. Le donateur initial devient victime ; le téléologique partagé dans l’émotion, peut-être même fondé sur la réversibilité émotionnelle, devient le déontologique, avec les forces abstraites de sa hiérarchie normative. La force d’accomplissement éthique trouvait son telos dans cet accomplissement même. Nullement construit comme une valeur-but, présupposée par l’acte, débordant et finalisant son sens comme un horizon, ce telos s’inventait au contraire dans le mouvement de l’acte et dans la conjonction réalisée des contentements. Dès lors, l’accomplissement portait moins sur la valeur des objets transmis, ou sur la valeur qui se projetait potentiellement à travers eux, que sur la relation entre les sujets à cette occasion découverte, découverte dans et par l’occasion. Eh bien, cette force d’accomplissement a disparu. Or, ce qui en déterminait la réalisation, c’est bien la composante émotionnelle, responsable du lien transductif qui s’établissait entre toutes les instances de la scène et en assurait l’unité soudaine et inattendue. A la place, lorsque l’émotion a disparu de la scène éthique avec ses « jouissances très douces », on ne trouve plus que le disparate (la disparation) des instances désormais atomisées dans la nouvelle thématisation de leurs rôles, autant d’actants non-sujets agissant et réagissant « machinalement » dans un espace déontique calcifié.
Si bien que l’émotion dans l’éthique, loin d’être un « supplément d’âme » à une axiologie qui trouve ailleurs ses fondements, plus loin encore d’être, au contraire, un facteur d’appauvrissement de la puissance d’agir par réduction de la disponibilité adaptative due aux états passionnels dans la perspective de Spinoza, l’émotion est littéralement coextensive à l’action elle-même, lui conférant sens et valeur parce qu’elle instaure les conditions d’une co-responsabilité de fondation réciproque des sujets. C’est du moins ce que je retiens de l’éthique sensitive et émotionnelle de Rousseau dans Les rêveries du promeneur solitaire.
Le troisième paradigme que je vais à présent développer, l’émotion éthique comme effet pragmatique du discours, est-elle du même ordre que précédemment ? Son approche est plus délicate, parce qu’elle relève de la présence dans la représentation de l’expérience, et, là encore sur horizon de l’altérité, des conditions du partage par le biais de l’écriture d’une expérience située aux limites du représentable.
4. Ecriture de l’expérience extrême
Mon hypothèse générale sera celle d’une émotion éthique identifiée comme résultante d’un semi-symbolisme. C’est-à-dire liée au problème de la représentation. En d’autres termes, la question figurative par excellence. J’ai distribué deux extraits du texte de Robert Antelme. Je ne prendrai appui que sur le premier dans mon analyse. Le second m’a paru intéressant, et à vrai dire central dans le récit, parce qu’il fait état d’une recatégorisation éthique de la valeur sur l’axe de l’axiologie individuelle – comme disait Greimas : l’axe vie / mort.
J’ai présenté une première version de cette réflexion au dernier congrès de l’association italienne de sémiotique, en novembre dernier, dont le thème général était « expérience et narration ». Ce thème pouvait être compris comme un retour au passé de la sémiotique dans un de ses domaines les plus opératoires et les plus familiers, celui de la narrativité généralisée. Pourtant, l’introduction du concept d’« expérience » invitait à la circonspection. Il mettait à mal en effet le fameux principe d’immanence, au fondement de la sémiotique structurale, qui demande que la signification ne soit saisie qu’à travers les relations de dépendance interne entre ses formants – y compris ceux de la syntaxe narrative –, à l’écart justement de l’expérience réelle, corporellement vécue, combinant l’univers sensible de la perception et l’univers sémantique de la prédication.
