Contribution à la sémiotique de l’espace

Claude Zilberberg

https://doi.org/10.25965/as.2624

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Mots-clés : espace, spatialité

Auteurs cités : Gaston BACHELARD, Paul Baudiquey, Ludwig Binswanger, Ernst CASSIRER, Gilles DELEUZE, Pierre FONTANIER, Algirdas J. GREIMAS, Félix GUATTARI, Louis HJELMSLEV, Henri Van Lier, Blaise PASCAL, Aloïs RIEGL, Ferdinand de SAUSSURE, Rudolf Steiner, Paul VALÉRY, Heinrich WÖLFFLIN, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

Tout ce qui possède un sens
s’enracine au contraire dans la couche de
l’affect et de l’excitation sensible et
s’y ramène
.
Cassirer

1. Prémisses

En vertu d’un pléonasme inévitable, l’espace est partout. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire note : «La musique donne l’idée de l’espace.

Note de bas de page 1 :

 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 1228.

Tous les arts, plus ou moins ; puisqu’ils sont nombre et le que le nombre est une  traduction de l’espace1.»

Note de bas de page 2 :

 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 174.

Cassirer n’est pas d’un avis différent : «Il n’est pas d’œuvre, de création de l’esprit qui n’entre en rapport, de façon ou d’autre, avec le monde de l’espace et ne cherche à s’y installer comme à demeure2

Ainsi nous ne quittons jamais l’espace : nous changeons seulement d’espace. Le paradigme de l’espace dicte à la syntaxe ses limites : il n’y a pas de négation de l’espace. Subjectivé ou objectivé, l’espace est donc partout. Nous dirons, sans viser particulièrement le paradoxe, que l’ubiquité est en matière d’espace la donnée prioritaire.

1.1 Un concept partagé

Note de bas de page 3 :

 «L’espace orienté ne signifie rien d’autre que le fait que le “je”, par la médiation de son corps propre (Leib), forme un centre d’orientation absolu, l’ici absolu, autour duquel “le monde” en tant que monde ambiant se constitue.» dans Ludwig Binswanger, Le problème de l’espace en psychopathologie, Toulouse-Presses Universitaires du Mirail, 1998, pp. 60-61.

Note de bas de page 4 :

 Idem.,  p. 49.

Qui aborde sans prévention la notion d’espace est frappé par le contraste entre une certaine évidence quand il est question de la pratique de l’espace ambiant et un embarras qui survient sitôt qu’il faut penser l’espace et, pour mesurer la difficulté, il suffit d’envisager la question naïve du nombre : combien d’espaces au juste devons-nous supposer ? Dans son étude intitulée Le problème de l’espace en psychopathologie, L. Binswanger distingue quatre espaces principaux : (i) «l’espace orienté du monde ambiant qui a pour centre le corps (Leib)3» ; (ii) «l’espace homogène de la science naturelle et de la physique classique de Newton4», (iii) «l’espace des géométries euclidiennes et non-euclidiennes», ces espaces étant acentrés ; (iv) et, par emprunt à la réflexion de Cassirer, «l’espace mythique» qui n’est  pas ego-centré et qui projette un ou plusieurs centres distincts de ego. L’espace orienté est loin d’être simple, partagé entre l’espace de la kinesthésie et l’espace complexe de la sensorialité ajustant les sens de la proximité, le toucher au principe de l’espace dit haptique cher à Riegl et à Deleuze, et l’odorat, avec les sens de la distance, la vue et l’ouïe. La complémentarité et la collaboration entre ces différents espaces ne sont pas la règle, puisque certaines populations vite qualifiées de primitives, disposent d’un “espace d’action”, l’espace dans lequel elles se déplacent, mais non d’un “espace de représentation”, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas en mesure de projeter sur une carte le trajet qu’elles suivent.

Le nombre n’est pas la seule difficulté. Pour la sémiotique se réclamant des ensei­gnements de Hjelmslev et de Greimas, l’adoption du concept de hiérarchie comme règle constitutive du statut des grandeurs dégagées conduit à demander à la grandeur focalisée si elle est présupposante ou présupposée. Il semble raisonnable d’avancer que pour le sens commun l’espace est, en vertu de la prégnance des vécus, présupposé. Pourtant tel n’est pas l’avis de Cassirer :

Note de bas de page 5 :

 Cité par Ludwig Binswanger, Le problème de l’espace en psychopathologie, idem, p. 48.

« (...) il n’y a pas une intuition de l’espace générale et tout simplement constante, mais plutôt que l’espace reçoit d’abord sa teneur déterminée et sa destinée particulière de l’ordre du sens à l’intérieur duquel il se forme à chaque fois.  Selon qu’il est pensé comme ordre mythique, esthétique ou théorique, la “forme” de l’espace se modifie aussi (...)5

Greimas, à partir d’autres raisons, rejoint cette position, puisque, selon l’ordre adopté pour le “parcours génératif”, la spatialisation fait partie des structures discursives qui se contentent d‘“habiller” les structures narratives.

Note de bas de page 6 :

 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, op. cit., p. 172.

Note de bas de page 7 :

 E. Cassirer, Idem., p. 178. Cf. La sentence de Valéry : «Le premier moment de la pensée est donc un arrêt.» Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, p. 1098.

La troisième difficulté concerne la pertinence d’une définition de la spatialité, c’est-à-dire la légalité d’un énoncé auquel toutes les formes de l’espace mentionnées pourraient être rattachées. Par consensus, cet énoncé existe et c’est à Leibniz qu’on le devrait, Leibniz qui définit l’espace comme la «possibilité des coexistences». Toutefois le mérite de cet énoncé validé est relatif dans la perspective élargie de Cassirer. La problématisation de l’espace prend pour point de départ la catalyse introduite par Sémiotique 1 : l’espace est un espace construit, ou encore pour reprendre une pénétrante expression de Cassirer : ce qui est à comprendre, ce qui restera toujours à comprendre, c’est le «mystère du “devenir espace6», le passage de l’espace pragmatique familier et de l’espace mythique inquiétant à l’espace systématique. Ce passage ne se fait pas “naturellement”, c’est-à-dire en supposant de la part du sujet un laisser-faire et une attente confiante : il suppose au contraire son intervention : «Les deux conquêtes, celle de l’intuition d’espace comme celle de l’intuition des choses, présupposent une sorte d’arrêt du cours des vécus successifs, la transformation de leur simple succession en une simultanéité7.» Sous ce patronage, la relation entre la spatialité et la temporalité ressemble assez à la relation entre la morphologie et la syntaxe dans l’esprit de Hjelmslev :

Note de bas de page 8 :

  Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Les Editions de Minuit,1971, p. 153.

«(...) on est forcé d’introduire des considérations manifestement “syntaxiques” en “morphologie” – en y introduisant par exemple les catégories de la préposition et de la conjonction dont la seule raison d’être dans le syntagmatique – en réservant forcément à la “syntaxe” la définition de presque toutes les formes que l’on prétend avoir reconnues en“morphologie8

Note de bas de page 9 :

 Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 94.

Le projet non dissimulé de Hjelmslev est en effet l’effacement de la division entre la morphologie et la syntaxe : «(...) la classification des fonctifs en invariantes et variantes que nous sommes en train d’établir ébranlera la base de la bifurcation traditionnelle de la linguistique en morphologie et syntaxe9.» Tout en maintenant la distinction entre la syntaxe et la sémantique, Greimas partage également ce point de vue :

Note de bas de page 10 :

 Algirdas-Julien. Greimas & Joseph Courtés, Sémiotique 1, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 380.

«Ces deux aspects d’une syntaxe qui cherche à rendre compte à la fois et du mode d’existence et du mode de fonctionnement de la signification, peuvent être illustrés par un exemple naïf : le terme de “contradiction” désigne en même temps une relation entre deux termes, et la négation d’un terme qui provoque l’apparition de l’autre10

Modestie gardée, il en va de même puisque, ainsi que nous le verrons plus loin, un terme est, selon le cas, une position de surcontraire ou de sous-contraire et l’opération qui en répond.

Note de bas de page 11 :

 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, J. Corti, 1992, p. 89.

