La narrativisation de la conscience morale

Denis BERTRAND

Université Paris 8

https://doi.org/10.25965/as.2473

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : environnement, éthicité, éthique, morale, narrativité, péché

Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Maria Giulia DONDERO, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Marcel MAUSS, Paul VALÉRY, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Le texte qui suit est provisoire. Le travail engagé sur « la narrativisation de la conscience morale », qui se situe dans le cadre plus général de la sémiotique des cultures, appelle une élaboration conceptuelle qui n’est qu’esquissée ici.

1. Problématique

En interrogeant les propriétés du récit éthique dans son exposé introductif au séminaire de cette année, Jacques Fontanille a mis en évidence « la nécessité narrative de l’éthique appliquée ». Cette « nécessité » pose la narration comme « condition de possibilité de l’assomption de responsabilité » dans ce qu’il a appelé la « casuistique narrative », c’est-à-dire, si je me souviens bien, la nécessité de confrontations de scénarios à partir de situations concrètes, au cas par cas. Par coïncidence, c’est également selon une perspective narrative que j’ai souhaité de mon côté aborder les problèmes l’éthique envisagée comme pratique, ou à travers des pratiques. Mais les liens entre éthique et narrativité que j’ai l’intention de développer se présentent de manière sensiblement différente.

Il ne s’agira pas pour moi d’envisager les contraintes et les modalités de la (nécessaire) mise en récit des configurations éthiques mais, plus en amont, d’interroger le statut de la narrativité au cœur même de l’interrogation ou de  l’exigence éthiques, comme pour restituer une phénoménalité de l’éthique et de sa saisie. Précisons. Un des apports du séminaire de l’an passé a été, m’a-t-il semblé, d’examiner les modes du dépassement du sens de l’action dans une finalité qu’on a nommée le « sens éthique » et cela dans deux directions possibles : soit dans le sens de l’idéalité des valeurs-but, soit dans le sens de l’altérité des valeurs-pour-l’autre (fusionnant avec les valeurs-pour-soi ?). Dans les deux cas, l’éthicité émanant d’un objet s’en détache, bien au-delà de sa valeur au sens modal strict – c’est-à-dire comme désirable, souhaitable ou détestable –, et s’immatérialise, ou constitue un horizon immatériel. Comment appréhender sémiotiquement, c’est-à-dire comme élément signifiant, cet horizon, cela qui fait le positiv-able ou le négativ-able, la raison qui est « derrière » la modalisation elle-même et qui la motive ? L’éthicité forme ainsi peut-être la valeur immatérielle par excellence, celle qui déborde les objets et les actes en instaurant à la fois, d’un même tenant, leur source originante et leur finalité ultime, et elle trouve alors une forme d’accueil dans les termes « transcendance » ou « spiritualité » ou « salut ». Du même coup, le sens éthique – téléologique tout du moins, mais également déontologique dans la mesure où on suppose que celui-ci est enchâssé dans le précédent – échappe aux relations internes à la syntaxe sémio-narrative dont elle constitue pourtant ce qui est couramment appelé « l’horizon éthique ».

Or, les avatars récents de la crise environnementale liés au réchauffement planétaire global, les impératifs de valeurs et de responsabilité qu’elle met en jeu, les modes d’action collectifs qu’ils appellent et dont la codification juridique et législative se négocie (je pense bien sûr au Protocole de Kyoto de décembre 1997 et à ses prolongements) conduisent à interroger d’une manière nouvelle ce statut particulier du sens éthique. Cette interrogation fondamentale a même pris la forme d’un champ de recherche philosophique spécifique, institué par des chaires et des métiers (éthicien), des rencontres internationales et des confrontations théoriques dans des revues spécialisées : « l’éthique de l’environnement ». Je vais y revenir au cours de l’exposé. Mais, dans le cadre de cette introduction, je voudrais seulement indiquer qu’une des implications de cette situation nouvelle est, me semble-t-il, de modifier sensiblement le statut sémiotique du sens éthique. Je ferai l’hypothèse que l’éthique réintègre la syntaxe des transferts de valeurs inscrits dans les objets, qu’elle devient elle-même objet et donc objet de valeur, soumis dans le champ de l’action polémico-contractuelle à toutes les manipulations actantielles des interactions effectives.

Note de bas de page 1 :

Ethical Fashion Show. Catalogue 2007, p. 8.

On peut aisément constater ce phénomène en premier lieu avec l’introduction de l’éthique dans les circuits économiques, où elle devient en elle-même un instrument de valorisation et une valeur marchande. Ainsi, sur la carte de présentation d’un cabinet d’Avocats à la Cour de la rue Vignon, à Paris, dans le VIIIe  ardt., on peut lire, je cite : « Depuis sa création, le cabinet PLM et Associés s’est résolument engagé sur la voie du développement durable, notamment par la maîtrise de son empreinte écologique, le choix de ses fournisseurs et la compensation carbone de son activité. » D’un autre côté, le commerce éthique se déploie et se subdivise en spécialités. Je pense par exemple à l’« Ethical Fashion show » dont le catalogue 2007 de ses créateurs fait état en introduction d’une « Charte de bonne conduite de la Mode Ethique » qui, je cite, « aujourd’hui donne une base de travail et de réflexion pour tous ceux qui veulent agir dans le bon sens. »1 De quel « bon sens » s’agit-il ? De la « chose du monde la mieux partagée ? ou de la direction vers un telos si bien partagé qu’il n’a pas à être nommé ? On constate également le phénomène, de manière plus sensible et plus digne encore d’être interrogée, dans la problématique des quota de ces « émissions anthropiques agrégées, exprimées en  équivalent-dioxyde de carbone, – le fameux CO2 – des gaz à effet de serre » (Protocole de Kyoto), par laquelle se négocie, s’achète et se revend, le droit à polluer – le droit, en d’autres termes, à faire ce qu’on sait être le mal. Même ainsi sommairement évoquée, on comprend qu’une telle interaction légale fait perdre à la dimension éthique son statut de qualificatif pur, son statut d’intangible qui relevait du « non négociable », pour entrer précisément dans le champ quantifié du négoce. Cette problématique rejoint ce que Pierluigi Basso appelait précisément, dans son exposé pour le congrès de l’Association Française de Sémiotique en novembre dernier, « la sémiotique des intangibles » qui fait entrer en jeu, dans la « nouvelle économie », la « négociation des valeurs immatérielles ».