L’objet que j’ai choisi de présenter, sous le titre « Ecriture de l’expérience extrême », consistait à tenter d’approfondir cette relation entre expérience et narration à travers une forme limite et problématique de la mise en récit, celle de l’expérience des camps de la mort, l’expérience de la disparition radicale. J’inscrivais cette contribution à l’horizon des travaux d'un Groupe de recherches créé il y a quelques années à l’université Paris 8 (dirigé par Pierre Bayard), « Groupe de recherches sur la violence extrême ». Un récent numéro de la revue Europe (juillet 2006) a été consacré à cette question sous le titre : « Ecrire l'extrême. La littérature et l'art face aux crimes de masse », qui lui-même prolonge une publication antérieure dirigée par le philosophe Jean-Luc Nancy, « L’art et la mémoire des camps. Représenter. Exterminer. Rencontres à la Maison d’Izieu » (Paris, Seuil, « le genre humain », 2001), à laquelle je ferai à plusieurs reprises, en cours d’exposé, référence. Enfin, pour compléter la mise en contexte, cette thématique – éthique par excellence – était au cœur d’un colloque qui a eu lieu en décembre dernier à Paris 8 : « Dénis historiques et travail de la mémoire ». Et Claude Zilberberg a fait allusion, à deux reprises dans son exposé récent, au roman de Jonathan Littell, Les bienveillantes, pour illustrer le problème de la dilution ou de l’intensification des centres de responsabilité dans ce contexte.
- Note de bas de page 9 :
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Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, « Folio », 2870, 1994.
L’expérience radicale de la disparition programmée pose le problème longuement débattu – dans « L’art et la mémoire des camps » mais aussi ailleurs – de la représentation de l’irreprésentable. Cette question accentue, intensifie et problématise le lien entre narration – comme fondement, ou un des fondements, de la représentation – et expérience – celle ici de l’acte subi dans sa visée extrême d’absence, celui de la violence génocidaire. Comment s’articule alors cette absence avec l’inéluctable présence d’une représentation ? Quelles corrélations et quels ajustements peuvent intervenir pour faire advenir au sens, au sensible dans un langage, ce qui justement le nie ? Quel « genre », qu’on n’ose appeler « thanathographique », peut abriter cette forme limite du « biographique » ? Ces questions sont explicitement posées dans un des récits les plus connus de cette expérience (avec celui de Primo Lévi), L’écriture ou la vie de Jorge Semprun9. Je cite : « Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter, pour qu’on nous comprenne. » (p. 165) Interrogation qui se modifie et qui devient : « Le vrai problème n’est pas de raconter (…). C’est d’écouter… Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées ? ». A cette question répondent deux prises de positions contradictoires des survivants de l’expérience dans le camp. La première, assumant la force véridictoire du témoignage, affirme : « Ça veut dire quoi, “ bien racontées” » ? (…) Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices ! » ; et la seconde, transgressant cette évidence naïve : « Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ! » (p. 165).
- Note de bas de page 10 :
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J.-L. Nancy, « La représentation interdite », op. cit., p. 20.
- Note de bas de page 11 :
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J. Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », op. cit., p. 81.
Derrière ces réponses se profile le problème des conditions discursives de la représentation. Or ce concept est problématique – et il est problématisé par les titres mêmes des contributions de l’ouvrage déjà cité (« L’art et la mémoire des camps ») : ainsi en est-il du titre de Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite », où l’adjectif « interdit » doit être compris, non pas dans son acception modale comme « il est interdit de représenter la Shoah », mais dans son acception aspectuelle exprimant une représentation « surprise et suspendue », en arrêt, médusée et sidérée devant l’écrasement de la représentation qu’implique l’effectivité des camps, devant le problème qui se pose alors de « faire venir à la présence ce qui n’est pas de l’ordre de la présence »10 mais de sa négation. De même, le titre du texte de Jacques Rancière dans le même volume, « S’il y a de l’irreprésentable », pose le problème du « si ». La réponse attendue n’est pas de l’ordre du « oui » ou du « non » précise l’auteur, mais concerne, sous la forme logique d’un « si… alors », les conditions auxquelles, je cite, « on peut alléguer un irreprésentable comme propriété de certains événements (…) et lui donner telle ou telle figure spécifique. »11
Cette interrogation me conduit, et le mot « figure » m’y invite, à indiquer ce qui fera le centre de mon hypothèse. Je déplacerai le concept de représentation (et partant, suspendrai le problème de la supposée irreprésentabilité), parce qu’il me paraît trop massif, chargé de toute l’histoire de la mimesis, notion philosophique et esthétique, pénétrée des problématiques phénoménologiques de la présence (« la représentation est une présence présentée » dit Jean-Luc Nancy, et ailleurs, insistant sur le « re » de « représentation », il en souligne la dimension aspectuelle, non-itérative mais « intensive », p. 22 et 21). Et à la représentation, je substituerai, comme outil de travail, le concept ici bien connu, plus modeste et plus technique de figurativité, tel que la sémiotique l’a redéfini comme une composante sémantique du discours. Et je proposerai, en vue d’articuler la relation entre cette forme de l’expérience extrême et la narration, d’examiner ce que j’appellerai des régimes narratifs de la figurativité (c’est-à-dire, plus précisément, la narrativisation interne des formants figuratifs). Mais, pour argumenter et rendre crédible cette hypothèse, avant d’esquisser d’éventuelles généralisations, il me faut revenir à mon objet.
