La sémiotisation de l’espace
Esquisse d’une manière de faire

Manar HAMMAD

https://doi.org/10.25965/as.2807

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : action, épistémologie, espace extérieur/intérieur, forme, méthodologie, perspective, sémiotique structure

Auteurs cités : Françoise BASTIDE, Émile BENVENISTE, Vigo BRØNDAL, Georges DUMÉZIL, GROUPE 107, Louis HJELMSLEV, Algirdas J. GREIMAS, Felix KLEIN, Eric LANDOWSKI, Michael MANN, Isabella PEZZINI, Jean Piaget, Bertrand RUSSELL

Plan
Texte intégral

1. Notes liminaires

À l’origine de cet essai, il y a une demande formulée par Eric Landowski, adressée à quelques sémioticiens « anciens » leur suggérant de noter, à l’intention de sémioticiens ultérieurement venus à cette discipline, leur manière de faire en sémiotique. Cette démarche présuppose que la pratique des chercheurs, leur savoir-faire pragmatique, est d’un certain intérêt pour ceux qui poursuivent dans cette voie. Force est d’admettre le bien-fondé de la demande : centrées sur les résultats obtenus, les publications escamotent souvent les procédures par lesquelles ils ont été établis. À quoi s’ajoute le fait que l’éparpillement des parutions brouille la vision d’ensemble inscrite dans une durée relativement longue.

Le regard projeté sur le déroulement d’une recherche individuelle a nécessairement un aspect biographique. Accepter de le rédiger soi-même impose un exercice délicat, dont l’aspect personnel est quelque peu gênant. Nous essaierons de le réduire au minimum, et nous passerons à une description objective dès que possible. Mais le parcours commence par un questionnement personnel, qu’il convient de mettre en perspective.

Lorsqu’on me demande de me présenter, avant de me donner la parole dans le cadre d’une rencontre scientifique, j’ai l’habitude de dire que je suis architecte, puis j’ajoute, selon le contexte, que je suis sémioticien ou archéologue. Isabella Pezzini a fait remarquer, en me présentant une fois à l’auditoire, que je persiste à me dire architecte alors que je ne construis pas. J’ai rétorqué qu’en m’annonçant comme architecte je désigne non pas une activité constructive mais un point de vue, une manière de voir les choses. Ce point de vue joue un rôle majeur dans ma démarche sémiotique.

Aujourd’hui, l’expression Sémiotique de l’Espace désigne un domaine accepté, qui occupe de nombreux chercheurs. Lorsque j’ai connu Algirdas J. Greimas à Urbino en 1971, ce n’était pas le cas. À l’annonce de mon projet sous cette désignation neuve, Greimas m’a objecté « Mais l’espace, c’est comme le temps, un circonstant de l’action ». Il me renvoyait la vision linguistique, ancrée dans l’analyse grammaticale des verbes, pour laquelle l’action se déroule dans le temps et l’espace. Je voyais les choses autrement. En parlant d’espace, je voulais dire que mon objectif était de dépasser une vision étroite de la sémiotique de l’architecture.

Note de bas de page 2 :

 Cf. E. Landowski, « Régimes d’espaces », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2010 ; I. Pezzini, « Spazio e narratività », in A.M. Lorusso, Cl. Paolucci, P. Violi (a cura di), Narratività. Problemi, analisi, prospettive, Bologna, Bononia University Press, pp. 201-218.

Ces prémisses étant posées, je parlerai de ma pratique en sémiotique de l’espace, laquelle demeure centrale dans le domaine si l’on en croit Landowski et Pezzini2. Je me propose de retracer les travaux exploratoires que j’ai menés, et de les ranger dans un ordre qui fasse sens. Car en quarante ans, j’ai abordé nombre de questions sémiotiques. Certains de mes résultats ont été publiés, d’autres sont restés dans les cartons. Telles publications abordent plusieurs questions à la fois, alors que le traitement de certaines questions est distribué sur plusieurs parutions. Je rangerai de manière logique les questions traitées, afin de les placer dans une perspective d’ensemble. Cet ordre ne sera que partiellement historique : en privilégiant un ordre logique, je restitue au projet une cohérence qui en gomme quelques errances et des retours en arrière, pour mettre en évidence les concepts majeurs et les articulations. Faite a posteriori, cette reconstruction s’apparente aux anastyloses qui remontent un édifice à partir de ses fragments.

Malgré sa cohérence, mon activité sémiotique ne suivit pas une trajectoire linéaire. Ses étapes ont souvent été motivées par des sentiments d’urgence interne, comme elles ont répondu parfois à des sollicitations externes. Placé d’autres fois devant un problème, un lieu, j’ai entrevu l’occasion d’exploiter une faille (une ligne de faiblesse) repérée au sein d’un ensemble plus problématique. Relève de cette dernière tactique l’étude des rituels, sélectionnés parmi les actes ordinaires en raison de leur répétitivité qui en facilite l’observation. J’ai alors étudié des rites sacrés et des rituels profanes (espaces didactiques, cérémonie du thé au Japon…).

Au début, il m’a fallu mettre au point mes outils sémiotiques sur des objets plus abordables que l’espace de la vie quotidienne : les plans d’architecte sont plus faciles à copier, analyser. Il m’a fallu aussi prendre du recul par rapport à un espace quotidien dont la familiarité estompait les articulations culturelles, les affublant d’une apparence naturelle fallacieuse. À cet égard, les voyages au Japon (1974, 1976, 1981, 1986, 1993) furent très bénéfiques : à la distance physique s’ajoutait la différence culturelle, le moindre geste quotidien prenait du relief et redevenait signifiant.

En retraçant ce qu’on peut appeler en termes sémiotiques un parcours scientifique, qui est le mien, nous serons amené à évoquer les descriptions réalisées, les méthodes mises en œuvre, et les perspectives épistémologiques qui les régissent. Notons de prime abord l’accord de ce parcours avec le projet greimassien d’une démarche scientifique dans le domaine du sens. Ce qui ne suffit pas à faire d’un ensemble de publications une construction théorique. Car contrairement à la pratique dominante de l’époque, où la tendance théorisante tenait le haut du pavé, j’ai dirigé mon attention vers des phénomènes signifiants particuliers : j’ai cherché à comprendre des lieux complexes, et à en rendre compte. Une telle pratique était sous-tendue par la conviction que la complexité du réel dépasse l’imaginaire théorique, et qu’il y avait un bénéfice à investiguer les pratiques avérées de mise en espace.

Ce faisant, un effort épistémologique était nécessaire pour sélectionner les outils méthodologiques les plus adaptés. C’est ainsi que je suis passé de l’approche saussurienne aux concepts mis en place par Hjelmslev puis à l’analyse discursive de Greimas. Notons au passage un effort métalinguistique : pendant une année académique entière, j’ai passé mes lundis à la bibliothèque Sainte Geneviève, pour y étudier le métalangage de la géométrie et ceux de la linguistique et de la sémiotique. Car les études d’architecture ne m’avaient pas fourni un bagage articulé en ce domaine. J’ai gardé de cet épisode un penchant pour la précision du métalangage, et cela se retrouve dans certains de mes travaux.

2. Construire une sémiotique de l’espace

Nous présenterons les perspectives mises en œuvre dans la construction de notre manière de concevoir la sémiotique de l’espace, ainsi que les questions posées, les écueils rencontrés et une sélection de résultats obtenus. La description sera développée sur deux registres : d’une part un discours méthodologique, où les concepts et termes métalinguistiques sont explicités, discutés et mis en relation ; d’autre part, des exemples descriptifs, pris dans mes travaux publiés ou à l’extérieur de ces derniers, utilisés à titre illustratif pour expliciter les points de méthode évoqués. Certains exemples seront abordés à deux ou trois reprises, en différents contextes, afin d’illustrer chaque fois le point idoine. Pris dans leur ensemble, ces exemples d’analyse opératoire visent à valider la présentation méthodologique.

2.1 Reconnaître l’espace comme objet de savoir

2.1.1 Approches de l’espace avant 1972

Note de bas de page 3 :

 A.J. Greimas, Sémantique Structurale, Paris, Larousse, 1966. R. Barthes, Éléments de sémiologie, Paris, Denoël, 1965.

Note de bas de page 4 :

 J. Piaget et B. Inhelder, La représentation de l’espace chez l’enfant, Paris, PUF, 1947. J. Piaget, La géométrie spontanée de l’enfant, Paris, PUF, 1948 ; id., L’épistémologie de l’espace, Paris, PUF, 1964.

À la fin des années 1960, l’espace ne préoccupait pas les sémioticiens. Greimas publiait Sémantique Structurale, Roland Barthes Éléments de sémiologie, le modèle structural issu de la linguistique s’imposait dans le domaine des lettres et de certaines sciences humaines, mais on n’y parlait pas d’espace3. C’est en psychologie qu’on s’occupait de cela. Les travaux de Jean Piaget et de son école y brillaient d’un éclat certain, et l’on y étudiait la perception et le développement cognitif chez l’enfant4. Dans ce contexte épistémique, j’eus l’intuition qu’on pouvait aborder les questions d’espace par le biais du sens. La perspective était interdisciplinaire, on ne pouvait donc que l’encourager. Encore fallait-il savoir comment faire.

En mai 1971, Nicole Guénin, qui occupait le poste de Directeur des Études à l’Unité Pédagogique d’Architecture N° 6, m’apprit que je faisais de la sémiotique sans le savoir et me recommanda d’aller suivre le mois sémiotique que Greimas organisait à Urbino en Juillet. Elle balaya mes réticences pécuniaires en m’offrant une bourse de voyage pour y aller. C’est donc à Urbino que je commençais à formuler mes questions, en décalage par rapport à ce qui se faisait. J’eus le loisir de discuter de mes préoccupations avec Greimas, Eco, Fabbri et d’autres sémioticiens. Mais il devenait clair que personne n’avait de réponse à me donner : ces réponses, il fallait que je les trouve moi-même. En d’autres termes, elles étaient à construire. Ce qui n’était nullement déplaisant.

L’espace qui m’occupait, c’était celui de la vie quotidienne, et non pas l’espace interstellaire. Encore fallait-il mieux le désigner pour en faire un objet sémiotique. En termes naïfs, on peut dire que c’est l’espace vide, et non pas l’ensemble des objets pleins constituant le bâtiment, auxquels s’intéressaient ceux qui déclaraient vouloir faire une sémiotique de l’architecture. Pour justifier mon choix, il me suffisait de rappeler que la première chose dont l’homme avait besoin pour se mouvoir et agir, c’est d’espace libre, et que les objets pleins ne constituent que des obstacles au déplacement et à l’action.

C’est chez le mathématicien encyclopédiste d’Alembert (Jean le Rond, dit d’Alembert) que j’avais repéré une définition satisfaisante de l’espace, lequel s’étend aussi bien dans le vide que dans le plein : l’espace mathématique est une construction de l’esprit. Il restait à préciser en quoi cet espace est pertinent pour la compréhension de l’architecture et du sens.

2.1.2 L’espace comme objet d’un Diplôme en Architecture

En juin 1972, j’ai présenté avec cinq camarades étudiants un mémoire de fin d’études architecturales intitulé Structurations Mentales de l’Espace. Ce travail volumineux débute par des questions piagétiennes, aborde des questions hjelmsleviennes et greimasiennes, et expérimente plusieurs manières pour décrire un choix d’éléments spatiaux assemblés en combinaisons syntaxiques. Il pose une foule de questions relatives à l’espace, à sa perception, au sens qui peut y être attaché, et aux relations entre ces éléments. Le fait majeur est que l’espace y était posé comme l’objet principal d’une quête épistémique et méthodologique.

Note de bas de page 5 :

 Épuisés depuis longtemps, les textes de ces rapports de recherche sont en cours de numérisation. Ils seront mis en ligne sur le site Academia.edu, sur la page Manar Hammad, sous la rubrique des ouvrages produits sous ma direction scientifique.

Issus de ce travail de diplôme en architecture, deux projets de recherche, intitulés Sémiotique de l’Espace (1973) et Sémiotique des Plans en Architecture (1974 et 1976)5 furent financés par la Direction Générale de la Recherche Scientifique et Technique. Leurs résultats ont été publiés au nom du Groupe 107 dont j’assurais la direction scientifique.

Note de bas de page 6 :

 Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1967 ; Essai de logique opératoire, Paris, Dunod, 1971.

Parallèlement, j’ai mené entre 1972 et 1979 une étude sur les opérateurs de la logique formelle, dans la suite des travaux de Piaget6, inscrivant parmi mes objectifs celui d’exprimer en termes logiques les relations que Greimas avait inscrites sur son carré sémiotique. Les résultats n’en ont jamais été publiés, car ils ne s’intégraient pas dans le développement de la sémiotique de l’époque, et l’on décelait déjà les débuts d’une résistance à la formalisation logique. Quelques traces de ces travaux de logique se retrouvent dans mes articles sur l’esthétique du thé (« L’architecture du Thé », 1987, et « Teaism aesthetics and architecture », 1988), à la fin de « La Privatisation de l’Espace »(1989), et dans « Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique » (2008).

Le développement sémiotique de mes analyses spatiales fit moins de références explicites à Piaget. Il n’en reste pas moins que mon travail sémiotique conserve, sur plus de quarante ans, une profonde empreinte piagétienne. Une perspective cognitiviste est intimement liée aux interprétations sémiotiques que j’ai faites des différents lieux et espaces étudiés. Elle reste implicite, mais elle peut être mise en évidence si l’on compare mes travaux à des approches esthétiques ou synesthésiques.