Ce glissement sémiotique et je dirais même cette mutation, ou du moins ce qui m’apparaissait tel, est à l’origine de la réflexion ici proposée. Il s’agissait pour moi, dans un premier temps, d’interroger les modes ainsi mis en œuvre de narrativisation des valeurs morales qui étaient par principe supposés lui échapper. Ils échappaient à cette narrativisation car ils la transcendaient, sous la forme d’un telos identifié et nommé (le « bonheur » par exemple) ou sous celle de la signification attribuée à rebours à une suite syntagmatique comme celle, par exemple, de la schématisation narrative et de son fameux « sens de la vie ». Les questions que soulevait une telle narrativisation concernaient donc l’extension du champ de l’actantialité et de l’actorialité, la manière dont des entités jusque là étrangères à ce statut deviennent des actants à part entière, impliquant la formation de nouveaux sujets, des « sujets de considération morale » que rien ne destinait au statut de sujets, et dont on peut se demander dans quels modes de scénarisation ils sont mis en jeu…

Or, cette préoccupation liminaire, liée à l’un des problèmes très actuels que pose la relation entre éthique et pratique, s’est presque immédiatement élargie. Elle s’est élargie dans la mesure où il m’est apparu très vite que le phénomène observé n’était peut-être pas si nouveau que cela. Il s’inscrivait plutôt dans un ensemble très vaste de configurations socio-discursives et éthico-pragmatiques qui ont, en d’autres temps et souvent sur une très longue durée, opéré dans notre culture en manifestant des propriétés du même type : à savoir la réinscription dans l’ordre narratif, thématique et figuratif du discours d’un horizon axiologique qui, parce qu’il avait le statut de visée intangible, ne pouvait en principe s’intégrer en lui-même à ses formants. J’ai choisi, parmi beaucoup d’autres possibles sans doute, deux exemples de ce phénomène, en espérant que leur analyse succincte pourra éclairer au moins indirectement les fonctions, actuellement renouvelées dans un tout autre univers de sens, de la narrativisation des valeurs éthico-morales.

Note de bas de page 2 :

 Marc Bloch, op. cit. ici, Paris, Armand Colin, 1961.

Note de bas de page 3 :

 Marin Luther, « Controverse destinée à montrer la vertu des indulgences. Les Quatre-vingt-quinze thèses » (1517) et « Sermon sur les indulgences et la grâce » (1518), in Luther, Œuvres, T. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1999, pp. 133-143 et 145-152.

Le premier exemple est celui du pouvoir thaumaturgique des rois de France et d’Angleterre du XIe au XVIIIe et même au XIXe siècle, attestant leur caractère sacré. Je veux parler de la croyance selon laquelle le célèbre « toucher des écrouelles » par la main du roi avait une puissance miraculeusement guérisseuse sur les scrofuleux. Je ferai évidemment référence ici au grand ouvrage de Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, publié en 19232. Mon second exemple portera sur la non moins fameuse question du négoce des indulgences, l’achat du pardon des péchés, dont on sait que sa discussion fut, à partir de deux courts textes de Martin Luther3, l’un des événements décisifs, sinon l’événement décisif, qui  a donné son élan à la Réforme au début du XVIe siècle. L’indulgence existait dans l’Eglise depuis le XIe siècle et, en dépit de la critique luthérienne, le commerce des indulgences s’est cependant maintenu dans les pratiques catholiques jusqu’au milieu du XXe siècle (en Bretagne tout du moins, à ma connaissance). Le statut narratif de l’éthique à propos du réchauffement planétaire ne rejoindrait-il pas aujourd’hui celui du traitement du péché dans la pratique multi-séculaire des indulgences ?

Mais avant d’engager la réflexion sur ces cas et sur leurs implications sémiotiques, je voudrais préciser un point à propos du narratif et de la narrativité. On se souvient des remarques désabusées de Greimas à la fin de son « Introduction » à Du sens II. Après avoir constaté que, je cite, « la réflexion théorique, pour peu qu’elle soit féconde, comporte l’inconvénient de dépasser presque toujours les concepts qu’elle se forge et les termes qu’elle choisit pour les désigner » (p. 17), il donne pour exemple de cet inconvénient le concept de narrativité. Fondé sur l’examen des seuls discours narratifs à l’origine, ce concept a donné lieu à l’élaboration d’une syntaxe narrative dont on s’est aperçu, je cite à nouveau, « qu’elle rendait compte de toutes sortes de discours : tout discours est donc ‘narratif’ » (p. 18). Et Greimas de conclure : « La narrativité se trouve dès lors vidée de tout contenu conceptuel. » (p. 18) C’est ainsi, selon lui, que la syntaxemodale a été appelée à se substituer, avec la fortune que l’on sait, à l’ancienne syntaxe narrative dans l’évolution ultérieure de la recherche sémiotique.

Note de bas de page 4 :

 Christian Salmon, Story telling. La machine à raconter des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2007.

Or, un ouvrage récemment paru a fait quelque bruit dans le monde de la communication et des médias, réactivant la question de la narrativité au sens premier du terme. C’est Storytelling, de Christian Salmon4. Il s’agit de montrer que l’efficacité socio-économique reposerait aujourd’hui sur la capacité des « candidats à l’influence », dans le monde de l’entreprise comme dans le monde politique, à raconter des histoires, à mettre en récit leurs valeurs pour les vendre. De fait, l’usage du récit, tel que le pratique l’actuel président de la République, narrateur et acteur quotidien de fait-divers, semble confirmer cette thèse. Une telle « découverte » cependant peut être considérée comme triviale pour les sémioticiens. Elle ne saurait en effet les surprendre, eux qui ont clamé trop tôt, et peut-être trop abstraitement, le caractère fondamental de la narrativisation du sens. Ils retrouvent dans ce livre, à un niveau anecdotique, la confirmation d’une de leurs thèses maîtresses, celle de la prééminence et de la force agissante des structures sémio-narratives sur la perception et l’intelligibilité des discours. Ce n’est qu’ensuite, dans les modes de prise en charge énonciative et dans les dispositifs de textualisation, que se distinguent et s’expriment des rationalisations spécifiques (de type argumentatif-déductif par exemple, ou de type analogique-oblique dans ce qu’on a appelé le raisonnement figuratif) rationalisations qui déterminent les stratégies particulières du faire croire.