La spatialité est une temporalité assagie dans la mesure où la temporalité est une spatialité en devenir. En recourant à une terminologie commode empruntée à Bachelard, nous dirons que pour Cassirer les participes présents doivent être fixés et transformés en participes passés, tandis que pour Bachelard c’est l’inverse qui est reconnu judicieux : «Les qualités sont pour nous moins des états que des devenirs. (...) Rouge est plus près de rougir que de rougeur11

1.2 Prémisses générales

En raison de l’omniprésence de l’espace que j’ai mentionnée, il m’est arrivé d’aborder l’espace. Je ne reprendrai pas les quelques pages que j’ai consacrées ici et là à l’espace. Je me bornerai ici à la question de la valeur, c’est-à-dire à essayer de démêler ce que pourrait signifier le syntagme “valeurs spatiales” que je porte bien sûr au pluriel. C’est plutôt un prolongement, un étirement qu’un renouvellement. La modernité n’admet que la nouveauté, mais la nouveauté ne se commande pas : elle survient – ou non. Je me fierai à deux maîtres qui avaient tous deux, mais sous des modalités bien différentes, un rapport étroit, je dirai même intime – l’intime est un chapitre important de la sémiotique de l’espace – avec la nouveauté : Bachelard et Valéry.

Note de bas de page 12 :

 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1981, p. 7.

Note de bas de page 13 :

 G. Bachelard, idem, p. 17.

Note de bas de page 14 :

 Idem, p. 58.

Note de bas de page 15 :

 Louis Hjelmslev, La catégorie des cas, Munich, W. Fink, 1972, p. 132.

Note de bas de page 16 :

 Selon Merleau-Ponty à propos de l’espace : «Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout, le monde est autour de moi, non devant moi.» dans L’œil et l’esprit, Paris, Folio-essais, 1989, p. 59.

Note de bas de page 17 :

 «De la profondeur ainsi comprise, on ne peut plus dire qu’elle est “troisième dimension”. D’abord, si elle était une, ce serait plutôt la première : il n’y a de formes, de plans définis que si l’on stipule à quelle distance de moi se trouvent leur différentes parties, du moins au sens ordinaire d’un certain rapport selon lequel on mesure. La profondeur ainsi comprise est plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une “localité” globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là.» (idem., 65)

Bachelard, le point est connu, n’entend connaître et apprécier que la seule nouveauté ; l’image est pour lui, moyennant une catalyse qui nous convient, une image-événement et en même temps une hypotypose vertigineuse : «L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant12.» Cet aphorisme qui attribue la compétence à l’imagination-langue rejette la géométrisation de l’espace au profit de sa saisie thymique : «L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu13Les limites de l’objet comptent au moins autant sinon plus que ses caractéristiques. Dire : l’espace, sans plus, c’est formuler un syncrétisme de trois espaces : l’espace géométrique, l’espace mythique et l’espace perceptif. Nous admettrons que l’espace énoncé, selon le cas, sélectionne l’une de ces trois formes d’espace. Si Bachelard rejette l’espace géométrique : «L’espace habité transcende l’espacegéométrique14.», c’est en raison des propriétés qui lui sont traditionnellement attribuées : continuité, homogénéité et infinité. De plus, l’espace perceptif suppose la présence d’un sujet quelque peu “monarchique” qui aménage l’espace dont il se croit le centre, comme le montre Hjelmslev à propos des prépositions [devant vs derrière] et [au-dessus vs au-dessous] : «Une relation entre deux objets peut être pensée objectivement, c’est-à-dire sans égard à l’individu pensant, et elle peut être pensée subjectivement, c’est-à-dire par rapport à l’individu pensant. Dans le système sublogique, l’idée commune de au-dessus et de au-dessous est une relation entre deux objets pensée objectivement, alors que l’idée commune de devant et de derrière est une relation entre deux objets pensée subjectivement15.» L’espace traité ici est donc perceptif, habité par un sujet thymique, au centre d’un cercle16 et origine d’une profondeur17, en un mot : un espace  anthropomorphe puisque l’espace est la réciproque du sujet.

Si le texte de Bachelard propose une orientation syntaxique : l’abandon inconditionnel à l’image-événement, Valéry nous procure un cadre paradigmatique. Dans un fragment parti­culièrement dense des Cahiers, Valéry établit, mais à propos du temps, une liste d’«images» qu’il tient pour directrices et place en vis-à-vis un nom propre, celui d’un penseur d’envergure qui a proposé une vision du temps consistante :

Note de bas de page 18 :

 Paul Valéry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1973, pp. 1341-1342.

«Les études sur le temps – si on conserve ce mot et les problèmes plus ou moins réels qui s’y rapportent ou qu’il fait écrire – doivent commencer par distinguer et ranger diverses images ou représentations comme des outils traditionnels. Ainsi le temps-flux continu uniforme ou héraclitien, ou H (...) existe. H. est un continu géométrique indiscernable de σ – Variable Indép[endante] par excellence.
Le Einstein ou E . (...) quasi-symétrie des formules – Variable non indépendante.
Le temps-chute – Carnot. Diffusion. Désordre. Hiérarchie. Irréversibilité.
Le temps-catégorie – ou Kant. Forme d’entendement.
Le temps-vivant – avec équivalences – “Durée” – Bergson.
Le temps-sensation-arrêt-écart-retard-attente – ou V[aléry] –
Le temps = possibilité.
Or de ces temps chacun se réfère à une vision ou expérience différente qu’il s’agissait de représenter. Ainsi la vision du changement, celle des substitutions possibles, de leurs différences de qualité ; la vision selon lesactes – et la forme générale des actes. L’acte résolvant une différence d’états – et annulant une sensation18

La recommandation implicite à ce fragment, c’est que les questions de sens n’ont pas pour finalité la nécessité exclusive, mais la possibilité, laquelle évidemment a pour plan de l’expression une pluralité, un jeu d’options interdéfinies Sur ce modèle, nous nous proposons de rechercher pour l’espace un certain nombre de motifs, de configurations familières, reconnaissables parce que plus ou moins stabilisées et que nous manipulons.incessamment  et comme machinalement.

1.3 Prémisses particulières

Note de bas de page 19 :

 L. Hjelmslev, la catégorie des cas, idem., p. 129.

Note de bas de page 20 :

 Idem, pp. 129-130.

Ces prémisses par leur généralité même sont insuffisantes pour engager une sémiotique restreinte de l’espace. La réflexion sur l’espace étant proprement infinie, il faut choisir avec discernement les catégories permettant une description honnête. Les quelques pages que Hjelmslev consacre à l’espace dans La catégorie des cas méritent notre attention. Hjelmslev s’attache à ce qu’il appelle la seconde «dimension» : «La deuxième dimension (...) a été définie provisoirement comme indiquant le degré d’intimité avec lequel les deux objets sont liés ensemble. (...) Par cohérence nous comprenons le fait général d’être lié par une connexion relativement intime à un autre objet19.» Le système est formulé par Hjelmslev en ces termes : «Les deux formes particulières prises par l’idée générale de cohérence peuvent, s’il y a lieu, recevoir les noms d’inhérence et d’adhérence. Il y a inhérence quand la distinction est celle entre l’intériorité et l’extériorité ; il y a adhérence quand la distinction est celle entre contact et non-contact20Il est possibled’introduire ces grandeurs dans l’espace tensif en rattachant de manière canonique l’«intimité» à l’intensité et le nombre variable des grandeurs à l’extensité :

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Note de bas de page 21 :

 Rudolf Steiner, Introduction au Traité des couleurs, dans Gœthe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 2000, p. 48.

L’«inhérence» et l’«adhérence» deviennent en somme des styles, ou des régimes, topologiques pourvus d’un plan de l’expression : la position du nombre, restrictive dans le cas de “co-”, extensible, dans celui de “poly-”, et d’un plan du contenu consistant dans l’appré­ciation du degré d’«intimité».Quand R. Steiner aborde l’espace en ces termes : «Que A et B ne forment pas chacun un monde en soi, mais qu’ils appartiennent à un ensemble, c’est ce que dit l’observation dans l’espace. Tel est le sens du côte à côte. Si chaque objet était un être en soi, il n’y aurait pas de côte à côte. Je ne pourrais absolument pas établir un rapport des êtres entre eux21.», il rejoint la conception hjelmslevienne de la «cohérence», à savoir que poser un espace sans plus de précaution, c’est poser une jonction, un côtoiement, mais il traite, faute de penser l’espace en termes paradigmatiques, c’est-à-dire en termes d’alter­nances, de la seule «adhérence». À partir de ces propositions de Hjelmslev, il est possible d’ébaucher un système :

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Le valider ? comment ? L’«inhérence» semble bien en concordance avec la valeur d’absolu, jalouse, refoulante, intolérante, puisqu’elle se veut exclusive, tandis que l’«adhérence» est assortie à la valeur d’univers laquelle admet la division et, par voie de conséquence, la prolifération et la dissémination qui en résultent. L’alternance des valeurs fournit le plan du contenu, l’alternance des régimes topologiques, le plan de l’expression.

