Lettre de Geninasca à Greimas

Jacques Geninasca

https://doi.org/10.25965/as.2726

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Texte intégral

Zurich, le 8 mars 1988.

Cher ami,

Voici une lettre inhabituelle et sans raison — je ne sais pas bien encore ce qu’elle sera.  Plaçons-la sous le signe du bavardage amical.  A vrai dire, c’est une relecture de votre De l’imperfection (titre aux résonances montaigniennes) qui m’incite à vous écrire.  J’ai découvert avec surprise, après coup, combien j’ai été aveugle à toute une dimension — la plus « profonde » peut-être — de votre texte.  Tout préoccupé par les problèmes de méthodologie, mieux, des retombées méthodologiques, j’ai prêté peu d’attention aux propos relatifs à l’axiologie sémiotique !

Vous y posez pourtant des questions qui me touchent personnellement, qui nous concernent tous : simplement je ne les attendais pas là où elles se trouvent.  Elles hantent un espace plus intime qui les reconnaît dans les textes poétiques.  Les voici donc mises en scène et accueillies.

Si la sémiotique sera axiologique ou ne sera pas et si les valeurs sont, d’abord, esthétiques (quitte à ne pas savoir très bien ce qui se cache derrière ce mot « étranger ») c’est que le moment nous semble venu de conférer une dimension éthique à l’exigence du beau qui nous habite parfois, en ces moments privilégiés que bien des textes évoquent.  L’esthétique s’est disjointe, en un premier temps, de toute préoccupation éthique, se plaçant au-delà, ou en deça du bien et du mal ; sans doute était-ce parce que l’esthétique dépendait encore du discours religieux, peu ou prou.  Contrairement au discours religieux — celui que nous connaissons — le discours esthétique ne peut donner lieu à un dogme même si les valeurs qu’il véhicule, ou qui le fondent, nous imposent un devoir.

En l’absence de valeurs — ontologiquement posées — formulables, identifiables, comment reconnaître ou se donner un programme à accomplir ou un rôle à jouer ?  Une fois renvoyés à leur insignifiance les rôles pathémiques figés que la société ne cesse de nous souffler, est-il encore d’autres rôles « jouables », ou à vivre ?

Question qui prend une forme plus savante sous votre plume quand vous vous demandez s’il est possible d’organiser en syntagmes les « événements » esthétiques.  Quel est le sens de ces moments qui s’imposent à nous comme chargés de sens ?  L’enjeu de l’aventure esthétique serait-il un destin, ou faut-il se contenter — vous ne semblez pas décidé à le faire — de la nébuleuse des états de grâce ponctuels (pour autant que le pluriel même soit justifié !) ?

Question vitale, mais question aussi pour la sémiotique : de quelle nature est cette narrativité particulière dont le schéma narratif canonique ne saurait rendre compte ?

Dans leur langage, les poètes, quelques poètes, ont esquissé une, ou plusieurs réponses à ce désir de sens dont ils étaient le lieu privilégié.  Je retrouve, transformés il est vrai, aujourd’hui, mes enthousiasmes de jeunesse pour les surréalistes et leur « aventure ».  La vie, pour eux, si j’ai bien compris, est toujours encore à inventer : inventer le geste, l’acte « juste », dont la vérité ne peut se révéler qu’après coup, une fois le risque pris.  Et l’instance de la sanction, dans ce cas ?  Et les conditions d’interprétation, après coup, qui les garantit ?  De la réponse apportée à ces questions dépend la possibilité même de resémantiser le monde et d’acquérir soi-même quelque épaisseur.

Serait juste, et pur, le geste qui permet de continuer à inventer... qui autoriserait à dessiner la courbe d’un « destin ».

De la possibilité d’imaginer une « syntagmation » des « chaînes événementielles » dépend celle d’une esthétique des relations humaines.

Le poète, la poésie, doivent-ils demeurer, aujourd’hui encore, confinés dans une tour d’ivoire et ne sauraient-ils descendre dans la rue ?

Réduire au silence notre vie intérieure : terrible castration !  On n’y échappe pas sans une attention profonde (faite de distance et de participation vécue) à soi et à l’autre et sans la réponse de l’autre fasciné par une égale attention.

Attention soutenue, à chaque instant appliquée à construire la mémoire la plus vaste possible : mémoire prophétique, dans ce cas.  Attention qui portera sur les variations — surtout les plus ténues, les plus imperceptibles à notre ordinaire distraction — de nos états pathiques.

Il est convenu, non sans raison à certains égards, que les passions égarent.  Aussi mobiles que les nuages au ciel, elles ne sauraient, c’est la sagesse qui le dit, se révéler un  bon guide.  Quotidiennement, en vertu d’on ne sait quelles « catastrophes » intérieures, nous passons brusquement d’un point de vue à l’autre, d’une mémoire, d’un discours, d’un état à l’autre.  C’est que nous sommes habités d’une multiplicité de sujets.

Pourrions-nous, pouvons-nous, en l’absence de tout savoir constitué, poursuivre une quête ?  A quelle évidence devons-nous nous en remettre, pour remettre en jeu, à chaque instant, ce qui est pour nous le plus précieux, la présence réelle du sens ?  Et qui sera juge ?  Le sentiment éprouvé d’aérienne liberté.  Nous ne pouvons nous fier qu’à lui.  Liberté suspendue, certes, à la manière de la goutte d’eau, la dernière, mais qui doit prendre le risque de l’imperfection.

Parvient-on, dans ces conditions, à dépasser l’alternative aliénante — elle a pouvoir et effet de carcan – de l’illusion et de la réalité.  Pour y parvenir, il faut s’autoriser à lire les faits de la vie comme on lit les événements qui illuminent nos rêves.  Sans doute, le risque majeur est-il alors de s’endormir, à son insu, dans un mauvais roman (un roman déjà raconté) au lieu de collaborer à édifier une citadelle imprenable.

Le programme de la vie esthétique — vous ne le dites pas explicitement — est peu compatible avec les valeurs dites sociales.  S’il ne remet pas en question la passion du contrat — tout au contraire — il semble opposer le désir de l’échange au respect des contrats passés.  Qu’en pensez-vous ?  Etant admis que chacun est condamné à être son propre juge.

Je renonce à me relire et vous dis, ou redis, ma fidèle amitié.

Jacques