Au nom de non. Perspectives discursives sur le négatif

Denis BERTRAND

Université Paris 8

https://doi.org/10.25965/as.2589

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Texte intégral

0. Introduction

Je commencerai par le titre de cet exposé, et le jeu de mot qu’il contient : « Au nom de non ». En français « nom de nom ! », est un juron, comme « nom de Dieu ! », mais en plus faible… L’interjection « Nom de nom ! » s’emploie, entre autres, pour signifier la difficulté d’une tâche. Parler du négatif en effet n’est pas une tâche simple, d’où ce jeu de mots pour introduire une ou deux années de réflexions actuelles et à venir sur cette problématique. Le point de départ de cet exposé est en effet le sujet que nous avons donné au Séminaire Intersémiotique de Paris 2010-2011 : La négation, le négatif, la négativité.

Ce thème pose, comme d’autres, la question de la position de la sémiotique dans le champ des sciences du langage et plus largement des sciences humaines. Une discipline « jeune » doit toujours justifier son territoire ! Cette question, chaque année, se pose lors du choix d’un sujet pour ce séminaire jugé, à tort ou à raison – en raison de sa filiation greimassienne –, comme moteur pour les recherches sémiotiques. La sémiotique se situe à la croisée de la linguistique, de l’anthropologie et de la philosophie – plus précisément de la phénoménologie. Quel est donc son lieu propre ? On a vu récemment le problème se poser lorsque le séminaire s’était donné pour thème « éthique et sémiotique ». Que pouvait apporter la sémiotique à la question éthique sans se confondre avec le même domaine dans le champ philosophique ? Et que pouvait apporter, en retour, la question éthique aux avancées théoriques de la sémiotique ? En dépit de quelques publications marquantes, le résultat n’a pas été absolument convaincant. L’originalité des réponses sémiotiques, et donc de sa position disciplinaire, était plus forte quand nous avons abordé les thématiques du temps ou de l’espace. L’enjeu d’un tel problème se trouve peut-être plus redoutable encore avec le thème abordé cette année. C’est pourquoi nous avons tenu au triptyque : « la négation, le négatif, la négativité ». La négation fait référence à la langue, le négatif s’élargit à toute forme de langage, la négativité s’étend comme une isotopie sous-jacente à l’univers des discours.

Lorsque nous avons, avec Jean-François Bordron, cherché à poser les premiers linéaments de cette question, nous avons fait un inventaire des horizons théoriques qui présentaient une image du négatif, et qui en proposaient un traitement selon les objets et les démarches qui leur étaient spécifiques. Il y a de quoi donner le vertige ! Nous avons ainsi inventorié une quinzaine de perspectives différentes. Je les rappelle en allant du plus fondamental ou du plus existentiel vers le plus superficiel ou le plus occurrentiel : le sens ontologique du négatif d’abord (qui s’exprime dans le rien, dans le non-être), le sens théologique ensuite (celui de la théologie négative selon laquelle Dieu ne se peut définir que négativement), le sens logique (avec son principe de non-contradiction qui fait que quelque chose ne peut être affirmé et nié en même temps d’un même objet), le sens mathématique (qui s’exprime dans la logique formelle du calcul), le sens dialectique (triomphant avec Hegel, où le négatif médiatise le passage d’un argument à un autre), le sens phénoménologique (dans la perception, avec la suspension du savoir et du croire, l’épokhè, la mise entre parenthèses comme négation), le sens psychanalytique (le travail du négatif, la dénégation, le lapsus), le sens axiologique (prégnant dans le champ éthique, comme l’atteste le « négationnisme » par exemple, mais aussi dans le champ esthétique, avec la laideur ou la figure du « poète maudit »…), le sens linguistique (où les termes de la négation définissent un type de proposition, un « ne pas » différent du sens logique), le sens narratif (la négation narrativisée dans le manque et dans le conflit, ou encore envisagée d’un point de vue pragmatique et adversatif), le sens passionnel (celui du rejet, de la répulsion, du dégoût ou de l’aversion…), le sens cognitif (qui s’exprime dans l’ignorance, le « nul n’est censé ignorer la loi »), le sens méréologique (le trou, la lacune, le vide, l’absence), le sens sociologique (dans le refus, la résistance, la révolte), le sens physique lui-même (en électricité, en photographie : les négatifs). « Vertige d’une liste », que l’on sait ni close, ni exhaustive… Et le négatif, c’est encore la moitié du langage, peut-être la première moitié. Il se dissémine partout, bien au delà des seules formes de la négation… elles-mêmes si modulables. Bref, immense domaine, immense chantier, dont la complexité est sans nul doute la donnée première. Et pourtant, comment nier l’évidence du négatif en sémiotique ? Le négatif est évident parce qu’il est au fondement même du concept de structure ; et il est si évident dans la conception du sens articulé et dans son développement au sein de la théorie qu’on ne l’apercevait plus comme titre de problème. Le négatif comme titre de problème : c’est bien là la justification première de cette thématique qui fait du « non » une question. Ou une suite de questions, d’une part pour faire passer la sémiotique au filtre du négatif : qu’en est-il de la négation dans le parcours génératif ? Comment la tensivité la module-t-elle ? Quelle part y ont les instances de discours ? Et d’autre part, inversement, pour faire passer la négativité au filtre de la sémiotique : quelle est la part du catégorique et du graduel dans la négation ? Comment les différents champs du discours s’approprient-ils la négativité ?

