La Mauvaise Foi
une dénégation qui fait sens
Jacques Fontanille
Université de Limoges
Institut Universitaire de France
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : formes de vie, stratégies
Auteurs cités : Pierre BOURDIEU, Per Aage BRANDT, Algirdas J. GREIMAS, Jean-Paul SARTRE, Baruch SPINOZA, Max Weber
Préambule : un exercice pratique de mauvaise foi
Le sémioticien qui s'occupe de romans, de peintures ou de films n'a guère d'efforts à faire pour rester à distance de son objet ; mais, pour celui qui s'intéresse aux formes de vie, le risque autobiographique est toujours présent, et ce d'autant plus si la forme de vie en question appartient à sa propre culture. Quelle meilleure manière de maîtriser le risque que de s’y confronter directement ; en l’occurrence : reconnaître la part d'autobiographie qui motive mon intérêt pour la mauvaise foi ! En effet, j’ai formé le projet d’écrire un livre sur les formes de vie, mais tout particulièrement pour marquer la fin de mon mandat de président d’université, pour faire en sorte que cette période de « management » et de responsabilités, ainsi que celle passée à la conférence des présidents d’université, laisse une trace « sémiotique ». En bref, quelques unes des formes de vie qui organisent les modes d'action, les pratiques et les stratégies au sein d'un champ professionnel particulier, celui de l'enseignement supérieur ; mais il ne me paraît pas suffisamment spécifique – et les réformes les plus récentes lui font perdre la plupart de ses spécificités – pour que les résultats n'en soient pas peu ou prou généralisables.
Rassurez-vous donc, je vous épargnerai un livre de plus sur l’indispensable réforme des universités, ou sur l’avenir brillant et laborieux de notre système d’enseignement supérieur ; ce ne sera pas un livre de plus de président-qui-tient-à-partager-avec-tous-son-irremplaçable-expérience. Et pour ce qui concerne cette première étude, elle s’efforcera d’être une contribution sémiotique, et même une contribution au programme collectif consacré à la négativité, tout en faisant appel à une expérience professionnelle toute récente. Car, tout au long de mon mandat à la présidence d’une université, et dans mes responsabilités à la CPU, je me suis interrogé sur le rôle de la mauvaise foi, et tout particulièrement de la dénégation qui en est le cœur. Et ce, non pas d’un point de vue moral et désabusé, mais d’un point de vue critique et constructiviste : il sera question de la mauvaise foi comme paradoxal ciment et ressort de nos actions individuelles et collectives : la mauvaise foi en communication, la mauvaise foi en négociation, certes, mais plus profondément, le rôle de la mauvaise foi dans les processus de décision apparemment rationnels, la mauvaise foi comme forme de vie et comme principe de survie des individus et des groupes en société.
Et, à m’interroger ainsi, je n’ai pu manquer de faire surgir d’anciens souvenirs de lecture : ceux qui faisaient de la bonne et de la mauvaise foi le corrélat logique de la liberté et de la responsabilité. Avec comme leitmotiv : comment peut-on exercer librement une responsabilité en niant l’évidence ? ou même plutôt, pourquoi faut-il nier l’évidence pour exercer librement une responsabilité ? Bien entendu, de telles questions n’apparaissent pas d’emblée comme « sémiotiques » au sens strict, surtout si on ne considère comme sémiotique que ce qui et d’ordre textuel. Mais si la sémiotique ne m’aide pas à répondre à de telles questions, à quoi bon la sémiotique ? Et ma démarche présente au moins un fondement incontestable : dans un milieu de recherche où il n'est pas exclu de pouvoir disserter sur la dégustation du vin sans en avoir jamais bu un verre, ou de contribuer à une sémiotique du son sans savoir ni chanter ni jouer d’un seul instrument de musique, je vais sans doute paraître marginal : je ne m’engage dans cette analyse qu'après une expérience intense de six années pleines. Comme disent certains sociologues ou ethnologues, j’ai mon « terrain », et j’ai payé le prix pour l’acquérir !
Aujourd’hui, en guise d’exercice pratique et d’entraînement à cette écriture à venir, je voudrais vous faire partager une petite divagation sémiotique qui sera d'abord consacrée à l’autonomie des universités, à la compétitivité des systèmes d'enseignement supérieur et de recherche et à l'indispensable mauvaise foi qui, en tant que forme de vie, les rend paradoxalement supportables.
On ne demande plus aujourd'hui à celui qui s'exprime en public: « D'où parlez-vous? » J'éprouve cependant le besoin de dire quelques mots sur le rapport qui me lie aux fonctions que j’occupe encore aujourd’hui. J'ai reçu une formation littéraire et linguistique, puis j'ai fait de la sémiotique et pratiqué la théorie générative de la signification. Et puis j’ai pensé que je devais prendre ma part dans le fonctionnement du système universitaire, en y prenant des responsabilités, y compris des responsabilités nationales. Mais je me suis toujours senti quelque peu étranger parmi les managers professionnels, les énarques et les inspecteurs des finances, avec lesquels pourtant je suis amené à échanger (de bonne foi ?) en permanence. Je n'appartiens pas à la tribu, et j'ai parfois l'impression que ce qui m'empêche d'en faire vraiment partie, c'est moins ce qui me manque (ne pas être passé par les mêmes rituels d'initiation qu'eux) que ce que j'ai d’autre : précisément cette formation par les sciences du langage et la sémiotique. Bref, je suis sémioticien, je ne suis pas manager, alors que j’exerce des fonctions de manager en tant que sémioticien.
Que suis-je en train de vous dire? Je prends, devant vous, conscience de la contingence qui fait que j'ai été ce que j'ai été, et ce, afin de mieux m'en extraire, en m'appuyant sur un rôle où je suis engagé. Ce rôle, je l'exprime sur le mode du manque (je ne suis pas manager) et du désir (je voudrais l'être, c'est-à-dire je voudrais être reconnu comme tel). Mais, ce faisant, je tente d'éviter ce manque de n'être pas ce que je voudrais que vous reconnaissiez que je sois, par le simple fait de reconnaître que je ne le suis pas, ce qui en retour vous dispense de le faire. En disant "je ne suis pas manager", je dis « être » sur le mode du "ne pas être ce que l'on est, et être ce que l'on n'est pas". Je dénonce la contingence de mon être passé, qui est de ne pas être manager, mais en même temps je tente de m’en défaire. Donc, en disant "je ne suis pas manager", je dis aussi, en le présupposant pour pouvoir le nier, que je le suis quand même, malgré vous et malgré moi.
