Bilan provisoire du séminaire « Espace et signification, I » (2008-2009)
Denis BERTRAND
Jean-François Bordron
Index
Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jean-François Bordron et Denis BERTRAND.
Les exposés de la première année du séminaire consacré à la sémiotique de l’espace ont fait apparaître quelques lignes de force qu’il peut être utile de rappeler au moment d’aborder une seconde année sur la même problématique. Il ne s’agit nullement ici d’une synthèse, mais d’un document de travail qui peut éclairer les discussions à venir. Les organisateurs du séminaire avaient proposé que cette première année porte plutôt sur des questions d’ordre épistémologique et théorique, en réservant pour la seconde les interventions plus précisément centrées sur les domaines de spécialité des univers spatiaux. C’est en effet, peu ou prou, ce qui s’est passé. Et lorsque des exposés s’attachaient spécifiquement à des objets concrets relevant de la peinture, de l’architecture ou de l’urbanisme (cf. entre autres ceux de P. Boudon, de M. Hammad, de Ph. Nys ou de J. Petitot), c’est bien par les questions théoriques qu’ils soulevaient que leur apport s’est fait sentir.
Le texte d’intention du séminaire suggérait de centrer ces interrogations sur quatre grands domaines : celui qui avait été appelé la spatialité matricielle, l’espace assurant dans le langage la scénographie première du sens ; celui, ensuite, de la spatialité perceptive, concernant aussi bien les problèmes de cohésion et de fragmentation dans l’aperception que celui des relations de dépendance soumis à la rection du sujet sensible (à travers la question du point de vue par exemple) ou ceux, plus généralement, des modalités sensorielles de la saisie de l’espace sur un horizon sémio-phénoménologique ; puis, en troisième lieu, la question de la spatialité sémantisée, entre figuralité des traits, iconicité, figurativité et thématisation spatiales, avec en particulier cette question laissée en suspens des objets vagues, sans bords, comme les nuages, les halos, les reflets, les atmosphères et les « climats » ; et enfin, quatrième question, celle de la spatialité narrativisée et passionnée, peut-être transversale aux précédentes, qui concernait un domaine mieux balisé par les sémioticiens et qu’on peut résumer par le mot de clôture de Cl. Zilberberg : « Le syntagme ‘espace thymique’ apparaît, strictement mesuré, comme un pléonasme. » Question transversale et donc « matricielle » si on se réfère à l’affirmation de Cassirer : « Tout ce qui possède un sens s’enracine dans la couche de l’affect et de l’excitation sensible, et s’y ramène. »
Avec le recul, ces quatre directions esquissées apparaissaient comme un programme : on pourrait les lire en effet, l’une à la suite de l’autre, comme un parcours ordonné de saisie et d’appropriation de l’espace par le sujet. Mais là n’était pas le projet. Il ne s’agissait que d’une liste ouverte contenant des concepts, ou de thématisations suggérant des lieux particuliers de questionnement pour une problématique d’ensemble. Et on ne saurait les retenir, tels quels, pour rendre compte de ce qu’on peut considérer comme des avancées sémiotiques dans un champ déjà si profondément labouré. Ces avancées sont ici regroupées sous quatre titres de problèmes : (1) la mise en question de l’évidence de la spatialité, (2) les hypothèses d’une générativité pour une saisie articulée de l’espace, (3) la flexibilité et l’instabilité de l’espace comme signification, (4) l’interdéfinition de l’espace et de l’actantialité.
1. La mise en question de l’évidence de la spatialité. La difficulté de remonter d’une préhension des objets dans l’espace à une appréhension de l’espace même a été maintes fois soulignée. Et cela, en vertu de ce constat que l’espace est partout, qu’il est englobement, qu’il est au fondement de l’expérience signifiante, qu’il est la condition d’émergence des valeurs. La prégnance générale de la spatialité rend problématique le « retour » à un regard naïf sur l’espace – Comment faire comme s’il n’existait pas et rejouer, pour le saisir, la scène de son apparaître, alors même qu’il enserre de tous côtés, dans la perception, dans la formation des langages et dans les produits de l’usage culturel, toutes les dimensions du sens ? Cette question fondamentale, celle d’une constitution ontologique de la spatialité, est bien entendu vertigineuse. Comme le vertige lui-même, elle provoque une démodalisation généralisée, un abandon des repères, une perte de l’assise. Elle exigerait, si on voulait tenter d’y répondre, une suspension – au sens phénoménologique – si radicale que le langage lui-même ferait défaut pour l’exprimer. Il s’agirait de rompre avec l’évidence perceptive, langagière et interagissante qui nous restitue imparfaitement, dans un mixte de débrayage et d’embrayage, l’expérience vécue et ses illusions spatialisantes. On a bien perçu cette tentative de reconstituer, à un niveau infra-langagier, au plus près des catégories naissantes, la trame des conditions qui permettraient de franchir l’écran d’espace et d’en faire tomber le masque pour, enfin, l’apercevoir. Il s’agissait d’interroger le statut véridictoire de la spatialité sous la pression des langages. Sont alors apparues des catégories nodales, comme celle de la séparation et de l’union, des limites et des bords, de la distance et de la proximité, de l’intensité et de l’extension. Mais ces catégories n’ont pas la forme stabilisée et rassurante que la structure leur reconnaît, comme l’illustre le problème de la profondeur (Sémir Badir). Elles sont d’emblée travaillées, mises en mouvement, soumises à des vibrations. Car elles sont imprégnées d’une signification syncrétique qui mobilise simultanément les paramètres somatiques, thymiques et cognitifs qui s’y investissent. Les catégories de la spatialité ne peuvent être appréhendées sur le seul mode du débrayage objectivant, elles doivent se soumettre en même temps au proto-embrayage qui prescrit les formes d’appartenance du sujet à l’espace, ne serait-ce que par le fait qu’il se perçoit comme centre de référence.