Mais dans le contexte qui nous occupe ici, il s’agit d’autre chose, sur quoi je voudrais insister. La narrativisation qui m’intéresse ne concerne pas la mise en histoire, la fabrique narrative de récits pour manifester le mode d’existence éthique des valeurs (cela est déjà prévu dans le schéma canonique), elle ne concerne pas même le principe de la narrativisation sous-tendue par n’importe quelle mise en œuvre d’un langage, mais elle concerne plutôt ce phénomène de déplacement de la « zone de sens » qui constituait la visée ultime de l’ordre narratif du discours, sa motivation et sa justification, et qui devient en elle-même enjeu narratif, revêtue des fonctions modales, actantielles, thématique et figuratives conformes à son nouveau statut sur la scène d’un récit dont elle est désormais l’objet. C’est le telos incarné, en somme.

Le problème d’où j’étais parti a cependant changé de nature. En l’élargissant ainsi à la question du toucher des écrouelles d’abord et à celle des indulgences ensuite, deux premiers temps de mon exposé, avant de revenir, dans un troisième temps, à l’éthique de l’environnement, on pourra chercher : (1) à approfondir les implications sémiotiques d’un tel déplacement, (2) à envisager les conditions d’une typologie des modes de narrativisation de la conscience éthico-morale, et (3) à interroger plus concrètement la forme de rationalité impliquée, dans les différents cas examinés tout du moins. Il est pour ainsi dire naturel, enfin dans la mémoire culturelle, d’attribuer rétroactivement aux modes de narrativisation antérieurs, comme ceux que j’ai cités, un certain coefficient d’irrationalité, évaluation d’irrationalité croissante avec l’extension de la durée et le recul du temps qui nous les fait juger comme des « croyances magiques », ou des « sornettes pour enfants », ou des « balivernes », etc. C’est bien le cas avec le miracle statutaire des écrouelles, c’est la même chose avec le marchandage de la grâce par le jeu des indulgences ; le cas qui nous occupe, dont la rationalité morale paraît à nos yeux difficilement contestable, relèverait-elle pourtant, elle aussi, pour peu que nous nous projetions dans le temps, d’un jugement du même ordre ? Ne se fonde-t-il pas lui aussi sur une projection de simulacres qui met la « transcendance », en quelque sorte, à portée de main ? Serait-il au contraire, compte tenu des enjeux de survie collective dont il semble porteur, plus près de la réalité et des choses même ? Quel est donc au juste son statut ? Et que devient le statut de l’éthique dans ce nouveau contexte ? Pour aborder ces questions, je prendrai appui, le moment venu, sur une anthologie de textes philosophiques anglo-saxons récemment publiée chez Vrin par Hicham-Stéphane Afeissa sous le titre Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, réunion de textes fondateurs de l’éthique environnementale, discussion sur les questions de la considérabilité morale, sur les rapports entre biocentrisme, écocentrisme et valeur, sur les rapports enfin entre éthique et pratique, à travers le « pragmatisme écologique ».

Premier point donc,

2. Sacralité, pratique et narrativité : le toucher des écrouelles

2.1. Et, tout d’abord, position du problème : entre origine et interprétation du miracle royal.

Marc Bloch interroge les représentations collectives à la source du toucher des écrouelles : s’agit-il d’un rite médiéval et moderne singulier ? Ne serait-il pas plutôt l’écho de croyances archaïques (au sens de profondes, permanentes et toujours actives), une manifestation de la « pensée magique » et de son efficacité propre ? Marc Bloch cite Frazer, Le Rameau d’Or et Les origines magiques de la royauté, pour justifier la plongée dans des racines anthropologiques qui font attribuer cette compétence à des rois polynésiens capables, je cite, « de rendre la santé par simple contact » (cit., MB, p. 52).  « Qu’eût dit Louis XIV, si on lui avait prouvé qu’en touchant les écrouelles il prenait modèle sur un chef polynésien ? », note perfidement un anthropologue anglais.   

Marc Bloch raconte donc par le menu l’histoire du processus de sacralisation dans la formation du rôle thématique des rois de France (à partir de Charlemagne, et au même moment, des rois d’Angleterre), et par quels rituels ils sont devenus, selon l’expression d’alors, « Christs du Seigneur » (p. 70). Ces rituels sont : la consécration des rois par les souverains pontifes (l’inverse n’étant pas possible, ce qui instaure une hiérarchie des Destinateurs), la liturgie du sacre, la bénédiction par onction de l’huile sainte qui confère, beaucoup plus que la puissance terrestre, « la dignité royale » (p. 71).

Ce caractère sacré des rois avec la puissance effective qui en relève s’intègre aisément dans l’étroite liaison médiévale entre le monde du religieux et celui de la vie pratique. L’historien insiste sur l’image alors très matérielle, très « terre à terre », des choses de la religion. A propos des hommes du moyen âge, il observe que, je cite : « Le monde merveilleux dont les rites chrétiens ouvraient la porte n’était pas (…) séparé du monde où ils vivaient par un abîme infranchissable : les deux univers se pénétraient l’un l’autre » (p. 77). Dès lors, il n’est pas surprenant que la puissance d’intervention immédiate prêtée au sacré, et qui se trouvait incarnée dans les rois, leur permît de devenir ainsi de bienfaisants thaumaturges et les fissent admettre comme des guérisseurs. Dans sa conclusion du livre 1er (p. 85-86), il développe l’hypothèse d’une double action convergente pour expliquer l’histoire des origines du toucher royal : tout d’abord, une action incarnée dans un individu, liée à une assomption individuelle capable de lui donner forme (il fallait que le roi y croie et soit lui-même persuadé de son pouvoir) ; et parallèlement ensuite, un dispositif d’accueil au sein des forces sociales qui en prépare et en détermine l’acceptabilité. On peut considérer celui-ci comme une attente d’ordre éthique, c’est-à-dire l’attente d’une incarnation métonymique de la téléologie, insaisissable autrement, rendue sensible par une expression figurative et prégnante par une action concrète. On peut donc y voir un dispositif complexe d’agencement entre des représentations collectives de « disponibilité » du corps social et des ambitions individuelles de « revendication » de ce pouvoir par les rois.

Note de bas de page 5 :

 Cité par M. B., op. cit., p. 404.

2.2. Voilà pour l’origine. Mais c’est l’interprétation critique du miracle royal qui peut surtout éclairer le sens narratif de cette pratique magico-éthique. Comment comprendre que ce croire, dont tout le monde s’accorde à penser aujourd’hui qu’il était illusoire, ait persisté pendant près de huit siècles et n’ait pas succombé devant les résultats – a priori désastreux – de l’expérience pratique ? Il n’est pas inutile de rappeler, pour l’anecdote, que Louis XVI au lendemain de son sacre s’est vu présenter 2400 scrofuleux, et qu’autour de Charles X, qui fut lui aussi sacré, il y eut en 1825 un débat politique sur le point de savoir si on ne devait pas ressusciter le pouvoir magique du toucher royal : il le pratiqua une fois, le 31 mars de cette année 1825, et quelques certificats de guérison ont été attribués. Mais cette fois fut la dernière, le cœur n’y était plus : comme le note Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-tombe, « il n’y a plus de main assez vertueuse (je souligne le mot) pour guérir les écrouelles »5, affirmant ainsi, par l’invocation de la vertu, le lien étroit entre cette pratique et le sens éthique qu’elle est supposée incarner.