- Note de bas de page 12 :
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Maurice Blanchot, « L’expérience-limite » dans L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, cité dans Coll., Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine. Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 82.
Cet objet, c’est le livre de Robert Antelme, L’espèce humaine, publié d’abord en 1947, avec le sous-titre « récit », peu de temps après le retour de son auteur des camps de Buchenwald, Gandersheim et Dachau ; il est réédité en 1957 chez Gallimard dans la collection blanche, avant d’être réimprimé en 1978, sans la mention « récit », dans la collection « Tel », toujours chez Gallimard, généralement réservée aux ouvrages théoriques et aux essais. Cette petite histoire éditoriale est intéressante, car le texte de Robert Antelme, bien au-delà du témoignage, déborde le cadre générique du récit, et se range en effet dans celui de l’essai. J’entends ici ce terme au sens premier que Montaigne lui a donné en inventant le genre : « faire l’essai de… », sens donné par le dictionnaire au verbe latin experiri, d’où vient expérimenter, et expérience. L’essai, en relation avec l’expérience, est alors compris comme retour cognitif sur une forme de vie éprouvée et ancrée dans une pratique, c’est-à-dire posant du même coup, par définition générique pourrait-on dire, la question du sens éthique. Le récit d’Antelme repose de fait sur l’argument obstiné d’une thèse : celle de la survie dans le camp d’extermination comme forme de résistance. Voici affirmé le telos éthique : l’homme acharné à survivre, acharné à être (cf. Levinas) : « S’acharner à vivre était une tâche sainte » dit-il (p. 48). Acharnement qui exprime, je cite, « ce sentiment ultime d’appartenance à l’espèce ». Par cette expression, l’homme en question prive le SS de son argument central : « il ne faut pas que tu sois » (p. 83). En effet, écrit-il, « c’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. (…) [Le bourreau] peut tuer un homme, il ne peut pas le changer en autre chose. » Les énoncés abondent. Exemples parmi d’autres : « Il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille. Parce que chaque mort est une victoire du SS. » (p. 75) « Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. » (p. 83) C’est ainsi que l’affirmation de l’identité idem surplombe l’identité ipse ; c’est celle d’un « égoïsme sans ego », selon la forte formule de Maurice Blanchot. Cette identité-similitude devient l’arme dernière qui impose la dignité d’un « attachement impersonnel à la vie », dans la lutte contre la mort. La lutte contre le froid « car la mort est dedans », la lutte contre la faim « car la mort est dedans », contre le travail forcé « car la mort est dedans », contre le temps « car la mort est dedans ». J’insiste sur ce noyau irréductible d’ethos, reste ultime de toutes les réductions. Cette valeur extrémale, assomption de la survie avec ses programmes d’action afférents, définit et dessine donc l’espace axiologique du sujet : il est dans la négation d’une négation. On aperçoit évidemment l’univers des structures élémentaires qui fait ici surface. Car la réduction catégorielle est la traduction littérale d’une réduction d’un autre ordre, sorte de condamnation à l’épochè phénoménologique dans l’expérience sensible. Du côté de l’expérience, cette réduction s’exprime par « le rapport nu à la vie nue », par la « vie vécue comme manque au niveau du besoin », « besoin radical, aride sans jouissance », « besoin vide et neutre » rapporté, non plus à soi-même, mais « à l’existence humaine pure et simple » (j’emprunte ces expressions à Maurice Blanchot12). La visée éthique est ainsi littéralement incorporée : le corps vivant – ou survivant – en est l’horizon. Or, et c’est là pour moi l’essentiel ici, le mécanisme de cette réduction s’actualise dans les formes du contenu qui commandent l’ordre figuratif de la narration.