Il me semble possible, pour esquisser quelques réponses à ces questions, d’envisager en quatre points successifs le parcours sémiotique du négatif :

  1. L’assomption radicale et opérationnelle du négatif au fondement du structuralisme sémiotique.

  2. La plurivalence du négatif, qui nous met à la croisée des langages.

  3. La question des relations entre la négativité et le mal, qui pose le problème de la narrativité.

  4. La question de la négation dans l’énonciation, enfin, au niveau des instances de discours.

1. Tout commence par l’assomption radicale et opérationnelle de la « négativité » au fondement de la théorie sémiotique du langage

Greimas s’est exprimé à ce sujet lors de la séance de clôture de la décade consacrée à son œuvre, qu’avaient organisée à Cerisy-la-Salle Jean-Claude Coquet et Michel Arrivé il y a longtemps, en août 1983. Ses propos ont été publiés dans Sémiotique en jeu, sous le titre « Algirdas Julien Greimas mis à la question ». Il disait ceci, je cite quelques extraits de ces propos (pp. 313-314) :

« Quel serait l’acte de jugement premier qui serait un geste fondateur de l’apparition du sens ? (…) La perception, c’est être placé devant un monde bariolé. Quand l’enfant ouvre les yeux devant le monde pendant les deux premières semaines de sa vie, il perçoit un mélange de couleurs et de formes indéterminées : c’est sous cette forme que le monde se présente devant lui. C’est là qu’apparaît ce que j’appelle le sens négatif, c’est-à-dire les ombres de ressemblances et de différences, les plaques ou les taches qui affirment une sorte de différence (…). » Le sens négatif est donc envisagé ici au foyer même de la signification perceptive. Mais c’est ensuite la logique du négatif qui est développée à propos de la structure élémentaire, au sein du carré sémiotique – fondant l’existence sémantique « comme une pure idéalité » selon l’expression de l’auteur.

« Pour moi, dit Greimas, le geste fondateur c’est la négation de ces termes différentiels, négateurs eux-mêmes. (…) L’acte du jugement, c’est la négation du négatif qui fait apparaître la positivité. Dans cette perspective, le concept de relation peut être compris comme un phénomène positif et non pas négatif. » C’est ainsi que Greimas pose alors la contradiction comme relation fondatrice dans le carré sémiotique. La contradiction ne doit pas être comprise comme une structure privative de type présence/absence, car « c’est la sommation du terme S1 qui fait apparaître le terme contradictoire non S1. (…) C’est l’absence faisant surgir la présence : non S1 est déjà le premier terme positif. » Le foyer du négatif, ce qu’est la contradiction, comprend donc le principe de la positivité. De plus, en surgissant, le terme contradictoire fait disparaître S1 et impose du même coup la discontinuité. On comprend alors que la relation de contradiction détermine un double phénomène fondateur du sens, celui de la positivité et celui du discontinu. Mais du même coup, Greimas introduit la complexité du négatif et son ambiguïté essentielle, au sein même de la relation élémentaire qui l’incarne. C’est cette complexité qui constitue, me semble-t-il, une des données essentielles de l’interrogation sur la négation, le négatif et la négativité.

Parce que si le sémioticien reprend, en apparence, le principe fondamental, le célèbre « principe négatif qui est au fond de la langue » et qui définit la différence, comme l’affirme Saussure, il le prolonge, le développe et suggère une nouvelle articulation dans son opération même : le positif est inhérent au négatif. On s’éloigne ainsi de la radicalité du négatif chez Saussure. François Rastier a réuni, dans un article intitulé « Signe et négativité. Une révolution saussurienne » publié en espagnol en 2007, un florilège de citations qui montrent avec quelle détermination Saussure affirme ce primat de la négativité. La langue, écrit-il, « s’avance et se meut à l’aide de la formidable marche de ses catégories négatives, véritable­ment dégagées de tout fait concret » (Ecrits de Linguistique Générale, I, § 26, p. 76). Ou encore : « La langue consiste (…) en la corrélation de deux séries de faits : 1˚ ne consistant chacun que dans des oppositions négatives ou dans des différences, et en des termes différents offrant une négativité en eux-mêmes, 2˚ n'existant chacun, dans leur négativité même, qu'autant qu'à chaque instant une DIFFÉRENCE du premier ordre vient s'incorporer dans une différence du second et réciproquement » (Ecrits de Linguistique Générale, I, § 24, p. 73). Ou encore : « Tout (…) est NÉGATIF dans la langue — (tout) repose sur une opposition compliquée, mais uniquement sur une opposition, sans intervention d'aucune espèce de donnée positive. » (22b. [XVIII], cité p. 16)

Cette radicalité du négatif est au cœur de la linguistique structurale. Le postulat du négatif est la condition première du principe d’immanence : il détermine l’observable et délimite le champ de l’analyse. Or, modulé ou sur-articulé comme le montre l’analyse de la positivité de la relation de contradiction chez Greimas, le négatif révèle, presque paradoxalement pourrait-on dire, sa plurivalence. Alors même que la négation apparaît comme l’opérateur tranchant de toute catégorisation, la plus nette des découpes au sein du langage, on constate qu’elle émerge plutôt d’une véritable nébuleuse sémantique. C’est le foisonnement négatif qui se manifeste déjà entre le négatif « contradictoire », qui repose sur l’exclusion logique de deux énoncés rivaux, et le négatif « contraire » qui implique une interaction et une transformation permettant, selon les contextes discursifs où il apparaît, le renouvellement sans fin des phénomènes et de leurs liaisons (cf. F. Jullien, Du mal / du négatif, p. 128). Quittons donc la question du négatif comme fondement du langage pour en venir, deuxième point, à la plurivalence du négatif qui nous met à la croisée des langages.