2. L’articulation générative de la spatialité. Le premier constat qu’on vient de faire invite à interroger la position de la spatialisation dans le modèle de référence de la sémiotique, celui du parcours génératif, au seul niveau superficiel de la figurativisation dans les structures discursives. L’intérêt de ce positionnement, comme cela a été plusieurs fois souligné, est de secondariser l’espace, de le priver de son autonomie, de le soumettre aux conditions plus profondes de l’organisation du sens, conditions tensives, catégorielles, modales et narratives. L’espace, dans ses formes toujours particulières, est sous la dépendance d’un « ordre du sens à l’intérieur duquel il se forme à chaque fois » (Cassirer), et cet ordre peut être soumis au contrôle de l’actantialisation ou, plus largement, de l’instanciation.
Le réflexe génératif des sémioticiens est, on a pu le constater, toujours agissant. Il permet de démêler ce qui est noué, d’étaler et de stratifier rationnellement ce qui se donne comme invasif, en l’occurrence de déplier le syncrétisme catégoriel évoqué plus haut. L’espace s’est ainsi trouvé pris en charge, de manière plus ou moins directe, plus ou moins explicitement référencée au modèle canonique, à une générativité. Il serait utile à ce propos de mettre en regard les propositions, au départ profondément disjointes, qui ont été faites en ce sens. On en retiendra ici trois. Celle de J. Fontanille qui fait l’hypothèse de trois niveaux de la spatialité corrélée à trois niveaux de la temporalité, tous deux associés aux trois niveaux de l’actantialité : celui des formes tensivo-phoriques, celui des régimes modaux de l’actance, celui des formes figuratives de l’acteur. L’espace serait appréhendé, aux deux extrémités du parcours, comme espace de l’existence (avec ses traits élémentaires) et comme espace de l’expérience (subjectif et sensible, soumis au mouvement), entre lesquels s’insérerait un tiers-espace qui assurerait la conversion de l’un en l’autre, celui des schèmes figuraux, produits régularisés de l’usage social et culturel. Une autre proposition à caractère génératif a été présentée par P. Basso, fondée cette fois sur le concept transversal de la médialité, posé comme assise de la spatialité. Quatre niveaux d’articulation étaient alors établis, la conversion de l’un à l’autre étant assurée par une opération d’inter-médiation : l’espace « médial » référé à la perception, l’espace « médiationnel » référé à l’énonciation, l’espace « médiateur » référé à l’institutionnalisation, et l’espace « médiatique », introduisant les paramètres technologiques et référé à la transmission. Mais il est également possible de considérer que la proposition d’E. Landowski, qui s’en défendrait sans doute, relève elle aussi d’une générativité du sens spatial. Le parcours qu’il présente fait passer de « l’espace conventionnel de la circulation des valeurs » fondé sur les classiques relations jonctives, au niveau de « l’espace opératoire de l’usage des choses » fondé sur la modulation des échelles de représentation avec les opérations propres qu’elles impliquent, et enfin au niveau plus immédiatement sensible de « l’espace vécu de la présence » fondé sur les mises en contact de l’union sans médiation. On peut considérer que, par delà l’approche dialectique, on a là l’esquisse d’une générativité de la spatialité. La confrontation de ces trois propositions serait sans doute éclairante, mais il faudrait en ajouter d’autres qui, moins évidemment catégorisées, ont aussi été suggéres au cours du séminaire. C’est naturellement le lien entre elles qui définit le titre de problème et devrait être développé dans une sémiotique de l’espace.