2 L’intimité

L’«inhérence» formulée par Hjelmslev est figurale, debrayée, objectale, alors que l’intimité est couramment associée à la personne.

2.1 de l’«inhérence» à l’intimité

Deux points semblent acquis : l’espace a donc pour clef de pertinence le «degré d’intimité» ; l’appréciation de ce «degré d’intimité» fournit au paradigme sa dynamique interne. Un paradigme est, du point de vue paradigmatique, justement un point de vue, ou ce qui revient au même une profondeur et, du point de vue syntagmatique, un parcours, un chemin ascendant ou décadent. Le point de vue est ici le degré variable d’intimité, le parcours, une suite de morphologies aisément identifiables, celles-là mêmes que les propo­sitions de Hjelmslev formulent. Soit :

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Du point de vue figural, qui s’en tient aux morphologies et aux opérations élémentaires avant leur prise en charge par la syntaxe actantielle, le passage de l’«adhérence» à l’«inhérence» est comparable au passage du degré “normal” au superlatif correspondant dans la mesure où le «degré d’intimité» que subsume/touchant/ est reçu comme supérieur à celui de /distant/ et inférieur à celui de /contenu/. Du point de vue figuratif, nous nous adresserons au Petit-Robert  lequel définit l’“intimité” en ces termes : “qui est tout à fait privé et généralement caché aux autres”. Cette définition marque une hésitation qui tient à la modalité adverbiale forte du premier segment : “qui est tout à fait privé”, et à la modalité adverbiale atténuée du second : “et généralement caché aux autres”. Il semble que dans ce cas de figure ce soit l’ajustement de l’intensité et de l’extensité qui soit en cause : le segment “qui est tout à fait privé” actualise un contenu régi par une exclusivité, mais l’actualisation n’est pas la réalisation : celle-ci est partie prenante d’une sémiotique du secret et de la divulgation que l’on peut aménager ainsi. Ces sémiotiques particulières reposent sur trois principes : (i) les termes sont des «intersections», ce qui revient à dire qu’ils sont complexes et que si un terme se présente comme simple, il convient par la catalyse de restaurer sa complexité ; (ii) la même grandeur intervient deux fois : une fois comme opérateur, une fois comme terme ; (iii) ces rabattements aboutissent à poser deux classes de syntagmes : deux syntagmes réflexifs : cacher qu’on cache et montrer qu’on montre ; et deux syntagmes transitifs : cacher qu’on montre et montrer qu’on cache. De plus, il convient de proposer, en dépit de l’hétérogénéité de sa provenance, une couverture lexicale honnête qui soit la moins mauvaise possible, Soit maintenant :

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Note de bas de page 22 :

 Edgar Alan Poe, La lettre volée, in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1951, pp. 57-76.

La première combinaison “cacher qu’on cache” opte du pont de vue figural pour l’«inhérence» : le contenu est sous le signe de l’invisibilité parfaite ; aucun signe ne le trahit ; sur un mode familier, c’est le cas de l’intimité absolue, imaginaire, pour un sujet dont on dit “qu’il a emporté son secret avec lui” sans que quiconque ait jamais soupçonné l’existence de ce secret. La seconde combinaison : “cacher qu’on montre” est une stratégie brillamment illustrée par La lettre volée de Poe22, mais qui n’a pas reçu, à moins d’une erreur de notre fait, de couverture lexicale plausible. À la troisième combinaison : “montrer qu’on montre” correspond la “bonne foi”, c’est-à-dire la “qualité d'une personne qui parle avec sincérité, agit avec une intention droite” ; du point de vue figural, elle suppose une «adhérence» sans «inhérence»  et du point de vue figuratif l’absence de tout double fond. La quatrième combinaison : “montrer qu’on cache” actualise figuralement parlant une «inhérence» que le sujet tient sous son contrôle sans chercher à le dissimuler ; c’est la raison pour laquelle nous adoptons le terme de “provocation” ; les coffres apparents, les chambres fortes des banques complaisamment montrées sont en concordance avec cette possibilité. Nous retenons pour ce cas le terme de “provocation”.

C’est non seulement en raison de son antécédent figural : l’«adhérence» et de sa superlativité que l’intimité devient une valeur insigne, mais également en raison de sa position dans l’espace tensif canonique. À son plus haut degré d’abstraction, l’hypothèse tensive inscrit l’intensité, c’est-à-dire l’affectivité, comme dividende, et l’extensité comme diviseur, ce qui revient à dire que l’hypothèse tensive place la diminution sous l’autorité de la division, tellement que préserver l’intégrité d’un bien, c’est être en mesure de le soustraire aux programmes de division que d’aucuns peuvent être amenés à envisager.

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Toute valeur étant promise à la dissémination si aucun dispositif rétensif n’est prévu, il convient, pour prévenir cette dispersion, de ménager dans l’espace, dans l’/ouvert/ de l’«adhérence», une «inhérence» qui la recueille. C’est du moins ce que laisse entendre Baudelaire dans la troisième strophe de L’homme et la mer :

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
Ö mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Les «richesses», manifestantes doxales de la valeur, sont préservées par leur ratta­chement à la manifestante de l’«adhérence» : l’intimité. Cette strophe est remarquable puisqu’elle présentifie les deux modalités de la non-divulgation volontaire du savoir : du côté du sujet, la discrétion, du côté de l’objet : le secret. Soit :

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2.2 La matrice

Note de bas de page 23 :

 Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, P.U.F., 1993, p. 144.

Le traitement paradigmatique d’une grandeur suppose de notre point de vue le recours à ce que nous avons appelé par analogie une matrice. En concordance avec l’économie générale de la tensivité, le sens supposant le marquage par un «accent de sens» (Cassirer), un continuum naïvement informé [s1 – s2 – s3 – s4] est scindé en deux régions : l’une dite tonique : [s1 + s2], l’autre atone : [s3 + s4] ; ces attributions sont dans la dépendance de la frappe de l’«accent de sens». Dans notre univers de discours, c’est le /monumental/ qui est valorisé, mais dans le cas d’une miniature, par exemple la gravure d’une figure sur un grain de riz, c’est la petitesse qui sera dite tonique. La schizie suivante porte sur le partage de chaque région entre surcontraire et sous-contraire. Sans le comprendre entièrement, nous accédons à l’équivalent d’un système de rimes : [s1] et [s4] riment l’un avec l’autre au titre de surcontraires, {s2] et [s3] riment l’un avec l’autre au titre de sous-contraires ; dans leur ordre, les sous-contraires s2] et s3] et les surcontraires [s1] et [s4] sont antithétiques, et la relation des premiers aux seconds est conforme à l’intuition de Bachelard : «(...) on peut invoquer deux sortes de cas suivant que les contraires se dressent en une hostilité décisive ou qu’on a affaire à des contrariétés minimes23.» Ainsi que l’indique encore Bachelard, il s’agit de «rendre active la profondeur». Compte tenu de la direction indiquée par l’«accent de sens», [s1] se présente comme un superlatif de [s2], et il en va de même de [s4] à l’égard de [s3]. Sous ces préalables divers, la matrice de l’«adhérence» se présente ainsi :

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Du point de vue morphologique, l’intimité se présente comme le superlatif de l’inté­riorité comme l’étranger est le superlatif de l’extérieur. Du point de vue syntaxique, une opération sémantique se présente comme le déplacement d’une station à une autre au sein d’un paradigme identifié : en ascendance, le passage d’une station à la suivante sera identifié comme un relèvement ; si l’opération se poursuit, le passage à la station suivante sera reçu comme un redoublement ; enfin, si l’opération se prolonge, on parlera de dépassement ou de surpassement ; en décadence, nous avons les équivalents suivants : l’atténuation désignera la première diminution effectuée, l’amenuisement la seconde. La mise en paradigme devient elle-même significative : du point de vue sémantique, elle aménage pour le sujet une profondeur “plaisante”, du point de vue syntaxique, une progressivité rassurante dans la mesure où la syntaxe sélectionnée est la syntaxe intensive laquelle procède par augmentation et diminution situées. D’une façon générale, ce modèle paradigmatique procure au tempo et à l’aspectualité une opportunité, ou plus familièrement un “boulevard”.