2. La plurivalence du négatif : à la croisée des langages

Note de bas de page 2 :

 H. Parret, “Les grandeurs négatives : de Kant à Saussure”, exposé présenté le 26 janvier 2011. Le texte est disponible ci-dessous sur la revue NAS.

Note de bas de page 3 :

 Juan Alonso, “Dire non. De la résistance”, exposé au séminaire intersémiotique, le 8 décembre. 2010.

Cette plurivalence est à la base du court traité de Kant Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative (1763). Herman Parret est venu récemment présenter au séminaire un exposé remarquable sur ce texte2. Kant opère une série de distinctions. Tout d’abord, il distingue le négatif de l’opposition logique et celui de l’opposition réelle. Le premier concerne le principe logique de contradiction (l’impossible affirmation et négation simultanées sur un même objet, qui n’est d’ailleurs pas la même chose que la relation de contradiction du carré sémiotique). Mais il ne s’arrête pas sur cette opposition logique, dont l’intérêt est surtout de faire ressortir, par différence, la seconde opposition, l’opposition dite « réelle », la seule qui intéresse les « grandeurs négatives ». Celle-ci concerne l’opposition entre deux prédicats « qui ne sont pas incompatibles l’un avec l’autre, mais qui indiquent des tendances inverses, également affirmatives », écrit Herman Parret. La navigation avec vent contraire est négative par rapport à la navigation avec vent portant, la chute est négative par rapport à l’élévation, le coucher est négatif à l’égard du lever, etc. Or, Kant distingue, à l’intérieur de cette opposition réelle, deux formes : l’opposition par privation, dans le cas où le négatif surgit d’une force qui lui est égale et opposée (comme dans la navigation), et l’opposition par manque dans le cas où le négatif ne relève que de l’absence d’un principe positif adverse qui lui serait opposable (comme le repos d’une pierre, par opposition au repos contre la fatigue). Levons l’ambiguïté sur le mot « manque » : l’état de manque de la narrativité en sémiotique, celui qui déclenche le processus narratif en vue de sa liquidation, relève bien de l’opposition privative. Le manque dont parle Kant, celui de l’opposition dite « défective » caractérisée par l’absence d’une force opposable, relève plutôt, comme le souligne Herman Parret d’un « fantasme logico-mathématique » (p. 3). Car seul le négatif des oppositions privatives marque la solidarité de deux tendances affirmatives qui s’affrontent : l’attraction et la répulsion, le désir et l’aversion, le plaisir et le déplaisir. Dans tous ces couples s’imbriquent deux principes positifs polaires, comme dans l’amour et la haine, l’éloge et le blâme ou la beauté et la laideur. Le négatif ne naît que de leur implication réciproque : la beauté est une laideur négative comme la laideur est une beauté négative. Ainsi, la  force privative est aussi positive. Et le processus de négativité ne s’effectue qu’en vertu d’une « expérience intérieure », du « sentiment de soi-même ». C’est ce qui provoque l’asymétrie du négatif par rapport au positif : le négatif est plus marqué, il est comme accentué par rapport au positif. Dans l’argumentation, dans le débat politique ou militant, le « non » a besoin d’être expliqué, comme l’a souligné Juan Alonso3. L’assentiment du « oui » peut se passer d’explication – qui ne dit mot consent –, mais l’expression du « non » exige une rhétorique réfutative – et du courage !

On voit ainsi se former la plurivalence du négatif, donnée liminaire de son appréhension. Elle  se manifeste à tous les étages de la négativité, depuis les formes les plus variées de l’expérience jusqu’aux expressions en langue qui en attestent la présence ou même jusqu’aux formes visuelles. Indiquons quelques variations à ce sujet.

Note de bas de page 4 :

 André Green, Le travail du négatif, Paris, Minuit, “Critique”, 1993, pp. 29-31.

Le psychanalyste André Green, dans son livre Le travail du négatif,4 cherche à délimiter cette catégorie en analysant ses différents aspects : sémantique, linguistique, psychique. Et il en circonscrit la polysémie en isolant quatre acceptions, issues de la praxis, qu’on peut résumer de la manière suivante :

Note de bas de page 5 :

  Schopenhauer, Lemonde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1978 (trad.), pp. 512-513.

  1. Le négatif « polémique » qui attribue au négatif une dimension première de refus. C’est « l’opposition active à un positif » qui le caractérise alors, et qui se traduit par les configurations de la résistance, du conflit, de la destruction, dans une relation territoriale duelle de « lutte pour une prééminence virtuelle ». C’est le négatif « vécu ».
    Le négatif de « symétrie », hors de tout contexte de conflictualité, qui met en regard deux grandeurs opposables et équivalentes, dont le rapport d’inversion ou de permutation est soumis à une simple convention. Le négatif présuppose alors un point de vue externe, celui d’une position « neutre » à partir de laquelle les positions, positive ou négative, peuvent être qualifiées. C’est le négatif « observé ».

  2. Le négatif d’« absence », rapporté à la perception et aux phénomènes de virtualisation liés à ce qui est sélectionné dans la perception, et qui occulte du même coup ce qui ne l’est pas. Ce type de négatif renvoie aux modes d’existence et au mouvement qui assure le passage d’un des modes à l’autre. On peut rapprocher ce négatif d’une sémiotique de la présence et des modes de co-présence. On comprend que cette acception intéresse bien entendu au premier plan la psychanalyse : les représentations inconscientes à faire advenir relèvent du négatif d’absence. C’est le négatif des « modes d’existence ».

