« Où situer, à quel niveau, comment construire la cohérence » de l’œuvre de Jacques Geninasca, professeur et peintre ?

Jean-Claude Coquet

Université Paris VIII

https://doi.org/10.25965/as.2715

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Mots-clés : cohérence, discours esthétique, perception, stabilité/instabilité, surprise

Auteurs cités : Jacques GENINASCA, Henri Quéré, Félix THÜRLEMANN

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 J. Geninasca, « La clairvoyante attente de l’ignorant », Cahiers suisses de littérature générale et comparée,  Peter Lang, 1985, p. 33.

Je reprends dans le titre la formulation, à mes yeux, exemplaire, d’un programme de recherche que J. Geninasca appliquait à un poème de Jacottet1. Je me contenterai de quelques notes sur son activité de peintre, non sans audace, car je l’ai découverte bien tard et d’autres seraient mieux placés pour en parler.

Note de bas de page 2 :

 « Le regard esthétique », Actes Sémiotiques - Documents, 58, 1984, p. 19 et 21. Repris dans La Parole littéraire, PUF, 1997, p. 208 et 210.

Note de bas de page 3 :

 Concernant la « surprise » nécessaire à toute saisie esthétique, J. Geninasca relève ce passage de « L’admiration » dans Les Passions de l’âme de Descartes : « Si l’objet qui se présente n’a rien en soi qui nous surprenne, nous n’en sommes aucunement émus et nous le considérons sans passion », La Parole littéraire, op.cit., p. 73.

Note de bas de page 4 :

 J. Geninasca, « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit », Protée, printemps 1998, p. 116.

Note de bas de page 5 :

 H. Quéré, « Sémiotiques d’avant, sémiotiques d’après : à propos de La Parole littéraire de Jacques Geninasca », Littérature, 117, 2000, p. 123.

Bénéficiant d’un congé sabbatique, Jacques m’avait demandé de le remplacer à l’Université de Zurich en 1986. Quand je suis entré dans la belle maison des Geninasca, à Zurich, précisément dans la chambre qu’ils m’avaient réservée, j’ai été saisi d’étonnement et d’admiration pour un tableau installé sur un grand chevalet qui barrait obliquement l’espace. J’ai le souvenir (un souvenir d’un quart de siècle qu’il faudrait étayer par le témoignage de Catherine Geninasca) d’un paysage composé de strates, de « formants », où dominaient le bleu et le jaune, deux couleurs fondamentales, et, sans doute, accompagnées ou relevées de vert. Je l’ai vu à chacun de mes passages. On peut dire que j’ai été aussitôt saisi par l’« enthousiasme » que Jacques, reprenant à son compte une citation de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, définissait comme « une émotion vive de l’âme à l’aspect d’un tableau NEUF et bien ordonné qui la frappe, et que la raison lui présente »2. Une « émotion vive », un rapport au monde jusqu’ici inconnu (« un tableau NEUF »), la confiance en la « raison ». C’est bien ce type d’expérience ordonnée, d’abord la perception et la surprise, ensuite l’analyse de cette perception, que j’étais invité, comme tout visiteur de cette pièce, à re-produire à mon tour3. En somme, prise et reprise : deux opérations complémentaires et chronologiquement distinctes. La première assure la fondation, tant il est vrai que « la perception esthétique du monde » est la seule voie d’accès au « réel » que Jacques situe « en amont des grandeurs iconiques » d’inspiration positiviste. Une telle saisie est « à vocation phénoménologique », précise-t-il, se plaçant ainsi dans les pas du Merleau-Ponty de L’Œil et l’Esprit. La seconde se consacre à « l’exercice d’une stratégie de cohérence »4. C’est le moment impérieux de la reprise analytique du sens. Comme le dit justement H. Quéré, il s’agit non seulement de « reformer les unités et les segments [les formants] en un tout de signification », mais aussi de « reformer les moments épars de l’existence en une histoire continue et cohérente. Dans les deux cas, il s’agit de recoller les morceaux », sans jamais se distraire d’une « esthétique de la partition »5.