Note de bas de page 24 :

 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, idem,  p. 176.

Qu’il s’agisse de l’«adhérence» ou de l’«inhérence», Bachelard insiste sur la non-pertinence de l’échelle, c’est-à-dire la relation à la grandeur et à la petitesse, elles-mêmes tributaires de leur référence tacite au corps. En raison de l’inscription dans l’espace tensif, le contenu intime, dans la mesure où il est pensé-vécu comme concentré, appelle par implication la petitesse. Mais selon l’alternance propre à la syntaxe jonctive, l’implication est toujours à la merci d’une concession-événement qui virtualise, dissipe l’implication énoncée : «Nous découvrons ici que l’immensité du côté de l’intime est une intensité, une intensité d’être, l’intensité d’un être qui se développe dans une vaste perspective d’immensité intime24.» La virtualisation d’une implication qui serait ici la petitesse intime actualise un oxymoron rayonnant : «l’immensité intime». Nous y reviendrons.

3. L’abri

L’analyse du motif de l’abri sera conduite à partir des correspondances suivantes entre les catégories posées par Hjelmslev et les sub-valences spatiales de l’/ouvert/ et du /fermé/ selon la convention terminologique que nous avons adoptée :

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Note de bas de page 25 :

 Nous suivons ici Rousseau : «(...) et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables.» dans Discours sur les origines de l’inégalité, Du contrat social, Paris, Classiques Garnier, 1969.  La conciliation des deux «principes» est aisée du point de vue de la proie, mais dans le cas du prédateur, s’il entend ne pas mourir de faim, il est dans la nécessité de virtualiser la «répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible»... à moins de pleurer sur la victime comestible qui apaise sa faim !

L’intimité louée par Bachelard et Baudelaire nous a été présentée comme une «inhérence» euphorique, une quête du /fermé/ qui peut être soit réalisatrice, soit conser­vatrice, voire défensive. Nous voudrions maintenant établir que la tension entre l’«inhérence» et l’«adhérence» est isomorphe de la tension entre l’/ouvert/ et le /fermé/ que l’hypothèse tensive estime prioritaire pour l’espace. Au nom de raisons distinctes, mais peut-être en apparence seulement : d’abord parce qu’elle est la plus simple ; ensuite, parce qu’elle concerne au plus haut point la vitalité. La thèse que nous entendons défendre est double : (i) quoi qu’il fasse, quoi qu’il prétende, le vivant demeure à jamais vulnérable ; (ii) l’espace est – le cas est loin d’être rare – à la fois le mal et le remède : le mal dans la mesure où il est /ouvert/ pour quiconque et notamment pour les prédateurs affamés : le remède, dans la mesure où la proie peut atteindre un abri, une «inhérence», un /fermé/ qu’elle juge sécurisant. La dialectique du contenu et du contenant actualise le besoin indéfini de protection comme horizon, comme souci permanent25. Soit la forme générale :

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Le motif du danger et celui de son évitement se présentent différemment dans la sphère de l’animé et dans celle de l’humain. La sphère de l’animé, telle que l’ont appréhendée Sherrington, R.Thom et J. Petitot, est sous le signe de la prédation mortelle. Pour la sphère de l’animé, l’espace sélectionné est, avec quelques exceptions, l’espace de l’«adhérence», .lequel est scindé en deux sous-régions : (i) une région où la proie parvient à maintenir dans l’/ouvert/ une distance entre elle et son poursuivant ; (ii) une région qui voit le prédateur entrer en contact avec la proie en concordance avec la structure élémentaire de l’«adhérence», à savoir la tension[contact vs distance]. Si le contact a lieu, la quête de l’abri, que le Petit Robert définit comme un “lieu où l’on est à couvert des intempéries ou du danger”, a échoué. Nous l’avons mentionné : quelques exceptions peuvent avec raison être avancées. L’oiseau échappe au danger en s’élevant dans l’air et en se posant sur telle branche inaccessible pour son poursuivant. Quelques animaux parviennent à se réfugier dans leur terrier. Mais si les actants se meuvent tous les deux dans l’/ouvert/, la vitesse différentielle de leur course devient décisive. Dans l’/ouvert/ de l’«adhérence», les programmes-possibilités de la proie se présentent ainsi :

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Dans la sphère de l’humain, les choses sont un peu plus compliquées. La configuration de l’abri, ou du refuge, n’est pas la seule possibilité. Le cul-de-sac, c’est-à-dire pour le dictionnaire :une “rue sans issue” ou “tout lieu sans issue” pour le TLF, constitue une trans­formation involontaire, catastrophiste, subite, d’un /ouvert/ en /fermé/. L’abri et le cul-de-sac sont l’un à l’égard de l’autre symétriques et inverses : ils sont symétriques en ce sens qu’ils transforment une «adhérence« en «inhérence» ; ils sont inverses en ce sens que l’abri représente pour la proie le salut, tandis que le cul-de-sac signifie la mort.

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Note de bas de page 26 :

 Cité par G. Bachelard dans L’air et les songes, Paris, J. Corti,  p. 45.

Le vécu thymique du succès de la course s’apparente à une sorte de catharsis ou encore de joie telle que la conçoit Rilke : «Ne savais-tu donc pas que la joie est en réalité une frayeur dont nous ne redoutons rien ? On parcourt une frayeur d’un bout à l’autre, et c’est cela qui est précisément la joie26.» Par elle-même, l’«inhérence» s’avère ambiguë. La pertinence concerne le contrôle de l’«inhérence» : pour le motif de l’abri, la proie dans le cas le plus favorable contrôle l’accessibilité, tandis que pour le motif du cul-de-sac, le contrôle échoit au poursuivant. À partir du modèle proposé sous la forme du carré sémiotique, et en nous focalisant sur le terme /fuir/, il y a lieu de distinguer deux programmes pour la proie : la recherche de l’éloignement vis-à-vis du prédateur et le rapprochement en direction de l’abri, mais le lien entre les deux programmes est affaire de circonstance et de... chance.

Note de bas de page 27 :

 G. Bachelard, La poétique de l’espace, idem, p. 88.

Note de bas de page 28 :

 Cf. Claude Zilberberg, Pour saluer l’événement sur le site des Nouveaux Actes Sémiotiques.

Sous condition de tempo, le passage de l’/ouvert/ au /fermé/ et du /fermé/ à l’/ouvert/ devient un événement. Bachelard décrit en termes enthousiastes l’ouverture d’un coffret :  «Quand le coffret se ferme, il est rendu à la communauté des objets ; il prend sa place dans le monde extérieur. Mais il s’ouvre ! (...) Le dehors est rayé d’un trait, tout est à la nouveauté, à la surprise, à l’inconnu. Et même, suprême paradoxe, les dimensions du volume n’ont plus de sens parce qu’une dimension vient de s’ouvrir : la dimension d’intimité27.»  Les ingrédients de la recette de l’événement, tels que nous les avons envisagés ailleurs28 sont réunis en quelques lignes : le mode d’efficience confrontant le survenir et le parvenir, le mode d’existence confrontant la visée anticipatrice et la saisie rétrospective, le mode de jonction confrontant la concession et l’implication. Soit :

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De là deux remarques : du point de vue du contenu, un événement a pour assiette une substitution de valences, ici la substitution concessive subite de l’/ouvert/ au /fermé/ ; sans la pointe, sans le punctum de la concession, le triptyque “baudelairien” : «à la nouveauté, à la surprise, à l’inconnu» n’aurait tout simplement pas lieu ; du point de vue de l’expression, l’intimité est indépendante des isotopies sur lesquelles elle advient, pour les cas que nous avons examinés :  la prédation d’une part, la manipulation naïve d’un coffret d’autre part.

4. Maternité de l’espace

H. Van Lier dans l’article “Architecture” de l’Encyclopaedia Universalis mentionne trois hypothèses plausibles relatives à la spécificité du geste architectural :

Note de bas de page 29 :

 Henri Van Lier, Architecture, in l’Encyclopaedia Universalis, volume 2, 1968, p. 298. Cette option rejoint la position de position de Merleau-Ponty qui fait l’objet de la note 4.