  3. Le négatif enfin du « rien », dont la catégorie ne se construit pas par opposition à une adversité contraire, ou à une inversion symétrique observée ou à une présence potentielle dissimulée, mais par rapport à un « n’être pas », par relation avec l’aporie d’un « néant », une sorte de « négatif absolu » en somme. Négatif absolu ? Rappelons-nous ce qu’observait Schopenhauer, à propos du « néant », dans Le monde comme volonté et comme représentation. Il écrit : « le concept du néant est essentiellement relatif ; il se rapporte toujours à un objet déterminé dont il prononce la négation. »5 Et plus loin : « Tout néant n’est qualifié de néant que par rapport à une autre chose ; tout néant suppose ce rapport, et par suite un objet positif. La contradiction logique elle-même n’est qu’un néant relatif. » Ce qui confirme l’étrange plurivalence du négatif, même dans sa forme supposée la plus radicale.

Cette mosaïque des « négatifs » en forme de typologie rend néanmoins sensible la polysémie du négatif, et sa gradualité. Et si on se situe à un autre point de vue, non plus macroscopique comme le fait le psychanalyste, mais microscopique comme le fait le grammairien, on retrouve, sous d’autres formes, le même phénomène de plurivalence flottante de la négation.

Note de bas de page 6 :

 Cf. Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1994, pp. 410-425.

Qu’est-ce que le « non », d’un point de vue grammatical ? L’identité labile de ce terme est bien connue. Le « non » est généralement identifié, faute de mieux, comme un adverbe – mais certains grammairiens préfèrent parler plus prudemment, et de manière tautologique, de « marqueur de la négation ». En tout cas, le « non » peut être modalisé, ou intensifié ou affaibli, à l’aide de locutions adverbiales (« pas du tout », « certainement pas », « pas tout-à-fait », « pas vraiment »…). Il peut avoir également le statut d’un « nom » (« pour un oui, pour un non », « tous ces non me fatiguent ! »), et il peut jouer le rôle d’un préfixe négatif (« la non-violence », la « non-personne », le « non-lieu », le « non-sujet »). Plus largement, l’énoncé négatif sollicite des termes qui appartiennent à différentes catégories grammaticales, comme si la négativité s’emparait de tout l’arsenal des formes disponibles pour se dire : des pronoms (« personne », « rien »), des déterminants (« aucun »), des adverbes (« ne… pas »), etc. Plus encore, une préfixation négative peut être sollicitée pour signifier une valeur positive, comme « ex- » dans « ex-istence », ou « in- » dans « infans » (« enfant »), sans parler des moyens lexicaux et des formes diverses de la relation d’antonymie nominale ou adjectivale. Et la résistance du « non » à la négativité pure se constate encore à travers le ressort positif de la figurativité qui est à l’origine, en français, des « pas », des « point », des « mie » (« je n’y vois mie », qui vient de miette), des « goutte » (« on n’y voit goutte », qui vient de goutte d’eau), autant de termes qui entrent dans la composition des expressions négatives et qui renvoient à une expérience sensible positive. Cette expérience n’est donc pas celle de la non-valeur, mais celle de la minimisation d’une valeur positive : ce sont ces petits rien – les petits pas, les petits points, les petites miettes, les petites gouttes – qui, en français, ont donné consistance à la négation en s’ajoutant à son élément moteur « ne ». Ils attestent que dans le négatif, il y a quelque chose, et quelque chose de concrètement positif !6  Enfin, plus largement encore, le négatif s’exprime par tous les moyens lexicaux, phraséologiques ou textuels qui peuvent installer une isotopie de la négativité. Dans Djinn (1981), roman policier à la grammaire progressive pour l’enseignement du français, Alain Robbe-Grillet a introduit, dans un chapitre consacré à l’apprentissage de la négation et par delà sa seule morpho-syntaxe, des scènes plus profondément frappées du sceau de la négativité : il n’y est question que d’ombre, de déclin, de faiblesse, de tristesse, de méchanceté…

Un dernier exemple, tiré du langage visuel, peut encore montrer cette variabilité fluctuante du négatif. Je veux parler du négatif en photographie, ou là encore on ne  peut le saisir qu’en couplant les deux termes et en parlant de « positif-négatif », si on en croit du moins ce qu’observe le philosophe sémiologue anthropologue belge Henri Van Lier dans sa Philosophie de la photographie (Les impressions nouvelles, 1983, p. 20). Dans le paragraphe intitulé : « L’empreinte positive-négative : le battement », Il écrit : « En fin de compte, une épreuve positive (au sens photographique bien entendu) est un négatif de négatif. Tout tirage conserve de cette double conversion une hésitation de l’obscur et du clair, de l’opaque et du transparent, du convexe et du concave, qui lui confère une sorte de battement. Battement qui ajoute une nouvelle forme d’abstraction, le positif invitant à se lire comme négatif, et inversement. C’est ce qui (…) explique la fascination particulière des contre-jours, qui sont des négatifs de négatifs de négatifs. » Ce que Van Lier appelle « battement » peut aussi être compris comme procès récursif. Et c’est une première conclusion à laquelle on peut parvenir au terme d’une interrogation sur la plurivalence du négatif : la négativité a quelque chose à voir avec la récursivité. Comme si ce phénomène syntaxique, dont le discours acceptable se protège si efficacement en limitant à trois étages les possibilités récursives (« le fils de l’oncle du frère de mon beau-père… »), était définitoire de la négation elle-même et expliquait que toute négation, dans sa négociation continue avec le positif, s’ouvre sur un abîme.

Mais avançons d’un pas dans cette expansion de la négativité pour aborder, en se rapprochant du discours en acte, les « perspectives discursives sur le négatif » annoncées dans le titre de cet exposé. J’en retiendrai deux, particulières, mais dont l’éclairage a, me semble-t-il, une portée d’ensemble sur la problématique de la négativité : la relation oppositive entre le négatif et le mal, tout d’abord, dans la perspective de la narrativité ; la relation entre la négation et les instances de discours, ensuite et pour conclure, dans la perspective de l’énonciation.