2.1.3 Colloque Sémiotique de l’Espace, mai 1972

En 1972, j’ai organisé à l’Institut de l’Environnement (Paris) un colloque de trois jours (24-25-26 Mai) consacré à La Sémiotique de l’Espace. C’était le premier de ce qui sera une longue suite. Y furent invités des sémioticiens (A.J. Greimas, P. Fabbri, L. Marin), des architectes (A. Renier, J.-P. Lesterlin, J. Chenieux, Cl. Lelong, J. Castex, Ph. Panerai, J.-P. Buffi), des psychologues (S. Jonas, M. Eisenbeis), des sociologues (R. Tabouret, S. Ostrowetsky), des philosophes (F. Choay), des anthropologues (F. Zacot), des mathématiciens (G.Th. Guilbaud, J. Zeitoun, J. Petitot), des hommes de théâtre (J. Lecoq), des sculpteurs, des peintres… l’objectif étant de cerner, par autant de points de vue possibles, la question du sens dans l’espace, et de faire le point sur ce que l’on savait sur le sujet. Les actes de ce colloque furent publiés une première fois par l’Institut de l’Environnement en 1973 sous le titre Sémiotique de l’espace, puis repris en réédition de poche en 1976 chez Gonthier. Il ressortait des trois jours de débats (parfois houleux) une formule dense et rimée : « L’Espace, c’est ce qui s’y passe ». De manière concise, elle résumait une version sémiotique du fonctionnalisme : l’action qui se déroule dans l’espace est essentielle pour en définir le sens. Elle impliquait néanmoins une avancée sur le fonctionnalisme alors répandu parmi les architectes, en ce qu’elle admettait (par généralisation) les fonctions symboliques parmi les fonctions de l’espace, alors que les architectes n’admettaient que des fonctions pragmatiques, physiques. Enfin, elle laissait la porte ouverte à la considération de séquences ou chaînes d’action organisées en ensembles signifiants.

Pour cette rencontre, Greimas rédigea son article intitulé « Pour une sémiotique topologique », paru dans les actes, où il faisait référence à certaines communications du colloque. Cet article fut repris en 1976 dans le recueil Sémiotique et Sciences Sociales. Pour la première fois dans une publication sémiotique, l’espace n’était plus réduit à un circonstant de l’action : Greimas écrivait explicitement que l’étendue pouvait être articulée en espace investi de sens.

2.2 Difficultés méthodologiques et épistémologiques

Les premières tentatives d’application pratique à partir de ces prémisses se heurtèrent à des difficultés considérables. En caricaturant un peu, on peut dire que la description des lieux, en tant que plan de l’Expression, produisait des schémas géométriques comparables à ceux que dressent habituellement les architectes, à ceci près que le découpage en parties était plus fin, et que des relations sémantiques apparaissent entre les unités. La description des activités qui s’y déroulaient donnait un inventaire d’actions, constitué en plan du Contenu, mais n’apportait que peu de choses que les sociologues de l’habitat ne sachent déjà. Au titre de nouveauté, on produisait une correspondance entre les plans de l’Expression et du Contenu, mais cela ne livrait pas un effet de sens qui soit caractérisable par son apport radical ou par sa plénitude. Le vocabulaire sémiotique projeté sur ces deux ensembles pouvait apparaître comme réductible à une couche cosmétique surajoutée. Bref, cela ne permettait pas de comprendre l’espace beaucoup mieux qu’avant l’utilisation du métalangage sémiotique. Il fallait admettre que ce n’était pas très rentable. Tout du moins, pas encore.

Une partie des difficultés provenait du type de lieux considérés : nous avions retenu comme objet d’étude des appartements parisiens qui nous étaient facilement accessibles, en partie par raison de commodité, en partie par idéologie, car l’habitat ordinaire est l’une des préoccupations des architectes « engagés » que nous étions. Or ce matériau nous était tellement familier qu’il nous rendait scientifiquement aveugles : tout semblait naturel, presque rien n’apparaissait relever de conventions culturelles signifiantes. Pour contrer cet effet paradoxal de la familiarité, je fus amené plus tard à étudier des lieux au Japon, afin de profiter de l’effet d’estrangement que produisait l’éloignement. L’opération fut bénéfique.

Une autre partie des difficultés provenait de notre manque de maîtrise méthodologique : les concepts sémiotiques ne nous étaient pas très familiers, il fallait les acquérir sur un matériau discursif verbal (pour lequel ils avaient été élaborés) avant de les transposer vers l’espace. Nous avions opté pour Hjelmslev au lieu de Saussure, car les concepts du premier sont moins dépendants du langage verbal. La narrativité de Greimas semblait inappropriée. À tort, comme nous serions amenés à le découvrir un peu plus tard.

Une grosse difficulté méthodologique, liée à la définition de l’objet « espace » retenu pour l’étude, était celle de l’enregistrement de cet objet même, pour les besoins de l’analyse : comment enregistrer un espace immatériel ? En admettant que l’action est ce qui donne sens à l’espace, comment enregistrer le déroulement fugace de ce qui se passait ? La photographie n’enregistrait que des objets et des personnes à un instant donné. Le cinéma faisait dériver l’analyse vers l’étude des « plans de prise de vue » et les éclairages. Un précurseur américain (Philip Thiel, University of Washington, Seattle), utilisant des concepts cognitifs et proxémiques, avait élaboré un système de notation graphique de ce qu’il appelait « isovists ». À l’usage, ce système alléchant s’est avéré trop lourd pour être rentable.

De cet inventaire de difficultés et d’écueils émerge un constat établi lors de l’étude des appartements parisiens : les espaces y étaient la plupart du temps multifonctionnels, puisque l’on y accomplissait diverses actions, parfois dans la simultanéité (synchronie), d’autres fois en décalage (diachronie). La monofonctionnalité était battue en brèche, et avec elle l’hypothèse d’une monosémie spatiale possible : toute portion d’espace susceptible d’accueillir une action était aussi susceptible d’en accueillir une autre. Ce qui imposait de relativiser les conséquences possibles de l’expression rimée du colloque de 1972 (L’espace, c’est ce qui s’y passe). À laquelle il fallait adjoindre, de toute évidence, un « oui, mais ».

Ce que nous ne savions pas, par manque de culture historique et anthropologique, c’est que les espaces monofonctionnels résultent d’une évolution historique, et qu’ils apparaissent à des moments différents dans des cultures différentes. Le cas le plus ordinaire, c’est que les lieux de vie quotidienne soient polyfonctionnels. Dans les cultures orientales, du Levant jusqu’au Japon, les espaces domestiques ne sont pas affectés à des fonctions mais à des personnes, qui y accomplissent toutes les fonctions de la vie ordinaire. Ce qui ouvre la voie à des interprétations sémiotiques différentes. Mais nous ignorions tout cela.

Note de bas de page 7 :

 Paris, Seuil, 1973.

Ce qui ne nous a pas empêché de formuler une hypothèse sémiotique sensée, inspirée d’une réflexion de P. Fabbri relative au Tarot (et adoptée par Italo Calvino pour sa nouvelle intitulée Le château des destins croisés7) : dans une opération mantique de prédiction de l’avenir à l’aide du tarot, une même carte est susceptible de jouer des rôles syntaxiques différents selon les séquences de lecture dans lesquelles elle est insérée. De manière comparable, un même lieu architectural est susceptible de jouer des rôles fonctionnels différents selon les séquences spatiales dans lesquelles il est inséré. Autrement dit, la carte du tarot ou le lieu architectural se trouve placé(e) au croisement potentiel de plusieurs programmes narratifs possibles.

On voyait donc poindre les parcours narratifs à l’horizon de la sémiotique de l’espace. Or les parcours avaient déjà fait l’objet d’une exploration de notre part. Dans nos tentatives de description de lieux complexes, nous nous étions demandés quelle était l’idée que se faisait d’un lieu une personne qui ne l’avait visité qu’une fois, et quelle différence cela faisait lorsqu’elle l’avait visité plusieurs fois. Nous avions intitulé ce travail « Plans de mémoire », et nous avions soumis un petit nombre de personnes à l’expérience en leur demandant de restituer de mémoire, par le dessin, le plan du lieu visité. Les erreurs de plan étaient nombreuses et variées. Tant et si bien qu’il ne semblait pas possible de dégager de ces expériences des conclusions cohérentes à propos des plans restitués de mémoire. Mais ce qui nous avait échappé à ce moment, et qui m’a beaucoup servi par la suite (en particulier pour les articles suivants : « Le bonhomme d’Ampère », 1985 ; « L’expression spatiale de l’énonciation », 1986 ; « Trois systèmes sont nécessaires », 1988 ; « Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique », 2008), c’est l’interprétation du fait que pratiquement toutes les personnes soumises à l’expérience avaient procédé de la même manière pour dessiner leur plan : elles se sont imaginées comme un point mobile en déplacement sur la feuille de dessin, reproduisant sur celle-ci (à petite échelle) les mouvements du visiteur en progression, et notant pour chaque position pertinente ce que l’observateur trouvait à sa droite, à sa gauche, devant lui, etc. Les isovists de Ph. Thiel procèdent d’une logique similaire. Le parcours du sujet observateur dynamique joue un rôle capital dans la restitution de l’organisation statique des lieux. Le corps vertical du sujet, doté d’un référentiel orienté (devant-derrière, droite-gauche), est un système dynamique autonome mis en rapport avec le système géométrique statique des lieux. Le parcours et le plan résultent de leur interaction. Or la mécanique Galiléenne ne procède pas autrement (cf. repères galiléens en cinématique), et notre résultat est en cohérence avec les procédures épistémiques des sciences exactes. Une grande partie de ces questions sera formalisée plus tard (« Le bonhomme d’Ampère » ; « Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique »), à l’aide de concepts méthodologiques dont nous ne disposions pas à l’époque. Mais le phénomène avait été noté, son importance enregistrée, même si son interprétation demeurait élusive.

2.3 Définition « interne » de l’espace signifiant

2.3.1 Définir l’espace : un continuum non vide

Note de bas de page 8 :

 F. Klein, Programme d’Erlangen : considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes (1871), réédité par Gauthier-Villars puis par Jacques Gabay, Paris, 2000.

Pour d’Alembert, l’espace est un réceptacle continu où se meuvent les choses et les êtres ; il est reconnaissable là où les corps solides sont positionnés, et/ou là où ils ont été ou pourront être présents. C’est un cadre général de référence, géométriquement définissable. Or il y a plusieurs manières de décrire un tel espace et de le doter d’une structure : ce sont autant de géométries utilisables. En 1871, lors de sa leçon inaugurale à l’université d’Erlangen, le mathématicien Félix Klein proposa une manière de ranger (ou d’organiser) les pratiques géométriques de son époque8. Il suffisait pour cela de considérer les éléments invariants dans les transformations que chaque géométrie mettait en œuvre, puis de les disposer par ordre d’abstraction ou de généralité. Autrement dit, l’espace est descriptible à différents niveaux cohérents d’abstraction, et l’on peut distinguer trois niveaux principaux au sein desquels des distinctions plus fines peuvent être faites : un niveau topologique, un niveau projectif, et un niveau métrique. Les grandes avancées de Jean Piaget dans le domaine du développement psycho-génétique de l’enfant provenaient du fait qu’il avait projeté sur l’axe du temps cet ordre logique atemporel des géométries. Pour les besoins de notre sémiotique de l’espace, nous allions donc adopter, à la suite de J. Piaget, la perspective tracée par F. Klein.

Trois niveaux d’abstraction géométrique pour la description de l’Expression spatiale rappellent, d’une certaine manière, les trois niveaux d’abstraction mis en œuvre par Greimas pour la description du parcours génératif du discours au plan du Contenu (profondeur, surface, manifestation). Il n’était pas question de mettre en parallèle immédiat ces deux manières de structurer les deux plans de la sémiotique (Expression et Contenu), mais plutôt d’en explorer les correspondances possibles. Cela restait à faire.

Construit à partir de ces conceptions de l’espace, le plan de l’Expression que je considérais comprenait de l’espace libre (dit vide), dans lequel se meuvent des hommes et des objets mobiles (meubles), parmi des objets immobiles (immeubles, cadre bâti ou architecture). C’est cet ensemble qui est signifiant, par ses caractères statiques et/ou dynamiques : les effets de sens naissent de l’interaction des différents éléments composants. J’insistais sur le fait qu’il ne fallait pas commettre l’erreur d’isoler le cadre bâti pour en faire le seul objet d’étude, car cela aurait pour effet d’éliminer les interactions génératrices de sens. Par contre, il restait à préciser quel rôle joue le cadre bâti dans la dynamique sémiotique globale.

Note de bas de page 9 :

 Le Japon baigne dans un polythéisme tolérant omniprésent, qui admet l’existence proche de quantité de puissances transcendantes de nature dite divine. Ce qui peut choquer un observateur habitué à un monothéisme abrahamique sourcilleux.

Notons dès à présent une modification de ce cadre initial, imposée ultérieurement par l’étude sémiotique de l’espace japonais : dans ce cadre culturel particulier, les comportements et interactions spatiales présupposent la présence d’entités transcendantes (Kami) que nos habitudes culturelles assimilent à des divinités9. Elles co-habitent dans l’espace avec les hommes. Elles y ont des demeures, elles se déplacent, elles agissent. Il y a même plus : les morts sont des entités qui utilisent l’espace, en occupent une partie, et sont susceptibles de s’y déplacer pour agir. Plus tard, nous dûmes constater qu’une logique similaire régissait l’espace antique de Tadmor-Palmyre (Syrie). L’analyse sémiotique de cet univers historique a tiré profit des acquis méthodologiques mis au point au Japon.