Car la thèse se trouve dans la trame même de cette narration. C’est donc cette dernière qui assure la médiation entre l’expérience extrême subie par le corps et la signification téléologique assumée par le sujet cognitif. Quel est alors le statut particulier de cette narration dans le texte d’Antelme ? Par quelles voies figuratives la narration installe-t-elle sa présentation de l’expérience ?
Je partirai d’une remarque de Jacques Rancière, qui cherche à élucider ce qu’on signifie quand on dit que des événements, des êtres ou des situations sont irreprésentables. Cela peut vouloir dire tout d’abord qu’on ne peut « trouver un représentant de [leur] absence à la mesure de ce qu’il[s sont], (…) un schème d’intelligibilité à la mesure de [leur] puissance sensible » (p. 81) ; mais plus profondément, seconde hypothèse, cela peut tenir à la nature des moyens mêmes de l’expression (artistique, dit-il, mais qu’on peut aisément généraliser à la réalité symbolique des langages) que je ramènerai ici à trois propriétés : (1) la première est celle d’un excès de présence de toute mise en scène, en image ou en récit, qui sélectionnant des traits et intensifiant des caractères dans l’événement, prennent acte de son impossible présentation sensible intégrale et la soumettent alors aux manipulations du langage propres à la rhétorique, comprise comme une discipline de l’inadéquation, entre intensification et atténuation, entre excès de présence et réalité de l’absence. (2) La deuxième propriété, corrélée à cette présence matérielle des moyens d’expression qui s’imposent, est l’affaiblissement de la chose représentée qui, de son côté, perd son poids d’existence et, à l’instar du fictionnel, tend à s’irréaliser dans sa présentation. (3) Entre cet excès et ce défaut, la troisième propriété concerne la réception, le pathos de l’auditoire à qui l’expression artistique fait éprouver des affects de curiosité ou de plaisir, de distanciation ou de peur contrôlée, incompatibles avec le statut de l’expérience ainsi restituée. En somme, la représentation ainsi comprise procède d’un paradoxe constitutif : « excès de présence » de la représentation, « soustraction d’existence » de l’expérience et « incompatibilité des affects » entre perception de l’expérience et perception de la représentation. On est, note Rancière, dans le régime – platonicien avant d’être sémiotique – du simulacre. Comment les trois termes de ce paradoxe peuvent-ils être étroitement noués, dans un entrelacs de l’expérience et de la narration ? C’est là un problème naturellement très général, mais qui trouve chez Robert Antelme une résolution à la fois singulière et particulièrement emblématique, du point de vue de ce que j’appellerai encore « l’émotion éthique ».
Je fais à présent référence au premier extrait de L’espèce humaine.