«Ou bien nous étalons le donné dans le plan pour en obtenir une intuition simultanée : c’est la visée du peintre comme du dessinateur industriel. Ou bien nous ramassons le donné en un centre à étreindre ou à actionner : (...) Ou bien le donné se dispose autour de nous comme un environnement, dont nous sommes le centre mobile : cette expérience semble appartenir à toute architecture, (...) Or, l’espace comme englobement est un phénomène absolument fondamental du point de vue du vivant humain29

Note de bas de page 30 :

 Ibidem

Note de bas de page 31 :

 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1986, p. 133. Les rapports entre le temps et l’espace dans l’approche de Bachelard sont compliqués, dans la mesure où il se défie du temps : «Ici l’espace est tout, car le temps n’anime plus la mémoire. La mémoire – chose étrange ! – n’enregistre pas la durée concrète, la durée au sens bergsonien. On ne peut revivre les durées abolies, on ne peut que les penser sur la ligne d’un temps abstrait privé de toute épaisseur.» (idem., p. 128).

La pertinence est attribuée à la troisième possibilité parce qu’elle peut, à la différence des deux autres, faire état d’un antécédent existentiel majeur : «L’englobement est la situation initiale du vivant humain. Celui-ci prend son départ dans une matrice qui, soit par elle-même, soit par l’intermédiaire du liquide amniotique, établit un contact continu et fermé autour du fœtus. Paradis perdu, la matrice offre au désir son terme permanent30.» La différence entre l’«inhérence» et l’«adhérence» se creuse à l’avantage de la première : dès lors qu’elle posée comme permanence, l’«inhérence» se distingue par sa longévité supérieure, puisqu’elle actualise une «origine», et accroît du même coup une sub-valence temporelle durative : «Ce n’est qu’à la condition d’être rejeté dans un lointain temporel, d’être relégué dans les profondeurs du passé, qu’un contenu peut apparaître, non seulement posé comme sacré, mais aussi en tant que tel, justifié. Le temps est la forme archaïque de cette justification spirituelle31.»

Le filage de cette identification de la maison à une matrice prénatale se laisse aisément deviner : la maison est une mère :

Note de bas de page 32 :

 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., pp. 26-27. Tout en marquant incessamment ses réserves à l ‘égard de la psychanalyse, Bachelard note : «Au-dedans de l’être, dans l’être du dedans, une chaleur accueille l’être, enveloppe l’être. L’être règne dans une sorte de paradis terrestre de la matière, fondu dans la douceur d’une matière adéquate.» (ibid.)

«L’être est tout de suite une valeur. La vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de l’être. (...)  Nous aurons à revenir sur la maternité de la maison. Pour l’instant, nous voulions indiquer la plénitude première de l’être de la maison32

Toutefois la maison n’est qu’une possibilité figurative parmi d’autres dans la mesure où toute «inhérence» peut être promue, reconnue, assumée comme le lieu d’une naissance ou d’une renaissance improbable. Dans son commentaire du tableau de Rembrandt, Le retour du Prodigue, P. Baudiquey voit dans le corps du père qui se voûte et se creuse le corrélat de la renaissance du fils :

Note de bas de page 33 :

 Paul Baudiquey, Le retour du Prodigue, Mame, 1995, p. 54.

«Un creux, un vide, assez vaste, assez plein pour que s’y engendre, comme d’un sein maternel, le fils perdu et retrouvé. Une sorte d’absolue “révérence” extirpe le Père de lui-même pour le vouer à l’éperdue reconnaissance de “l’enfant” en train de re-naître de lui33

Note de bas de page 34 :

 G. Bachelard, La poétique de l’espace, idem., p. 17. Il est clair que l’idiosyncrasie personnelle de Bachelard s’adresse aux valeurs d’absolu.

Que la maison s’avère maternelle, rien de plus banal pour le psychanalyste, qui a peut-être perdu la faculté de s’étonner. Si nous écartons le point de vue psychanalytique, pour qui la réponse précède souvent la question, nous sommes en présence sinon d’un mystère, du moins d’un problème, à savoir la détermination de la relation entre l’espace et le temps, entre la forme et le processus : pourquoi telle forme émane-t-elle un processus ? pourquoi tel processus aboutit-il à une forme ? pourquoi telle «inhérence» s’avère-t-elle productrice, maternelle ? L’hypothèse tensive suggère un début de réponse. Le schéma tensif admet pour clef de pertinence la densité phorique et confronte la densité forte des valeurs d’absolu à la densité faible des valeurs d’univers ; les premières sont le résultat d’une concentration, comme Bachelard lui-même en convient : «En particulier, presque toujours il [l’espace saisi par l’imagination] attire. Il concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent. Le jeu de l’extérieur et de l’intimité n’est pas, dans le règne des images, un jeu équilibré34.» Les valeurs d’univers sont produites par une diffusion qui virtualise ces limites lesquelles permettent justement aux valeurs d’absolu de contenir la phorie dans un templum, dans une intimité indispensable.

Cette analyse de Bachelard est très proche du point de vue tensif, puisqu’elle fait état de la tension canonique :

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Note de bas de page 35 :

 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F., 1958, p. 60.

La dualité des valeurs d’absolu et des valeurs d’univers renvoie, nous semble-t-il, à la dualité constitutive des micro-univers lesquels composent des événements et des états régulés, les premiers comme il se doit concessifs, les seconds, implicatifs. Les régimes intensifs, lesquels conjuguent le tempo et la tonicité, et les régimes extensifs, lesquels conjuguent le temps et l’espace, sont en contraste les uns avec les autres, mais les premiers comme les seconds affrontent un même problème : formuler un accord, une concordance entre telle modalité de tempo et telle modalité de tonicité pour le régime intensif, formuler un accord, une concordance entre telle modalité temporelle et telle modalité spatiale, concor­dance que Bachelard formule en ces termes à propos, il est vrai, de la physique  contem­poraine : «On sent plus ou moins nettement que l’énigme métaphysique la plus obscure réside à l’intersection des propriétés spatiales et des propriétés temporelles35.» Ces accords “mystiques” concourent sans doute à la stabilisation, à la pérennité des valeurs, mais elles restent à comprendre.

Note de bas de page 36 :

 «(...) la phénoménologie de l’imagination demande qu’on vive directement les images, qu’on prenne les images comme des événements subits de la vie. Quand l’image est nouvelle, le monde est nouveau.» dans G. Bachelard, La poétique de l’espace, idem, p.58.

Jusqu’à maintenant, nous avons traité de réalisations implicatives, en consonance avec la doxa et l’usage. Toutefois, selon la syntaxe jonctive, l’implication est dans un rapport  d’alternance avec la concession. Le point est d’ailleurs délicat. L’image telle que la conçoit Bachelard, par catalyse : l’image-événement36, appelle, on l’a vu, la concession. En vertu de la supériorité structurale des syntagmes concessifs sur les syntagmes implicatifs, la concession accroît la force de l’image, la «tonalise» selon un terme emprunté à Bachelard lui-même. La concession conserve la structure en la retournant, comme on retourne un gant, de sorte que le dedans devienne le dehors. L’intimité n’a plus de relation avec l’intériorité, mais avec l’extériorité. Et Bachelard de citer le poète G. Spiridaki :

Note de bas de page 37 :

 Idem pp. 61-62.

«La maison de Spiridaki respire. Elle est vêtement d’armure et puis elle s’étend à l’infini. Autant dire que nous y vivons tour à tour dans la sécurité et dans l’aventure. Elle est cellule et elle est monde. La géométrie est transcendée.
“Ma maison je la voudrais semblable à celle du vent de mer, toute palpitante de mouettes.”
Ainsi, une immense maison cosmique est en puissance dans tout rêve de maison. De son centre rayonnent les vents, et les mouettes sortent de ses fenêtres. Une maison si dynamique permet au poète d’habiter l’univers. Ou, autre manière de dire, l’univers vient habiter sa maison37 ;»

Cette prise en charge de l’intimité par la concession aboutit à un oxymoron saisissant : l’«immensitéintime» qui fournit le titre d’un chapitre de La poétique de l’espace.

L’analyse de H. Van Lier, dont nous sommes parti, qualifiait le séjour du fœtus dans la matrice de «paradis perdu». Ce syntagme superlatif soulève la question de la relation fidu­ciaire du sujet à la structure élémentaire de l’espace que nous supposons, à savoir la tension entre le /fermé/ et l’/ouvert/. Du point de vue thymique, la configuration de l’abri suppose un système simple :

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Note de bas de page 38 :

 «N[ou]s ne pouvons penser création ex nihilo sans opérer une négation – qui exige une affirmation antérieure, réservée. J’éteins d’abord – Puis j’allume – Mais c’est rallumer.» (P. Valéry, Cahiers, tome 1, idem., p. 771.)

