Jacques Geninasca
note biographique

Eric Landowski

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Texte intégral

Suisse romand originaire du Tessin, pratiquant l’italien autant que le français, Jacques Geninasca est né le 2 septembre 1930.  Il est mort le 22 mai 2010, à Neuchâtel.

Il fait ses études à l’université de Neuchâtel.  C’est là qu’il prépare et défend sa thèse de doctorat, Analyse structurale des « Chimères » de Nerval.  Elle sera publiée en 1971 et rééditée en 1986 (Neuchâtel, La Baconnière).  La critique de la critique nervalienne traditionnelle qu’il publie en 1973 sous le titre Les « Chimères » de Nerval : discours critique et discours poétique (Paris, Larousse) le fait connaître en France dans les milieux « structuralistes » et tout spécialement dans l’entourage de Greimas.

Lecteur enthousiaste mais aussi, dès le départ, critique, de Sémantique structurale, c’est en 1968 qu’il fait personnellement connaissance avec son auteur.  Il en devient un des plus proches collaborateurs, non pas certes pour l’intendance mais pour les affaires de large envergure, en même temps qu’un ami, à la manière de ces deux hommes à la fois chaleureux et peu commodes.  Dans la toute nouvelle Association Internationale de Sémiotique que Greimas vient de fonder avec Lévi-Strauss, Jakobson et Benveniste, Geninasca est chargé, à côté de Julia Kristeva (secrétaire générale) du rôle de trésorier.  Il le restera de nombreuses années.  A partir de cette époque aussi, il collabore régulièrement aux activités du Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica créé également par Greimas, à l’université d’Urbino en 1970, puis dirigé par le Professeur Pino Paioni.

Témoignage plus intime de ce même lien, pendant plus de vingt ans, de Zurich puis de Neuchâtel, Geninasca entretiendra avec Greimas une correspondance dont tout indique qu’elle ne devait pas être moins vive de part et d’autre que les échanges auxquels, chaque printemps durant toutes ces années, les participants du séminaire de Sémantique générale que Greimas dirigeait à l’EHESS eurent l’occasion d’assister.  Ce qui n’empêcha pas que jusqu’à la mort de ce dernier, en 1992, Geninasca maintienne des rapports étroits avec les activités et les publications du Groupe de Recherches Sémio-linguistiques parisien au sein duquel il comptait quelques fidèles amitiés, outre celle du « maître ».

Parallèlement, dès 1970, dans le cadre du département de langues et littératures romanes (Romanisches Seminar), Geninasca était devenu professeur assistant à l’université de Zurich.  Il y poursuivra toute sa carrière, comme professeur extraordinaire (1976-1979), professeur ordinaire (1979-1995), puis à titre émérite.  Chargé d’une chaire dont l’intitulé officiel sonne un peu ironiquement pour ceux qui l’ont connu — la chaire d’« Histoire de la littérature française, de la Renaissance à nos jours » (für Geschichte der Französischen Literatur von der Renaissance bis zur Gegenwart) —, c’est à lui que revient le mérite d’avoir introduit en Suisse, dans un milieu universitaire qui ne s’y prêtait guère, sinon « la sémiotique » en tant que telle du moins sa version structurale. Son rôle a également été décisif pour la reconnaissance de ce courant de réflexion et de recherche au sein de l’Association Suisse de Sémiotique, dont il fut membre fondateur.

Bien qu’ayant ainsi été amené à jouer un rôle de premier plan dans des institutions qui, à l’échelle de la sémiotique, n’ont rien de périphérique — association internationale, associations suisse, italienne, française, brésilienne, mexicaine de sémiotique, groupe de l’Ecole des Hautes Etudes, centre d’Urbino, entre autres —, il n’en a jamais tiré parti pour aucun autre « intérêt » que d’ordre strictement intellectuel.  Se refusant à entrer dans aucun réseau d’échanges corporatistes, il est resté en toutes circonstances un homme libre, indépendant de pensée, exigeant sur le plan conceptuel, polémique et parfois même féroce par souci de rigueur, et en même temps absolument ennemi de l’esprit de sérieux : Jacques Geninasca était pour nous le Prince des Impertinents.

Son œuvre témoigne de la même exigence.  Outre les premières recherches « nervaliennes » déjà mentionnées (qu’avait précédées un bref essai paru en 1965, Une lecture de « El Desdichado »), elle se compose d’une centaine d’articles. Une dizaine d’entre eux, rigoureusement sélectionnés par lui, ont été repris, remaniés et complétés pour aboutir à son maître ouvrage, La parole littéraire (Paris, Presses Universitaires de France, 1997).  Une bonne douzaine d’articles écrits durant la décennie suivante viendront préciser, aménager ou prolonger les thèses qu’il y défendait, sans qu’il ait toutefois cherché à leur donner un caractère systématique et définitif.