Et je reviens à Jacques Rancière, car il analyse précisément un fragment de ce texte, en des termes qu’une sémiotique figurative peut, me semble-t-il interroger et, sinon réfuter, du moins dépasser. Curieusement, il fait suivre dans son extraction les premier et cinquième paragraphes, sautant les trois paragraphes intermédiaires (dont je n’ai ici gardé que les deux premiers). Cette occultation est bien entendu au service de l’argument qu’il défend, et mon observation n’a rien d’un reproche. Mais l’argument en question soutient que l’expérience qu’Antelme rapporte, loin d’être irreprésentable, emprunte au contraire pour se dire des formes qui reproduisent un mode d’expression propre à un régime esthétique de l’art apparu bien avant lui. Rancière compare ainsi le texte d’Antelme avec un extrait de Madame Bovary et montre que Flaubert avait déjà pratiqué cette syntaxe paratactique pour rendre sensible le morcellement de l’expérience, la logique cumulative des petites perceptions isolées et éclatées, l’absence de communication entre les êtres rendue sensible par la réduction des liaisons syntaxiques, le monde sans finalité extérieure au vécu immédiat. Ces formes, qu’on pourrait aussi rapprocher de Céline, de Camus, du roman behavioriste américain et, comme ce sera le cas ultérieurement, de Claude Simon et d’autres écritures du nouveau roman, ces formes ne sont donc pas nées de l’expérience des camps mais, selon Rancière, d’un usage du discours de la fiction (lorsqu’elle est passée de fiction représentative à fiction esthétique, centrée sur la matérialité de ses moyens et tournée vers l’esthésis du langage). La langue se dresse comme un film sur une expérience, et la soumet à ses propres codes – en l’occurrence ceux qui ont permis d’énoncer, bien avant les camps et bien ailleurs, l’irruption de l’inhumain dans l’humain. Rien que de bien conforme en somme, voire conformiste. Le problème est plutôt que l’irreprésentable se situerait, selon une formule un peu énigmatique de Rancière, « dans cette impossibilité pour une expérience de se dire dans sa langue propre. »
Voire. Cette langue n’est-elle pas propre ? Il me semble que le rapprochement ici effectué entre la narration et l’expérience peut être autrement analysé. Rancière met en rapport trois niveaux d’appréhension du sens : tout d’abord, des phénomènes stylistiques de surface (avec, au premier plan, la parataxe phrastique), lesquels sont ensuite rapportés aux actes organiques ou perceptifs signifiés (pisser, voir, entendre, etc.), pour être finalement intégrés, via la thématisation, à une catégorie sémantique élémentaire : l’identité entre l’inhumain et l’humain censée signifier l’expérience.
Or, cette analyse ne dit rien de ce qu’on peut appeler la figuration de l’expérience elle-même. Le moyen de la représentation, au sens où celle-ci entend énoncer l’expérience concrète d’une personne, d’un corps, d’un groupe humain, dans un espace et dans un temps donnés, est appréhendé en sémiotique, comme on sait, par la figurativité. Si la figuration peut être assimilée à la représentation, la figurativité à coup sûr s’en distingue : du fait de son statut sémantique dans un langage, du lien qui s’établit entre figurativité et perception, de son enracinement dans les phénomènes les plus ténus de la discursivité, de ses dimensions modulables et graduelles contrôlées par les poétiques qui en codifient l’usage, bref, pour toutes ces raisons le champ figuratif constitue un domaine propre de recherches. Mais il a en partage avec le concept de représentation qui le surplombe, le phénomène de l’absence dans la présence.
Lors d’une séance de ce séminaire consacrée à la question des « pratiques sémiotiques », j’ai tenté de développer cette problématique de l’absence au sein des pratiques, en soulignant le caractère inajusté, inapproprié, disjoint, des mots aux choses comme des actes à leur signification et à leur valeur. Vieille thématique qui, du Cratyle de Platon à la phénoménologie, parcourt la réflexion sur le sens. Comme on l’a vu, notre séminaire sur « Le sens éthique et les figures de l’éthos » se fonde également sur le constat initial que la signification éthique des pratiques, construite à partir d’un manque de sens originel des situations et des actions, résulte d’un débordement de ses objectifs vers l’idéalité ou vers l’altérité. C’est dire qu’une sémiotique de l’absence a pleinement sa place à côté d’une sémiotique de la présence.
- Note de bas de page 13 :
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J.-L. Nancy, op. cit., p. 23.
Jean-Luc Nancy revient également, à propos de la représentation, sur ce problème. Il écrit : « Toute l’histoire de la représentation (…) est traversée par la division de l’absence, qui se scinde en effet entre l’absence dela chose (problématique de sa reproduction) et l’absens dans la chose (problématique de sa (re)présentation. »13 Reprenant un néologisme formé par Blanchot, il entend le second absens (orthographié « ab-sens »), comme privation de sens dans la chose, comme dans le mot. Cela intéresse de près le problème que je voudrais aborder ici, celui de l’évidement de la signification figurative.