Revenons donc à la question de l’explication sur laquelle se conclut le travail de Marc Bloch. En tant qu’historien – déjà – des mentalités, il ne veut en aucun cas esquiver cette question, étant entendu qu’il est exclu de faire appel à des causes surnaturelles – personne n’y croit plus, y compris chez les croyants : il faut donc lui trouver une réponse dans l’ordre d’une rationalité qui rende acceptable l’énorme événement de persuasion qu’implique le toucher.

Plusieurs types d’explications ont eu cours, car dès le XVIe siècle il y avait des sceptiques, enfin sceptiques partiels… Par des penseurs de la Renaissance italienne, des théologiens protestants, des libertins, la discussion s’est engagée, des mises en question ont été formulées, en Allemagne et en Italie surtout ; le sujet était interdit en France. Parmi les explications, on peut évoquer d’abord la grande quête du Destinateur et de sa segmentation. Cette quête posait le problème de la filiation du miracle : comment pouvait-on passer du Christ de l’Evangile et de ses apôtres aux rois thaumaturges, même devenus « Christs du Seigneur » ? On séparait alors les miracles des premiers, pleinement acceptés, de ceux des seconds, qui étaient rejetés comme miracles, quel que soit le résultat effectif qui n’était pas mis en cause. Car s’il y avait acceptation de la guérison sous la pression de la doxa et de l’usage, celle-ci devait alors être due à une cause naturelle et non plus surnaturelle. Cette cause pouvait se situer du côté de la source ou du côté de la cible : côté source, on invoquait l’influence des astres, ou même des pratiques d’imposture et de supercheries (par injection d’aromates médicinales dans la main, par une salive thérapeutique, etc.), on supposait des propriétés médicinales du sang de la parentèle, on évoquait l’attribut personnel de vertus curatives innées ou des attributs héréditaires, etc. ; du côté de la cible, on parlait d’une secousse nerveuse soignante bien compréhensible face à la solennité de la pompe royale, par effet psychothérapeutique en somme. Cette explication psychothérapeutique s’est affinée, avec les travaux de Charcot sur l’hystérie, susceptible de générer pensait-on des manifestations somatiques jusqu’aux plaies scrofuleuses… Mais en définitive tout cela a été jugé « hérésie physiologique » par les médecins ! (p. 420).

2.3. L’explication développée par Marc Bloch est d’un autre ordre : elle consiste à reconnaître la force des illusions collectives, et à prendre acte, dirait-on aujourd’hui, de la puissance des simulacres. Tout d’abord, les faits : d’un côté, il n’y a jamais eu de guérison mais, de l’autre, on croyait néanmoins au pouvoir thaumaturgique.

Or, et c’est là que la sémiotique narrative peut intervenir et retourner sur elle ses interrogations théoriques, on peut dire – à lire les longues explications de Marc Bloch – que l’efficacité de cette croyance tient tout entière dans la mise en récit et dans les modes de sa complexification narrative. Elle tient par exemple aux faits de duplications, triplications et autres multiplications du programme d’action : souvent, comme dans les épreuves du conte populaire, le premier toucher ne marchait pas, on ne pouvait espérer être guéri qu’au second toucher, ou à un troisième, ou au suivant (la maladie avait bien le temps de se guérir toute seule entre-temps). L’efficacité de cette croyance tient encore à la sélection des destinataires cibles : tout le monde ne pouvait pas être guéri, seuls quelques heureux « élus » pouvaient en bénéficier ; d’ailleurs, Lazare est bien le seul à avoir été ressuscité par Jésus (on peut penser aux pèlerins de Lourdes encore aujourd’hui…) ; ou elle peut tenir aussi à des variations de compétence du guérisseur, comme des variations d’humeur : il y a des jours sans, et des jours avec. Et s’il arrive que le malade se plaint de l’échec, on ne se prive pas de lui dire que c’est lui le coupable, soit pour insuffisance modale : la foi lui a fait défaut ; soit pour inadéquation de l’objet : la maladie n’était pas la bonne. Par ailleurs, la conjonction espérée avec l’objet visé n’avait pas à être totale, une amélioration suffisait, qui n’avait pas à être immédiate : le patient devait être aussi avoir la vertu d’être patient. Un historien anglais (Fuller) souligne ces conjonctions graduelles et incomplètes, il parle de « miracle partiel » (p. 425) qui opère par degrés et peu à peu, bref, une action à retardement.

Ainsi, complexification des programmes, transfert actantiel de la responsabilité, intensité modale graduelle du croire, disposition passionnelle initiale, vertu de la patience, consentement à l’imperfection, imprégnation de la logique causale du sacré, on voit comment le phénomène miraculeux de l’attouchement royal se trouvait en réalité soumis aux régulations sémiotiques de la narrativité. C’est l’imaginaire du récit avec ses rôles éthico-modaux et toutes ses variations qui, comme les variantes narratives d’un même motif, assumerait en sous-main l’efficacité pratique de la fonction thaumaturgique et en assurerait, in fine, la crédibilité. Un cas d’efficacité symbolique, sans doute, mais dont les mécanismes sont à chercher dans la « matérialisation » du sens qu’autorise la narrativisation.

La cohérence éthique, celle qui fonde l’adhésion collective aux valeurs à travers la hiérarchie des positions, des transformations attendues et des états des sujets, est de cette manière enchâssée dans l’univers narratif qui en surdétermine et en valide le fonctionnement. Plus encore, on peut dire que c’est cet univers qui donne forme à cette cohérence en la promouvant au niveau tangible et sensible de la manifestation du sens, à travers ses incarnations corporelles et son apparat figuratif.

Voilà pour le premier point. Passons maintenant au deuxième en mettant en relation le commerce, la narrativité et les indulgences.