Note de bas de page 39 :

 G. Bachelard, La poétique de l’espace, op. cit., pp. 102-103.

Note de bas de page 40 :

Idem, p. 103.

Note de bas de page 41 :

Ibidem

Sommaire, l’opposition entre le /fermé/ et l’/ouvert/ n’épuise pas la relation. Dans l’approche de Bachelard, le /fermé/, qui n’est jamais pour Valéry38 que le /refermé/, ne virtualise pas l’/ouvert/ : il le défie. Autrement dit, le sujet introduit la concession, le para­doxe dans la constitution du champ de présence. Pour Bachelard, dans les pages qu’il consacre au nid, au miracle du nid pour celui qui le découvre, le nid, point perdu dans l’immensité du monde, se soutient de la confiance éperdue qu’il place dans son entour. Une fois encore, la relation pertinente est la concession, le ressort du bien que : «L’oiseau construirait-il son nid s’il n’avait son instinct de confiance au monde39 ?» L’analogie se développe sans surprise : «(...) si nous faisons de cet abri précaire qu’est le nid – paradoxalement sans doute, mais dans l’élan même de l’imagination – un refuge absolu, nous revenons aux sources de la maison onirique40.» Dans les deux analyses, celle de Van Lier et celle de Bachelard, la tension entre la quiétude propre au /fermé/ et l’inquiétude propre à l’/ouvert/ est transférée de la synchronie à la diachronie : «Dans son germe, toute vie est bien-être. L’être commence par le bien-être41.» Ne sommes-nous pas en droit de nous demander si cette antériorité et l’hypotypose qu’elle autorise ne sont pas les conditions de cette confiance native, initiale, de l’animé en «l’être tranquille du monde» ?

Note de bas de page 42 :

 Idem. p. 145.

Analytique, la démarche sémiotiqueest double : (i) elle s’efforce de préciser les grandeurs qui appartiennent au plan de l’expression et celles qui appartiennent au plan du contenu ; (ii) dans chaque plan, certaines grandeurs sont définies, d’autres, définissantes. Dansle fragment qui suit, Bachelardajoute comme trait définissant de la maison, quiest le corrélat du fermé, la chaleur : «Faut-il souligner que, comme dans le texte de Cyrano, la douce chaleur des régions enfermées est le premier indice d’une intimité ? Cette intimité est la racine de toutes les images42.» Pour le plan du contenu, le défini, l’intimité, ajoute au «bien-être» la «sécurité». La sémiose se présente provisoirement ainsi :

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Note de bas de page 43 :

Idem., p. 178.

Note de bas de page 44 :

Ibidem

Note de bas de page 45 :

Ibidem

Note de bas de page 46 :

 Idem., p. 184.

La concession est de l’ordre de l’événement, de la surprise, de l’imprévisible. Une combinatoire restreinte peut certes actualiser une impossibilité, mais cela ne constitue jamais qu’un “être de papier”. Le chapitre de La poétique de l’espace que Bachelard consacre à l’«immensité intime» en est l’illustration. Bachelard, à l’écoute du mot «vaste» dans l’œuvre de Baudelaire, insiste sur la dynamique hyperbolique de l’imaginaire baudelairien : «(...) on trouverait bien des éléments pour une phénoménologie de l’extension, de l’expansion, de l’extase – bref pour une phénoménologie du préfixe ex43;» Que l’/ouvert/ s’étende infiniment, rien de plus aisé à admettre, mais que l’/ouvert/ et le /fermé/ s’accroissent de conserve, voilà qui ne laisse pas d’étonner : «Cette immensité, Baudelaire vient de nous le dire en détail, est une conquête de l’intimité. La grandeur progresse dans le monde à mesure que l’intimité s’approfondit44.» Tandis que pour la doxa l’intimité et l’immensité varient en raison inverse l’une de l’autre, elles varient selon Bachelard en raison converse en analogie, en correspondance l’une avec l’autre, si bien que par catalyse : «Lentement, l’immensité s’institue  en valeur première, en valeur intime première45.» Cette dynamique s’inscrit dans l’espace tensif en vertu de l’argument suivant : «Il semble alors que c’est par leur “immensité” que les deux espaces : l’espace de l’intimité et l’espace du monde deviennent consonants. Quand s’approfondit la grande solitude de l’homme, les deux immensités se touchent, se confondent46

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Note de bas de page 47 :

 «La voyelle a, corps du mot vaste, s’isole dans sa délicatesse, anacoluthe de la sensibilité qui parle.», idem., p. 180.

Note de bas de page 48 :

 Idem., p. 183.

L’analyse du plan du contenu retentit  doublement sur celle du plan de l’expression. Du point de vue phonologique, la voyelle a contient à elle seule le signifié du vocable baudelairien par excellence : «vaste47» : du point de vue morphologique, seule l’expression verbale paraît à Bachelard adéquate : «L’espace apparaît alors au poète comme le sujet du verbe se déployer, du verbe grandir. Dès qu’un espace est une valeur  – et y a-t-il plus grande valeur que l’intimité ? – il grandit. L’espace valorisé est un verbe ; jamais en nous ou hors de nous la grandeur n’est un “objet48.» Le verbe respectueux de l’imperfectivité de l’espace selon Bachelard est bien sûr : “immensifier”.

5. L’espace mythique

Note de bas de page 49 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, idem., p. 100. C’est l’auteur qui souligne.

Note de bas de page 50 :

 Ibidem

Note de bas de page 51 :

 Ibidem

Note de bas de page 52 :

Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 342. L’abruption n’est peut-être qu’une anacoluthe filée.

Note de bas de page 53 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2,  idem., p. 105.

La notion d’espace mythique est une des constantes de la réflexion de Cassirer en ce sens que la pensée rationnelle, systématique apparaît comme une divergence, une  prise de distance, une rupture avec la pensée mythique abordée dans le deuxième et le troisième volume de La philosophie des formes symboliques. De notre point de vue, le point remar­quable tient dans le fait que Cassirer formule une suite de propriétés de la pensée mythique dans lesquelles nous reconnaissons sans peine un certain nombre de conditions proprement tensives. Sachant que la pensée mythique a pour attracteur prévalent la tension entre le sacré et le profane, trois points méritent d’être relevés : (i) la formation d’un pic d’intensité, aisé à vivre et à revivre, mais délicat à penser. Comment produire un éclat ? À l’égard de cette question à laquelle il sera toujours difficile de répondre, nous avançons l’hypothèse suivante : à partir de la dualité des modes d’efficience, c’est-à-dire de la tension entre le parvenir progressif et le survenir exclamatif, la formation d’un pic d’intensité pour le sujet suppose la détonation d’un survenir, qui, par le désarroi dans lequel il plonge le sujet, par la débâcle modale subite qu’il déclenche, fait surgir une intensité que le sujet n’a justement pas les moyens de résoudre, c’est-à-dire en somme de consommer et d’épuiser sur-le-champ. Et c’est bien ainsi que Cassirer l’entend : «Cette pensée [mythique] n’est pas poussée par la volonté de comprendre l’objet, au sens de l’embrasser par la pensée et de l’incorporer à un complexe de causes et de conséquences : elle est simplement prise par lui. Mais cette intensité, cette violence immé­diate, qui caractérisent la présence de l’objet mythique à la conscience sont précisément ce qui le détache de lasimple série de ce qui est toujours identique et de ce qui revient toujours uniformément49Nous admettrons que Cassirer formule dans cette page les conditions intensives, autrement dit les sub-valences paroxystiques de tempo et de tonicité indispensables à une surrection subjectale ;(ii)le second trait est l’émergence dans le champ de présence d’une singularité, d’une exclusivité : «Il [l’objet] vit dans une atmosphère individuelle, comme une chose unique qui ne peut être appréhendée que dans sa singularité, dans son ici-et-maintenant50.» Cette fois, c’est la condition extensive qui se trouve précisée. La composition des valences intensives et extensives projette dans le champ de présence une concentration ; (iii) il reste à préciser les sub-valences extensives de temps et d’espace de la grandeur ainsi sommée : «Ils [les contenus qui appartiennentà la conscience mythique] constituent un empire clos sur lui-même, ils possèdent une même coloration qui leur permet de ressortir dans la série du quotidien et de l’habituel, de l’existence empirique commune51.» Si les sub-valences intensives sont génératrices, les sub-valences de temps et d’espace sont conservatrices : la sub-valence de temps tient à la divergence entre la «série du quotidien» qui suit son train, et le contenu survenu qui est – nous l’avons indiqué  –  de l’ordre de l’arrêt, de l’immobilisation, à la manière d’un rocher sur lequel un courant ininterrompu passe  ; la temporalité est ici aspectualisante et durative. Mais cette pérennisation exige un dispositif rétensif, «un empire clos sur lui-même» qui fasse obstacle à la dilution de l’intensité, ou encore dans les termes de Deleuze, qui soit en mesure d’empêcher l’intension de s’annulerenextension. Du point de vue de la syntaxe discursive, les valences de tempo et de tonicité relèvent de la syntaxe intensive laquelle procède par augmentation et diminution, c’est-à-dire en concordance avec l’hyperbole et la litote ; de leur côté,  les valences de temps et d’espace relèvent de la syntaxe extensive laquelle procède par tri et mélange en concordance avec une figure négligée : l’abruption, que Fontanier décrit en ces termes : ««Ensuite le nom d’Abruption convient mieux que tout autre, sans doute, à la figure que nous avons ici en vue. Ce nom exprime bien, si je ne me trompe, ce qu’on peut entendre par passagebrusque, imprévu, par passage ex abrupto. Or, il s’agit précisément de désigner une figure par laquelle on ôte les transitions d’usage entre les parties d’un dialogue, ou avant un discours direct, afin d’en rendre l’exposition plus animée et plus intéressante52.»  En un mot, et sans que nous ayons à forcer les textes, le métalangage propre à l’hypothèse tensive convient à la description de l’espace mythique produite par Cassirer sous la plume duquel nous lisons : «Il y a des différences de “valence” propres au mythe, de même qu’il y a des différences de valeur pour la logique et l’éthique53