Une remarque s’impose à ce propos : Du point de vue du sens, il n’est pas question de dire que de telles entités existent ou n’existent pas « réellement », il est plutôt nécessaire de reconnaître les entités qui font sens et qui, dans un univers culturel donné (considérant ce monde de l’intérieur), interagissent dans les processus signifiants et contribuent à structurer l’espace. Cela est surtout nécessaire pour rendre compte des espaces sacrés et des cimetières à côté des espaces d’habitat et/ou de production.

2.3.2 Découper l’espace en unités discrètes dotées de sens

Note de bas de page 10 :

 J.-J. Glassner, Écrire à Sumer, Paris, Seuil, 2000.

L’idée de découper l’espace continu en portions discrètes fut adoptée au début de notre travail au titre d’axiome non discuté, tant elle apparaissait comme un présupposé méthodologique nécessaire, transposé de l’approche linguistique, laquelle découpe la chaîne parlée en unités discrètes. Cette opération a déjà été mise en œuvre de manière implicite aux débuts de l’écriture au quatrième millénaire avant l’ère commune, dès la reconnaissance formelle de mots dans le langage10. Son application a été réitérée à une échelle inférieure, au quatorzième siècle avant l’ère commune, lorsque l’écriture alphabétique a été inventée, reconnaissant dans la chaîne parlée des consonnes et des voyelles constitutives des mots.

Il semblait donc aller de soi qu’une approche sémiotique de l’espace passait par le découpage du continu spatial en unités discrètes signifiantes. Un emprunt à la langue grecque nous fit adopter le lexème Topos pour désigner l’unité spatiale signifiante minimale issue de notre définition de l’espace signifiant : Le Topos est une portion d’espace, découpée dans le continuum spatial, identifiable par ce qu’une action s’y accomplit. En d’autres termes, c’est la portion discrète d’espace correspondant à l’accomplissement d’une action particulière.

Dès lors, le Topos définit l’unité de l’Expression spatiale, et l’action correspondante lui est associée comme unité de Contenu. L’observation directe de l’action équivaut à une reconnaissance d’un sens « interne » à l’espace, puisque l’action-sens s’y déroule. Ce sens « intrinsèque » à l’espace semblait légitime, adéquat, puisqu’il n’était pas projeté de l’extérieur par l’observateur. Ce qui était oublié dans cette perspective idéologiquement correcte, c’est qu’il suffit de changer d’usagers dans le même espace pour que l’action change : défini par l’action, le sens est projeté sur l’espace par ses usagers. Dans la mesure où la projection était le fait d’usagers, elle semblait légitime, ou en tout cas plus acceptable que la projection d’un sens par les observateurs, opération qui apparaissait arbitraire et non fondée. Il nous restait à découvrir chez les anthropologues que les observateurs influencent le déroulement de l’action, et que la projection du sens sur l’espace résulte de l’interaction entre usagers et observateurs.

Notons au passage que le découpage en unités discrètes signifiantes ne détruit pas la continuité de l’espace : les topoï ne sont pas nécessairement bornés par des limites matérielles, la séparation entre deux topoï contigus peut n’être que virtuelle. Diverses configurations topiques sont susceptibles de décrire les combinaisons morphologiques de ladite continuité.

2.3.3 L’espace pour lui-même/vs/l’espace pour autre chose que lui-même

Note de bas de page 11 :

 Philippe Boudon changera de position par la suite et admettra l'approche sémiotique comme l'une des disciplines ancillaires susceptibles de contribuer à l'avancement de son projet architecturologique.

Dans la discussion relative à la discrétisation de l’espace signifiant, il est clair que l’espace est considéré pour autre chose que lui-même. Il convient de rappeler que cette option épistémologique rencontra une résistance de la part d’architectes et de théoriciens de l’architecture qui avaient le projet de considérer l’espace architectural pour lui-même. En particulier, Philippe Boudon voulait fonder une approche théorique qui ne doive rien à une discipline autre que l’architecture11. Du point de vue sémiotique, le sens apparaît aller de soi, il relève d’une évidence non discutée. Dès lors, l’espace est considéré simultanément pour lui-même (Expression) et pour autre chose que lui-même (Contenu). Toute étude qui restreindrait son champ au seul domaine de l’espace restreindrait l’étude au niveau de l’Expression et s’interdirait l’accès au niveau du Contenu.

Couramment dénommée « fonction » par les architectes théoriciens européocentriques, l’action advenant dans l’espace est vue comme naturelle, essentielle, révélant la nature réelle de l’espace dans lequel elle s’est réalisée. Pour les architectes « engagés », les fonctions refléteraient la vie de la catégorie valorisée des usagers. Elles seraient internes à l’espace et ne dépendraient pas de l’observateur. Le volume nécessaire (la nécessité a quelque chose de naturel) à l’accomplissement d’une fonction définit la forme et l’extension de l’espace fonctionnel correspondant. Notons au passage la parenté entre cette vision et celle de l’hypothèse grammaticale selon laquelle l’espace est un circonstant de l’action : à une permutation terminologique près, les deux formulations sont voisines. Mais il y a plus.

La vision fonctionnaliste est non seulement européo-centrique, mais elle est aussi ancrée dans une approche historiquement déterminée. L’affectation d’une fonction spécifique à un lieu (ex : salle à manger, chambre à coucher) est une décision culturelle récente, signifiante, analysable. C’est loin d’être un état de nature, et encore moins applicable à toutes les sociétés humaines. Du Levant jusqu’au Japon, l’Asie ne pratique pas cette manière de faire, sans parler de l’Afrique ou de l’Amérique de tradition précolombienne. Dans ces cultures, les lieux sont dévolus à des acteurs sociaux spécifiques (personne, famille nucléaire, famille étendue…), qui y accomplissent toutes leurs actions. Les palais arabes, tant ceux de la steppe syrienne (Qusur al-Badiyat) de la période Omeyyade que l’Alhambra de Grenade, ne sont pas analysables de manière fonctionnelle : si l’on les examinait sous cet angle, on y retrouverait partout des salles de réception ou des salles de repos, distribuées autour de cours à ciel ouvert. La redondance de deux catégories de fonctions imprécises (réception, repos) n’offre pas d’intérêt analytique pour la compréhension desdits bâtiments. Mais il y a plus encore.

Revenons sur l’idée considérée ci-dessus, selon laquelle les fonctions sont projetées sur un espace par les usagers : dans un Topos donné, changez les usagers, vous changez de fonction. Considérons des lieux complexes, comprenant des dizaines ou parfois des centaines d’unités distinctes. Les abbayes européennes fournissent un bon exemple de cette catégorie. On constate que les abbayes accueillent facilement d’autres fonctions, non liées au domaine religieux : elles peuvent être converties, pour ainsi dire sans effort, en hôpitaux ou en prisons. D’où ressort une question pressante : Qu’est-ce qui rend de telles conversions fonctionnelles si faciles ? Qu’est-ce qui est commun à ces institutions sociales fonctionnellement différentes, et qui est investi dans le dur des bâtiments ? Au terme d’un certain nombre de travaux, la sémiotique de l’espace a fourni une réponse, de nature modale et non fonctionnelle. Ou plutôt, sans rentrer ici dans le détail de distinctions sémiotiques auxquelles nous reviendrons, le contenu investi dans les murs de ces bâtiments complexes, et qui est commun à toutes ces institutions, n’est pas fonctionnel mais méta-fonctionnel. Seule la sémiotique apparaît disposer des outils descriptifs capables de dégager un tel résultat non trivial.

Bref. Ce qui apparaît au terme de cette analyse, c’est que la sémiotique de l’espace ne considère pas l’espace pour lui-même mais pour autre chose que lui-même (le Contenu), et que cette autre chose ne peut se restreindre à une vision fonctionnelle de l’action qui advient dans l’espace. Il reste alors à mieux préciser ledit contenu de l’espace.

2.4 Définition « externe » de l’espace signifiant

Rappelons la définition adoptée ci-dessus comme point de départ du travail sémiotique relatif à l’espace : le Topos est une portion d’espace, découpée dans le continuum spatial, identifiable par ce qu’une action s’y accomplit. En d’autres termes, c’est la portion d’espace correspondant à l’accomplissement d’une action. Nous avons entrevu les difficultés et les problèmes qui se posent dans le développement de cette perspective. C’est loin d’être une impasse, mais les difficultés invitent à réfléchir à l’existence d’autres possibilités.

2.4.1 Changer de perspective sur le Topos

Adoptons une autre perspective. Considérons non pas ce que l’homme fait dans l’espace, mais ce qu’il fait de l’espace, ou en d’autres termes, avec l’espace. Pour les militaires, les territoires sont à conquérir ou à défendre. Autrement dit, les militaires ne considèrent pas le territoire pour y faire quelque chose, mais pour en faire quelque chose : soit le conserver sous leur contrôle, soit en prendre le contrôle. Ce sont d’autres sujets potentiels (les producteurs civils) qui y accomplissent les activités de leur vie quotidienne. En termes sémiotiques, les militaires considèrent le territoire comme un objet de valeur susceptible de circuler de manière violente entre des sujets souverains, sans tenir compte du détail de ce qui s’accomplit à l’intérieur dudit objet de valeur. C’est une vision extérieure à l’espace-objet, qui fait presque abstraction de ce qui s’y passe.

Les militaires ne sont pas des créatures étrangères à la société, loin de là. Ils en font partie intégrante. Leur perspective n’est pas aberrante : elle a le mérite de la simplicité et de la clarté, exprimée en contexte polémique. On retrouve un point de vue comparable, exprimé en contexte contractuel, lors de la transmission des biens fonciers par héritage : des portions discrètes d’espace (forêts, terres agricoles, bâtiments à usage domestique ou productif…) passent alors des parents (décédés) aux héritiers (vivants). Les biens immeubles sont alors considérés comme des objets de valeur, indépendamment des activités susceptibles de s’y dérouler. Dans une telle opération, la valorisation est externe aux espaces-objets.

Revenons aux militaires, ne serait-ce que pour la clarté de leur logique. Lorsqu’ils s’emparent d’une butte dominant une étendue plane, ce n’est pas la butte même qu’ils veulent contrôler, mais la plaine qu’elle domine. Car en concentrant quelques observateurs sur la butte, et une batterie d’artillerie, ils peuvent contrôler la plaine sans avoir à y disperser leurs hommes. Autrement dit, la butte n’est pas un objet de valeur pour elle-même, mais un objet intermédiaire permettant d’acquérir du savoir (observer, voir les déplacements de l’adversaire) et du pouvoir (bombarder l’adversaire avec une artillerie placée en hauteur) afin de contrôler l’objet de valeur ultime, la plaine.

Dans des contextes non polémiques mais contractuels, la même logique est identifiable, où un espace est valorisé non pas pour lui-même mais pour un autre espace qu’il permet d’atteindre : les sites portuaires du bord de l’eau (sur fleuve ou sur mer) permettent à la navigation d’atteindre des pays lointains (programme ultérieur : pour y échanger des biens) ; une source d’eau potable permet d’abreuver une agglomération ; un canal d’irrigation permet de mettre en valeur des terres agricoles. Dans tous ces cas, la valeur de l’espace intermédiaire ne provient pas de ce qui s’y passe (ex : la source d’eau potable n’est le lieu d’aucune action humaine), mais du programme ultérieur qu’il permet de réaliser.

Un cadre contractuel régit également les transactions commerciales (achat, vente, location) relatives aux biens immeubles dotés d’extension spatiale. De tels cas sont relativement simples. Les choses se compliquent lorsque la propriété du bien foncier (propriété = capacité légale de disposer dudit espace, de le vendre à autrui et de le transmettre par héritage) est dissociée de son usufruit. Tel est le cas des Iqta’ connus par la civilisation arabo-islamique, précédée en cela par les Ilku de la Mésopotamie Akkadienne, Babylonienne puis Achéménide. Dans ces pratiques, l’espace appartient au souverain politique, lequel cède à ses fonctionnaires civils et/ou militaires, pour la durée de leur service, les revenus produits par des terres qui leur sont allouées, l’extension étant plus ou moins étendue selon les fonctions sociales exercées par le bénéficiaire. Les portions d’espace impliquées ne sont pas cédées à titre définitif, elles retournent à la couronne à la fin du service rendu. Ce qui est cédé, en échange du service au souverain, c’est le revenu de la terre, i.e. de l’espace. Les choses se compliquent d’un degré de plus sous l’administration Ottomane, où le Timar accordé aux serviteurs de l’État n’est ni la terre, ni son revenu (recueilli par les paysans qui la cultivent), mais l’impôt qu’elle est susceptible de payer à l’État.

Nous ignorions la complexité de tels cas au début de notre quête sémiotique. Ce sont nos études ultérieures d’histoire économique régionale qui nous ont amené à les connaître. Il n’en reste pas moins qu’ils illustrent parfaitement la variété des processus de valorisation de l’espace.
Reconsidérons l’ensemble des cas pris comme exemples : que l’objet-espace soit valorisé pour lui-même, ou pour autre chose que lui-même, il est entré dans une chaîne syntaxique. Dans l’un des cas, il remplit le rôle d’objet de valeur final, porteur de qualités descriptives, mis en circulation entre différents sujets ; dans l’autre cas, il remplit le rôle d’objet de valeur intermédiaire, porteur de qualités modales, inséré dans un programme d’acquisition d’un objet de valeur ultérieur. Dans tous les cas, l’objet-espace circule entre des sujets engagés dans des programmes d’action plus larges, plus complexes. C’est de ce contexte extérieur que l’objet-espace tire sa valeur. Nous dirons qu’il en tire une définition externe, opposable à la définition interne fournie par l’action qui s’y accomplissait, selon le schéma considéré précédemment.