3. Commerce, narrativité, indulgences

Il a été question à plusieurs reprises dans ce séminaire, notamment lors des exposés de Claude Zilberberg et de Maria Giulia Dondero, des problèmes de la responsabilité et du pardon, deux configurations essentielles pour une sémiotique de l’éthique. Mais entre les deux, ne l’oublions pas, il y a  la faute, ou le péché. La « faute » est définie par le Robert comme « manquement à la règle morale » ou, deuxième sens, « acte ou omission constituant un manquement à une obligation légale ou conventionnelle dont la loi ordonne la réparation quand il a causé à autrui un dommage matériel, pécuniaire ou moral » (petit texte qui mériterait analyse !) ; et le « péché » est ainsi défini : « acte conscient par lequel on contrevient aux lois religieuses, aux volontés divines ». Si la classique distinction, développée par Ricœur, entre  la morale, à caractère déontologique, et l’éthique, à caractère téléologique a sa pertinence, c’est bien dans un contexte comme celui-ci. Comme « manquement » ou « contrevenue », faute et péché ont pour socle modal la transgression du devoir et semblent bien relever de la seule morale. Or, les choses ne sont pas aussi simples si on envisage le phénomène des indulgences, qui font intervenir bien d’autres paramètres axiologiques relevant de domaines apparemment étrangers les uns aux autres, comme l’alliance de l’économie financière, de la « grâce » divine et du « salut » de l’âme. On le voit à travers ce dernier terme, et en maintenant sa définition téléologique, c’est bien l’éthique – ou plutôt un complexe éthico-moral – qui est expressément mis en jeu dans le phénomène des indulgences. Et de manière plus explicite encore que dans le cas du toucher des écrouelles.

Sur les liens entre morale et commerce (au sens économique), essentiels dans la pensée de l’indulgence, je me permets une petite excursion dans les Cahiers de Paul Valéry.

« Douleur – valeur d’échange.
(…)
Tu souffres, - c’est pour. Tu souffres, donc tu payes. Tu achètes, tu rachètes. Etrange commerce.

La morale naquit donc après le commerce et parmi des peuplades mercantiles. Justice est Balance. Solvere poenas (= être puni). Vendetta = vindicatio. Echange de douleur contre plaisir, de sensation subie / repoussante / contre sensation voulue. Mon acte est payé par l’acte de quelqu’un.

Et il y a des escomptes, des marchés à terme, des lettres de change.

Le christianisme a fait entrer Dieu même dans ce marché. Toute la mythologie – Justice – Talion – Egalité – naît du marchand – l’Etat est le pivot d’une Balance. Dieu aussi. L’Eternité est une chambre de compensation.

Cette mythique est implantée au plus intime de nous. » (T. II, p. 618)
Et plus loin, dans les Cahiers toujours :
« Tout est économique en morale et les 2 colonnes du bilan – Mal et Bien, châtiment et récompense – opérations au comptant et à terme – Rachats.

La morale daterait-elle (dans sa figure traditionnelle et ses symétries) d’après la comptabilité inventée ? – du reste les religions elles-mêmes sont une organisation d’échanges entre Dieu et hommes. » (Ibid., p. 711).

Cette configuration du commerce, dont on trouve chez Valéry bien d’autres emplois, a un statut comparable à une structure profonde : elle est générative. Et le « non négociable » dont je parlais en commençant, qui fait la fierté éthique, ne serait selon cette perspective, qu’un avatar héroïque. Le Héros reçoit ainsi sa définition valéryenne : c’est celui « qui donne et ne reçoit rien », qui « n’envisage aucune rétribution » (id. p. 618). On  retrouve du reste la même structure au cœur de la définition de la valeur dans la narrativité, au point qu’on peut se demander s’il n’y aurait pas concurrence possible dans la formulation de ses dispositifs et si on ne pourrait pas substituer en sémiotique, à hauteur égale, des structures logico-économiques aux structures logico-narratives. Quoi qu’il en soit, revenons aux indulgences et à leur mécanisme propre. Cette double dimension commerciale et narrative y expressément mise en place pour négocier l’horizon éthique.

L’indulgence n’est donc qu’une illustration particulière des rapports étroits entre morale, narrativité et commerce, autour de cette variable du manque qu’est le « manquement ». Rappelons brièvement la théorie des indulgences.

L’indulgence est une remise de peine. Elle est plus précisément la remise, partielle ou plénière, par l’Eglise d’une peine imposée au pénitent, après qu’il eut confessé sa faute et reçu l’absolution (Luther, p. XXII). Des intérêts financiers, et par conséquent de pouvoir, étaient en jeu : l’indulgence était payante et c’était la papauté qui, seule, pouvait s’en réserver l’attribution. Au début du XVIe siècle les revenus de l’indulgence étaient destinés à la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome ; les évêques qui en organisaient, en grande pompe, le commerce touchaient un pourcentage. La remise ou la réduction de la pénitence que l’indulgence rendait possible ne s’appliquait au départ que dans le monde terrestre des vivants, avec pour seul destinataire le pénitent. Ultérieurement, le négoce a étendu ses vertus au monde post mortem, en rendant possible le transfert aux défunts de l’indulgence acquise par les vivants ; la réduction de peine au purgatoire a pu enfin s’appliquer par anticipation aux vivants eux-mêmes, qui tenaient un carnet de bons à destination divine (3 semaines d’indulgence, Deux ans, etc.).

Il n’est évidemment pas possible d’entrer dans l’analyse détaillée de ce trop vaste sujet, ni dans la critique – à la fois labyrinthique et modérée à nos yeux – qu’a inaugurée Luther à leur propos dans les « Quatre-vingt-quinze thèses » de sa  « Controverse destinée à montrer la vertu des indulgences » (1517) et dans son « Sermon sur les indulgences et la grâce » de l’année suivante (1518).

Je rappellerai seulement, pour suggérer la complexité narrative de cette séquence de sanction qu’est la pénitence, que les théologiens – critiqués par Luther dans sa présentation même – la subdivisent en trois segments : la contrition, la confession, la satisfaction (Luther, p. 147). Envisagées selon les modes d’existence, on peut dire que la contrition virtualise la pénitence, que la confession l’actualise et que la satisfaction la réalise. L’indulgence ne dispense ni de la contrition, ni de la confession, mais elle concerne seulement la satisfaction. Celle-ci désigne les moyens mis en œuvre pour accomplir la parfaite réintégration du pécheur dans la communauté des enfants de Dieu. La satisfaction, nous apprend Luther, est divisée à son tour en trois parties, trois configurations : la prière, le jeûne et l’aumône. La prière relève de la dimension cognitive de la spiritualité (lecture, méditation, prédication, écoute de la Parole), le jeûne de sa dimension pragmatique (mortifications, travail pénible, port de vêtements rudes, coucher à la dure) et l’aumône de sa dimension passionnelle (bonnes œuvres dictées par l’amour et la miséricorde envers le prochain). Or, c’est précisément de la satisfaction que l’indulgence dispense, autrement dit, de tout ce qui concerne la réalisation. « Si l’indulgence, écrit Luther, dispensait de toutes ces œuvres en général, il n’y aurait plus rien de bien (je souligne) que nous puissions faire » (Sermon, p. 148) : plus de visée éthique !