L’ai-je bien descendu ? dit la vedette du spectacle, en bas des marches de l’escalier de parade.
Que fais-je ? J'empile les dénégations. Je suis de mauvaise foi. Et que fais-je encore ? Je vous avoue sincèrement que j'empile les dénégations et que je suis de mauvaise foi. Cette sincérité est donc elle-même un acte de mauvaise foi. Je me suis constitué sincèrement comme étant de mauvaise foi pour ne l'être pas. C'est encore de la mauvaise foi.
Je n'avais évidemment pas l'intention de vous parler de moi, en toute bonne foi. Mais je n’ai pas pu résister : prenez-le comme un exercice d'échauffement avant la divagation principale.
Autonomie et compétition : la mauvaise foi comme ressort institutionnel
Voyons maintenant un peu maintenant la question qui nous intéresse : les universités sont désormais autonomes, et donc elles sont officiellement en compétition ; elles mettent en place des stratégies de positionnement comparatif, elles répondent à des appels d’offre pour gagner des compétitions et pour se faire une place identifiable, et si possible meilleure que celle des autres, dans le système d’enseignement supérieur. Elles sont à cet égard non seulement différentes, mais fondamentalement inégales face aux compétitions qui se présentent ; nous savons même tous quelles peuvent être les gagnantes, et quelles pourraient être les perdantes, mais nous le savons d’une manière apparemment inconséquente, car si nous le savions pleinement et de manière conséquente, la plupart des universités ne participeraient plus alors aux compétitions. Pour la théorie de la décision rationnelle, il y a là le germe d’un paradoxe qu’il me plairait de démêler pour commencer, et de reconstruire sémiotiquement, pour finir.
Nous partons d'une situation constituée de deux propriétés, l'une modale et l'autre actantielle : l’autonomie (la liberté) et la différence (l’altérité). On peut faire provisoirement confiance à Sartre pour poser les premiers éléments du problème :
« Certes, la liberté comme définition de l'homme ne dépend pas d'autrui, mais dès qu'il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des autres pour but, je ne peux que vouloir la liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale liberté et contingence de leur existence. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même, je les appellerai des salauds. » (Sartre, L’existentialisme est un humanisme)
Jean-Paul Sartre appelle donc "mauvaise foi" l'attitude qui consiste à mettre nos actes sur le compte de quelque chose d'extérieur à nous (la nature, les circonstances, une "essence" qui nous définirait une fois pour toutes...), et donc à nier que nous en sommes les vrais auteurs et que nous devons en répondre. Si les « salauds » sont ceux qui se posent comme « nécessaires » et refusent leur contingence, et si les « lâches » sont ceux qui habillent leur contingence d’un recours à des nécessités extérieures, dans les deux cas, la mauvaise foi opère comme négation de la contingence : négation de sa propre contingence, ou négation de la contingence d’autrui et de l’environnement. La contingence étant elle-même, formellement, la négation de la nécessité ("pouvoir ne pas être" ou "ne pas devoir être"), nous avons affaire à une double négation modale, qui sera pour nous au principe même de la mauvaise foi, et que nous désignerons désormais, pour faire bref, comme "dénégation".
La scène du paradoxe et ses rôles principaux sont en place. Nous pouvons en examiner maintenant la scénographie. La différenciation et la hiérarchie entre universités autonomes, entre celles qui pourraient gagner et celles qui ne pourraient que perdre, n’en empêchent aucune de concourir. Pourquoi ? Justement, parce qu’elles assument leur liberté, leur autonomie – et donc elles n’appartiennent pas au camp des salauds — …et apparemment de bonne foi, ne recherchant aucune excuse dans un prétendu déterminisme et une hiérarchie des essences universitaires – et donc elles ne comptent pas parmi les lâches. Mais pourtant, cette hiérarchie n’est pas rêvée, elle est attestée, et ces inégalités historiques et structurelles entre universités n’est ni fantasmatique, ni inconnue d’aucune d’entre elles. Alors, sommes-nous, bien que ni salauds ni lâches, pourtant autonomes de mauvaise foi ?
Nous sommes tous calvinistes
La théorie du choix rationnel a développé sur de telles questions toute une littérature, notamment autour du paradoxe qui consiste à "choisir sa prédestination". Dans ce paradoxe, la mauvaise foi joue un rôle décisif. Il est particulièrement à l'œuvre dans l'analyse que Max Weber consacre aux relations entre l’éthique calviniste et la croyance en la prédestination, d’une part, et l'"esprit du capitalisme" (et en particulier sa composante " compétitivité "), d’autre part. En vertu d'une détermination transcendante et antérieure (celle de Dieu), chacun sait qu’il appartient à une des deux catégories, élu ou damné, sans pouvoir savoir laquelle. Les hommes ne peuvent que subir et/ou assumer cette répartition, car il n'y a plus rien qu'ils puissent faire sur terre pour gagner ou mériter leur salut ; étrangement, Dieu n'y peut mais, lui-même, une fois qu’il a décrété qui est élu et qui est damné.
La grâce divine, cependant, se manifeste par des signes ; si la grâce est donnée par Dieu, ses signes en revanche ne s'acquièrent que dans le monde des hommes et par l'action : à la différence de la grâce elle-même, ces signes peuvent donc être recherchés, et les hommes peuvent choisir de les acquérir ou pas. Le principal d'entre eux est l’épreuve à laquelle on se soumet dans une activité intense et compétitive : cet engagement dans le faire pratique est une manifestation sémiotique de la grâce, c’est-à-dire du fait d’appartenir aux élus. Le rapport entre l'expression (le signe) et le contenu (la grâce) est très peu motivé, voire arbitraire, ou du moins contingent, car ce signe n’est ni la cause ni la conséquence de la grâce ; il est choisi par l’homme, mais dans l’ignorance de sa véridicité, et sans que son contenu puisse être attesté. C’est en somme un signifiant potentiel et flottant, dont le signifié (la grâce) n’est pas attesté, mais dont il reste pourtant dans tous les cas le signifiant spécifique (et donc même si le signifié n’est pas attesté). Si ce n’était de la mauvaise foi, choisir de manifester l'expression de ce signe (le travail compétitif) constituerait donc au moins un pari sémiotique (mais, on le verra, d’une autre nature que le pari pascalien).