3. Entre la négativité et le mal : le problème de la narrativité

Pour aborder cette question centrale pour la sémiotique – narrativité oblige –, je prendrai appui sur l’ouvrage de François Jullien, Du mal / du négatif, publié au Seuil en 2004. Dans ce livre, l’auteur pose d’emblée la catégorisation du négatif sur un horizon axiologique en opposant le « négatif » et le « mal ».

La thèse de François Jullien consiste à interroger la proximité, la parenté, l’attraction qui semble inéluctable entre ces deux notions, au point qu’on les confond souvent : le négatif et le mal. Il va s’employer à les disjoindre en parcourant l’histoire conceptuelle de ces deux grands « motifs » de la pensée dans les philosophies occidentale et orientale, et en mettant en évidence les conséquences considérables de leur différence. Le titre original de son livre L’ombre au tableau indique bien l’équivoque :« l’ombre au tableau », c’est, en tant que métaphore ordinaire en français, la tache d’un mal à exclure, à proscrire, à éradiquer ; mais, littéralement et visuellement, cette ombre au tableau, « ombre au revers du lumineux », est aussi, écrit-il, « le négatif coopérant à l’économie d’un tout et servant à le promouvoir » (p. 10).

Pour lever cette équivoque entre le négatif et le mal, François Jullien propose un ensemble de distinctions que j’interprète librement, et que je reformule en les intégrant au métalangage sémiotique – non par coquetterie, mais pour bien montrer le lien que cette équivoque entretient avec la narrativité. Il y reconnaît ainsi :

  • Une distinction modale, tout d’abord, articulée selon les deux versions de la nécessité, le « devoir être » et le « ne pas pouvoir ne pas être » : le mal renvoie à un « devoir être » supposé, qui est nié (dans la souffrance, dans l’imperfection ou dans le péché) au nom de valeurs positives, déontologiques, à atteindre : le bonheur, la perfection ou la vertu ; le mal a ainsi partie liée avec l’intentionnalité qui s’exprime dans la norme et la morale. Le négatif, lui, renvoie à l’autre version modale du déontique, le « ne pas pouvoir ne pas être » : il est lié à la simple fonctionnalité du monde tel qu’il va, il relève de l’effectuation des choses en dehors de toute intentionnalité.

  • Une distinction actantielle, ensuite : le mal implique le point de vue d’un sujet, agent ou patient, ou plus exactement d’un Destinateur de la sanction, exerçant une fonction punitive et répressive certes, mais plus encore une fonction « initiatrice » lorsqu’il est intériorisé (l’épreuve du mal est au service du dépassement) ; le mal s’inscrit donc dans une logique de l’action et de la passion. Le négatif, lui, renvoie à la logique d’un procès, comme l’élémentaire procès de la parole, avec la simple effectuation des opérations d’affirmation et de négation, ou encore des opérations mathématiques où la qualité du positif et du négatif n’est qu’affaire de convention formelle, en dehors de toute actantialité hiérarchisée.

  • Une distinction quantitative, en troisième lieu : le mal isole une singularité. Il met en question la figure individuelle d’une personne, d’un acte, d’une histoire toujours particulière. Alors que le négatif a affaire à une globalité, il exprime un rapport à l’intérieur d’un ensemble au sein duquel il apparaît, il sélectionne des parties dans un tout.

  • Une distinction relationnelle ensuite : le mal instaure la dualité de termes extérieurs l’un à l’autre. Des termes qui se rejettent sur la base d’un jugement d’exclusion : le bien vs le mal, le bien ou le mal, le Bien abolissant le Mal par exemple. Le négatif suppose une différence interne à un système où deux termes polaires, positif et négatif, sont opposés parce qu’ils vont de pair : l’un ne peut aller sans l’autre. Les termes se caractérisent alors, comme dans le concept structural de relation où le  –  est solidaire du +, par une com-préhension en vue d’une intégration.

  • Une distinction axiologique enfin : le mal est non seulement inscrit dans un système défini de valeurs, mais il constitue une visée négative au sein de ce système. Il est idéologique. D’où son caractère dramatique sur le fond de cet idéal visé et renversable : il est l’objet d’une plainte, il est l’enjeu d’un combat, il se déploie dans les parcours passionnels de l’acharnement. Mais il est aussi confronté à l’énigme d’une origine supposée (d’où vient le mal ?). Nous dirions qu’il est d’emblée narratif. Le négatif quant à lui repose sur des valeurs d’ordre logique : il se soumet à des règles qui assurent à la fois la séparation et la coordination. Nous dirions qu’il est d’emblée descriptif. Comme l’écrit François Jullien : « J’exclus en tant que mal, j’inclus en tant que négatif. » (p. xx)

Sur la base de ces distinctions formelles, on en arrive à un paradigme d’oppositions : l’affrontement et le salut sont du côté du mal, la résorption du conflit et la sagesse sont du côté du négatif. Mais, et c’est là ce qui nous intéresse, la logique négative du mal tourné vers sa libération, le Salut, implique, comme on l’a dit, un récit, comme celui de la chute et de la rédemption. Son objet est le muthos. Alors que la sagesse issue du négatif est sans récit : elle se contente de découvrir un rôle au négatif dans l’économie des choses dont elle cherche, à travers lui, à reconnaître la co-hérence. Son objet est le logos. François Jullien, qui aime bien les formules frappées, écrit encore : « Si je raconte, je mets du drame ; si je décris, je mets de l’ordre. » (p. 35)