2.4.2 Définition syntaxique du Topos

Note de bas de page 12 :

 B. Russell, « La théorie des types logiques », Revue de métaphysique et de morale, XVIII, 1910, article reproduit dans les Cahiers pour l’analyse, 10, Paris, Seuil, 1969. A. Tarski, Logique, Sémantique, Métamathématique 1923-1944, Paris, Armand Colin, 1972, 2 vol..

Pour tous les cas envisagés dans le cadre de la définition externe du Topos, on est loin de l’espace considéré comme un circonstant de l’action : il est l’enjeu (direct ou indirect) d’une action qui, au lieu de s’y accomplir (à l’intérieur), le prend en charge (de l’extérieur). Le Topos, portion signifiante d’espace, n’est ni considéré pour lui-même, ni pour quelque chose qui s’y passe, mais pour quelque autre chose qui dépend de programmes (narratifs) dans lesquels il est inséré en tant qu’objet-valeur, mis en circulation entre des sujets qui ne sont pas nécessairement présents à l’intérieur du Topos considéré. L’effet de sens produit par la mise en circulation de l’espace-objet apporte quelque chose de nouveau qui se superpose à l’effet de sens lié à l’action susceptible de s’accomplir à l’intérieur du Topos. Sans faire disparaître cette dernière action, il la fait passer au second plan et la surdétermine par un sens qui en est indépendant. La pertinence du sens « externe » se trouve placée à un niveau méta-fonctionnel et non fonctionnel, au sens que l’on donne habituellement au préfixe méta pour désigner un niveau logique d’ordre supérieur (au sens de la théorie des types logiques de Russell et Tarski12).

Ces phénomènes sémiotiques relèvent de la syntaxe narrative que Greimas a dégagée au niveau du Contenu à partir de récits produits en langue naturelle. Mise à part la « substance » spatiale du corpus qui nous occupe, les mécanismes du sens sont identiques. Nous avons donc mis en évidence, avec ces exemples, l’existence d’une syntaxe de Contenu liée à l’espace-expression considéré. On peut dès lors produire, à partir de ce qui advient au niveau du Contenu, une définition syntaxique du Topos : c’est l’unité d’Expression susceptible de correspondre à un rôle syntaxique (au sens de la syntaxe narrative) identifiable au niveau du Contenu. J’ai présenté ce point de vue en 1979, dans un bref article intitulé « Définition syntaxique du Topos », en l’illustrant par la séquence de la visite dans une maison japonaise traditionnelle.

Par une telle définition syntaxique du Topos, la portion signifiante d’espace est considérée de l’extérieur et non de l’intérieur. Ce n’est pas tant « ce qui s’y passe » qui est pertinent, mais « ce qu’on en fait » en soumettant le Topos à la circulation syntaxique sémiotique. Par la reconnaissance de ce fait, nous intégrons le Topos parmi les unités entrant dans des opérations syntaxiques reconnues par la sémiotique au niveau du Contenu, indépendamment de l’expression dans lesquelles elles sont exprimées. C’est cette reconnaissance d’un plan du Contenu, indifférent à la substance de l’Expression qui le véhicule, qui fonde la possibilité des sémiotiques syncrétiques, en particulier celle de l’espace (« L’espace comme sémiotique syncrétique », 1983a). Il importe de noter qu’une telle définition à partir du niveau du Contenu n’empêche en rien la reconnaissance ultérieure d’une autre variété de syntaxe identifiable au niveau de l’Expression. Nous avons montré, sur des cas précis (« Les parcours, entre manifestations non–verbales et métalangage sémiotique », 2008), que les opérations syntaxiques formalisées aux niveaux de l’Expression et du Contenu ne suivent pas les mêmes règles (elles n’ont pas la même forme). Ce qui nous amène à dire que, sous cet angle, la sémiotique de l’espace ne relève pas des systèmes semi-symboliques.

2.5 Composer les perspectives interne et externe

Nous nous retrouvons donc avec deux définitions du Topos, chacune construite de manière argumentée à partir de son propre point de vue. Chacune est susceptible de produire une analyse cohérente d’un lieu complexe où coexisteraient plusieurs topoï. On peut se poser dès lors plusieurs questions, la première et non des moindres étant celle de la cohérence entre les analyses ainsi produites. En d’autres termes, existerait-il un risque de produire des résultats paradoxaux ou contradictoires en développant des analyses à partir des points de vue cités ?

La réponse à une telle question passe par la comparaison entre les perspectives interne et externe du topos, tant au niveau de leurs composants (les termes qui composent chacune des définitions, ou vision intra-perspective) qu’au niveau des relations globales entre les perspectives mêmes (vision inter-perspectives).

2.5.1 Composants communs et caractères différenciateurs

Même si les définitions interne et externe du Topos relèvent de points de vue différents, elles partagent en commun trois composants de base (Espace, Homme, Action), ce qui les rend certainement comparables et constitue un excellent point de départ pour le repérage de ce qui les différencie. La composante Action implique, dans les deux perspectives, une dimension dynamique commune, qui les distingue d’autres types de description statiques, et met en relation les composantes spatiale et humaine. Ces éléments formels communs (foncteurs dynamiques, fonctifs humains et spatiaux) permettent de subsumer les deux perspectives et de fonder leur composition dans la production d’effets de sens complexes. Il n’y a pas de contradiction épistémique entre les deux manières de voir. Elles s’inscrivent toutes deux dans le cadre d’un point de vue anthropologique plus général, à partir duquel l’espace humain est examiné pour les effets de sens dynamiques qu’il est susceptible de produire.

En procédant à l’examen séparé de ce qui est mis en œuvre dans chaque perspective analytique, nous verrons que les relations entre les hommes et les portions d’espace diffèrent d’une perspective à l’autre : ce ne sont pas les mêmes types d’actions qui y sont identifiables. Il s’agit d’actions transformatives pour les uns (du type décrit par les verbes d’action en langue naturelle), et d’actions jonctives pour les autres (du type décrit par les verbes d’état, avoir et être en langue française).

2.5.2 Perspective de la définition interne, ou l’homme inséré dans l’espace physique

Note de bas de page 13 :

 V. Brøndal, Essais de linguistique générale, Copenhague, Munksgaard, 1943.

En définissant le Topos comme une portion d’espace identifiable par une action qui s’y accomplit, cette perspective donne à l’action le rôle principal, et au composant spatial une priorité sur le composant humain. Ce dernier n’est pas explicitement nommé, il est présupposé par l’action. En d’autres termes, tout en étant présent dans la définition du Topos (catégorie sémantique complexe), l’homme n’y occupe pas une position dominante mais dominée. Par cette distinction entre composantes dominante et dominée, nous suivons le linguiste danois Viggo Brøndal dans sa manière de décrire les catégories sémantiques complexes13. En l’occurrence l’action sert de critère de définition, l’espace joue un rôle de référence dominant, l’homme est positionné dans l’espace.

Si l’on convient de désigner par T un topos, par H un homme, on peut écrire sous la forme A(T,H) l’action mettant en relation un topos et un homme. Elle est de la forme

Foncteur(Sujet,Objet)

C’est une forme minimale, dont l’intérêt apparaîtra ultérieurement par comparaison avec d’autres formes d’interaction.

Formulons au passage une remarque d’ordre épistémologique : l’espace physique impliqué par cette définition n’est pas exactement l’espace mathématique défini par d’Alembert, mais il en dérive. Car en parlant d’hommes et d’objets susceptibles de se trouver dans une portion d’espace, nous désignons ce qu’il est convenu d’appeler l’espace physique, ou l’espace quotidien. Ce n’est pas non plus l’espace des physiciens, qui travaillent à la science physique, mais plutôt celui des anthropologues observant le monde naturel alentour. Nous constatons donc que la notion d’espace se laisse décliner, à partir d’un concept mathématique abstrait, pour définir des variétés d’espace reconnaissables soit au point de vue qui les considère, soit aux objets qu’il accueille. Nous verrons que l’on peut aussi parler d’espace social : il conviendra alors de définir ce que l’on entend par cela.

2.5.3 Perspective de la définition externe, ou l’espace physique pris en charge par l’espace social

En définissant le Topos comme une portion d’espace mise en circulation entre des hommes, cette perspective donne la priorité aux hommes sur l’espace dans l’opération de circulation. De manière explicite, les hommes y servent de référence à la circulation des espaces. Cela peut même être écrit de manière formelle (cf. « La privatisation de l’espace » ; « Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique »), ce qui fait apparaître une symétrie totale entre la description de la circulation des hommes entre les espaces d’une part, et la circulation des espaces entre les hommes d’autre part. Tant et si bien que l’on peut parler de l’espace des hommes, ou d’un espace social, servant de référence à la circulation des portions d’espace. Ce qui traduit à la fois la similitude des espaces et la priorité (ou dominance) de l’espace social sur l’espace physique, dans cette perspective.

Notons que l’espace social est une construction mentale, inspirée de la manière qu’ont les mathématiciens de parler d’espace à propos de toute collection complexe d’éléments. En l’occurrence, c’est un ensemble dont les éléments sont des hommes et des structures sociales, entre lesquels on peut reconnaître des relations et des opérations. La société est, d’une certaine manière, un espace dans lequel circulent des objets et des personnes. On peut citer, à titre d’exemple, l’échange des femmes entre des groupes, dans l’étude des structures de parenté. Selon Claude Lévi-Strauss, l’échange des femmes est la première des catégories de l’échange généralisé. Autre exemple : les registres du cadastre tiennent la trace écrite de la circulation des espaces immeubles (portions discrètes de l’espace physique) entre les membres de l’espace social (personnes physiques et personnes morales). Les circulations des femmes et des biens se déroulent à l’intérieur de l’espace social.

Si l’on convient de désigner par T un topos, par H un homme, on peut écrire sous la forme A(H1, T, H2) l’action mettant en circulation un topos entre deux hommes. Elle est de la forme

Foncteur(Sujet1, Objet, Sujet2) ou

Jonctions (S1, O, S2)

Ce qui permet de la différencier rapidement de la forme notée lors de l’examen de la perspective dite interne. Cette forme sert de base à la description de ce qui advient lors des parcours ou des dons symboliques (« Définition syntaxique du Topos », 1979b; « Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique »).

Deux remarques sont nécessaires à propos de cette perspective dite externe :

1- La perspective externe ne peut être ramenée à une combinaison de topoï reconnus selon la perspective interne. Car une telle combinatoire ne ferait pas apparaître des sujets mettant les topoï en circulation parmi eux.

2- C’est dans la perspective externe que se déploie au mieux la sémiotique narrative : l’espace y est réduit à un objet, presque une boîte noire que l’on n’a pas à interroger pour elle-même. Lorsque cette interrogation a lieu, on se retrouve dans la perspective interne de l’espace.

2.5.4 Relations entre les perspectives interne et externe

Les deux perspectives qui définissent les topoï résultent de l’utilisation de deux points de vue différents pour considérer le même objet complexe, continuum spatial reconnu au niveau de l’Expression. C’est au niveau du Contenu que les deux perspectives produisent les différences majeures. Au niveau de l’Expression, elles sont susceptibles d’induire deux découpages différents du continuum spatial, ce qui poserait la question de la comparaison des partitions résultantes. Dans tous les cas que nous avons examinés, la partition issue de la perspective interne est apparue plus fine que la partition issue de la perspective externe. Cela ne constitue pas une démonstration pour le cas général, mais fournit une indication pour formuler une conjecture.

Au niveau du Contenu, on peut reconnaître une relation logique entre les deux perspectives : La perspective externe du topos présuppose la perspective interne. La relation de présupposition produit un effet de sens qui surdétermine les deux perspectives : la perspective présupposée acquiert un statut d’élément donné a priori, non discuté, naturalisé ; la perspective présupposante est celle du discours tenu, énoncé, prenant appui sur son présupposé.

La relation de présupposition entre niveaux discursifs sert à fonder la théorie des types logiques, laquelle différencie les énoncés régissants et les énoncés régis. Par la relation métalinguistique installée entre les énoncés (ou les discours), elle met de l’ordre et permet de désamorcer les énoncés paradoxaux : elle contribue à la détermination du sens. Dans tous les cas, il y a surdétermination du niveau inférieur (ici : perspective interne) par le niveau supérieur (ici : perspective externe) qui le prend en charge et en transforme le sens.

2.6 Syntaxes pour l’Expression et pour le Contenu

2.6.1 Forme de l’Expression et Forme du Contenu

Note de bas de page 14 :

 Exemple : situation conflictuelle ou situation contractuelle, marques de l’énonciation…

Hjelmslev préconise l’étude de la forme de l’Expression et celle de la forme du Contenu. Dans son travail sur le discours, Greimas a donné la priorité aux formes du Contenu, reléguant à une position secondaire les questions de la forme de l’Expression. S’il ne s’agit que d’une option heuristique sans exclusion (« Primauté heuristique du Contenu », 1985b), il n’en reste pas moins que beaucoup de sémioticiens, surtout ceux qui viennent de l’horizon des textes en langue naturelle, ont tendance à ne considérer qu’une syntaxe sémiotique, celle du contenu discursif. Autrement dit, celle de la grammaire narrative. Il est vrai que la primauté du contenu dans la constitution des sémiotiques syncrétiques place la grammaire narrative dans une position privilégiée, centrale. Il convient cependant de rappeler que l’expression spatiale est loin d’être disposée de manière aléatoire, et qu’elle possède sa propre organisation. Il importe dès lors de reconnaître les formes de celle-ci. Pour elles-mêmes, au titre de la forme de l’expression, d’une part, et pour voir si elles ne peuvent pas servir d’indices de reconnaissance pour le repérage rapide de formes du contenu14, d’autre part.