Passons sur le détail des arguments, comme celui qui conteste le bien fondé de l’auto-décision de la satisfaction et de sa dispense par l’indulgence, puisque Dieu peut, je cite, « dans sa grâce inestimable pardonner gratuitement ces mêmes péchés, ne demandant rien en retour » (p. 150) ; ou comme celui qui aboutit à la disqualification du sérieux de la pénitence en empêchant une contrition authentique. Passons aussi sur la visée polémique de contestation du pouvoir papal, et de son infaillibilité supposée qui donne autorité aux indulgences, contestation qui a valu à Luther son excommunication.  Passons évidemment sur le débat théologique relatif au péché, faute de pertinence ici, de compétence (et de temps).

Mais je voudrais surtout retenir, ce qui nous rapproche de notre préoccupation sur la narrativisation, la règle de quantification qui matérialise les valeurs en jeu et fait de la grâce et de la sainteté des objets commercialisables. C’est en effet un problème classique de circulation des objets de valeurs qui doit être résolu pour le marché spirituel fonctionne. Où le pape va-t-il chercher les fragments de sainteté qu’il va remettre sous forme d’indulgences aux pénitents qui ont versé l’équivalent sous forme sonnante et trébuchante ? Dans un surplus du magasin. Je m’explique.

Il existe un trésor de mérites « surérogatoires » dont seul le pape a le droit de disposer. Ce trésor est constitué des mérites que le Christ et ses saints ont accumulé au cours de leur vie exemplaire, bien au-delà de ce qui était requis. Le principe des indulgences correspond alors à une opération de transfert des valeurs toute simple. Il repose sur l’idée que l’Eglise pouvait remettre des peines aux uns parce que d’autres avaient rendus disponibles les mérites et les fragments de sainteté. Elle disposait de ce surplus et puisait dans son réservoir comme dans, je cite, « une sorte de compte en banque céleste pour en faire profiter les fidèles moins riches en sainteté », selon la belle formulation de Marc Lienhard, éditeur des œuvres de Luther (Luther, p. XXII). La circulation de la valeur, comme Mauss le montrera plus tard dans son essai sur le don, est en circuit fermé : on ne peut donner que ce dont on dispose. Loi d’airain de l’économie.

On le voit, une substitution s’est opérée, qui donne une consistance figurative et actantielle à ces intangibles que sont les mérites, la grâce et la sainteté. Ainsi sémiotiquement dotées, ces valeurs immatérielles peuvent entrer comme n’importe quelle autre valeur négociable dans les schèmes narratifs de l’indulgence. Non seulement elles subissent cette métamorphose iconique, mais plus encore elles transforment l’univers des obligations morales (le rachat) et celui de la visée éthique (le salut éternel) en un univers sensible d’objets matérialisés dont l’unité de mesure est l’argent qui assure la conversion de la valence en valeur. La narrativisation a opéré.

Il faudrait alors examiner, par delà les éléments communs au toucher royal des écrouelles et au mécanisme des indulgences, les différences en jeu dans la perspective qui nous intéresse ici, celle de la conscience morale narrativisée. A faire…

Avant de passer au dernier point, j’aimerais vous lire un témoignage que je n’aurai pas le temps de commenter, qui m’est parvenu récemment et qui illustre, mieux qu’un développement théorique, le passage qu’on pourrait juger téméraire de l’éthique des indulgences à celle de l’environnement.

4. Du péché spirituel au péché environnemental

« Ecole religieuse dès l’enfance. Sentiment intimement ressenti du péché dès l’âge de 7 ans. Domaines concernés : la morale (essentiellement mentir, tricher, copier…) et la religion (s’endormir sans avoir fait sa prière, ne pas se signer en passant devant une église, souhaiter la mort de quelqu’un,…). Sentiment très précis, et quand ma mère, à bout d’arguments, me disait de ne pas renifler quand j’avais un rhume « parce que c’était un péché » je me rebiffais. Après l’adolescence, abandon de la religion mais préoccupation forte et constante de la spiritualité. A cette période correspond une disparition totale de la notion de péché tant dans le domaine sexuel qu’ailleurs. Je  ne mens généralement pas, par exemple, mais quand cela me parait utile et bien venu je le fais et même avec une certaine fierté car c’est l’application d’une stratégie, un acte volontaire contraire à mon tempérament. Disparition si complète que je m’interrogeais parfois sur les possibilités d’existence de cette notion. Et tout d’un coup, depuis 2 ou 3 ans, réapparition complète du sentiment de pécher à la suite de la prise de conscience écologique ambiante. Le référent n’est plus Dieu mais la bonne santé de la planète donnant naissance à une nouvelle morale. Laisser l’eau du robinet couler pendant qu’on se lave les dents, ne pas éteindre une lampe quand on sort, chauffer l’appartement, prendre sa voiture plutôt que les transports en commun, prendre l’avion pour un week-end…, toutes ces micro entorses à la bonne conduite écolo ressuscitent complètement le sens du péché comme une graine qui serait restée mille ans en terre et reprend son activité à la faveur d’une atmosphère propice. On sait intellectuellement qu’il s’agit d’une mauvaise action mais aucune sanction ne le confirme. Dieu était-il courroucé par l’absence de prière du soir ? Invérifiable. Est-ce qu’en prenant un bain plutôt qu’une douche je prive d’eau des populations éloignées ? Invérifiable. L’évidence est que mon petit plaisir est certain alors que le grand dommage (du risque de l’Enfer à celui de la sécheresse) est non avéré. Le péché ça se joue dans le minuscule, ça grignote, c’est du Nathalie Sarraute et pas de l’Hiroshima. Ca se passe dans la vie intime (personne ne peut voir et savoir), c’est un manquement modeste (qui n’est grave que par sa répétition au plan personnel et par sa généralisation au plan social) dont on n’a finalement aucune preuve immédiate de la nocivité. Pécher résulte d’un  jugement de soi sur soi concernant une cause extérieure à soi. Et curieusement c’est quand on pèche qu’on se sent le plus appartenir à la communauté dont on se revendique ; je m’estime soucieuse d’écologie et je n’ai pourtant pas changé mes ampoules ni ma voiture si ancienne qu’elle pollue, le sentiment du péché écologique me tient lieu de preuve personnelle d’adhésion à la cause. Le verre d’alcool en trop, la cigarette interdite et pourtant fumée entraîne un sentiment proche du péché mais différent de lui dans la mesure où l’on s’inflige le mal à soi-même et que, s’il y a sanction, on est prêt à l’assumer. A l’inverse le péché envers Dieu ou la planète ne me semble pas rattrapable. Planter un arbre à chaque fois qu’on monte dans un avion ne correspond pour moi à aucune absolution dans la mesure où l’effet de la faute aussi bien que celui de la compensation sont si éloignés dans la vérification qu’on pourrait en faire qu’ils restent des croyances.