Dès lors, personne ne sachant pleinement s’il est élu ou pas, personne ne pouvant par ailleurs espérer modifier son statut par la manifestation de ce signe, on peut raisonnablement se demander pourquoi tout le monde travaille intensément et compétitivement, pourquoi toutes les universités participent aussi volontiers aux compétitions qu'on leur organise périodiquement ! Et ce d’autant plus que ce pari implique une épreuve coûteuse, qui exige de travailler sans relâche, méthodiquement, sans jamais se reposer ni jouir des fruits de ce travail.
L’attitude rationnelle et purement déductive devrait être le "fatalisme" et l’abstention : le choix de ne rien faire est effectivement la solution qui découlerait d’un calcul déductif, puisque, que l'on soit une université élue ou damnée, on n'a rien de plus à gagner à se livrer à l'épreuve coûteuse du travail compétitif, les gagnantes et les perdantes étant grosso modo identifiées d’avance, et même, à la différence de ce qui se passe dans le paradoxe calviniste, parfois même connus de tous les acteurs impliqués. Selon cette logique rationnelle de base, et de bonne foi, on devrait donc répartir les gains à venir au prorata des situations initiales, puisque les situations initiales déterminent le statut de futur gagnant ou de futur perdant. On éviterait un travail qui n’apporte aucun gain individuel supplémentaire : c’est le choix rationnel qui consisterait par exemple, pour les universités (et qui est défendu notamment par une partie des syndicats), à transformer les financements sur appels d’offres et sur projets – qui sont en principe déterminés en fonction d’une situation à venir –, en financements dits « récurrents », et qui sont effectivement et par principe calculés, pour une période future déterminée, au prorata de la situation antérieure et initiale.
Pourtant, ce choix individuel de bonne foi serait particulièrement coûteux collectivement, puisqu’il annulerait la conjugaison des efforts individuels, dont on connaît le bénéfice collectif : le travail accumulé, dans la compétition entre les acteurs, contribue (dit-on) à la richesse de tous. Le choix compétitif serait donc rationnel collectivement, et apparemment irrationnel et de mauvaise foi individuellement ; et pourtant toutes les analyses disponibles montrent bien que si les acteurs (en l'occurrence les universités) se livrent au travail compétitif, ce n'est pas pour contribuer au rehaussement de la richesse collective, mais bien en espérant en tirer un bénéfice individuel. Et de toutes façons, s'il en était autrement, le système serait bien moins efficace : en somme, la mauvaise foi est l'indispensable "carburant" modal du système compétitif !
C’est la raison pour laquelle Max Weber s'efforce néanmoins de trouver une explication, pertinente d'un point de vue individuel, au fait que "la grande masse des hommes ordinaires" fait le choix paradoxal.Pour la doctrine calviniste populaire, c’est un devoir de se considérer comme élu et d’agir comme tel, et donc de choisir les signes de la grâce ; toute espèce de doute à ce sujet est le signe d'une insuffisante efficacité de la grâce, voire d’une tentation démoniaque. En somme, l’abstention est un signe envoyé par le Diable, un véritable signe de l'absence de la grâce, alors que "le travail sans relâche dans un métier" est un signe choisi par l'homme pour tenter d'être en accord avec un décret divin dont il ne connaît pas le contenu. Le travail acharné et compétitif est donc le moyen de s'assurer sémiotiquement de la manifestation de son état de grâce...au cas où on ferait partie des élus, tout en sachant que ce n’est pas un moyen pour devenir tel … au cas où on ferait partie des damnés. Et inversement, ce même travail acharné et compétitif permet d'avoir l'air d'un élu, même si on est un damné.
Max Weber propose donc, pour explication, un renversement de la relation sémiotique : "La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce". Autrement dit, l’absence du signe de la grâce est le signe de l’absence de la grâce : dans le syntagme « signe de la grâce », on opère un déplacement de la négation, du signe (non-signe de grâce) vers la grâce (signe de non-grâce) : l’absence du signe vaut comme absence de ce dont il est le signe. Et ce déplacement est l'élément qui manquait au pari sémiotique : car si le contenu du signe positif n’est pas attesté, le contenu de l’absence de signe est lui parfaitement avéré, et la relation entre l'expression (négative) et le contenu (négatif), parfaitement motivée. Cette dissymétrie entre la présence du signe et son absence n’est pas très rationnelle, mais il suffit d’y croire pour se mettre à travailler : on sait que la présence du signe n’implique pas la grâce, mais on croit que l’absence du signe implique la damnation !Cette solution comporte une mauvaise foi par dénégation, puisque choisir le signe de la grâce, c’est ne pas tenir compte de la possibilité de ne pas être compté parmi les élus, c’est faire comme si on l’était, et tenir pour négligeable le fait qu’on pourrait ne pas l’être.
Nous sommes donc (presque) tous calvinistes, adeptes de ce paradoxe rationnel : que les universités soient élues (destinées aux Initiatives d’Excellence) ou damnées (non-destinées aux Initiatives d’excellence), elles travaillent toutes sans relâche, en répondant aux appels d’offre, à l’acquisition des « signes » de la grâce, que j’appellerai désormais la « grâce compétitive ».
Une sémiotique de la « grâce compétitive »
On comprend aisément pourquoi cette situation d’autonomie compétitive intéresse le sémioticien, car la libre participation à la compétition ne change rien (ou peu de choses) à la réalité de la place de chacun, les positions étant déjà quasiment jouées, mais elle change un « signe », celui de la « grâce compétitive », qui est la part sémiotique que chacun reçoit, en quelque façon, en échange de sa contribution réelle au gain global de compétitivité de tout le système. Ce signe est particulièrement problématique puisqu’il a pour contenu un état de grâce non avéré, et que son absence est elle-même un signe, qui a pour contenu une damnation qui, elle, est avérée.
Mais du même coup, cela revient à admettre que la libre participation des acteurs autonomes aux compétitions repose sur un acte de mauvaise foi : il faut se tromper soi-même pour concourir sans savoir si on fera partie des élus ou des damnés, tout en sachant déjà plus ou moins à quelle catégorie on appartient, et tout en souhaitant pourtant quand même faire partie des élus ; il faut à la fois y croire et ne pas y croire, y croire pour concourir et ne pas y croire pour rester cohérent avec le postulat de départ, à savoir que les rôles sont déjà distribués à l’avance. La mauvaise foi est donc bien le prix de la « grâce compétitive ».