Notons au passage que le fait de privilégier les structures narratives amène à privilégier la perspective externe sur les topoï, aux dépens de la perspective interne, et aux dépens d’autres perspectives possibles (voir ci-dessous §§ 2.7 & 2.8). Car, si l’on rappelle que dans l’espace la différence de forme est porteuse a priori d’une différence de sens, il y a lieu de mettre en place une perspective d’analyse où la forme de l’expression mène vers une forme du contenu. Pour tout analyste venu du domaine des arts plastiques, ce ne sont pas les formes narratives qui ont la priorité, mais les formes de l’expression spatiale. Ceci présuppose un autre point de vue, et un autre mécanisme de construction du sens : celui de la construction même des objets sémiotiques, à partir de leur forme. Cela ne procéderait ni par l’action observable, ni par la structure narrative englobante, mais à partir d’un faisceau d’indices combinant forme, action, enchaînements d’action, contexte culturel, précédents historiques. Nous y reviendrons au paragraphe 2.8, mais il importe, dès à présent, de marquer le décalage par rapport aux perspectives interne et externe considérées ci-dessus.

2.6.2 Forme de l’Expression spatiale : géométries

La description de l’espace est affaire de géométrie, ou plutôt de géométries. F. Klein a mis de l’ordre dans le foisonnement des géométries en repérant les transformations qu’elles mettent en œuvre et les éléments qui demeurent invariants dans lesdites transformations. Nous reconnaissons là une logique que nous avons mise en œuvre lors de l’étude des perspectives interne et externe pour l’analyse sémiotique de l’espace. Autrement dit, nous reconnaissons la cohérence méthodologique entre l’approche sémiotique que nous avons construite à partir de 1972 et les prémisses posées par Klein dès 1871, un siècle auparavant. Certes, ce n’est pas le fait du hasard, puisque nous avons suivi Piaget et Klein sur le chemin qu’ils avaient tracé. Au-delà des mathématiciens et des psychologues cognitifs, nous avons tenu à nous inscrire dans un cadre épistémologique plus large, au sein duquel s’inscrivent les projets sémiotiques de Hjelmslev et Greimas.

Il convient de noter que si l’approche de la forme spatiale par la géométrie est cohérente avec le caractère cognitif déjà reconnu à notre approche sémiotique, elle fait l’économie de l’examen des matières, textures, sonorités et autre qualités esthésiques des objets et des lieux. Non pas que ces données soient à écarter (nous les abordons brièvement dans nos études liées à la Cérémonie du Thé, en particulier dans « L’expression spatiale de l’énonciation », 1986, « L’Architecture du Thé », 1987, « La sémiose essentialiste en architecture », 1990), mais, pour dire les choses simplement, il n’est pas possible de tout prendre en compte, et la priorité a été accordée aux géométries. En d’autres termes, cette possibilité de recherche reste à développer.

Nous aborderons les formes de l’expression spatiale dans l’ordre recommandé par Klein : structures topologiques, projectives, métriques. En commençant par la topologie, nous réaffirmons l’importance de la continuité de l’espace, malgré l’option heuristique de le découper en unités discrètes. Comme il n’est pas question de faire, dans le cadre de cette récapitulation sémiotique un cours de mathématiques, même s’il était restreint aux géométries, nous prenons l’option de sélectionner, parmi nos travaux, des exemples concrets susceptibles d’illustrer chacune des géométries évoquées pour en montrer la pertinence sémiotique.

Configurations topiques et virtualisation spatiale
Note de bas de page 15 :

 Groupe 107, Sémiotique des Plans en Architecture, Paris, DGRST, 1974, 199 p. ; Sémiotique des Plans en Architecture II, Paris, DGRST, 1976.

Parmi les géométries, la topologie est la discipline qui s’intéresse le plus à la continuité de l’espace et de ses éléments (lignes, surfaces, volumes), à leurs contiguïtés, aux qualités qu’ils conservent à travers un certain nombre de déformations continues. Son utilisation a permis la mise en évidence, tant par l’étude des plans d’architecture15 que par l’étude des rites de la visite (« La privatisation de l’espace », 1989), l’importance de la continuité des espaces publics, par lesquels s’effectue la circulation entre les espaces privatisés. Sans cet espace public continu et très extensif, l’existence même des espaces privés serait impossible.

Dans les bâtiments anciens de type caravansérail (khans, haltes routières, entrepôts, casernes…), une cour centrale joue le rôle d’un espace semi-public distribuant la circulation à des locaux (magasins, bureaux, appartements) privatisés et mis sur un pied d’égalité par la configuration spatiale globale. L’ensemble est clôturé par une enceinte dont l’accès conditionnel est contrôlé. Tous ces effets de sens découlent de la structure topologique des lieux.

Note de bas de page 16 :

 Cf. M. Hammad, « Aardse tuinen, Hemelse tuinen, tuinen van elders » (Jardin terre, jardin ciel, jardin d’ailleurs), in Hemel & Aarde, Werelden van Verbbelding, Amsterdam, Benjamins, 1991, pp. 99-115, version française dans Lire l’espace, comprendre l’architecture, op. cit..

Dans les lieux semi-publics aux limites discontinues, tels que les espaces libres ménagés entre des bâtiments collectifs voisins, l’analyse topologique permet d’analyser la connectivité des lieux semi-fermés ainsi constitués, et de les caractériser par leur degré d’ouverture ou de fermeture. Cette valeur descriptive de la forme de l’expression (degré d’ouverture) est à interpréter comme un effet de sens attaché aux lieux : la forme de l’expression devient forme du contenu, et la correspondance est immédiate. Les ouvertures des lieux fonctionnent comme des éléments porteurs de modalités actualisantes (pouvoir circuler) et virtualisantes (faire vouloir circuler, inviter à circuler)16.

Au cours de l’étude des espaces didactiques (« Espace du Séminaire », 1977, « Espace ex-cathedra », 1979), deux configurations topiques sont apparues, associées à chacun desdits espaces. Dans l’une des configurations (Espace ex-cathedra) deux topoï contigus sont séparés par une limite commune. À chacun des topoï est associé un actant (professeur, étudiants). Les regards des deux actants sont dirigés l’un vers l’autre (ce fait relève de la géométrie projective) et la relation entre ces actants est instable, basculant souvent vers une relation polémique.

Dans l’autre configuration (Espace du séminaire), l’un des topoï entoure presque l’autre, mais un trou (espace dépourvu d’actants humains, ce pourquoi il est dit « vide ») ménagé dans la configuration permet la convergence des regards. Cette configuration topique caractérise des relations contractuelles entre les actants impliqués.

Une configuration composite, mêlant des caractères de l’une (contiguïté de topoï séparés par une limite commune) et de l’autre (présence d’un trou permettant la distribution des topoï autour du trou), est apparue dans le cadre de l’Architecture du Thé (voir « Expression spatiale de l’énonciation »), ce qui permet d’y reconnaître une relation polémique surdéterminée par une relation contractuelle entre les actants.

L’étude de « La privatisation de l’espace » (1989) et celle des espaces sacrés (« Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre », 1998, « Makkat et son Hajj », 2003) ont permis de mettre en évidence l’importance de la succession linéaire des topoï contigus, où l’accès à l’un est conditionné par l’accès préalable à l’autre. Cette disposition sert de base à la mise en évidence de l’effet de sens hiérarchique entre topoï : l’investissement sémantique du topos se mesure à la difficulté de son accès. Un accès simple et facile détermine un topos peu investi, un accès complexe et contrôlé détermine un topos fortement investi. Le sanctuaire de Bel manifeste quatre enchâssements successifs, celui de Makkat en manifeste cinq, pour exprimer la survalorisation de l’espace central sacralisé. Dans tous ces cas, c’est le nombre des passages conditionnels qui compte, et non la distance physique parcourue : nous sommes bien dans des conditions de géométrie topologique et non métrique.

Une différence s’impose cependant entre deux configurations qui satisfont aux conditions ci-dessus et se trouvent employées dans l’architecture des lieux sacrés. La succession linéaire de lieux contigus est utilisée dans les temples mésopotamiens et égyptiens, pour mener de l’extérieur profane au saint des saints sacralisé, en passant par une suite de lieux dont l’accès est progressivement restreint à des personnes distinguées par leur rang politique et/ou sacerdotal. L’inclusion successive de lieux enchâssés, manifestée à Palmyre (Syrie), à Makkat (Arabie), et à Ise (Japon), pour ne citer que ces lieux que nous avons étudiés, met en place une configuration différente, où le parcours linéaire menant de l’espace profane à l’espace sacré n’est plus le seul possible, et où une circumambulation devient loisible entre deux enceintes successives. Ainsi, le sujet qui est admis à l’intérieur de l’enceinte de degré n, et auquel l’accès à l’enceinte de degré n+1 est refusé, peut tourner autour de cette dernière, pour manifester figurativement son désir d’accès. Car dans l’espace, le déplacement manifeste l’expression du désir. Et la réitération de la circumambulation (à Makkat, le rite du Tawaf exige sept tours autour de la Kaaba) exprime, pratiquement sur place puisque l’on marche en tournant autour du but sans s’approcher de lui, l’intensité du désir de conjonction avec le topos central survalorisé.

Toutes les configurations topiques que nous avons reconnues au niveau de l’Expression spatiale sont mises en relation avec un épisode virtualisant de la grammaire narrative correspondante reconnaissable au niveau du Contenu. Ce résultat n’est pas trivial. Il démontre, a posteriori, l’intérêt de l’examen des structures topologiques dans l’analyse sémiotique.

Une remarque avant de clore ce paragraphe. Les configurations topiques supposent la division d’un espace continu en portions discrètes, entre lesquelles il y a donc des limites. Il importe de préciser qu’il n’est nul besoin de matérialiser les limites pour qu’elles soient signifiées (voir « Présupposés sémiotiques de la notion de limite », 2004). Certaines limites sont matérialisées, d’autres ne le sont pas. Il suffit d’évoquer l’exemple des frontières politiques tracées en ligne droite à travers des déserts ou des forêts.

Configurations projectives et énonciation spatiale

La mise en œuvre de notions relevant de la géométrie projective est implicite dès que des questions de direction et d’orientation sont abordées dans l’analyse spatiale. Nous avons été confrontés à plusieurs cas de ce type dans nos études, parmi lesquels il convient de réserver une place de choix aux phénomènes électromagnétiques explorés par J. Œrsted, H. Davy et A.M. Ampère (« Le bonhomme d’Ampère », 1985 ), une autre place remarquable étant réservée à la séquence du Hassun dans la cérémonie du thé (« L’expression spatiale de l’énonciation »,1986 ).

Note de bas de page 17 :

 Notons que tous les appareils de mesure utilisés dans les disciplines physiques ne font que matérialiser (inscrire dans la matière) un tel observateur, d'une manière ou d'une autre.

Nous avons abordé les questions de l’électromagnétisme dans le cadre d’un colloque consacré aux procédures de découverte (École Française de Rome, 1984, textes parus dans Actes Sémiotiques, VIII, 33). Nous avons travaillé pour cette occasion sur des textes publiés en 1820 par des physiciens qui décrivaient des phénomènes nouveaux pour leur époque. Dans l’expérience de base rapportée par Œrsted, la découverte choquante est l’apparition d’un changement d’orientation de l’aiguille de la boussole dans un dispositif expérimental symétrique. La découverte, dont le mécanisme sous-jacent est électromagnétique, se manifeste spatialement : l’existence d’une force asymétrique est déduite à partir du changement de direction. Il est intéressant de voir que, parmi les différents moyens descriptifs proposés pour en rendre compte, celui qui réussit à fournir une description satisfaisante, au point de perdurer dans l’enseignement des lycées et collèges, est celui du Bonhomme d’Ampère. En termes sémiotiques, il s’agit d’un observateur délégué, placé le long du fil électrique de manière à ce que le courant le traverse des pieds à la tête, et qui regarde l’aiguille de la boussole. Il peut alors prédire le sens de la déviation : vers sa gauche. Cet observateur délégué est doté d’une compétence cognitive non triviale : il voit, il distingue sa droite de sa gauche, il prédit17.

Dans les expériences électromagnétiques examinées, le courant est orienté, l’aiguille de la boussole est orientée, le champ magnétique est orienté, la force qui la fait dévier est orientée. Il serait impossible d’en rendre compte sans faire appel à la géométrie projective. L’objet mathématique orienté le plus familier au lecteur est le vecteur : c’est une entité dotée d’une direction dans l’espace, et d’une intensité (grandeur scalaire). La direction est la qualité dominante, la seule qui nous intéresse pour l’instant. Elle relève aussi bien de l’Expression que du Contenu, car les mathématiques constituent le prototype des langages symboliques, où une correspondance biunivoque lie les unités de l’Expression aux unités du Contenu.

Ceci étant clarifié, réexaminons d’un point de vue sémiotique le Bonhomme d’Ampère. Cet observateur délégué est doublement anthropomorphe, puisqu’il est doté des capacités de voir et de s’orienter. Pour s’orienter, il est doté d’un référentiel qui lui permet de distinguer le bas (pieds) du haut (tête), le devant (boussole) de l’arrière, la droite de la gauche (direction de la déviation) : le corps humain lui sert de modèle. Son positionnement le long du fil conducteur résulte d’un débrayage spatial : le bonhomme est délégué par le sujet physicien analysant l’expérience.