De cet ensemble, plusieurs lectures sont évidemment possibles étant donné la multiplicité des facettes de l’œuvre.  On peut y voir tout d’abord le reflet direct de l’activité du professeur de littérature à l’université de Zurich.  Devant ses étudiants, Geninasca, on s’en doute, ne racontait pas « l’histoire de la littérature française ».  Mais il en explorait avec prédilection certaines régions, les unes déjà balisées et d’accès en apparence aisé (Racine, Stendhal, Nerval, Proust), d’autres plus difficilement pénétrables (Saint-John Perse, Char, Chappuis, entre autres).  Vues sous cet angle, ses publications, fruit réélaboré de ses cours, peuvent être considérées comme autant d’analyses littéraires ponctuelles apportant sur une série diversifiée de texes, de mouvements littéraires, de « poétiques », et finalement d’auteurs, un éclairage nouveau.  « Son » Stendhal ou son Proust ne sont pas, en effet, exactement ceux que nous croyions connaître.

Mais cet aspect en recouvre un autre. Les principes de lecture qu’il adopte pour aborder les textes, et parmi eux plus spécialement ceux qu’il appelle « poétiques », ont pour tout sémioticien une valeur en eux-mêmes, comme principes de théorie et de méthode.  Une valeur d’autant plus grande que tout en s’inscrivant dans le cadre général de « la sémiotique » (structurale), ces principes ne sont exactement ceux d’aucun des courants dominants.  Si la sémiotique de Geninasca est une « sémiotique littéraire », c’en est une sui generis, à la fois par ses objectifs — elle vise moins à « rendre compte » de significations supposées installées « dans » les textes qu’à en « instaurer » un sens possible — et par ses procédures : des procédures qu’on peut caractériser globalement comme relevant de rapports « dialogiques » entre le texte-objet et son lecteur.

Pourtant, la sémiotique de Geninasca est en même temps plus que cela.  Elle déborde les limites du littéraire et même du textuel.  A cet égard, une place à part doit être faite, en raison de leur caractère fondateur, à deux de ses articles.  Le premier, « Place du figuratif », paru en 1981, pose les bases d’une théorie générale de la figurativité.  Le second, « Le regard esthétique », daté de 1984 (puis réédité, revu et augmenté, dans La parole littéraire), introduit la distinction entre trois « modes de saisie » de la signification (et entre les types de rationalités qui leur correspondent).  Ainsi Geninasca ouvre-t-il la voie vers une sémiotique du sensible et plus spécialement de l’expérience esthétique.  Il est le premier sémioticien à s’y risquer. L’année suivante, sur sa lancée, le séminaire parisien amorcera ses travaux en ce domaine, en attendant que Greimas ne publie, en 1987, De l’Imperfection.

Dernier trait que nous voudrions retenir ici parce qu’il nous semble qu’il traduit un choix assumé et par suite une forme spécifique d’engagement sur la scène sémiotique vue dans son ensemble : la pensée qui s’exprime à travers cette œuvre n’est jamais une pensée spéculative indépendante de quelque matière déterminée, à « saisir ».  « Je n’aime pas », nous écrivait-il dans une lettre datant de juillet 2009, alors que nous lui demandions (pour les Actes Sémiotiques) un « grand texte » qui ferait la synthèse de ses propositions théoriques, « je n’aime pas séparer les développements théoriques et le travail interprétatif conduit sur des objets bien définis ; c’est ainsi du reste que je parviens à avoir des idées et à en assurer, pour autant que la chose soit faisable, le bien fondé ».

Certes, on peut voir là la simple expression d’une disposition d’ordre personnel, d’un « goût » pour le « concret », du côté de l’objet, et pour le précis, le clair, l’intelligible, le juste et le « bien fondé », du côté de son interprétation.  Mais du point de vue d’une histoire de la sémiotique (qui resterait à écrire !), comment ne pas y voir aussi l’assomption d’une certaine conception de « la sémiotique » en tant que telle ?  Une conception qui prend tout son relief dans un champ professionnel où les clivages semblent souvent tenir moins à de vrais désaccords sur l’objet qu’à des incompatibilités plus profondes, rarement débattues mais s’exprimant à travers des définitions implicites et opposées du style même d’activité intellectuelle qu’implique le métier de sémioticien.

Sans doute le choix d’une démarche dans laquelle la personne tout entière s’engage et s’expose, et plus encore le parti pris en faveur d’une sémiotique en prise sur des « objets bien définis », dont Geninasca aura été l’un des défenseurs les plus convaincants, allait-il de pair, chez lui, avec son « autre métier » (à moins que ce ne soit l’autre face du même), son métier initial, et extra-académique, de peintre auquel il n’avait jamais renoncé mais qu’il reprit avec une nouvelle ardeur les quelques dix dernières années.  En témoignent à la fois ses expositions au rythme presque annuel — au Tessin, en Italie (à Bassano, Spilinbergo), de nouveau en Suisse (à Romainmôtier, à Lausanne, à Zurich) — et l’œuvre picturale abondante qu’il a laissée pour notre plus grand plaisir esthétique.

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