Je ne développerai pas, naturellement, les positions des écoles philosophiques qui incarnent respectivement l’un et l’autre pôle, avec leurs arguments : le Manichéen qui radicalise le Mal, moteur d’Histoire, et le Stoïcien qui l’appréhende en simple négatif, d’où il cherche à faire émerger la positivité qui s’y cache. « Si le Stoïcien traite le mal en négatif, écrit Jullien, c’est qu’il le considère comme accompagnant nécessairement le positif, donc s’intégrant avec lui dans un fonctionnement commun. » (p. 32) Je n’évoquerai pas non plus la transculturalité qui fait se rejoindre la pensée stoïcienne et la pensée confucéenne, ni la théodicée qui, en justifiant le monde tel qu’il est, justifie aussi Dieu qui l’a fait ainsi. Je conclurai seulement en indiquant qu’à travers ces vastes distinctions, on peut rapprocher le mal d’une logique syntagmatique, et le négatif d’une logique paradigmatique : « Le Manichéen raconte une histoire, le Stoïcien donne à regarder l’univers. » écrit encore François Jullien.

Or, cette réflexion présente, à mes yeux, un intérêt majeur pour la sémiotique. Elle permet en effet d’interroger le statut du négatif dans la conception générative de la signification. Le négatif, en effet, se manifeste à ses différents étages, donnant leur élan aux structures signifiantes. Mais il est facile de constater qu’il reçoit, selon la strate où on l’appréhende, une signification singulière. Comment passe-t-on d’un négatif à l’autre ? Quel supplément de sens lui est attribué dans ce passage aux différents niveaux d’articulation ? Je pense évidemment en premier lieu à la conversion des structures fondamentales en structures sémio-narratives : deux formes du négatif semblent s’y manifester. Si la négativité est bien au principe des structures élémentaires comme à celui de la narrativité, la liaison entre leurs statuts respectifs reste passablement opaque : le négatif « logique » de la relation fondatrice de contradiction – de même que celle, différente, de contrariété –, dans le carré sémiotique par exemple, est-il de même nature que la « négation » qui s’exprime dans les structures polémico-contractuelles des schématisations narratives ?

Le négatif comme opération fondatrice postule une co-présence définie par un impératif de réciprocité, une coopération des formes, une mutualité des grandeurs que la tensivité va dilater. Son passage au négatif comme opération d’élimination dans le conflit s’exprime à travers les concepts de disjonction et de conjonction. A ce niveau va s’introduire la transformation. Parallèlement à la dynamisation du sens et en raison de son orientation finalisée (téléologique), un paramètre axiologique intervient alors, qui transforme la définition même de la négation. Quel est donc le lien de nécessité entre le négatif logique et le négatif axiologique ? Le premier, selon François Jullien, est « un négatif qui coopère », le second est « un négatif qui nuit ». La narrativité comme socle de la signification discursive viendrait ainsi d’une bifurcation de la négation logique. On peut concevoir qu’une autre bifurcation aurait pu conduire, en cohérence avec le statut logique du négatif dans les structures élémentaires, à une autre définition de la strate supérieure d’articulation du sens, celle qui aurait pu, par exemple, accorder un primat au descriptif sur le narratif. Une telle bifurcation aurait pu alors donner lieu à une sémiotique fondamentale de la contemplation contre celle de la transformation, celle-ci devenant alors un avatar particulier de la négation. Je me demande si les propositions d’Eric Landowski, demandant de substituer le concept d’« union » au couple discrétisant et dramatisant de « conjonction/disjonction » ne constitue pas une contribution dans ce sens. Mais la contemplation, fondée sur l’état des choses et des sujets qui montent à la rencontre des autres sujets, et sur l’alliance consentie du positif avec le négatif, n’est-elle pas de nature à générer l’ennui ?

On aperçoit en tout cas un des enjeux du négatif. La distorsion entre les deux versions de la négation, entre les structures fondamentales et les structures narratives de surface, conduit à une remise en question, ou au moins à une interrogation, sur une des assomptions centrales de la sémiotique : la narrativité comme donnée permanente du sens articulé, comme condition immanente, sous-jacente à la saisie discursive du sens.

Un petit texte de Charles Cros, que j’ai étudié il y a longtemps pour faire apparaître les conditions minimales de la narrativité (cf. Précis de sémiotique littéraire), vient à point nommé pour illustrer cette problématique : ce texte a pour titre « Autrefois ». Il traite du négatif, sur un registre à la fois humoristique et tragique, à travers le leitmotiv du « pas de ».  En voici le début.

« Autrefois »

Il y a longtemps – mais longtemps, ce n’est pas assez pour vous donner l’idée… Pourtant, comment dire mieux ? Il y a longtemps, longtemps, longtemps ; mais longtemps, longtemps.

Alors, un jour… non, il n’y avait pas de jour, ni de nuit, alors une fois, mais il n’y avait… Si, une fois, comment voulez-vous parler ? Alors il se mit dans la tête (non, il n’y avait pas de tête), dans l’idée… Oui, c’est bien cela, dans l’idée de faire quelque chose.

Il voulait boire. Mais boire quoi ? Il n’y avait pas de vermouth, pas de madère, pas de vin blanc, pas de vin rouge, pas de bière Dréher, pas de cidre, pas d’eau ! C’est que vous ne pensez pas qu’il a fallu inventer tout ça, que ce n’était pas encore fait, que le progrès a marché. Oh ! le progrès !