Notons que dans les descriptions d’Œrsted, Davy et Ampère, le référentiel orienté dérivé du corps humain est projeté sur divers objets d’expérience et sur la terre (dotée d’un axe vertical Sud-Nord, d’une latéralité Est-Ouest, d’une prospectivité Intérieur-Extérieur). D’un point de vue sémiotique, la découverte d’Ampère est située au-delà du phénomène électromagnétique exploré : elle réside dans la délégation du sujet observateur à l’intérieur du dispositif expérimental. C’est la première fois qu’un tel procédé est utilisé en histoire des sciences, et il aura une descendance célèbre (en particulier : le malin génie de Faraday, et le voyageur de la relativité restreinte d’Einstein). La découverte est passée par le niveau projectif où se définit le référentiel orientateur caractéristique de l’anthropomorphisation spatiale.

Deux remarques s’imposent :

1- La lecture des plans d’architecture, comme celle des cartes géographiques, passe par la supposition similaire d’un observateur délégué capable de se déplacer dans le plan de projection impliqué, d’y avancer selon des parcours, et d’y distinguer sa droite de sa gauche pour se repérer dans l’espace représenté. Ce procédé est fondamental, même s’il demeure implicite pour la plupart des usagers : sans une telle délégation, la lecture des cartes et plans serait impossible.

2- La délégation d’un sujet orienté dans l’espace-énoncé analysé est une procédure définissable au niveau du Contenu. C’est dans un tel contexte que Greimas l’introduit sous le vocable Débrayage. Si elle est mise en avant ici dans l’analyse de la forme de l’Expression, c’est que le débrayage spatial n’est caractérisable que dans le cadre de la géométrie projective. Le transfert immédiat entre le niveau de l’expression et celui du Contenu est assuré par le fait que les mathématiques fonctionnent comme un langage symbolique.

Le recours à un sujet observateur délégué dans l’espace-énoncé s’est imposé à nous dans un corpus très éloigné de celui de l’électromagnétisme : celui de la Cérémonie du Thé au Japon, pour rendre compte d’un certain nombre de pratiques dans des salles (Chashitsu) construites pour des rites à droite dominante ou à gauche dominante, comme pour les salles dites Gezadoko, où l’absence d’une orientation dominante pour l’ensemble du lieu impose de marquer la limite entre deux sous-espaces orientés différemment (« L’expression spatiale de l’énonciation », 1986 ). Afin de sauvegarder la continuité de l’espace du Chashitsu, les éléments matérialisant la limite sont interrompus soit selon la direction horizontale (appui contre un poteau intermédiaire ou Nakabashira), soit selon la direction verticale. Dans les deux cas, il s’agit de la mise en œuvre de la procédure de négation non-verbale (asserter matériellement un élément, pour pouvoir marquer sa négation). Il importe de signaler que de tels lieux cérémoniels, souvent classés comme chefs-d’œuvre historiques, sont demeurés sans explication jusqu’à la mise en œuvre d’une analyse sémiotique qui tienne compte de l’orientation des éléments et des configurations spatiales.

Si l’on revient à des préoccupations de méthodologie sémiotique, on peut signaler ici que l’analyse de la séquence du Hassun révèle l’existence de configurations projectives, descriptibles par des configurations de vecteurs ou de référentiels orientés, qui correspondent à des situations contractuelles ou à des situations polémiques : dès lors, certaines configurations projectives (repérables au plan de l’Expression) sont susceptibles de mettre en relation avec des structures narratives (reconnues au plan du Contenu).

Avant de passer à une autre catégorie descriptive de l’expression, signalons que l’analyse projective s’avère nécessaire dans l’analyse des rites religieux, aussi bien dans la Palmyre polythéiste (« Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre ») que pour le sanctuaire monothéiste de Makkat (« Makkat et son Hajj »). Dans ces espaces religieux, les orientations et directions (niveau projectif) surdéterminent les configurations topiques (niveau topologique). Dans le cas du sanctuaire de Bel, la direction verticale est particulièrement exploitée, modelée par sept escaliers différents qui articulent la relation entre les hommes et les dieux, la terre et le ciel, l’immanence et la transcendance. De telles analyses illustrent amplement le rendement d’une analyse projective pour la mise en évidence du sens.

Configurations métriques et surdéterminations de l’énoncé

La géométrie métrique introduit, par rapport aux niveaux topologique et projectif, des concepts de mesure rapportée à un module de référence, ce qui surdétermine les niveaux antérieurs. De telles questions sont familières en archéologie : le changement du module des unités (briques, pierres, ou intervalles d’une trame immatérielle) signale le changement des constructeurs et/ou des périodes. Dans l’architecture classique, le nombre de fois où le diamètre d’une colonne est contenu dans sa hauteur définit des choix stylistiques et/ou régionaux. L’échelle humaine des objets quotidiens destinés à l’usage réel s’oppose à l’échelle réduite adoptée pour la confection de certains mobiliers funéraires destinés à un usage symbolique (ex. : Égypte antique).

Note de bas de page 18 :

 J.-Cl. Margueron, « L’organisation architecturale du temple oriental : les modalités de la rencontre du profane et du sacré », dans Le temple lieu de conflit, Louvain, Peeters, 1994, pp. 35-59 ; id., « Le temple dans la civilisation syro-mésopotamienne : une approche généraliste », in La casa del Dio, il Tempio nella culture del Vicino Oriente Antico, Milano,  Edizioni Ares, 2005, pp. 5-30.

À l’âge du bronze, J.-C. Margueron distingue des sanctuaires qui se déploient en plusieurs espaces contigus dans le plan horizontal, opposables à des sanctuaires-tours qui se déploient sur plusieurs étages superposés à la verticale18. Même si la troisième dimension est à proprement parler une dimension topologique, et que la verticalité est une qualité projective, c’est au niveau métrique que se distinguent pourtant les sanctuaires planaires des sanctuaires-tours, car il n’en subsiste souvent que les fondations et les premières assises, et c’est à partir de l’épaisseur des murs que l’on peut restituer la hauteur à laquelle ils ont été élevés par le passé. On retrouve les deux types de sanctuaires de la Mésopotamie à la côte levantine (Ougarit) en passant par les cités intérieures d’Emar et Ebla, mais les temples-tours semblent plus nombreux à l’ouest.

À l’âge du fer, sur les marges du désert arabo-syrien (ex. Qaryat el Faw en Arabie du sud, Bosra et Palmyre en Syrie), on trouve des ensembles de tours funéraires dressées à la verticale au-dessus de sépultures collectives. Qu’elles aient été élevées en terre ou en pierre, ces tours sont tendues entre deux pôles, l’un enfoncé sous la terre (chtonien) et l’autre élevé en l’air (céleste). Elles témoignent de rites funéraires complexes. Comparées aux sanctuaires de l’âge du bronze, ces tours funéraires de l’âge du fer imposent de reconnaître des catégories communes de l’Expression (extension horizontale/verticale, épaisseur modérée/grande) et des catégories communes du Contenu (domaine religieux/profane, monde terrestre/céleste) sans qu’on puisse dresser un système simple de correspondance, car l’organisation différenciée des niveaux dépend d’autres critères de l’expression, où la forme joue un rôle majeur.

Note de bas de page 19 :

 Il convient de rappeler que dans ce cas aucun élément architectural particulier n’est porteur de l’effet de sens cité, mais c’est un ensemble de transformations coordonnées.

Au premier siècle de l’ère commune, le sanctuaire de Bel a subi une transformation par laquelle sa crépis grecque (base périphérique en escalier) fut noyée dans un podium de type romain (plateforme aux bords abrupts). Il ne s’agissait pas d’une simple transformation stylistique qui faisait passer d’une référence grecque à une référence romaine, mais d’une opération qui interdisait l’accès périphérique incontrôlé et lui substituait un accès frontal contrôlé. Ce changement de forme extérieure a été accompagné par un arasement de la partie sommitale du tell, qui en abaissait la hauteur, et d’une surélévation des niveaux des thalamoï (exèdres élevées dont l'accès est restreint) accueillant les figures divines à l’intérieur. Ainsi, la distance physique entre le niveau des hommes à l’extérieur et le niveau des dieux à l’intérieur était doublement augmentée. Par ces deux opérations affectant la forme, la distance entre les hommes et les dieux était étendue tant en hauteur qu’en difficulté d’accès. Les transformations de l’architecture19ont exprimé, dans la pierre, un changement théologique qui affectait toute la région et que l’on peut lire clairement dans l’architecture du sanctuaire de Bel à Palmyre.

Dans la cella (salle principale du culte) du même sanctuaire de Bel, trois escaliers à vis mènent du sol jusqu’à la terrasse. Ils tournent tous trois dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre, lors de la montée. L’un est à cage ronde autour d’un noyau rond, le second est à cage carrée autour d’un noyau carré, le troisième est à cage rectangulaire autour d’un noyau rectangulaire. Ces différences de forme de l’expression forment un système qui se laisse mettre en relation avec un système d’oppositions entre divinités au niveau du contenu, et permettent d’identifier les escaliers comme servant aux rites de l’invitation divine adressée aux dieux du soleil, de la lune ou du ciel.

Dans les deux derniers exemples cités, aucun élément architectural particulier n’est porteur de l’effet de sens déterminé par l’analyse, mais ce sont des configurations de forme portées par des ensembles d’éléments. On est loin d’une conception sémiotique construite sur la notion de signe.

Il serait oiseux de multiplier les exemples tirés de lieux étudiés. Ce qu’il importe d’affirmer, c’est l’importance des différences de forme qui induisent des différences de sens. En d’autres termes, la pertinence et la prégnance des caractères métriques de l’espace imposent de reconnaître, ne serait-ce qu’en certains cas, la primauté de l’Expression par rapport au Contenu. Ce qui impose le recours à un changement de point de vue analytique que nous développerons ci-dessous (§§ 2.7 & 2.8).

Homothétie interne et dimension fractale

L’étude de certains motifs de l’architecture islamique (Muqarnas), apparus en Asie Centrale au neuvième siècle de l’ère commune, impose de reconnaître l’existence d’une variété de forme connue par les mathématiciens sous le nom d’homothétie interne, ou de formes fractales, depuis l’introduction de ce terme par B. Mandelbrot vers le milieu du vingtième siècle. Les tracés régulateurs de ces motifs s’avèrent relever de ce que l’on appelle, depuis peu d’années, des quasi-cristaux. L’analyse de ces manifestations est à ses débuts, et l’on ne peut guère hasarder des interprétations argumentées. Leur existence mérite cependant d’être mentionnée, pour signaler que le cadre des géométries reconnues en 1871 par Klein ne suffit pas à rendre compte de toutes les manifestations de la forme de l’expression, et qu’il reste beaucoup à faire en ce domaine. Encore une fois, la variété des réalisations dépasse l’imaginaire.

2.6.3 Forme du Contenu

Dans le contexte de cette récapitulation de nos pratiques sémiotiques relatives à l’espace, nous n’avons pas le projet d’évoquer la forme du Contenu en général. Fidèles à notre stratégie d’exploration de cas observables dans l’espace, nous nous limiterons à l’évocation de nos travaux personnels. Il ne sera question des pratiques d’autres chercheurs que lorsque la mise en relation (ou en opposition) sera pertinente et éclairante pour notre propos.

Commençons par une remarque épistémologique : à l’espace comme Expression, il ne saurait correspondre un Contenu qui soit radicalement distinct des autres contenus pensables et/ou exprimables à l’aide de différents langages. Car l’unicité et l’homogénéité du niveau du Contenu fondent la possibilité de la communication et de l’intelligibilité : s’il n’en était pas ainsi, ni les individus ni les sociétés ne parviendraient à se comprendre mutuellement. Ceci étant dit, on peut poser la question plus restreinte de savoir si une Expression spatiale ne renverrait pas à un sous-domaine particulier du Contenu, caractérisé par la présence de sèmes spatiaux. La réponse est partiellement positive car elle n’est pas exclusive. Étant donné que les géométries utilisées pour la description de la forme de l’Expression spatiale sont des structures mathématiques, i.e. des langages symboliques, elles mettent en œuvre une correspondance biunivoque entre les éléments de l’Expression et ceux du Contenu, ce qui a pour effet d’inscrire dans le Contenu les effets de sens spatiaux constatés lors de la description de l’Expression. Nous retrouverons donc, au niveau du Contenu d’une Expression spatiale, des composants spatiaux particuliers. Mais il suffit de rappeler que l’espace n’est pas considéré uniquement pour lui-même, et qu’il sert à véhiculer un contenu différent de lui-même, pour démontrer que le Contenu d’une Expression spatiale ne se restreint pas à des contenus d’ordre spatial. Nous avons suffisamment examiné ces questions lorsque nous avons abordé les perspectives interne et externe du topos.

Formes sémiotiques standard
Note de bas de page 20 :

 Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 (entrée « Syntaxe fondamentale », § 2, p. 380).

Nous suivrons Greimas et Courtés en identifiant une composante taxinomique et une composante opératoire dans toute description syntaxique20. La première cherche à rendre compte du mode d’existence des éléments, la seconde vise leur mode de fonctionnement. La première produit des descriptions statiques, où les unités sont caractérisées par les relations entretenues avec d’autres unités, la seconde produit des descriptions dynamiques, où les transformations et les changements d’état jouent un rôle prépondérant.