Un mot donc sur cet évidement figuratif, caractéristique qui me paraît centrale dans le discours d’Antelme. Comme on le sait, la figurativité est soigneusement distinguée de la narrativité en sémiotique générative. L’une et l’autre se situent à des niveaux de généralité différents dans la saisie théorique des significations discursives et chacune déploie son corps de concepts descriptifs et analytiques propres. Or, ce que suggère un texte comme celui que nous avons sous les yeux, et plus largement l’œuvre dans son ensemble, c’est un réaménagement de cette bi-partition. La figurativité et la narrativité sont ensemble intégrées sur un mode tensif, c’est-à-dire en relation compétitive au sein des mêmes grandeurs (lexicales et discursives), ce qui me conduit à parler de régimes narratifs de la figurativité : d’un côté, une trame narrative s’insère au sein des figures du contenu pour en retenir et en occulter les potentialités ; de l’autre, la narration dans son ensemble est soumise au régime de cette micro-narrativité. C’est ainsi par exemple que les épluchures, aliment de base, deviennent objets de quête, de soins, de préparation, etc., bref se déploient en un univers de sens dynamisé qui en transforme la thématisation convenue. Mais c’est le processus d’éradication de ces potentialités qui est essentiel, comme je vais le montrer sur un exemple.
- Note de bas de page 14 :
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Liaison et déliaison (cf. Fontanille, nov. 06. p. 31) : « ce sont les liaisons et déliaisons entre les différentes instances de la scène pratique qui permettent de décrire les transformations de l’ethos »
On ne peut que constater que l’écriture de Robert Antelme n’est en rien conforme à ce que l’expérience de lecture des récits fait apparaître comme ses codes réalistes traditionnels dans la narration de l’expérience. Elle n’obéit pas au même régime de liaisons (isotopantes et narrativisantes). Elle développe au contraire de multiples formes de déliaisons14, autant de ruptures qui laissent en suspens le sens, mettent dans les mots des « ab-sens ». C’est ce qui fait qu’on ne peut lire ce texte comme un simple témoignage. Je songe a contrario, par exemple, à La traversée de la nuit de Geneviève de Gaulle Antonioz, récit pourtant comparable sur les plans narratif et thématique. Récit bouleversant sans doute, mais confiné précisément à l’anecdote du témoignage, parce que le texte narratif y répond à une codification de la figurativité sédimentée dans l’usage, et donc prévisible et attendue. Comment comprendre ce quelque chose de différent qu’on observe dans l’écriture de cette même expérience chez Robert Antelme ?
Le régime narratif de la figurativité fait apparaître le manque au sein de la figure. Le manque s’y impose comme une micro-séquence incorporée dans sa promesse de sens. C’est de cette manière que les formations figuratives, iconisantes, responsables de la représentation sémantique du vécu et chargées de rendre sensible le sens de l’expérience à travers le langage – le corps, le boire, le manger, le pisser, le froid, les poux, les épluchures, etc. – sont comme évidées. Cette dynamique d’évidement de la fonction figurative est constante et ainsi érigée en principe. On est loin de l’iconicité qui se donne comme accomplissement illusionniste du sens, faisant de chaque figure une candidate au symbole à la manière de l’écriture dite « naturaliste » à la Zola, et provoquant dans la suite des événements enchaînés ce que Valéry appelait la « petite hallucination de la lecture ». Ici, au contraire, le tissu figuratif est fragmenté, creusé de ruptures, loin de toute plénitude des significations sensibles. C’est ainsi que l’écriture se trouve contrainte à cette sorte de micro-narrativité qui installe le manque et l’absence dans chaque processus figuratif. Prenons un seul exemple, qui me paraît suffisamment convaincant. C’est à la fin du deuxième paragraphe. On lit ces phrases :
« On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit ».
Le « on » est une instance sujet non explicitée, reprise non pas anaphorique mais simplement répétitive du premier « on », plus haut, « en survolant, on devait voir », un « on » dont l’assignation est élidée. Le lieu du sujet est ainsi vidé de son contenu. Le texte ne dit pas « les pilotes américains dans les avions au-dessus de nos têtes ne voyaient pas... ». Il dit « on ». Cette notion même vide l’instance sujet de son contenu figuratif et thématique, elle devient une instance neutre et minimale.