Je suis allée des offenses faites à notre  Père qui êtes aux cieux aux meurtrissures infligées à notre mère la terre…Sain retour aux religions primitives !

Commentaire : à quand le retour au toucher des écrouelles ? Je ne commenterai pas davantage, quoique plusieurs éléments de ce témoignage mériteraient qu’on s’y arrête, comme l’équivalence posée entre les deux variétés du péché, ou comme l’effet de construction de l’actant collectif par l’entremise du péché qui fonctionne alors comme une sorte de rôle thématique d’intégration… Mais passons au point suivant, puisque la jonction est faite.

5. Narrativisation éthique dans l’éthique de l’environnement

Commençons par la position du problème. Je ferai ici référence à l’anthologie des travaux anglo-saxons d’éthique environnementale cités plus haut, L’éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect. La première question que pose l’ouvrage est celle-ci : les questions environnementales relèvent-elles, à proprement parler d’une éthique ? Le champ éthique et celui de l’humanité sont, on le sait, fondamentalement co-extensifs. Seul le sujet humain possède un statut moral autonome, et la nature n’a dans cette perspective qu’un statut instrumental dans des programmes d’usage, voire un statut d’objet sensible dans de purs programmes contemplatifs. Peut-on alors promouvoir « la nature au rang de sujet de considération morale », et assumer alors le risque de susciter « des sujets rivaux de l’être humain » ? (Afeissa, EdE, p. 7) avec toutes les dérives potentielles que cela comporte ?

Si on répond non à cette question, on considère que les problèmes doivent n’être résolus que par des régulations juridiques et politiques, scientifiquement justifiées, sans rien changer au dispositif actantiel général qui commande les relations homme-nature. Si on répond oui, en revanche, en considérant que la perturbation des grands équilibres planétaires menacent de bloquer les cycles naturels et de dépasser des seuils d’irréversiblité, on est alors amené à interroger les principes qui sous-tendent les relations que nous entretenons avec la nature, telles que la tradition religieuse, philosophique, morale et scientifique les a façonnées. Selon cette perspective, on admet que cette tradition elle-même fait partie du problème. Lorsque Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, annonce que la terre est entrée dans une nouvelle ère géologique, qu’il nomme « anthropocène » et que l’espèce humaine est devenue une « force géophysique planétaire » (c’était dans Le Monde daté du 9 janvier, aujoud’hui), il tente un effet d’annonce destiné à ébranler précisément les croyances les mieux assurées concernant l’ordre actantiel solidement enkysté des relations homme-nature.

L’éthique environnementale qui, je cite, « vise à déterminer les conditions dans lesquelles il est légitime d’étendre la communauté des êtres et des entités à l’endroit desquels les hommes doivent se reconnaître des devoirs » (fin de citation, op.cit., p. 9-10), se présente alors d’abord comme une « méta-éthique ». Elle s’interroge sur les postulats susceptibles de constituer une éthique en mettant en question ceux à travers lesquels l’éthique que nous connaissons s’est établie.

Le premier de ces (nouveaux ?) postulats est de considérer que son objet, le monde naturel non-humain, est digne de considération morale pour lui-même, et est donc détenteur de droits qui appellent des obligations morales et juridiques. Il en découle des implications temporelles (la visée du futur à long terme et la responsabilité devant les générations à venir), des implications spatiales (avec les variations d’échelle, depuis l’eau de la douche qu’on vient de voir jusqu’à l’ensemble auto-régulé des écosystèmes et à la biosphère), des implications concernant l’agir humain (envisagé quantitativement et qualitativement). Mais surtout, cette démarche invite à une nouvelle lecture méréologique des rapports entre les parties et le tout, dans une approche holiste d’intégration généralisée (à commencer par le lien homme / nature contre l’anthropocentrisme). Cette approche conduit à remettre en question jusqu’aux modes de la catégorisation binaire (culture / nature, rationalité / animalité, raison / sentiment, fait / valeur, homme / femme, etc.), laquelle impose un point de vue non seulement unifiant par le dualisme catégoriel, mais aussi justifiant les représentations admises de la domination à partir des formes élémentaires de la rection.

On perçoit immédiatement les risques de cette « éthique biocentrique » et des dérives mystiques qui ont pu donner naissance par exemple à une « Eglise internationale de la Deep Ecology » ou à d’autres « Council of all Beings ». Mais l’hypothèse d’une éthique de la valeur intrinsèque des entités du monde naturel conduit, au-delà de la querelle de l’anthropocentrisme des valeurs, à justifier, et je reviens par là à la question initiale de mon exposé, un nouveau mode de narrativisation des valeurs morales. Ainsi, par exemple, un des auteurs, Paul W. Taylor, défenseur du biocentrisme – mais oublieux de la nature a-biotique – pose deux schèmes, pas très originaux en eux-mêmes, mais qui tendent à assurer le transfert éthique qui m’intéresse.

Le premier schème reprend le principe d’entéléchie d’Aristote pour affirmer que tous les organismes vivants sont des « centres téléologiques de vie », tendus vers l’accomplissement d’un but (se conserver, se reproduire). Ils développent des stratégies adaptatives qui portent en elles-mêmes, comme moyens au service d’une fin, le principe de leur valorisation, à l’instar des êtres humains. La conséquence morale de cette reconnaissance éthique, c’est la capacité pour l’homme de modifier son point de vue et d’adopter celui d’êtres qui lui sont étrangers, un peu comme Cézanne regardant avec insistance l’arbre et attendant de sentir qu’il (l’arbre) le regarde pour pouvoir le peindre.

Le second schème, issu de Kant, relève d’une éthique déontologique qui s’interroge sur les conditions de validité prescriptive des commandements moraux. Cela amène l’auteur à fonder un « authentique respect de la nature » sur « la capacité de chaque agent », par delà l’intérêt qu’il peut avoir à accomplir son devoir, « à universaliser les normes de son action » (op. cit., p. 100). Une interrogation déontologique de cet ordre était particulièrement à l’œuvre dans le témoignage que j’ai lu tout à l’heure.