Note de bas de page 54 :

Idem., p. 103.

Note de bas de page 55 :

Idem, p. 104.

Cette connivence inattendue et gratifiante est celle qui, d’une façon générale, associe à une dynamique une morphologie. Cette connivence est encore celle qui, dans la structure des dérivées, règle l’accent ; la phorie, au lieu de se disperser, de se perdre, se reporte sur telle grandeur-support et informe, par présomption de continuité, une valeur d’absolu, une valeur d‘éclat conforme à la structure basique de l’espace tensif : «L’essentiel n’est pas ce qui porte cette détermination, mais cette détermination même, ce caractère d’insolite54.» Cassirer n’hésite pas à reconnaître dans cette émergence pour l’objet, dans cette déflagration pour le sujet, une structure langagière : «On peut donc dire, de manière à la fois juste et erronée, que la formule du mana-tabou est autant le fondement du mythe et de la religion que l’interjection est le fondement du langage. Il s’agit, dans ces deux notions, des interjections primaires de la conscience55.» Les conditions de la différence saussurienne sont dès lors remplies, comme le montre ce diagramme dont nous établirons dans un instant la cano­nicité : deux régions de l’espace tensif reçoivent de leur relativité leurs caractéristiques :
(i) une aire de l’accent qui voit la phorie confiée à ou confisquée par une grandeur définie par l’exclusivité à laquelle elle prétend ; cette aire est le siège de l’accent ; (ii) une aire de l’in-accent caractérisée par le nombre indéfini des grandeurs qu’elle accueille, grandeurs qui fonctionnent comme des diviseurs de la phorie. Dans l’aire de l’accent, en raison de l’exclusivité observée, l’échange est impossible, la non-comparaison, la règle, tandis que dans l’aire de l’in-accent, l’échange incessant a lieu “à tout propos” et “hors de propos” du point de vue de la valeur d’absolu. Soit le diagramme suivant :

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Note de bas de page 56 :

 Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 1342.

Note de bas de page 57 :

 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, op. cit., p. 104. Le style baroque ne fonctionne pas autrement selon Wölfflin : «(...) le baroque rejette toute la force sur un seul point, éclate en ce point avec la plus grande démesure, cependant que les autres parties restent étouffées et sans vie.» dans  Renaissance et baroque, Paris, Le livre de poche, 1989, p. 134. Il est permis de penser que, en raison de la “monotonie” du plan du contenu, la variabilité sémiotique est à rechercher du côté du plan de l’expression.

La conclusion du texte de Pascal intitulé L’ordre des corps, l’ordre des esprits, l’ordre de la charité est, si l’expression est tolérée, une illustration des tensions immanentes à l’inten­sité et à l’extensité. Pascal conclut en ces termes : «De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité : cela est impossible, d’un autre ordre, surnaturel56.» Dans l’ordre de l’intensité, du retentissement subjectal, la «charité» est hors de proportion avec les «corps» et les «esprits» ; dans l’ordre de l’extensité, la «charité» est singulière selon l’acception forte du terme, exclusive, ainsi que le texte pascalien le réitère incessamment, La force intacte du texte pascalien tient entre autres à la radicalité de l’opération de tri à laquelle il procède dans le plan du contenu et à la partition des «ordres», c’est-à-dire des espaces, qu’il décrète dans le plan de l’expression. En raison de son unicité, la  «charité» est à même de capitaliser la phorie, tandis que dans l’aire de l’in-accent, les «corps» et les «esprits», en somme victimes de leur nombre, sont en voie d’annulation : «Cet accent permet de décomposer la totalité de ce qui est et ce qui arrive en deux sphères, une sphère signifiante, qui éveille et enchaîne l’intérêt mythique, et une sphère insignifiante, qui laisse indifférent cet intérêt57

Note de bas de page 58 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, op. cit., p. 111. Pour Deleuze et Guattari : «Faire apparaître l’absolu dans un lieu, n’est-ce pas un caractère très général de la religion (quitte à débattre ensuite de la nature de l’apparition, et de la légitimité ou non des images qui la reproduisent) ?)» dans Mille plateaux, Paris, Les Editions de minuit, 2004, pp. 474-475.

Note de bas de page 59 :

 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, op. cit., p. 36.

À partir de la divergence entre d’une part l’“espace logique” des mathématiques reconnu consensuellement comme “continu”, “homogène” et “infini”, d’autre part l’espace mythique dominé par le «phénomène d’expression», c’est-à-dire l’affect survenant, est mise en place la «distinction entre deux provinces de l’être : une province de l’habituel, du toujours-accessible, et une région sacrée, qu’on a dégagée et séparée de ce qui l’entoure, qu’on a clôturée et qu’on a protégée du monde extérieur58.» Là encore, les définitions avancées sont d’ordre valenciel. Les définitions tensives de la sphère du sacré et de la sphère du profane sont conformes à la demande hjelmslevienne qui conçoit les grandeurs comme des «points d’intersection de faisceaux de rapports59», «points d’intersection» des dimensions et des sous-dimensions pour nous. Les définitions valencielles offrent cette particularité de transformer les tensions isotopes propres à l’espace tensif : [long vs bref] pour la temporalité, [fermé vs ouvert] pour la spatialité, en conjonctions hétérotopes : [long ρ fermé] pour la sphère du sacré, [bref ρ ouvert] pour la sphère du profane, soit :

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Nous avons indiqué que le métalangage propre à l’hypothèse tensive rendait compte du métalangage retenu par Cassirer. Il est clair que cette formulation telle quelle est irrecevable, pour la simple raison que le “cœur” du métalangage tensif est emprunté aux dernières pages de La catégorie des cas de Hjelmslev, notamment celles qui ont trait à la distinction entre le terme intensif et le terme extensif :

Note de bas de page 60 :

 L. Hjelmslev, La catégorie des cas, Munich, W. Fink, 1972, pp. 112-113.

«Ce choix d’un seul terme de la zone [sémantique] comme base du système dépend d’un principe selon lequel une seule case doit être choisie comme intensive, alors que les autres cases sont extensives. La case qui est choisie comme intensive a une tendance à concentrer la signification, alors que les cases choisies comme extensives ont une tendance à répandre la signification sur les autres cases de façon à envahir l’ensemble du domaine sémantique occupé par la zone60

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Note de bas de page 61 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, idem., p. 127. Le «templum» est une image du terme intensif de Hjelmslev, sans que soit envisagée ici la question de la dérivation.