Et la phrase suivante :
« On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit ».
Des « têtes » qui regardent. Ce ne sont pas des personnes, ce ne sont pas des visages, ce ne sont pas des yeux, ce sont des objets sphériques. Je pense ici à l’ancienne analyse sémantique du mot « tête » par Greimas dans Sémantique structurale, dont il dégageait les noyaux sémiques. Les sèmes constitutifs du sémème « tête », extrémité – une tête est au bout de quelque chose, au bout d’un corps ou d’un bâton, par exemple –, sphéroïdité et quelques autres, suffisent à rendre compte ici de l’emploi du mot tête, des têtes qui regardaient. Le regard est en quelque sorte évidé de sa source figurative, de la même manière que la cible du regard est aussi occultée : ce que ces têtes regardent en l’air, c’est un bruit. Et que dire de cette collision sensorielle entre regarder et entendre, entre vision et audition ? Regarder un bruit, c’est déjà marquer l’échec de la vision.
Par ailleurs, l’analyse figurative du « bruit » nous invite à comprendre que ce bruit est bien l’émanation de quelque chose mais que ce quelque chose n’est pas là. Le produit sensoriel d’un actant source est donné, sans que cet actant soit présent. L’énoncé marque donc l’absence dans la virtualité d’une présence. C’est cela l’évidement figuratif. Le tissu iconique de la représentation est en quelque sorte travaillé de l’intérieur, sémantiquement altéré. Ses tenants et aboutissants – figuratifs et actantiels –, seuls à même de donner la sensation de la plénitude iconique du sens, se trouvent éliminés, leurs instances niées, la dilatation téléologique du sens est amputée de sa visée. Le monde se présente dans un régime d’esquisses, au sens phénoménologique du mot, où les compositions d’esquisses sont comme interdites. On peut bien observer là un procédé rhétorique classique, celui de métonymie : le bruit en est une. Elle établit une relation de connexité avec les moteurs des avions anglais ou américains qui sont au-dessus. Toute la chaîne figurative, thématique et narrative du grand récit de la libération est virtuellement là. Mais dans le texte d’Antelme ce ne sont plus que des têtes regardant en l’air vers un bruit.
Ce vaste programme narratif, occulté et virtuel, répond symétriquement au programme organique des pissotières et des chiottes, manifeste et actualisé, du premier paragraphe, les deux formant ensemble un bloc qui condense toute la problématique du récit. On pourrait naturellement en approfondir les relations thématiques (espace terrien / aérien, absence de communication / présence de communication, parcours organique / parcours interprétatif, etc.), mais ce n’est pas le lieu. Il nous suffit, pour conclure cette brève analyse, d’observer que toute la narrativité est condensée dans l’événementialité sensorielle, dans l’horizon de corps sans devenir. Ce sont bien les dispositifs sémantiques qui l’attestent et qui installent la structure d’enfermement propre à l’expérience ici narrée. Cette aventure de la perception, par élision figurative, installe le disparaître du sens au sein de son énoncé. Les reprises ultérieures du même processus signifiant, dans l’esthétique du nouveau roman (on pense à Claude Simon) ne pourront renouer comme ici avec la logique de l’expérience même.
Car ce phénomène de disparition dans la présence, ou de présence pour signifier la disparition, qu’on vient ici d’observer localement s’étend à tous les niveaux et à toutes les dimensions de l’écriture. Le régime narratif de la figurativité, par évidement et installation du manque à signifier, agit comme un principe d’ensemble et surplombe la structure narrative du récit lui-même, et sa dimension anecdotique. On en retrouve la mise en œuvre aux différents niveaux de l’analyse : dans les processus de nomination, avec la réduction drastique du thématique (les personnages sont réduits le plus souvent à la dénomination minimale de « copains ») ; dans le traitement narratif, avec l’effondrement de la visée téléologique ; dans les dispositifs modaux, avec la démodalisation systématique des sujets ; dans l’horizon axiologique, avec le besoin élémentaire érigé en ultime noyau éthique (cf. Le deuxième extrait sur la feuille distribuée), etc. L’écriture de L’espèce humaine se trouve donc régie par cette micro-narrativité particulière de l’avènement figuratif.