Et, de ce fait même, la non-participation à la compétition est en même temps d'une parfaite bonne foi et particulièrement risquée, d’un point de vue sémiotique : c’est en effet, en même temps qu’un renoncement au signe de la grâce, un aveu affiché de l’absence de cette grâce, avec mauvaise conscience garantie à l’appui. Et ce serait même et surtout, d’une certaine manière, tenter de se mettre à la place de Dieu : en effet, ne pas rechercher les signes de la grâce compétitive reviendrait à afficher que nous savons déjà que nous ne comptons pas parmi les élus, alors que seul Dieu est censé le savoir et seul à pouvoir décider si ce statut doit être rendu public ou pas. Dans le cas de la compétition entre universités, les élus et damnés sont connus d'avance, et pourtant il serait particulièrement malséant d'utiliser publiquement cette information pour justifier un renoncement à la compétition ; autrement dit, on sait sans savoir, on détient une information cruciale qu'il est interdit d'utiliser pour un choix stratégique : il s'agit bien du même péché majeur, l'hybris de celui qui se prendrait pour Dieu. Dans ce monde-là, la bonne foi est transgressive, marginalisante, et bien amère !
Nous choisissons donc d'acquérir les signes de notre salut (les signes de l’appartenance aux gagnants) pour affirmer notre liberté de choix et maximiser notre identité sémiotique. Le choix de porter le signe de la grâce compétitive n’implique donc ni de vouloir être élu (puisque c’est déjà décidé d’avance par une instance supérieure), ni même de vouloir ce signe lui-même (puisque seule l’instance supérieure peut décider s’il est véridique ou non). En revanche, nous voulons éviter les effets de l’absence du signe, car le choix de ne pas porter le signe implique à la fois de vouloir ne pas le porter et de vouloir ne pas être parmi les élus. C'est donc un choix qui consiste non pas à choisir la participation, mais d'abord à éviter la non-participation, et nous retrouvons alors le motif canonique de la double négation modale, la dénégation propre à la mauvaise foi.
La mauvaise foi et la rationalité « calviniste » qui est la nôtre ont la même structure ; la tension entre l’acceptation d’une nécessité préétablie (un destin) et un projet d'autonomie rationnelle susceptible de réaliser ce destin. Cette tension est ici résolue par une double négation : « ne pas vouloir être élu», et « vouloir ne pas sembler ne pas être élu » ; dans l’autre option, la tension est suspendue par les deux vouloirs : « vouloir ne pas être élu » et « vouloir ne pas sembler être élu ». Comme le rappelle Sartre : « le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mauvaise foi ». Pour être des universités compétitives, nous nous affirmons libres de vouloir ce qui nous détermine et qui nous classe, avec cette nuance encore plus paradoxale que le choix calviniste, puisque nous faisons semblant de vouloir ce qui ne peut se vouloir.
Cette situation et ces raisonnements paradoxaux induisent de nombreux problèmes sémiotiques, notamment sur les enchâssements de dénégations, et sur l’articulation entre les espaces de contingence et les espaces de nécessité, entre le régime de l’aléa et celui de la programmation, entre le domaine du « peut être » et celui de l’ « être ».
La coupure modale & épistémologique
La première question touche au statut de Dieu dans le raisonnement calviniste, ou de « X » dans le comportement compétitif des universités et des universitaires. Dans l’éthique compétitive du capitalisme, Dieu est le seul à pouvoir distinguer les élus et les damnés, à pouvoir le manifester par la grâce attribuée aux premiers ; et ce Dieu manque pourtant singulièrement de pouvoir, puisqu’une fois qu’il a pris la décision, il ne peut plus rien y changer. On se rappellera notamment l’argument qui fonde le choix de la participation à la compétition, et surtout qui conduit à éviter la non-participation : comme seul Dieu sait qui est élu ou pas, aucun croyant ne peut prétendre s’abstenir des signes de la grâce, au motif que ce serait prendre la place de Dieu. Dans cette éthique calviniste et compétitive, il est donc nécessaire d’opérer une coupure radicale entre les deux univers de modalisation, d’un côté celui de la nécessité et des déterminations définitives, qui répartissent a priori les acteurs en catégories distinctes, élus et damnés, et de l’autre celui de la contingence, où peut se déployer le travail compétitif de chacun, et où la compétition doit pouvoir se dérouler sans connaissance de ce qui est établi dans l’autre univers.
Cette coupure n’est pas sans quelque parenté avec le raisonnement sartrien. Par exemple, d’un côté, la mauvaise foi des salauds consiste à se déplacer d’un univers à l’autre, à nier l’appartenance à l’univers de la contingence qui rend possible la compétition, et affirmer l’appartenance à celui de la nécessité, qui la rend inutile : il y a des universités qui se considèrent en effet comme tout spécialement nécessaires, et qui, par conséquent, avec compétition ou sans compétition, voire hors compétition, ne sauraient imaginer autrement que comme un scandale majeur le fait de ne pas gagner dans tous les cas de figure. D’un autre côté, la mauvaise foi des lâches consiste, sans aucun déplacement, à invoquer la porosité entre les deux univers, les déterminations qui émanent de l’un venant perturber, en matière d’excuse et de justification, le libre jeu de la contingence et de la compétition dans l’autre. La bonne foi selon Sartre, pour autant qu’elle soit envisageable pour des êtres humains qui ne seraient pas philosophes (ou sémioticiens), imposerait donc une négation fondamentale, une coupure radicale et irréversible entre l’espace des nécessités supérieures et déterminantes, d’une part, et celui de la contingence, d’autre part, sans aucune possibilité de transfert ou d’intégration.
On sait bien pourtant qu’en toute logique, et pour un fonctionnement sémiotique parfaitement établi, que la contingence et la nécessité appartiennent à la même catégorie isotope, et que l’on peut donc transformer l’une dans l’autre selon des règles connues, explicites et contrôlées. Il n’y a donc pas que le « projet de mauvaise foi » qui serait lui-même de mauvaise foi : le « projet de bonne foi » l’est finalement tout autant, puisqu’il repose sur une dénégation de l’articulation modale fondamentale entre nécessité et contingence, et, tout simplement de la structure sémiotique qui les réunit et qui permet de transformer l’une dans l’autre et de parcourir tout le dispositif modal.