Le corpus d’étude peut imposer, en raison de sa composition particulière, une méthode d’étude aux dépens de l’autre. La question demeure délicate, dans la mesure où elle n’est pas strictement dépendante du corpus, et où le sujet analyste est susceptible de projeter sur son objet d’étude des habitudes intellectuelles liées à son bagage scientifique ou à des modes affectant le milieu de la recherche. Lorsque les deux approches (statique et dynamique) sont possibles, on constate qu’une description dynamique apparaît comme plus satisfaisante. Ce fait, qui demeure ni expliqué ni démontré, renvoie à l’épistémologie dominante contemporaine, laquelle donne la préférence aux perspectives dotées de transformations. Toutes les cultures n’ont pas partagé ce point de vue, et l’on connaît nombre d’analyses sémiotiques intéressantes qui demeurent statiques et ne mettent pas en œuvre une approche dynamique (il suffit de penser aux travaux de J.-M. Floch en sémiotique visuelle). Greimas était particulièrement intéressé par le fait que le carré sémiotique, qui enregistre des relations logiques statiques, tend à basculer vers une structure dynamique mettant en œuvre des transformations. Mais on connaît, dans la recherche sémiotique, nombre de carrés sémiotiques qui décrivent un champ sémantique tout en demeurant statiques, sans mener à une dynamique constatée dans le corpus considéré. Ce constat n’a pas fait l’objet d’une analyse satisfaisante.

Note de bas de page 21 :

 Cf. A.J. Greimas, « Description et narrativité : à propos de "La Ficelle" de Maupassant », Revue Canadienne de linguistique romane, I/1, 1973 (repris dans Du Sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 135-155) ; id., Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques, Paris, Seuil,1976.

L’analyse sémique pratiquée par Greimas dans les premières pages de Sémantique structurale fournit un exemple largement diffusé d’une description statique qui n’est pas remise en cause par les analyses narratives ultérieures. Il est aussi possible de repérer des analyses sémiques parmi les développements des analyses narratives21.

En sémiotique de l’espace, la perspective interne tend à produire une description statique des topoï, même si l’action est posée dans la définition même du topos. Reconsidéré à partir de ce point de vue, le topos à définition interne apparaît comme l’état duratif ou terminatif d’une opération dynamique : une action y a lieu, ou y a eu lieu. Mais l’attention est focalisée sur le topos, en tant que portion d’espace statique, et non sur l’action qui permet de le définir. Il faudra un changement de perspective pour amener à considérer l’action topique autrement.

Note de bas de page 22 :

 Lorsque Greimas dit que le niveau profond subsume le niveau de surface, lequel subsume le niveau de manifestation, il désigne par un terme usité en sémantique (subsumer) une relation qui, si elle était exprimée en termes de logique des classes, se traduirait par une relation d'inclusion. En d'autres termes, subsumer équivaudrait à contenir, et l'on pourrait tenter une description en termes de partitions enchâssées. Mais une telle description n'a pas été faite.

Comparativement, la perspective externe du topos met en place des procédures dynamiques, descriptibles en termes de structures narratives. Deux dynamiques différentes ont été reconnues par Greimas au sein de l’espace sémantique qu’est le Contenu (au sens mathématique du terme espace : ensemble d’éléments entre lesquels on définit des relations et des transformations). Le Parcours Narratif est le processus dynamique par lequel le sens est transformé entre un état initial et un état final séparés par une transformation (diachronie inscrite dans l’énoncé, entre un AVANT et un APRÈS). Le Parcours Génératif est un autre processus dynamique reconnu au niveau du Contenu, par lequel le sens s’enrichit et se diversifie, de manière intemporelle, entre un état initial abstrait (dit Niveau Profond) et un état final figuratif (dit Niveau de Manifestation) en passant par un état intermédiaire (dit Niveau de Surface) caractérisé par la présence d’Actants anthropomorphes. Alors que les transformations du Parcours Narratif ont fait l’objet d’analyses multiples, les transformations du Parcours Génératif n’ont été l’objet d’aucun développement systématique de la part de Greimas22. La raison principale de cette disparité de traitement réside, à notre sens, dans la différence de disponibilité de traces repérables dans les corpus analysés.

Il convient de noter que les deux types de parcours (narratif et génératif) définis au niveau du Contenu partagent une propriété commune fondamentale relative aux effets de sens : ils sont cumulatifs. En effet, toute étape n du parcours conserve les effets de sens des étapes antérieures (1 à n) et leur ajoute de nouveaux effets de sens par un processus d’accumulation progressive. Il n’y a jamais perte « pure » de sens, ni par soustraction ni par disparition : car s’il arrive qu’un sujet soit disjoint d’un objet de valeur, il conserve une sorte de souvenir de sa conjonction antérieure. Par conséquent, le mécanisme cumulatif des parcours du sens possède une qualité comparable à ce que l’on appelle mémoire (point de vue anthropomorphe). Il importe de différencier ce mode de fonctionnement, caractéristique du niveau du Contenu, de ce qui advient au niveau de l’expression, où l’effet cumulatif n’est pas observable (« Les Parcours, entre manifestations non-verbales et métalangage sémiotique »), puisque le sujet parcourant ne peut se trouver simultanément dans tous les lieux antérieurs de son parcours matériel. De même, la notion de mémoire aurait besoin, au niveau de l’Expression, d’une trace qui l’enregistre, ce qui n’est observable que dans certains cas particuliers et non dans le cas général. Par conséquent, les parcours de l’Expression et du Contenu ne sont pas isomorphes.

L’opération de base par laquelle est décrit chaque état du Parcours Narratif est la Jonction qui se manifeste sous les formes opposées de la Conjonction et de la Disjonction. Elle ne suffit pas, à elle seule, à construire l’effet de sens mémoriel (ou mnémonique) constaté à propos des deux variétés de Parcours (narratif et génératif). Ce constat permet de comprendre, a posteriori, l’absence de la Jonction dans la description du Parcours Génératif. D’autres mécanismes, plus complexes sont sans doute à l’œuvre, qui n’ont pas encore été élucidés.

Si l’on considère un énoncé dans sa totalité, on désigne le Parcours Narratif correspondant par l’expression Programme Narratif de Base ou (PNB), afin de le distinguer des Programmes Narratifs d’Usage (ou PNU) qui concourent, par leur enchâssement dans le PNB, et leur concaténation entre eux, à former la séquence complexe du parcours dans sa totalité. Il convient de noter que les relations d’enchâssement et de concaténation relèvent de la forme du Contenu, et qu’elles ont en commun un caractère spatial qui s’ajoute à celui du Parcours et justifie a posteriori, si besoin était, l’assimilation du niveau du Contenu à un Espace Sémantique.

Les jonctions intermédiaires mises en œuvre dans les PNU concourent de manière incrémentale (par quantités discrètes) à la réalisation de la jonction principale du PNB. De ce fait, on peut dire a posteriori que la Jonction de Base passe par divers modes d’existence, i.e. qu’elle commence à exister virtuellement avec le premier PNU, qu’elle s’actualise puis se réalise par diverses étapes : cet enchaînement des modes d’existence est comparable à une aspectualisation de la Jonction considérée, laquelle peut être vue dès lors autrement que par l’opposition binaire Disjonction/Conjonction. En d’autres termes, le Parcours Narratif manifesterait, par étapes discrètes concaténées et enchâssées, une modalisation particulière (incrémentale) de l’opération de Jonction. Les dispositifs architecturaux sont nombreux à manifester la réalisation de telles formes du Contenu.

Note de bas de page 23 :

 « Régimes d’espace », art. cit. ; id. « Les interactions risquées », Nouveaux Actes Sémiotiques, 101-103, 2005.

Considérant une telle variabilité formelle, il y aurait lieu de parler non pas d’une forme du Contenu mais de plusieurs formes du Contenu. Landowski va plus loin lorsqu’il reconnaît plusieurs « régimes de sens » au niveau du Contenu, correspondant à plusieurs « régimes d’espaces », où les relations reconnaissables au niveau des structures « de surface » seraient différenciées et ne se limiteraient pas à la seule Jonction considérée ci-dessus23. Ce faisant, il ne remet pas en cause les structures du niveau profond (le carré sémiotique continue à fonctionner de la même manière, les valeurs profondes et leurs transformations ne sont pas modifiées), et accorderait plus de variations au niveau figuratif de la manifestation : dès lors, les valeurs esthésiques recevraient plus d’attention au niveau du Contenu et ne seraient pas restreintes au niveau de l’Expression. Ces propositions, développées en système à quatre Régimes par un raisonnement théorique, n’ont pas encore reçu la validation pragmatique de la mise à l’œuvre sur des cas concrets complexes qui illustreraient leur rentabilité opératoire effective.

Note de bas de page 24 :

 Cf. M. Hammad & al., « L’espace du séminaire », Communications, 27, 1977, pp. 28-54 (repris dans Lire l’espace, comprendre l’architecture, op. cit.).

Une remarque s’impose relativement à la récurrence de trois niveaux descriptifs dans l’analyse de la forme du Contenu : trois niveaux pour le Parcours Génératif de Greimas, trois géométries pour Klein et Piaget, trois « systèmes » reconnus dans la description de l’espace du Séminaire24, dans la description des rites de la cérémonie du thé au Japon (« L’expression spatiale de l’énonciation »), trois référentiels spatiaux dans la description des phénomènes électromagnétiques, ce qui nous a amené à écrire un article formulant une conjecture selon laquelle « Trois systèmes sont nécessaires » (1988a). Précisons que ce constat est métalinguistique : c’est au niveau du métalangage descriptif que la récurrence advient. On pourrait dire que le fait résulte d’habitudes intellectuelles, ou d’une sorte de mode. Ce serait évacuer la question avec légèreté. Car s’il s’agit d’une habitude, elle est fortement enracinée et s’avère robuste dans la durée, malgré les changements de perspectives analytiques. Elle doit donc présenter quelque intérêt intellectuel.

Il est difficile de démontrer avec rigueur la nécessité de trois niveaux pour tous les cas de figure. Il s’avère que c’est commode, et même rentable pour rendre compte d’un ensemble signifiant et le rendre compréhensible. En termes simples, on peut rappeler que l’analyse d’un ensemble donné profite de sa décomposition en éléments plus petits (niveau n-1, si l’ensemble est de niveau n), comme elle profite de sa mise en relation avec des éléments comparables (niveau n) pour former des ensembles plus complexes (niveau n+1). Ainsi considérée, la question se ramène aux opérations habituelles de comparaison (contexte au niveau n), d’analyse (décomposer en unités du niveau n-1) et de synthèse (construire un niveau n+1), qui constituent des procédés éprouvés pour l’étude d’un objet donné. Dès lors, la considération de plus de niveaux n’apporterait que des complications peut-être inutiles, sans véritable gain supplémentaire.

En termes plus formels, on peut rappeler le théorème de Gödel. Simplement dit, il démontre que dans tout ensemble formel, logiquement construit à partir d’énoncés axiomatiquement posés comme vrais, il est possible de formuler des énoncés indécidables (pour lesquels il ne sera pas possible de décider s’ils sont vrais ou faux). Pour rendre décidables ces énoncés indécidables, il faudra construire un ensemble formel plus complexe, de degré n+1 si l’on pose que le premier dont on part est de degré n. Cependant, ce nouvel ensemble produira à son tour des énoncés indécidables, dont la décidabilité exige la construction d’un ensemble de degré n+2, et ainsi de suite.

En termes sémiotiques, on peut dire que la relation entre le niveau n+1 et le niveau n est une relation de rection : le premier est régisseur, le second est régi. Comme on peut dire que le niveau n+1 est métalinguistique par rapport au niveau n. Hjelmslev a formulé l’hypothèse qu’il suffit pratiquement d’un troisième niveau pour réguler ce qui advient dans les deux niveaux inférieurs qu’il régit. Il ne donne pas de démonstration, et se contente de formuler une conjecture. C’est cette conjecture que nous retenons : les descriptions de la forme du contenu devront, pour être satisfaisantes, développer l’analyse à trois niveaux hiérarchiques coordonnés.

L’induction de nouvelles perspectives analytiques

La richesse des cas que nous avons eu à considérer en sémiotique de l’espace nous a incité à formuler des propositions qui sont apparues comme neuves à des degrés divers. La nouveauté est une notion relative : elle présuppose un ordinaire auquel elle est rapportée. En l’occurrence, il s’agit de l’état de la sémiotique mise en pratique, où une forte proportion des travaux portait sur des objets textuels. Nous citerons ici une sélection de propositions qui, issues de la sémiotique de l’espace et relevant de la forme du Contenu, ont constitué des nouveautés au moment de leur introduction.

La première nouveauté apportée par la sémiotique de l’espace est celle de considérer l’espace comme porteur de sens et non comme simple circonstant de l’action. Cet axiome s’est avéré productif, et sa rentabilité amplement démontrée par des études telles que « La privatisation de l’espace » et « Les Parcours, entre manifestations non–verbales et métalangage sémiotique », où l’on voit que des portions discrètes de l’espace (topoï) circulent entre les sujets et servent à qualifier leurs changements d’état.