Note de bas de page 6 :

 J. Geninasca, « Hommage à A.J. Greimas », Nouveaux Actes Sémiotiques, 25, 1993, p. 25.

Jacques était à l’évidence un professeur respecté ; mieux encore, un chercheur très vite confirmé, adoubé par Greimas dès 1968 (« Vous pouvez vous considérer de l’École de Paris », lui avait-il dit, après l’avoir entendu, à Urbino, analyser un passage de la Divine Comédie6). Il était aussi, et c’était une heureuse découverte pour moi, un peintre dont j’avais eu la chance d’admirer l’une des œuvres, en « vrai », pour la première et dernière fois, à Zurich, en 1986.J’ai projeté chaque année d’aller à l’une de ses expositions, à Balerna, à Bassano del Grappa, à Romainmôtier, ou, dernièrement, en 2008, à Lausanne, sans réussir jamais à m’y rendre. Je l’ai toujours regretté. Il m’avait pourtant envoyé depuis 1997 jusqu’à 2009, comme autant d’appâts, dix-sept reproductions, aquarelles ou peintures à l’huile, qu’il titrait le plus souvent et accompagnait d’un mot amical, toujours signé au nom de Catherine et Jacques.

Note de bas de page 7 :

 J. Geninasca, La Parole littéraire, op.cit., p. 212.

Note de bas de page 8 :

 J. Geninasca, op.cit., p. 106 ; F. Thürlemann rappelle que Jacques a donné des leçons sur Kandinsky à l’Université de Zurich ; v. son livre, Kandinsky über Kandinsky - Der Künstler als Interpret eigener Werke, Benteli, Bern, 1986, p.10.

Note de bas de page 9 :

 F. Thürlemann, op.cit., fig. 21, p. 241.

Note de bas de page 10 :

 Ibid., fig. 18 et 19, p. 243.

Note de bas de page 11 :

 Ibid., p. 166.

Note de bas de page 12 :