Sartre et les philosophes s’en sortent, au plan spéculatif, en distinguant l’essence et l’existence, l’être et l’existant : une très ancienne dichotomie, active depuis la philosophie présocratique, et reprise plus récemment et de manière emblématique par Heidegger, qui explique comment l’être indifférencié « tombe » sans retour possible dans l’existence plurielle et différenciatrice. Ce ne sont donc pas la contingence et la nécessité en tant que structures logiques qui sont « désarticulées », mais l’être et l’existence, en tant qu’espaces ontologiques.
Ce n’est d’ailleurs pas un thème étranger à la sémiotique, puisque, aussi bien P.A. Brandt dans son essai sur les « contraintes modales du sens », que Greimas dans « De l’imperfection », croient saisir l’épiphanie du sémiotique dans la rupture avec les nécessités du monde physique, dans la première déhiscence contingente sur le fond du « devoir être ». Avec une récidive particulièrement assumée dans Sémiotique des passions, dans le chapitre intitulé « épistémologie des passions », où l’homogénéité de l’existence sémiotique est conquise grâce à la « sommation », qui sélectionne un domaine de pertinence sémiotique au sein du flux des tensions faiblement articulées, et qui procure à ce domaine la première articulation, grâce à une négation fondatrice.
Le récit épistémologique de l’épiphanie d’un mode d’existence sémiotique peut être d’une autre nature, comme c’est le cas chez tous ceux qui prennent le parti d’une « émergence » du sémiotique à partir des contraintes propres au monde naturel, notamment dans le cadre d’une « sémiophysique ». Dans les deux cas, on postule que les contraintes sémiotiques ne peuvent se donner libre cours que dans un monde entièrement ou partiellement libéré des contraintes naturelles, et qui par conséquent, procède d’une existence contingente ; mais dans le premier, on met en scène la négation fondatrice, qui exprime la coupure entre nécessité et contingence, alors que dans le second, on met en scène une libération progressive du monde des significations, mais une libération qui ne rompt jamais le lien avec les contraintes naturelles, et qui n’empêche jamais de revenir à cette origine physique et biologique.
Du point de vue d’une « sémiophysique », la sémiotique tout entière serait sous le signe d’une mauvaise foi existentielle, dès lors qu’au nom de la « coupure », elle oublierait ou récuserait le lien avec les contraintes naturelles. Du point de vue d’une sémiotique immanente, c’est la sémiophysique toute entière qui serait de mauvaise foi, et qui s’efforcerait, au nom de l' « émergence », de nier son caractère d’absolue contingence, voire qui affirmerait une sorte de nécessité ontologique du sens. D’une certaine manière, le dialogue épistémologique entre les deux types de sémiotiques est un dialogue de pure mauvaise foi sartrienne, entre les salauds épistémologiques (les tenants de la sémiophysique) et les lâches épistémologiques (les tenants de la sémiotique immanente). Le choix est délicat !
Dieu, l’Economie, l’Institution
L’autre question qui vient à l’esprit est celui du statut sémiotique de Dieu, ou de son équivalent "X". La doctrine de la grâce compétitive ne se contente pas de justifier la participation de chacun à l’effort collectif ; elle ne se contente pas non plus de définir un domaine pertinent et contingent à la fois, où peuvent se donner libre cours les stratégies de compétition. Elle instaure en même temps un autre lieu, transcendant et asynchrone : transcendant, parce qu’il est le lieu des déterminations programmées, qui s’imposent aux résultats obtenus dans l’autre lieu, quoiqu’on fasse dans cet autre lieu ; asynchrone, parce qu’il ne comporte aucun devenir, aucune possibilité de transformation, alors qu’il conditionne le devenir et les transformations observables dans l’autre lieu. En effet, s’il pouvait se transformer lui-même, il serait également contingent, et soumis aux influences d’un troisième lieu hiérarchiquement supérieur : cette clause implique donc également une absence de récursivité.
La relation entre les deux domaines modaux est donc dissymétrique, unilatérale et non récursive, et la dissymétrie, l’unilatéralité, et la non-récursivité sont les formes modales et aspectuelles que prend, à un niveau supérieur du parcours génératif, celui des procès aspectualisés et modalisés, la dénégation propre à la coupure fondatrice entre les deux domaines. Appliquée à la vie politique et économique, aux discours d’économie politique et aux discours stratégiques et institutionnels qui la décrivent et la dirigent, cette relation constituée de figures topologiques et syntagmatiques est donc une manifestation plus superficielle (au niveau du procès argumentatif) de la mauvaise foi saisie en profondeur.
Elle est, en tout cas, clairement contredite par l’histoire de l’économie et des institutions :
(i) La récursivité est avérée : étant donné un état des domaines de déterminations qui s’imposent aux actions individuelles et collectives, il apparaît qu’il est toujours possible d’en inventer ou susciter un autre, plus englobant, plus vaste, qui a son tour détermine les domaines hiérarchiquement inférieurs qui, peu de temps avant, passaient pour le terminus ad quem de tout le raisonnement économique et politique. Et il n’y a aucune raison déductive pour que le processus soit achevé avec ce qu’on appelle la « mondialisation », bien que, pour le discours libéral contemporain, l'idéologie de la mondialisation fonctionne souvent comme principe de clôture ultime.
(ii) L’unilatéralité est également remise en cause, puisque, dès lors que la compétition est généralisée, elle transforme les conditions initiales de la détermination, au point que, pour les spécialistes de l’économie contemporaine, les mécanismes du calcul compétitif et de la théorie des jeux ont pris la place des déterminations économiques traditionnelles.
(iii) La dissymétrie est enfin tout aussi discutable, justement parce qu’on observe aujourd’hui une inversion des relations entre le monde des lois économiques et celui des calculs compétitifs, celui-ci déterminant celui-là.
Maintenir la fiction d’une relation dissymétrique, unilatérale et non récursive entre le monde des lois économiques et celui de l’action compétitive est donc un acte de mauvaise foi (eu égard au fonctionnement réel de l’économie), qui permet d’installer un espace de croyances idéologiques immuables, susceptible de résister à toutes les tentatives de transformations issues du monde de l’action humaine. Il ne s’agit plus alors de la négation modale fondatrice et originelle, mais de sa justification idéologique, sous la forme d’une négation permanente et récurrente des autres relations envisageables entre les univers modaux : décréter la dissymétrie, l’unilatéralité et la non-récursivité, c’est en effet, pour mettre le monde de la nécessité à l’abri des aléas de tous les autres, multiplier et décliner, par stratégie idéologique, les négations modales, aspectuelles et processuelles en général. C’est placer Dieu, l’économie, les systèmes institutionnels, non seulement dans un autre espace modal, mais hors d’atteinte de celui où se joue l’action humaine : c’est décréter en somme que le lieu où tout se décide ne peut être décidé, et sur lequel aucun vouloir, aucun pouvoir, aucun savoir issus du monde des actions laborieuses et compétitives n’ont prise.