Ainsi, par étapes successives, à travers la multiplication des instances-sources de valorisation, l’extension de la sphère morale  conduit la subjectivité du sujet « à s’éroder » et à abandonner l’assomption de sa souveraineté absolue.

Il va de soi que je ne cherche pas, à travers ces quelques notations superficielles, à rendre compte d’un univers de pensée à la fois complexe, parfois conceptuellement très élaboré, souvent désarmant de naïveté, toujours difficile à saisir dans sa globalité. En outre, le lien étroit que la réflexion théorique entretient avec son objet, et avec sa pressante actualité, la conduit à se penser également comme pratique, de nature à éclairer notamment les décisions politiques. D’où la hantise de l’inefficacité spéculative et l’avènement, au sein de l’éthique environnementale, de formes diverses du « pragmatisme écologique » inspiré de différents courants de la sémio-pragmatique américaine. L’alternative théorique centrale en éthique environnementale est celle qui oppose les partisans d’une éthique anthropocentrique et les partisans d’une éthique non anthropocentrique, entre utilité humaine d’un côté et valeur intrinsèque des entités du monde naturel de l’autre. Pour certains, la réflexion sur le concept d’utilité permet de dépasser cette opposition. En effet, « l’utile » entre dans des programmes d’usage qui sont abusivement rapportés au seul agent humain et à sa quête exclusive de biens de consommation. En réalité, l’utile est aussi dans la programmation de la nature elle-même, et de nombreux biens de consommation résultent de ces programmes qui s’effectuent pourtant indépendamment de leur visée. Ce sont ces services écologiques fournis par la nature, comme la pollinisation, le recyclage, les diverses formes de régulation. C’est à leur niveau, et à l’écart du débat entre anthropocentrisme et non-anthropocentrisme que se formerait le lieu de considérabilité morale de ces entités de la nature, autonomes dans la construction de leur sens et de leurs valeurs.

On le voit par cet exemple, l’éthique est descendue dans les formants du monde naturel, compris comme sémiotique cette fois, et elle est alors susceptible d’entrer dans des processus de narrativisation.

Indépendamment des débats de l’éthique environnementale, mais à propos de la régulation simultanément narrative et morale des problèmes environnementaux, je voudrais pour finir souligner, dans le champ pragmatique, un parcours narratif dont la syntaxe même nous rapproche de ce qu’on a observé tout à l’heure à propos du marché des indulgences. Il s’agit du parcours de l’agent de la faute par excellence dans le monde actuel. J’appelle « agent de la faute » ces « émissions anthropiques agrégées, je cite le protocole de Kyoto, ces émissions anthropiques agrégées, exprimées en équivalent-dioxyde de carbone, de gaz à effet de serre ».

Je passe naturellement sur les conditions extrêmement complexes de calcul et d’établissement des quotas de CO2 que les parties signataires s’engagent à faire diminuer d’un certain pourcentage entre 2008 et 2012. Je lis le paragraphe 10 de l’article 3 : « Toute unité de réduction des émissions, ou toute fraction d’une quantité attribuée, qu’une Partie acquiert auprès d’une autre Partie conformément aux dispositions des articles 6 ou 17 est ajoutée à la quantité attribuée à la Partie qui procède à l’acquisition. »

Que disent donc les dispositions des articles 6 ou 17 ? « Article 6. § 1. Afin de remplir ses engagements au titre de l’article 3, toute Partie peut céder à toute autre Partie ayant le même statut, ou acquérir auprès d’elle, des unités de réduction des émissions découlant de projets visant à réduire les émissions anthropiques par les sources ou à renforcer les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre dans tout secteur de l’économie. » Et « Article 17. (…) Les Parties visées à l’annexe B peuvent participer à des échanges de droits d’émissions aux fins de remplir leurs engagements au titre de l’article 3. tout échange de ce type vient en complément des mesures prises au niveau national pour remplir les engagements chiffrés de limitation et de réduction des émissions prévu (sic) dans cet article. »

L’engagement de la Partie signataire, de réduire au prix d’épreuves considérables son taux d’émissions, équivaut bien à la séquence de « satisfaction » du pénitent. L’agent de la faute est identifié, mesuré et quantifié et la Partie qui ne peut parvenir à la totale réalisation de ses engagements peut voir ses épreuves de la « satisfaction » soulagées par l’achat d’autres agents disponibles sur le marché, dont la valence est alors inversée et qui fonctionnent comme des indulgences en assurant à la Partie pécheresse le rachat, au sens spirituel cette fois. Ces agents, aussi abstraits que les mérites des saints, sont puisées dans un stock, dans un surplus de ces valeurs qu’une Partie particulièrement méritante a réussi à économiser ayant atteint et dépassé le taux de ses engagements. Et la rédemption de la faute peut ainsi circuler, s’inscrire dans la syntaxe des transferts, devenir un acteur éthique à part entière.

C’est ainsi, me semble-t-il, que les règles de l’échange des équivalents- dioxydes de carbone dans le protocole de Kyoto sont soumis à une syntaxe sinon identique, du moins formellement comparable à celle des indulgences.

6. Ethicité, modalisation et actantialisation : synthèse, conclusion

Les trois exemples que j’ai analysés, dont j’espère avoir montré les proximités en termes de problématique, posent je crois à la sémiotique un problème particulier, et peut-être nouveau, en ce qui concerne le statut de la valeur morale et de son mode d’existence signifiant. Le toucher des écrouelles du roi de France, le commerce des indulgences, les interrogations des éthiciens de l’environnement et les techniques de régulation de l’agent du mal planétaire ont ceci de commun qu’ils ramènent la visée éthique et la norme morale au rang de la circulation des objets de valeur les plus triviaux. L’éthicité se trouve ainsi définie comme une modalisation et partant, comme un actant dans le discours. Peut-on conclure des seuls cas examinés qu’ils révèlent un imaginaire commun et relèvent d’un même ordre de rationalité ? Un peu comme la prosopopée qui fait parler les abstractions ou les absences en leur donnant un semblant de vie, la narrativisation de la conscience morale rendrait sensible les intangibles et, par les jeux complexes et dynamiques de cette narrativité, leur assurerait une présence dans le commerce social. Mais il faudrait bien sûr approfondir cette esquisse de réflexion et sans doute formaliser davantage le phénomène observé pour en tirer des conclusions assurées.

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