Ne pouvant pas boire, il voulait manger. Mais manger quoi ? (…)

Etc., etc. la déclinaison du négatif se poursuit jusqu’au dernier « vouloir », après le « Alors mourir ! Oui, il se dit (résigné) : Je veux mourir. Mourir comment ? Pas de (…), pas de (…), pas de (…) »…

Alors il ne voulut rien ! (Plaintif) Quelle plus malheureuse situation !... (Se ravisant) Mais non, ne pleurez pas ! Il n’y avait pas de situation, pas de malheur. Bonheur, malheur, tout ça c’est moderne !

La fin de l’histoire ? Mais il n’y avait pas de fin. On n’avait pas inventé de fin. Finir, c’est une invention, un progrès. Oh ! Le progrès ! Le progrès ! (Il sort, stupide.)

Plaidoyer pour la narrativité ? Ce texte en effet manifeste la résistance du narratif à ce qui tend à le nier. D’abord parce que ce qui est nié est asserté, et donc promu négativement à une existence positive. Mais ensuite parce que l’analyse des inventaires lexicaux montre qu’ils obéissent à un ordre du sens sous la forme de micro-programmes d’action, induits par la lexicalisation, d’une part, et dans les suites lexicales elles-mêmes, d’autre part. Par exemple, la première liste, celle des boissons, est structurée par des objets-valeur qui s’ordonnent selon un degré de décomplexification, ou de simplification progressive des opérations de leur élaboration (du vermouth et du madère au vin, du vin à la bière et au cidre, du cidre à l’eau enfin). On assiste à une tentative de dénarrativisation. Une positivité orientée résulte ainsi de la suite des négations, comme si, au sein même de la négativité, cette positivité devait – « comment voulez-vous parler ? » –, ou plutôt « ne pouvait pas ne pas » se faire jour. Comme si cette positivité parvenait, en dépit d’un absolu négatif, à se manifester comme une règle plus profonde que la négativité elle-même. En somme, le négatif n’arrive pas à nier, il n’arrive pas à l’effacement total, il ne parvient pas au bout de la négation !

Le négatif se présente alors comme la condition de la processualité, ce qui est une justification du narratif. Il est ce à partir de quoi s’ordonne du pensable, et il sert de borne au devenir. Plus profondément, François Jullien observe que si le positif n’existe qu’en relation avec le négatif, c’est qu’il doit être appréhendé, non pas comme la manifestation d’une dualité extérieure, mais comme « différence de soi-même », au sein de soi-même (pp. 120). Il écrit : « Finalement, c’est le phénomène lui-même qui est négativité, différence de soi-même avec soi-même » (id.). C’est ce phénomène que nous pouvons élever au niveau de l’instance de discours, ou plutôt, en d’autres termes, nous pouvons inclure dans ce phénomène les instances discursives. Et voici mon dernier point : négation et instances de discours.

4. La négation dans l’énonciation : les  instances de discours

Un mot sur la trame de lanégativité, à travers le cas du français : la négation s’y distribue en deux formants : ne… pas (« il ne veut pas »). Et la cheville ouvrière du négatif est bien dans le « ne » plus que dans le « pas » : c’est lui qui autorise les modulations du négatif, sur le mode de la restriction : « ne… que… » (« il ne veut que… »), sur le mode du révolu : « ne… plus » (« il ne veut plus… »), ou sur le mode de la temporalité : « ne… jamais » (« il ne veut jamais… »).Envisageons donc la gouvernance du « ne » (qui serait en voie de disparition paraît-il, dans le discours du Président de la République française en tout cas)…

J’ai lu les analyses de Lacan sur le négatif. Je pense notamment au célèbre passage sur les « traces de pas » de Vendredi qui permettent à Lacan de définir le signifiant. Comment arrive-t-il au renversement des « traces de pas » en « pas de trace » ? Voici comment on peut, en simplifiant bien sûr, le comprendre : Robinson découvre des traces de pas dans le sable, signe d’une présence humaine sur l’île déserte. Ce ne sont pas ces traces qui, en elles-mêmes, constituent le signifiant. Robinson, en effet, efface les traces, effaçant du même coup la signification de la trace : il y a un autre homme sur l’île. Mais il marque l’endroit de leur effacement, d’un trait, d’une croix. C’est cette marque de l’effacement éliminant le réel de la trace, c’est cette localisation à distance qui va constituer le signifiant. La négation est ainsi porteuse du signifiant : elle est dans le « pas de trace », qui est la marque du sujet.

Or, ce serait cette marque indirecte du sujet qui se manifesterait dans le « ne ». Lacan, pour analyser ce « ne » fait référence à la distinction établie par le grammairien et psychanalyste Edouard Pichon (Damourette et Pichon) entre ce qu’il appelle la négation « forclusive » et la négation « discordante ». La négation forclusive, celle du rejet absolu, rejoint celle que les grammairiens appellent traditionnellement la négation totale (« elle ne vient pas »). Mais la négation « discordante », celle qui serait trace du sujet, réside dans le « ne », lorsque celui-ci se manifeste isolément. C’est le fameux « je crains qu’elle ne vienne », qui signifie « je crains qu’elle vienne » et non « qu’elle ne vienne pas ». Pourquoi ce « ne » ? Les grammaires parlent alors de « ne explétif », explication qui n’en est pas une. Le mot « explétif » signifie « remplissage », et on pense alors que le « ne » ne fait que remplir un vide, il fait du remplissage ; il est, comme dit le dictionnaire, ce « qui est usité sans nécessité pour le sens ou la syntaxe d’une phrase » (Robert). En réalité, il remplit bien quelque chose, il donne une consistance à quelque chose, il remplit un rôle. Puisqu’il ne fait pas porter sa négation sur le prédicat (« venir »), c’est qu’il la fait remonter vers le sujet. Il articule le rapport entre le sujet de l’énonciation et son énoncé. Il dénonce une attitude de réserve, ou de crainte, ou de refus : il donne corps à l’instance sujet, ou à une instance du sujet. Ce « ne » de conjuration, qui ne porte donc pas sur le prédicat mais sur l’état du sujet, invite à rapporter la négation à la problématique des instances énonçantes. Je fais ici référence aux travaux de Jean-Claude Coquet, sur la sémiotique des instances. Et mon interrogation porte alors sur la part possible de la sémiotique des instances énonçantes dans l’approche du négatif. Mon hypothèse est que le négatif implique, dans ses potentialités de modulation mêmes – et c’est ce qui se révèle au plus près de la langue dans le « ne » discordant –,  la présence des instances de régulation et de prise en charge du discours.