La mauvaise foi comme forme de vie : une stratégie de survie !
Les calvinistes ne sont ni des salauds ni des lâches, puisqu’ils assument leur place en ce monde sans se prendre pour Dieu, et sans prendre ses décisions inamovibles comme excuses. Et pourtant, ils sont de mauvaise foi, puisque leur éthique repose sur la double dénégation modale. Mais c’est une stratégie pour agir, pour faire des projets et les conduire à leur terme ; cette condition est stratégique, au sens où elle détermine et régit des interactions pratiques et modales. La mauvaise foi est ici une stratégie de survie. Et c’est même en outre une forme de vie, au sens où la stratégie n’est pas limitée à une situation ou à un thème, mais influence durablement et transversalement l’ensemble des comportements et des manières de faire individuelles et collectives.
Il nous faut revenir, pour mieux en comprendre les articulations sémiotiques, sur la tension entre l’acceptation d’une nécessité préétablie (un destin) et un projet d'autonomie volontariste susceptible de réaliser ce destin. Tension résolue, pour les calvinistes, par le fait de « vouloir sa prédestination », ou, selon Spinoza et Bourdieu, par le choix qui consiste à « faire de nécessité vertu ». Ces différentes solutions sont à l'évidence des manières possibles de résoudre la tension modale fondamentale, et elles ouvrent donc la possibilité d’une typologie de l’ensemble des solutions disponibles pour les formes de vie « de mauvaise foi ».
« Vouloir sa prédestination » et « Faire de nécessité vertu » transforment chacun à leur manière un destin en projet susceptible d’être choisi. Reprenons les choses en leur commencement.
Indétermination, indépendance, et projet
D’un côté, la nécessité s’impose, au cœur des relations actantielles, comme détermination (portant sur l’être et sur les relations entre états) ou dépendance (portant sur le faire et sur les relations entre actants) ; elle peut en outre se déployer sur l’axe syntagmatique comme destin. De l’autre côté, la responsabilité de l’actant à l’égard de ses actes suppose qu’il soit autonome (non dépendant, autodéterminé, et inhérent à ses actes). La tension peut être résolue de plusieurs manières, qui sont toutes des dénégations, plus ou moins de mauvaise foi : (i) dégager une part d’indétermination, pour faire apparaître un espace de contingence ; (ii) distendre la dépendance à l’égard de l’instance supérieure, pour susciter un espace d’indépendance, où des marges de liberté seront exploitables ; (iii) modifier le sens de lecture du déploiement syntagmatique, pour convertir un destin (lu à partir de sa propre fin) en projet (lu à partir de son début).
L’indétermination, l’indépendance et le projet reconstituent alors les conditions de possibilité de l’autonomie (par rapport à l’instance supérieure garante de la nécessité), et de l’inhérence (par rapport à la maîtrise du cours d’action et de son sens). Ils complètent le dispositif de manifestation de la dénégation fondamentale en le faisant porter non plus sur les relations entre les deux espaces modaux et sur le procès argumentatif du discours qui les justifie (dissymétrie, unilatéralité et non-récursivité), mais, cette fois, sur les propriétés modales et perspectives du procès même de l’action humaine, c’est-à-dire sur la scène praxique ; on note alors deux négations par contradiction (in/détermination, in/dépendance) et une négation par inversion (destin/projet). Le dosage de l’une ou de l’autre fait porter le poids, selon le cas, dans la scène praxique, sur le rapport à l’acte, sur le rapport à l’autre ou sur le rapport à l’horizon référentiel. La distinction entre les trois aspects du problème ouvre la possibilité d’une typologie des stratégies, grâce à un modèle des tensions-résolutions entre les deux grandes orientations posées ci-dessus.
Inverser le point de vue pour persévérer dans l’être
- Note de bas de page 1 :
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Baruch Spinoza, L’éthique, pp. 302-303.
Pour Spinoza la résolution de la tension entre nécessité et choix rationnel semble « aller de soi » : « Agir par raison n’est rien d’autre (…) que de faire ce qui suit de la nécessité de notre nature considérée en soi seule. »1 Il affirme donc que l’agir raisonnable et vertueux découle directement de la nécessité inhérente à notre nature même (considérée en soi seule), sans référence à un univers de déterminations transcendantes. De fait, les exigences de notre nature se réduisent à la persévérance dans l’être ; la persévérance étant une nécessité de notre nature, elle n’est ni organisée ni imposée depuis un autre monde, elle est inhérente au fait même que nous existons, et une simple condition pour que nous continuions à exister. Rapportée au cours d’action, la persévérance dans l’être devient une simple condition de la cursivité de l’action.
Pour Spinoza, la résolution de la tension est donc descendante, par réduction de toutes les nécessités et de tous les destins possibles à un seul principe de survie et de persévérance dans la survie : la détermination est intégrée au ressort du cours d’action, elle régule la contingence de l’action humaine, elle n’implique aucune dépendance, et l’orientation du parcours est bien celle du projet, puisqu’elle vise et alimente un parcours qui doit être, prospectivement, aussi long et cursif que possible.
Cette solution repose sur une négation très particulière, où toutes les formes de nécessités extérieures disparaissent par intégration et réduction à une seule, celle de la persévérance dans l’être, et cette forme de négation n’est autre que l’inversion du principe même d’un destin (le prospectif à la place du rétrospectif). En d’autres termes, Spinoza nous apprend qu’il suffit d’inverser le point de vue sur le procès, en le considérant prospectivement, pour réduire toute nécessité extérieure en une nécessité interne du procès de l’existence.
La « ruse » spinozienne est évidemment de mauvaise foi, et elle est au cœur de tout son raisonnement éthique, la forme même de la rationalité pratique. Pourtant, elle est elle-même une réfutation d’une autre mauvaise foi, celle qui consiste à se reconnaître un destin : car la figure même du destin semble prospective (au sens où elle prévoit ce qui sera à venir) tout en se fondant sur une décision antérieure, une affirmation rétrospective portant sur cette fin (au sens où cette fin est déjà connue). La ruse spinozienne en dénonce donc une autre : celle qui fait semblant d’avoir un avenir alors qu’il est déjà décidé.