Il ressort de ces convergences que la question du sens est dirigée par la catégorie de la densité, puisque le terme intensif dans l’approche sémiotique de Hjelmslev, la sphère du sacré dans l’approche anthropologique de Cassirer se définissent par leur densité supérieure. Mais cette densité est ambivalente, c’est-à-dire que l’accent d’excellence peut être alloué aussi bien à la concentration qu’à la diffusion. Le monde dit ancien, sensible à la concen­tration, avait soin de préserver la valeur en la plaçant dans un «templum» : «La sacralisation commence lorsqu’on dégage, de la totalité de l’espace, une région particulière, qui est distinguée des autres, qui est entourée et pour ainsi dire clôturée par le sentiment religieux. Cette notion de sacralisation religieuse, qui se présente aussi comme une division de l’espace, s’est concrétisée linguistiquement dans l’expression templum. Templum en effet, (en grec téménos) remonte à la racine tem-, couper, et ne signifie donc rien d’autre que ce qui est découpé, ce qui est délimité61À ce seul égard, le monde dit moderne donne lui l’impression d’avoir opté pour la diffusion, la circulation sans restriction dans l’/ouvert/, la “démocratisation” qui légitime inconditionnellement la réclamation de chacun.

Note de bas de page 62 :

 Idem., p. 131.

Note de bas de page 63 :

 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 145.

En vertu d’une réflexivité avantageuse et délicate, la spatialité sémiotique, dominée par la tension [ouvert vs fermé] assiste non seulement les plus hautes manifestations du sens, mais encore les plus humbles, ce que nous aimerions appeler la monnaie du sens, dans la mesure où la délimitation est la procédure par excellence de la démarche sémiotique. On peut mettre en relation la démarche analytique de Cassirer : «Tout contenu qui a pour le mythe une certaine importance, chaque circonstance de la vie qu’il dégage de la sphère de l’indifférent et du quotidien, constitue pour ainsi dire une enceinte particulière à l’intérieur de l’existence62avec celle de Saussure dans le CLG : «L’entité linguistique n’est complètement déterminée que lorsqu’elle est délimitée, séparée de tout ce qui l’entoure sur la chaîne phonique63

Note de bas de page 64 :

 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 2, idem., p. 111.

Note de bas de page 65 :

 Idem., p. 110.

Note de bas de page 66 :

 A.J. Greimas & J. Courtés, Sémiotique 1, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, idem, p. 378.

Si nous tentons de prendre quelque recul vis-à-vis des analyses impressionnantes de Cassirer, nous nous sommes tenté de rapporter à la syntaxe tensive les aboutissantes de certaines de ses analyses. Quand on réfléchit à la place que Cassirer accorde à l’accent : «À l’inverse de l’homogénéité qui règne dans l’espace conceptuel de la géométrie, chaque lieu et chaque direction est affecté dans l’espace intuitif du mythe d’un accent particulier, qui renvoie lui-même à l’accentuation fondamentale propre au mythe, à la distinction du sacré et du profane64.», il est que l’accentuation est une modalité particulière de la syntaxe intensive qui oriente le champ de présence en procédant à des redoublements ou à des amenuisements intensifs. En second lieu, la pensée mythique concerne également la syntaxe extensive laquelle procède elle par tris et mélanges. Toujours selon Cassirer, la pensée mythique “mélange” la «place» et le «contenu» : «La distinction entre la place et le contenu, qui est à la base de la construction de l’espace “pur” de la géométrie n’est pas encore effectuée ; il n’est même pas possible de l’effectuer. (...)65» Cette opération de tri singulière, de disjonction de la «place» et du «contenu» qui a pris bien “du temps”, peut également être reçue comme la résolution d’un syncrétisme. Afin de consolider cette interprétation, nous ferons valoir que si l’on considère, à l’écoute de Sémiotique 1, que les “opérations syntaxiques sont signi­fiantes”66, et que l’on accorde quelque consistance à l’hypothèse tensive, il devient impossible de faire silence sur la signification des opérations de la syntaxe intensive et de la syntaxe extensive que l’on rencontre à chaque instant dans les énoncés et dans les métalangages.

6. Spatialité et syntaxe jonctive

Note de bas de page 67 :

 G. Bachelard, La poétique de l’espace, idem, p. 199.

Jusques ici, nous n’avons fait état que de la syntaxe “ordinaire”, c’est-à-dire celle, qui en conformité avec la doxa, reproduit les implications en usage dans le champ de présence, toutefois l’hypothèse tensive considère que la syntaxe intensive et la syntaxe extensive sont subordonnées à la syntaxe jonctive laquelle oppose l’implication et la concession. Si cette distinction n’est pas thématisée, cette omission signifie que c’est la syntaxe implicative qui est en vigueur. La concession est au principe de la nouveauté, de l’événement et de l’étonnement qui les authentifie. Du point de vue objectal, la concession invite à une traversée des apparences, à une conversion du regard. Eu égard à notre propos, la prégnance de l’/ouvert/ et du /fermé/, la concession projette un double oxymoron interrogatif : et si l’/ouvert/ était /fermé/ ? le /fermé/, /ouvert/ ? La concession, nous l’avons croisée dans le texte de Pascal relatif aux trois «ordres». Dans La poétique de l’espace, Bachelard nous propose un exemple relevé dans l’œuvre de Supervielle : «Dans un autre texte de Supervielle, la prison est à l’extérieur. Après des courses sans fin dans la pampa sud-américaine, Jules Supervielle écrit : “À cause même d’un excès de cheval et de liberté, et de cet horizon immuable, en dépit des galopades désespérées, la pampa prenait pour moi l’aspect d’une prison, plus grande que les autres67

Note de bas de page 68 :

 G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, idem, p. 472.

Note de bas de page 69 :

Idem, p. 473.

Note de bas de page 70 :

Ibidem

Dans le douzième chapitre de Mille plateaux, Deleuze et Guattari dressent le double portrait du “migrant” et du “nomade”. Les premiers traits qu’ils mentionnent sont implicatifs et s’opposent terme à terme : le “nomade” subordonne le “point” dans l’espace au “trajet”, tandis que pour le “migrant” c’est l’inverse ; l’espace que hante le “nomade” est /ouvert/ et indivisible et ne fait pas l’objet d’une attribution ; l’espace du “migrant” est /fermé/ et divisible. En troisième lieu, l’espace du “migrant” est «strié par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures», celui du “nomade” est «lisse». Mais bientôt et par amplification, les auteurs font appel à la concession, d’abord à la concession simple : «Le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace, et c’est là son principe territorial. Aussi est-il faux de définir le nomade par le mouvement. Toynbee a profondément raison de suggérer que le nomade est plutôt celui qui ne bouge pas. (...) Bien sûr, le nomade bouge, mais il est assis, il n’est jamais assis que quand il bouge (...)68Puis à la concession double : «Aussi faut-il distinguer la vitesse et le mouvement : le mouvement peut être très rapide, il n’est pas pour cela vitesse ; la vitesse peut être très lente, ou même immobile, elle est pourtant vitesse69À l’aide de l’adverbe “pourtant”, la concession virtualise dans l’énoncé même la prédication implicative : «C’est en ce sens que le nomade n’a pas de points, de trajets ni de terre, bien qu’il en ait de toute évidence70

7. Pour finir

À partir de ces remarques et de ces emprunts, qu’il serait bien téméraire de généraliser nous nous interrogerons a posteriori sur la démarche que nous avons suivie. Les propositions de Hjelmslev procèdent à une catalyse d’envergure, puisqu’elles rattachent une divergence morphologique, le couple “adhérence” vs “inhérence”, à une valeur thymique : l’“intimité”. Cette première catalyse est suivie d’une seconde qui est comme la réponse non triviale aux questions : mais quel est exactement l’intérêt de cette mise en relation d’un affect et d’une morphologie ? que gagnons-nous au juste ? Les formes de l’espace que nous avons survolées renvoient tacitement à l’omniprésence d’autrui et à l’accessibilité que nous lui accordons quand notre espace s’ouvre à lui, que nous lui refusons quand nous fermons l’espace que nous pensons contrôler. Ces deux gestes renvoient à une catalyse plus ou moins attendue : la morphologie de l’espace adoptée mesure la fiducie de notre relation à autrui aussi longtemps que ces questions perdureront : est-il bien raisonnable de ma part de faire confiance à autrui, comme Lévinas nous y invite ? ou bien : la défiance est-elle une marque de sagesse ? La spatialité que nous avons envisagée devient dans cette perspective le plan de l’expression d’une sémiose dont la fiducie est le plan du contenu. Si bien que, à partir des configurations que nous avons envisagées, le syntagme “espace thymique” apparaît, strictement mesuré, comme un pléonasme.

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