Pas d’épanchement, pas de dilatation, mais constriction, resserrement. Le sens en se donnant se vide. Il compose un mixte de présence et d’absence. Il manifeste de la présence, rudimentaire, minimale, comme pour afficher à tous niveaux le manque de sens qui la mine.
On constate alors, et c’est là que je veux en venir, que se met en place un processus semi-symbolique de grande ampleur qui travaille la textualité elle-même, établissant une homologie structurelle, formelle si l’on veut, mais aussi par là directement sensible, entre les plans de l’expression et du contenu du texte d’un côté et la semiosis dans l’expérience du monde « naturel » de l’autre, fondées toutes deux sur le même principe. L’éradication minutieuse et nanométrique du sens en chacune des figures, disséminée sur l’ensemble des structures signifiantes, répond à une éradication corporelle du sensible qui fait le propre de cette expérience. Cette homologie entre l’évidement figuratif et la réduction drastique du champ de l’expérience vive dans le camp relie ainsi cette narration à cette expérience, par un phénomène de transduction signifiante. Ou plutôt, elle noue les deux expériences, celle qui est de l’ordre du vécu et celle qui est de l’ordre de la lecture. Dès lors, il serait possible de rapprocher cette dernière expérience, en raison même du semi-symbolisme qui la fonde, de l’expérience poétique. Mais cette poéticité relève-t-elle pour autant de l’art, comme le demandait Jorge Semprun ? Et l’appréhension d’une telle écriture procure-t-elle une émotion esthétique ? A mon sens, il n’en est rien. Je dirai plutôt qu’elle procure, en raison même des réseaux transductifs mis en œuvre entre ces deux expériences, une émotion d’un autre ordre, que j’appellerai précisément l’émotion éthique (proximité du « prochain » au sens de Levinas ?).
Car, et c’est là une généralisation possible sur laquelle je conclurai cette réflexion, le discours sur l’événement ne trouve pas sa raison ultime dans la représentation du représentable ou de l’irreprésentable, mais dans les réseaux qui tissent des concordances prégnantes entre des univers signifiants, par ailleurs inéluctablement séparés et autonomes : celui de l’expérience d’un côté, celui du texte narratif de l’autre. C’est par l’assomption de cette autonomie et par la force de ces liens que narration et expérience risquent la chance d’une rencontre, et peuvent réduire, comme l’écrit Robert Antelme à propos de la sienne propre, « cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire. » Avec U. Eco dans la salle, je suggérais pour finir que nous passions alors ainsi du lector in fabula au lector in experientia.
Je conclurai ainsi ce long parcours sur les trois positions syntagmatiques de l’émotion au sein du sens éthique : celle de sa position source, celle de sa détermination constitutive, celle de sa cible pragmatique.
Références bibliographiques (sur R. Antelme)
Altounian, Janine, La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, « Inconscient et culture », 2000.
Antelme, Robert, L’espèce humaine (1947), Paris, Gallimard, 1957.
Antelme, Robert, Vengeance ? (1996), Tours, Farrago, 2005.
Bayard, Pierre, dir., « Ecrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse », Europe, IIICIV, 926-927, juin-juillet 2006.
Coll., Robert Antelme, Textes inédits. Sur L’espèce humaine. Essais et témoignages (1994), Paris, Gallimard, 1996.
De Gaulle Anthonioz, Geneviève, La traversée de la nuit, Paris, Seuil, 1998.
Mascolo, Dionys, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Maurice Nadeau, 1987.
Nancy, Jean-Claude, dir., L’art et la mémoire des camps. Représenter. Exterminer. Rencontres à la maison d’Izieu, Paris, Seuil « Le genre humain », 2001.
Primo Lévi, Se questo è un uomo (1958), trad. fr. M. Schruoffeneger, Si c’est un homme, Paris, Julliard, « Pocket », 1987.
Semprun, Jorge, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, « folio », 1994.