Faire de nécessité vertu : une machine intégrative
Une autre solution est celle de Bourdieu, apparemment inspirée de celle de Spinoza. « Faire de nécessité vertu » consiste, selon Bourdieu, en une « double négation ».
- Note de bas de page 2 :
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Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 177.
Du fait de l’[habitus qui engendre des aspirations et des pratiques objectivement compatibles avec les conditions objectives], les événements les plus improbables se trouvent exclus, soit avant tout examen, au titre d’impensable, soit au prix de la double négation qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à aimer l’inévitable. Les conditions mêmes de production de l’ethos, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à ignorer [le fait que les conditions de l’expérience aient pu être modifiées].2
Si l’on y regarde de plus près, on observe que :
(1) le cours pratique de l’action a déjà intégré une part de nécessité, sous la forme de l’habitus, en ce sens que, par apprentissage individuel et collectif, chacun limite ses propres aspirations, anticipations et projets à ce que les déterminations extérieures autorisent ;
(2) l’habitus fonctionne ensuite comme un filtre et un attracteur : tout ce qui n’est pas conforme aux déterminations est soit rejeté (au titre d’impensable), soit converti et à son tour intégré à l’habitus (aimer l’inévitable).
Il faut distinguer ici deux moments de l'intégration de la nécessité et des déterminations. Le premier est immanent, car il est propre aux conditions de possibilités de l’action, déjà réduites et intégrées sous forme d’habitus ; c’est un espace de déterminations isotopes. Le second est transcendant, ou au moins étranger, car la nécessité qu’il exprime contrevient aux déterminations déjà intégrées, et c’est de cette nécessité-là dont il est question dans l’expression « faire de nécessité vertu ». Cette expression, justement, décrit le mode d’intégration spécifique, réservé aux déterminations hétérotopes. Dès lors, « aimer l’inévitable » est une transformation à la fois passionnelle et modale, une « double négation » clairement porteuse d’un acte de mauvaise foi : négation des conditions de possibilité ordinaires et déjà intégrées à l’habitus, et négation de l'incompatibilité qui découle de la première négation, par un acte de pure adhésion passionnelle. Et Bourdieu précise : c’est une condition de survie sociale.
Pourtant, le principe sous-jacent est le même que pour Spinoza : « persévérer dans l’être ». Il fait l’objet, chez Bourdieu, d’une analyse syntagmatique plus poussée : si on est conduit à inverser le regard sur le procès, et à remplacer le destin par un projet, c’est ici en raison de l’immersion du point de vue dans le cours d’action, car le point de vue nécessaire pour appréhender un destin est obligatoirement distancié (il faut pour cela, et c’est le péché calviniste par excellence, « prendre le point de vue de Dieu »). De ce point de vue en immersion, en tout point du cours d’action, ce qui, de la nécessité, est déjà réduit et intégré, constitue l’habitus, et ce qui reste à réduire et à intégrer constitue cet « inévitable » qu’il faut apprendre à aimer. Rien de nouveau donc : c’est l’inversion du point de vue, ici expliquée par l’immersion dans le cours d’action, qui est la source de toutes les réductions et intégrations à la persévérance dans l’être, à la nécessité inhérente au cours d’action lui-même.
Néanmoins, le détail de l’analyse permet, dans la version de Bourdieu, de préciser le fonctionnement du procès. Globalement, la dissymétrie, l’unilatéralité et la non-récursivité deviennent non-pertinentes, puisque la relation entre le monde contingent de l’action humaine et celui des nécessités extérieures est suspendue par le point de vue « en immersion ». Nous sommes dans un mode quasi sartrien, où l’action humaine doit trouver son sens en dehors de toute référence à une nécessité transcendante.
Eu égard aux trois autres aspects invoqués plus haut, le mode de résolution proposé par Bourdieu affecte : (i) la détermination, puisqu’en tout point du cours d’action, les déterminations incompatibles suscitent de l’indétermination, un flottement contingent propice à l’affirmation d’un choix par l’acteur ; (ii) la dépendance, puisque tout le processus vise à convertir la dépendance entre les acteurs du procès en relations choisies pour persévérer socialement, et (iii) le destin est converti en procès en projet ; dès lors les anticipations reposent sur des apprentissages, et les apprentissages sont guidés par les anticipations.
Un îlot de liberté et de projet : l’échappatoire calviniste
Si on revient maintenant à la solution calviniste, on constate qu’elle ménage systématiquement un mode d’existence sémiotique englobé, qui se différencie principalement du mode d’existence englobant par un régime de croyance spécifique : (i) la détermination n’est pas remise en cause, elle est même consolidée, voire protégée des effets de l’action humaine ; toutefois, il est ménagé un espace disjoint pour la contingence, l’effort et la compétition, auquel il faut croire pour y participer ; (ii) la dépendance est confortée, puisque même le sens de l’agitation humaine plus ou moins fébrile et aléatoire est donné par la grâce divine : elle est le signe de cette grâce ; mais ce signe peut être recherché ou non, selon qu’on croit ou non à sa fonction de signe de la grâce : c’est la marge de liberté propre à l’espace de l’action contingente ; (iii) le destin reste immuable, et entièrement lisible à partir de la fin, mais seulement à partir de l’espace transcendant ; en revanche, dans l’espace contingent, la fin de ce destin est inconnue, seul est connaissable le « signe » actuel porté par l’action en cours.
La solution calviniste est donc loin de « faire de nécessité vertu », puisque la vertu se construit ici dans l’ignorance de la nécessité, ou dans un savoir-croire de mauvaise foi qui ne vaut guère mieux. A la différence des deux autres, la coupure radicale entre les deux univers modaux, la dénégation fondatrice, n’autorise aucune intégration ; elle ne laisse place qu’à une inclusion : pour les signes de la grâce compétitive, pour la marge de liberté compétitive, pour un projet autonome ; mais, du même coup, cette inclusion échappe en partie au poids de la grâce et de sa détermination, et peut au moins donner l’illusion de la possibilité d’en choisir les signes.