3. La question de la flexibilité et de l’instabilité de l’espace comme signification. C’est sur ce point que les propositions ont été les plus nombreuses. Un fil rouge de questionnement a paru tracé sur ce constat que l’espace, de toutes parts, déborde l’espace, en amont comme en aval. C’est peut-être même la cohérence entre cet amont et cet aval qui mériterait d’être approfondie et, pour ainsi dire, restituée. Quand on parle d’amont, on évoque bien entendu cette prégnance localiste de la spatialité qui montre qu’une expérience spatiale sous-tend l’architecture sémantique de la lexicalisation. Comme le montre ce rappel que le mot templum remonte à la racine *tem-, « couper », et « ne signifie rien d’autre que ce qui est découpé, délimité » (Cassirer). Par delà la curiosité étymologique, c’est bien entendu l’enjeu des catégories directrices de la spatialité qui est ici en question. Et lorsqu’on parle d’un débordement de la spatialité en aval, on évoque la flexibilité de la spatialisation qui ne se tient pas dans ses bords, qui se territorialise et se déterritorialise, qui fluctue en fonction des investissements polémico-contractuels dont elle est l’objet, qui se transforme et se qualifie en fonction des interactions dont elle est le site. Elle sépare, unit, agrège ou égrège ; elle incorpore tous les réseaux esthésiques ; ses dispositifs à chaque fois singuliers suscitent et exigent l’interprétation… et cela au point que l’espace – même une simple ligne – peut arriver à signifier tout autre chose que la spatialité. L’espace s’efface alors derrière les opérations qui se dressent comme un écran devant lui. On retrouve ici des définitions d’espaces (et non de l’espace) aussi variées que celles de J. Alonso avec le « no man’s land » stratégique, de P. Boudon avec le syncrétisme esthésique du pavillon Philipps de Le Corbusier, de P.-A. Navarette avec l’invasion axiologique des dispositifs spatiaux en littérature, d’I. Merkoulova avec l’espace du « glamour », de Ph. Nys avec les manipulations urbanistiques du « pittoresque », d’I. Darrault avec la création d’une aura thérapeutique dans un espace banalisé, de J. Petitot avec l’exploitation esthétique du phénomène de la non-généricité, de M. Hammad avec les opérations d’agrégation et d’égrégation dans l’analyse d’un site archéologique, de S. Badir avec son interrogation de la profondeur. D’autres analyses devraient ici être citées qui, en dépit de différences théoriques, ont avec celles-ci en commun cette dilatation, cette ouverture, cette diffusion du sens dont l’espace est l’assise, mais qui tendent à se résorber et à se dissoudre dans les opérations et les interactions auxquelles il donne lieu, et qui peut-être le transforment précisément en « lieu ». A certains égards, ces contributions ont en partage d’être des expansions de deux définitions, condensées, de l’espace : l’une de Leibniz, citée par Cl. Zilberberg, « l’espace est la possibilité des coexistences », et l’autre de M. de Certeau, citée par J. Alonso, « l’espace est croisement de mobiles ».
4. Cette dernière remarque – l’espace qui se transforme en lieu – conduit au quatrième point annoncé qui a constitué une ligne de force insistante dans les travaux du séminaire : l’interdéfinition de l’espace et du sujet. On devrait dire plutôt : les modalités très diverses de cette interdéfinition, selon les attributs et les propriétés que l’on donne à l’actantialité subjective, depuis la corporéité jusqu’à l’énonciation en acte, depuis le thymisme jusqu’aux sollicitations et aux variations pluri-sensorielles. L’interdéfinition dont on parle ici résulterait des modes d’intrication complexe des instances de discours dans les opérations de spatialisation. Il y a d’un côté l’instance qui s’enracine dans l’espace et l’espace qui demande à être reconnu comme instance, par l’assomption d’un embrayage qui s’y trouve projeté. Et il y a d’autre part la pluralité des instances en jeu dans les interactions spatialisées, les ajustements d’espaces et des intensités dans l’espace, les réglages proxémiques et le choix des stratégies – d’englobement, de particularisation, d’accumulation ou d’élection. Il y a la relation tensive entre la cohérence, avec ses deux volets d’inhérence et d’adhérence, et l’intimité (Bachelard). Il y a encore la sélection d’un point critique de perception – dans la non-généricité – dont la probabilité de répétition est nulle et qui, en raison même de son extrême singularité, engendre les émois du sujet interprétatif. Il y a encore l’espace rapporté à l’acte d’une énonciation créatrice, comme dans celle du récit de Genèse analysé par L. Panier, où la séparation institue comme en vis-à-vis et l’espace et le sujet. Et puis il y a l’épaisseur thymique qui commande les valeurs pathémiques du fermé et de l’ouvert, dilatables jusqu’à l’hermétique et au béant, et qui fait dire à Cl. Zilberberg ce mot déjà cité : « espace thymique est un pléonasme ».
Qu’est-ce qui peut donc faire unité dans la réalité plurivoque de l’espace ? Le bilan provisoire du séminaire conduit à cette question, en assumant la tentative que les différentes contributions illustrent, chacune à leur façon : essayer de reconnaître et d’identifier les présupposés qui nous font parler d’espace ou que nous attribuons à l’espace. Ce compte rendu partiel – et partial sans doute – n’a d’autre ambition que d’inviter à poursuivre la réflexion.