 J. Geninasca, «  “Signe”, “forme-sens”, formant », Cahiers de l’Herne, 76 (Ferdinand de Saussure), 2003, p. 221.

Chacune de ces reproductions avait quelque chose à voir avec le passage de l’iconique à l’abstrait, avec l’abandon du « Discours social » au profit du « Discours esthétique », partant, avec l’abandon de la rationalité scientifique, qui vise à « l’un », au même, au profit de la « raison esthétique » qui, pour sa part, tout en étant dépourvue de « valeur explicative », « délimite un lieu problématique », celui occupé par l’« Imagination », telle que la comprenaient les Encyclopédistes7. Ce n’est pas un hasard si, dans le même article, Jacques fait référence au travail de Felix Thürlemann concernant Kandinsky8. Je retiendrai ici quelques titres donnés aux œuvres. On peut les considérer comme des esquisses d’interprétation. Or, Kandinsky, pendant sa « période parisienne » a choisi de titrer la même œuvre en français et en allemand. Ainsi au titre chez Kandinsky de : Stabilité animée (1937/38), en allemand, Animierung, pourrait faire écho États dynamiques (1997) chez Jacques. Tout se passe comme si les deux peintres, en choisissant l’oxymore, avaient voulu inciter le lecteur à entrer dans ce « lieu problématique » ouvert au discours esthétique. Des éléments de structure sont là ; chez Jacques, un carré fortement coloré en rouge s’efforçant de contenir des formes aux bornes imprécises, en haut du cadre, trapézoïdales de couleur rose, en dessous, oblongues de couleur bleu plus ou moins soutenu. Rien n’est affirmé. Ajoutons que le carré ne couvre pas toute la surface ; une bande abricot lui sert de support hypothétique. Or, avec le jeu des formes et des couleurs, nous inventorions, en fait, un espace de déplacement, un « Espace ludique », titre d’une autre composition de 1997, où se superposent carrés et rectangles, glissant, dirait-on, l’un vers l’autre, aspirés par ou émergeant d’un blanc inoccupé. Kandinsky n’opère pas autrement. Un dessin à l’encre de chine fait apparaître les nervures de ce que sera la composition « Stabilité animée » : des traits d’épaisseur différente, verticaux ou horizontaux, traits pleins ou en pointillé et fléchés, en diagonale9. Ils préparent sans doute l’espace où prendront place librement (je veux dire sans souci apparent de cohérence) des formes géométriques placées en diagonale et d’autres, à la verticale, en angle aigu avec les premières, enclavant des objets hétéroclites, soit une portée musicale soit un treillis (un réseau ordonné) soit des portions de cylindre, etc.10. Comme s’il voulait forcer les clôtures, saper la notion de cohérence, ouvrir le champ des possibles, Kandinsky utilise pour les titres des syntagmes où l’adjectif qualificatif, dont le « degré » est le trait caractéristique, introduit un prédicat évaluatif. Il y a bien des « tensions », mais elles sont « douces », « milde Spannungen » ou « calmées » (Tensions calmées, 1937) ; des « contrastes », mais ils sont « réduits » (Contrastes réduits, 1941) ; une « variation », mais elle est « modérée » (Variation modérée, 1941) ; un « élan », mais il est « tempéré » (L'Élan tempéré, 1944)11. Ce qui compte, semble-t-il, c’est de donner des objets visés une image aux contours imprécis. Jacques relève, par exemple, que chez Saussure il y a bien un « système » composé d’« états » (principe d'immanence), mais qu’un tel système, dont les états sont, « par définition, fugitifs », est « fondamentalement instable »12. En quelque sorte, la partie met en péril la totalité, à chaque instant. C'est le choix que laissent entendre ces titres de compositions de Jacques (huile ou aquarelle) : Moduler l’obscur, 1999, Le flux et le reflux, porteurs, écrivait-il, d’une « alternance de rêveries heureuses », 2000, ou encore, sur le même thème, Recomposition des eaux, 2004 ; Ciel déchiré (2007) et Rêverie de l’air (2008) ; plus récemment, en contrepoint, ces deux aquarelles légères de 2009, intitulées Au matin du jour de l’an neuf (2009) et, dernier message envoyé par Catherine, cette fois, seule, en décembre 2010, Dissipation du brouillard (2009).

Je voudrais terminer cette trop courte réflexion, peut-être ce type de méditation nécessaire à l’instauration du « discours esthétique », en évoquant une composition de 2002. Elle nous présente une sorte de treillis dont les lignes auraient été déformées, comme s’il avait été soumis à des pressions contraires, certaines lignes, probablement dessinées à l’encre de chine, sont orientées du haut vers le bas et d’autres, à l’inverse, du bas vers le haut. Malgré tout, le sens de la lecture n’est pas imposé : « cela peut se lire de plusieurs côtés ! », avertit Jacques. Toutefois, si nous nous laissons portés par le titre : Hommage à Patty Schnyder, comme Jacques nous y invite en définitive, cette structure de treillis, même déformée, est à l’image d’un tamis de raquette, si j’ose dire, en pleine activité, pendant l’acte de jeu (la Suissesse Patty Schnyder était en 2002 l’une des meilleures joueuses mondiales) ou encore, je pense, à l’image des traces que laissent sur l’ocre des terrains en terre battue les glissades de la joueuse de tennis. Le « figement d’une photographie de la tenniswoman helvétique », ajoute Jacques, mettait en valeur, une fois « agrandi et numérisé », ce « moment » privilégié où pouvaient être saisis l’impact de la balle sur le tamis ou les déplacements particulièrement véloces de Patty Schnyder que Jacques, Catherine et moi, « passionnés » de tennis, admirions sans réserve.

C’est sur cette « rêverie heureuse » que je suis heureux de conclure.

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