Coup de force et mauvaises excuses : le bricolage sartrien des nécessités
Enfin, la solution sartrienne, si solution il y a dans ce cas, est plus radicale encore, puisqu’il n’y a pas même de signe qui relie l’espace de la nécessité à celui de la contingence : une fois « tombés » dans l’existence, nous sommes dans la contingence, et toute relation établie avec un prétendu espace de nécessité est une erreur de mauvaise foi (les salauds et les lâches), une illusion provisoire et condamnée. Le retour de bonne foi à l’espace de nécessité ne peut être qu’une régression vers l’inexistence (le néant de l’être). Néanmoins, même stipendiées, les deux stratégies évoquées par Sartre peuvent être confrontées avec les précédentes : le salaud procède à une intégration inverse (de la contingence vers la nécessité), et le lâche procède à la manière de l’acteur social selon Bourdieu, par une intégration partielle de la nécessité dans l’environnement de l’action. Le salaud redouble la détermination, annule la dépendance, et se fait lui-même destin ; le lâche maintient une part de déterminations et de dépendance, mais affirme néanmoins la possibilité d’un projet, car la détermination et la dépendance du lâche ne sont pas complètes.
Quatre stratégies de mauvaise foi : autant de formes de vie différentes
Les universités autonomes en compétition ont donc, finalement, un choix de « formes de vie » à faire : une fois exclue la solution sartrienne radicale, qui n’autorise aucune action compétitive, il reste quelques « compromis » possibles :
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La dénégation calviniste, qui ménage dans un univers entièrement déterminé une inclusion de contingence et de croyance, au sein duquel on peut choisir des signes et construire des projets : la compétition procure dans ce cas la grâce compétitive.
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L’inversion spinoziste et bourdivine du point de vue sur le procès, transformant le destin en projet, et qui produit une double dénégation par réduction et intégration de toutes les nécessités extérieures en une seule nécessité immanente (la persévérance dans l’être) ; la compétition procure alors le signe de la persévérance compétitive.
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Le compromis des lâches, qui agissent dans la contingence mais en y intégrant une part de détermination et de dépendance en matière d’excuse et de faire-valoir : la compétition est alors le moyen de résister tant bien que mal à ces déterminations et à cette dépendance, et elle procure le signe du mérite compétitif.
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Le coup de force des salauds, qui n’agissent qu’au nom d’une nécessité qu’ils s’approprient et à laquelle ils s’identifient : la compétition est alors le moyen de manifester cette nécessité comme un dû, et elle procure le signe de la reconnaissance compétitive.
Grâce, persévérance, mérite et reconnaissance (compétitifs) : autant de dispositif de mauvaise foi qui régissent globalement à la fois le sens de l’action, le type de valeurs qui la guident, l’éthique dont elle se réclame, et les gratifications qu’elle vise. Chacun d’eux exploite par ailleurs une forme tensive typique du cours d’action, dont le principe est directement déductible de la structure spécifique de dénégation retenue ; il s’agit plus précisément d’advenir (par la grâce), de devenir (par la persévérance), de parvenir (par le mérite), et de survenir (par la reconnaissance).
Quatre stratégies de mauvaise foi qui induisent chacune une inflexion cohérente de l’ensemble des caractères sémiotiques de l’action, depuis la forme même du procès jusqu’aux valeurs et à leurs effets passionnels, et qui déterminent chacune une forme de vie. Grâce, persévérance, mérite et reconnaissance sont donc les quatre formes de vie que visent les stratégies de mauvaise foi.
Les quatre formes de vie sont des compromis permettant à chacun de trouver sa voie dans un monde régi d’un côté (le domaine de la nécessité) par des déterminations particulièrement prégnantes, et de l’autre par un principe polémique généralisé, la « compétition » pour la survie (dans le domaine de la contingence). Elles offrent ainsi quatre solutions différentes pour résoudre la tension sous-jacente entre une nécessité préétablie et un projet autonome susceptible de l’assumer et de la réaliser.
La grâce ne peut être manifestée, de mauvaise foi, que par l’inclusion d’un sous-domaine de contingence et de liberté, ménagé au sein de la nécessité, inclusion qui fonde un point de vue à partir duquel un projet est envisageable, et qui ouvre la possibilité d’une compétition aux enjeux purement symboliques. La persévérance présuppose la réduction de toutes les nécessités en une seule, et son intégration dans le cours d’un projet, autorisant ainsi un seul point de vue, en immersion, et inversé par rapport à celui de la prédestination ; dans ce cas, la compétition est une manifestation de la persévérance, et rend possible la poursuite de l’action. Le mérite n’apparaît, dans le domaine de la contingence, que si une partie des déterminations nécessaires interfèrent avec la liberté du projet, en quelque sorte ravalées par inclusion au même niveau que lui, pour le perturber et valoriser ainsi l’effort compétitif accompli. La reconnaissance enfin, est un dû, un signe qui doit être « rendu » à celui qui s’en arroge le droit, au nom d’une prétendue nécessité de la position conquise par l’acteur, et dans ce cas, la contingence est elle-même intégrée comme adjuvant de cette conquête.
La diversité des opérations n’est qu’apparente, et résulte de la complexité des manifestations aspectuelles, modales et passionnelles. Mais, si on ne considère que les dénégations profondes et immanentes, comme des opérations portant sur les relations entre les deux domaines modaux, on voit bien que ces opérations, à la recherche d’un compromis, visent à faire la place soit d’une part de nécessité dans le domaine de la contingence, soit d’une part de contingence dans le domaine de la nécessité. Dans un cas comme dans l’autre, on a le choix entre une intégration pleine et entière, et une simple inclusion marginale. L’intégration annule la diversité des nécessités ou des contingences, et la réduit à un principe régulateur du domaine cible. L’inclusion, en revanche, ne se saisit que d’une partie des nécessités ou des contingences, et en fait un élément potentiellement perturbateur dans le domaine cible.
Dès lors, la résolution des tensions entre les deux valences modales (la nécessité et la contingence) repose seulement sur deux opérations formant quatre possibilités : (1) la nécessité peut être : (i) soit intégrée comme régulation du cours d’action au sein du domaine de la contingence, et elle produit l’effet de persévérance, (ii) soit seulement incluse comme perturbation du projet, et elle produit alors l’effet de mérite. De même, (2) la contingence peut être (i) soit seulement incluse dans l’univers de la nécessité comme échappatoire provisoire, et elle procure alors les signes de la grâce, (ii) soit intégrée comme adjuvant régulateur, au bénéfice de la reconnaissance. Les compromis de mauvaise foi, dans la résolution de la tension entre nécessité et contingence, ne font appel finalement qu’à deux opérations élémentaires entre les deux domaines : intégration et inclusion.
Avec beaucoup de mauvaise foi, je ne peux que vous souhaiter « bon travail », de belles compétitions, et ce, bien entendu, librement et en toute autonomie.