J’ai cherché, de mon côté, à préciser cette problématique des instances qui me paraît essentielle en sémiotique. Et je l’ai fait dans le prolongement des travaux de Jean-Claude Coquet, mais finalement de manière assez différente. Ce qui m’intéresse, c’est la pluralisation fondamentale des instances dans l’énonciation – et si je dis « instances dans l’énonciation », c’est qu’elles ne sauraient être réduites au seul « je », trace de la personne. Au contraire, comme le dit Merleau-Ponty, c’est tout le langage qui bourgeonne de subjectivité : « Nous  vivons dans le langage. Nous ne sommes pas seulement Je, nous hantons toutes les personnes grammaticales, nous sommes comme à leur entrecroisement, à leur carrefour, à leur touffe »  (MMP, « Notes de cours sur Claude Simon », Genesis, 6, 1994, cité par J.-Cl. Coquet, Phusis et logos, p. 135). « Je est un autre » disait Rimbaud, « Je est n’importe quel autre, je est foule » insistait Henri Michaux.

Cette « touffe » de subjectivité peut être approchée, et même décrite, à l’aide du concept d’instance. Elle permet même d’envisager une approche tensive de l’énonciation. Observons l’étymologie : « In-stans », ce qui se tient là et qui est en attente. Le terme signifie, originellement, la « demande pressante ». Il est traversé par la question des modes d’existence qui se spécifient en aspectualisations. Ainsi, l’instance, virtuelle et en attente d’actualisation, se définit à travers les traits aspectuels de « proximité » spatiale et « d’imminence » temporelle. « Instance », au sens de « sollicitation pressante » se spécialise dans une acception juridique avec la valeur de « mise en attente ». Le mot définit en psychanalyse les « composantes de la personnalité » : le ça, le moi, le sur-moi où se lisent aisément les non-sujet, sujet, et tiers-actant de Jean-Claude Coquet. Si l’instance peut être adoptée pour désigner un constituant de l’énonciation, cela présuppose sa pluralisation. C’est là le statut des « instances énonçantes », qui rejoignent le fonds sémantique premier du terme : ce qui se tient là, à la fois virtualisé et pressant ; ce qui réclame ses droits à advenir. Il y a à la fois de l’absence – du négatif – et de l’insistance – du positif – dans le concept d’instance.

Le sujet et le non-sujet, par exemple, ne cohabitent-ils pas dans l’exercice du discours, entre assomption personnelle et récitation stéréotypée ? Leurs relations sont-elles seulement d’opposition catégorielle – voire d’exclusion –  comme semble le suggérer le trait de négation ? Je ne le crois pas. Il me semble au contraire possible d’envisager la pluralisation des instances dans une perspective tensive. Leurs modes de co-présence et de cohabitation, sur le clavier des modes d’existence sémiotiques, déterminent un jeu négatif-positif de sélection-relégation, tel qu’il se manifeste dans les réalités discursives du conflit intérieur, dans la délibération, dans l’hésitation, dans le choix, et finalement dans ce que les politiques appellent la « décision difficile ». Je pense par exemple à Titus dans Bérénice de Racine : déchirement d’instances avant d’aboutir à la répudiation de la belle Bérénice.

La négation ne se présente donc plus comme une coupure radicale, comme la découpe d’une catégorisation, comme le tranchant d’un acte. Elle fait appel à une gradualité, elle exprime de la co-appartenance en mouvement, en tant qu’elle est rapportée au discours, à l’énonciation en acte, et par là aux modulations de son sujet partagé entre ses diverses instances. Toute instance, en se manifestant et en s’appropriant la conduite du discours, nie donc celle ou celles (au pluriel) qui pourraient se manifester au même instant à la même place et qui restent latentes – resurgissant inopinément, par exemple, dans le lapsus. Les modes d’existence de la signification en acte deviennent ainsi le foyer de la négativité. Le sujet se définit par la somme de ses négations : celles des instances qu’il a momentanément refoulées.

5. Pour conclure…

Pour conclure sur ces tentatives d’ouvertures du négatif, je voudrais en rappeler le parcours : une remontée aux fondations de la structure, une extension qualitative au sein des langages, une ambivalence du positif et du négatif, une cohabitation problématique avec le narratif et, finalement, une implantation au sein des instances de discours. Le négatif traverse de part en part la saisie sémiotique des significations. François Rastier, dans « Signe et négativité. Une révolution saussurienne » déjà évoqué, revendique également cette remontée vers les instances à travers la problématique qu’il promeut. Il écrit : « La problématique rhétorique / herméneutique considère que les structures ne sont plus des formations ontologiques stables, mais des lieux et moments de parcours énonciatifs et interprétatifs. » C’est-à-dire, selon moi, que le négatif qui présidait à l’avènement des structures commande, in fine, à travers la diversité de ses formes, les modes d’actualisation du sens dans l’activité énonciative.