Au cours du rite de la visite domiciliaire, les pièces traversées sont symboliquement offertes par le Maître des lieux au Visiteur. Au cours de la séquence dynamique qui révèle les mécanismes par lesquels des portions discrètes de l’espace (topoï) sont investies avec les valeurs descriptives Privé et Public, à des degrés différenciés, deux mécanismes dépendants sont mis en œuvre : le passage conditionnel, le don symbolique. Le passage conditionnel présuppose une limite dont le franchissement est soumis à l’autorisation d’un Actant Destinateur. Le don symbolique présuppose, dans ce contexte, un topos-objet mis en circulation entre les sujets de l’interaction. Le caractère symbolique du don ne dérive pas de la courte durée de la conjonction, car la structure cumulative du parcours confère à la jonction un caractère duratif permanent : il suffit d’être entré une fois, dans un lieu très privatisé, pour en conserver un bénéfice durable. Greimas a reconnu, pour les valeurs modales et cognitives dans le cadre des parcours narratifs, une circulation participative des valeurs, opposable à la circulation partitive, par le fait que le sujet qui donne une telle valeur ne la perd pas. À titre d’exemple, le fait de communiquer une information à quelqu’un n’implique pas que celui qui la donne n’en dispose plus, et il n’y a pas oubli concomitant. Il est intéressant de noter que la circulation des topoï suit une telle règle. Mais il y a plus.

Dans le contexte de la maison japonaise, la séquence du bain (Furo) permet d’une part de redoubler le don symbolique des espaces par la réitération du parcours. D’autre part, elle révèle qu’à la circulation des hommes parmi les espaces physiques correspond, en symétrie formelle totale, la circulation d’un topos au sein de l’espace social. Ce qui fait apparaître, de manière formelle et non métaphorique, un Espace Social, formé par un ensemble de personnes entre lesquelles existe un réseau de relations et parmi lesquelles se réalisent un certain nombre de transformations, dont la circulation d’un topos.

Après une phase de recherche où, dans un but heuristique, l’intérêt avait été centré sur l’espace vide, et méthodologiquement écartés les objets pleins, il devint possible de réintégrer les objets dans le cadre de l’analyse. Dans « La promesse du verre » (1989) et lors de l’analyse du panneau de façade au couvent de La Tourette (« La privatisation de l’espace », 1989), il est apparu que les objets pleins de l’architecture, opposés aux topoï vides, apparaissent comme porteurs des modalités actualisantes responsables du contrôle du passage conditionnel des acteurs physiques : une vitrine de musée laisse regarder les objets mais interdit de les toucher, une baie vitrée laisse passer la lumière en interdisant le passage de l’air, une fente d’aération munie de moustiquaire laisse passer l’air en interdisant le passage des insectes, un pan de béton calfeutré bloque le passage de la lumière et la déperdition de chaleur, une baie de porte autorise ou interdit à loisir le passage des hommes, de l’air, de la lumière et des moustiques.

Si l’on ajoute à ces investissements modaux concentrés les investissements virtualisants reconnus à des configurations topiques étendues, on obtient le résultat non trivial suivant : l’architecture apparaît, dans le cadre de la sémiotique de l’espace, comme un dispositif modalisant l’action susceptible de s’y dérouler.

L’analyse sémiotique de musées et de la mise en valeur des objets dans leur cadre (« Lecture sémiotique d’un musée », 1987 ; « Musée des Plans-Reliefs, pré-programme muséographique et muséologique », 1987 ; « Il museo della Centrale Montemartini », 2006) ramena, au centre de notre intérêt analytique, des objets matériels qui n’étaient pas de nature architecturale. Retirés de la circulation marchande par l’institution muséale, de tels objets sont proposés au regard des visiteurs. Le musée de la Centrale Montemartini expose une sculpture, identifiée comme Isis ou La Victoire des Symmaques. Présentée reconstituée, avec des lacunes partiellement comblées, la sculpture fut découverte en morceaux incorporés, au titre de pierre à bâtir, dans un muret de soutènement de terrasse. Les morceaux furent identifiés par leur forme, et la sculpture reconstituée. Si l’on restitue l’histoire de la sculpture, on retrouve les étapes suivantes :

Le bloc de pierre extrait de la carrière n’était pas encore une sculpture. Amorphe, il pouvait aussi bien recevoir la forme d’une sculpture qu’être débité en pierre à bâtir. C’est la forme qui en fait une sculpture, laquelle aboutit dans une résidence aristocratique. À un moment trouble de l’histoire romaine, des chrétiens fanatisés identifièrent cette sculpture comme celle d’une déesse païenne, ce pourquoi elle fut brisée, et sa forme fragmentée rendue méconnaissable. Ses débris désémantisés furent réduits à l’état de pierre à bâtir. Ils furent donc maçonnés en mur de soutènement. Le démontage du mur, et la reconnaissance de la forme des fragments, permit la reconnaissance de l’état antérieur de sculpture. D’où l’opération de reconstitution : la forme retrouvée redonne sens aux débris auparavant désémantisés.

Note de bas de page 25 :

 Cf. « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur », Actes Sémiotiques-Documents, I, 5, 1979 (repris dans Du Sens II, op. cit., pp. 157-169).

Note de bas de page 26 :

 Beaucoup d’objets archéologiques connaissent un sort similaire, même si la réitération de l’investissement revêt rarement une succession aussi spectaculaire.

Cette suite d’événements inscrit deux épisodes de sémantisation succédant à deux épisodes d’absence de sens, fournissant un cas rare où l’on peut constater l’investissement de sens par l’opération de donner forme à une matière informe. En termes sémiotiques, on peut identifier dans cette chaîne un Parcours de l’objet muséal. Dès 1979, Greimas s’était intéressé au processus de construction d’un objet sémiotique, procédure qu’il oppose à sa transmission25. Dans le cas alimentaire de la soupe, la construction était déléguée aux sujets opérateurs Eau et Feu. Dans le cas de la Victoire des Symmaques, le processus redoublé (par réitération, puisque l’objet fini est détruit puis reconstitué) repose sur l’opération éminemment spatiale de donner forme26, ce qui ne manque pas de nous intéresser ici. C’est la forme de l’Expression qui mène à l’identification du Contenu. Or ce mécanisme n’est pas prévisible dans le cadre des perspectives topiques que nous avons considérées ci-dessus. Force donc est de rechercher une perspective idoine susceptible d’en rendre compte.

D’autres objets du même musée, identifiés comme un ensemble de sculptures ayant appartenu au fronton du sanctuaire d’Apollon Medicus à Rome, manifestent un autre aspect de la complexité du parcours de l’objet sémiotique : celui de servir de support de mémoire. Car ces sculptures n’ont pas été faites pour le temple d’Apollon restauré par Gaius Sosianus à l’époque d’Auguste, mais furent rapportées de Grèce par ledit général après une campagne militaire. Dans ce cas, les sculptures cumulent les valeurs issues de leur fabrication grecque (école de Paros), de la date de leur fabrication (cinquième siècle avant l’ère commune), de leur installation à Rome à l’époque augustéenne, et de leur mise en espace dans un musée romain. À l’instar du parcours narratif du sujet sémiotique, celui de l’objet sémiotique est cumulatif.

Les transformations des bâtiments historiques, modifiés pour une réutilisation contemporaine sont analysables selon des procédures similaires de constitution des objets sémiotiques. Ce qui nous amène à dire que le concept de Parcours sémiotique a été généralisé, à partir de la catégorie de l’actant Sujet pour laquelle il a été mis au point, à celle de l’actant Objet, et qu’il s’applique aux manifestations actorielles du sujet, de l’objet matériel (sculpture) et de l’espace (architecture).

Note de bas de page 27 :

 Archéologue, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Président de l’Institut.

À la lecture de mon analyse du sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre (1998), l’archéologue J.-M. Dentzer27 eut ce commentaire : « Vous n’apportez aucune découverte archéologique nouvelle, vous ré-ordonnez les données connues pour en tirer un nouveau sens ». Cette phrase fait la différence entre les données archéologiques (anciennes ou nouvelles) et les effets de sens nouveaux. Les premiers relèvent de l’Expression, les seconds relèvent du Contenu. La distinction est déjà sémiotiquement intéressante. Mais il y a plus : le nouvel effet de sens résulte du réarrangement des données, i.e. de la syntaxe. C’est la mise en œuvre d’une syntaxe qui dégage du sens. Un sens nouveau, auparavant inconnu : le procédé est productif.

Avant de clore cet inventaire succinct et partiel d’innovations de contenu induites par l’analyse sémiotique de l’espace, rappelons que nous avons été amené, au début de ce paragraphe, à considérer le niveau du Contenu comme un espace sémantique dans lequel apparaissent des relations spatiales d’enchâssement et de concaténation de programmes narratifs. Cette mise en perspective montre que des notions spatiales (contenant un sème spatial) sont susceptibles de décrire le niveau du Contenu. En d’autres termes, elles joueraient un rôle métalinguistique par rapport à ce dernier. Ce qui inverse la relation habituelle par laquelle l’analyse du niveau du contenu est métalinguistique par rapport à l’espace. Ou mieux, en mettant en œuvre la relation de transitivité, on obtient le résultat non trivial suivant : l’espace est métalinguistique par rapport au Contenu, le Contenu est métalinguistique par rapport à l’espace, donc l’espace est métalinguistique par rapport à lui-même. Ce résultat prouve, encore une fois, que le statut métalinguistique se réalise dans l’espace, et qu’il n’est pas un privilège réservé aux langages verbaux. Le privilège de ces derniers est celui de pouvoir jouer le rôle de métalangage universel, applicable à tous les autres langages.

2.6.4 Isotopies sémantiques pour l’espace urbain

Lorsque nous avons abordé l’espace urbain de la Palmyre antique, tant par ses composants architecturaux (Palmyre, transformations urbaines, 2010) que par les inscriptions qui y sont distribuées (« Articuler le temps à Tadmor-Palmyre », 2008), nous avons été amené à faire appel à un ensemble particulier de valeurs sémantiques associées au nom de Georges Dumézil parmi les anthropologues, ou au nom de Michael Mann parmi les historiens des sociétés. Il n’y aurait pas lieu de mentionner ici de tels éléments de Contenu s’ils n’avaient pas un effet structurant et s’ils ne posaient pas quelques questions épistémologiques intéressantes.

La première remarque qui s’impose est liée à l’échelle : les questions que nous considérons ici ne se sont posées que lorsque nous avons abordé un corpus de taille urbaine. Elles sont en rapport avec le groupe humain impliqué : à l’échelle de la ville, les acteurs en interaction avec l’espace forment une société, et manifestent dès lors des caractéristiques propres à ce type d’organisation, en particulier une partition sociale dont les classes, définies par des relations d’équivalence sémantique fondées sur le type d’activité ou fonction, sont désignées par l’expression groupes fonctionnels à la suite de Dumézil.

La deuxième remarque est relative à la perspective analytique impliquée : de manière consistante, nous avons abordé les questions de sémiotique de l’espace en partant de l’Expression pour remonter à des éléments de Contenu ad hoc. Or l’approche dont il sera question ici modifie la procédure : les éléments de l’Expression sont rapportés à des éléments de Contenu donnés d’avance. En d’autres termes, la procédure consisterait à distribuer les éléments de l’Expression parmi des classes préexistantes du Contenu, ce qui projette sur l’espace des effets de sens externes et non internes. De ce fait, la procédure descriptive impliquée peut être constituée en perspective analytique particulière, distinguée des perspectives interne et externe abordées ci-dessus pour la description des topoï, tout en leur étant comparable : dans la mesure où la fonction désigne une activité advenant dans un topos (ex : célébrer le culte), elle est proche de la perspective interne ; dans la mesure où la fonction désigne une activité qui prend en charge le topos (ex : un rempart protège la ville), elle est proche de la perspective externe. Il n’en reste pas moins que la perspective fonctionnelle ajoute aux perspectives interne et externe des effets de sens qui n’y sont pas réductibles et que nous considérerons ci-dessous.

Le premier effet de la perspective fonctionnelle est de donner l’impression de mieux comprendre l’objet considéré. Ce qui n’est pas négligeable, même si l’on a quelque difficulté à préciser ce qu’est « mieux comprendre » (cela fait partie des indéfinissables de la sémiotique). Le deuxième effet, et non des moindres, est que l’utilisation des catégories fonctionnelles en sémiotique de l’espace met celle-ci en relation avec d’autres disciplines parmi les sciences humaines, en particulier l’anthropologie, l’histoire des religions, la sociologie, l’histoire… avec lesquelles elle apparaît dès lors partager une épistémé commune. Un effet secondaire est le fait que cette mise en relation facilite le développement de l’approche sémiotique spatiale en diachronie et en synchronie.

Une question proprement sémiotique est le positionnement des fonctions, en tant que valeurs sémantiques, dans l’édifice sémiotique greimassien. Greimas faisait allusion à un lien entre les fonctions reconnues par Dumézil et les modalités du faire qu’il avait introduites dans sa syntaxe sémiotique. Sans entrer dans le détail, il laissait entendre que les modalités autorisent une analyse plus fine que ne le permettent les fonctions. Si l’on accepte ces allusions, les fonctions seraient à situer de manière floue (puisqu’elles n’appartiennent pas au métalangage sémiotique) entre le niveau superficiel des structures actantielles et le niveau figuratif de la manifestation.

Note de bas de page 28 :

 Cf. Mythe et épopée. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, 1968, 3 vol. ; La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1974. ; Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1977.

Considérons les fonctions duméziliennes28. Elles sont au nombre de trois, et résultent d’un travail inductif sur les mythes indo-européens manifestés dans un large éventail culturel, puisque Dumézil les reconnaît dans les domaines latin, germain, avestique et védique. Il les a repérées dans la récurrence de trilogies divines telles que Jupiter, Mars, Quirinus, desquelles il tire les fonctions religieuse, militaire et productive.

Note de bas de page 29 :

 The sources of social power, Cambridge, Cambridge University Press, vol. 1, 1986, A history of power from the beginning to A.D. 1760, 549 p. ; vol. II, 1993, The rise of classes and nation-states, 1760-1914. ; vol. III, 2012, Global empires and revolution 1890-1945.

Chez Michael Mann, le corpus est différent (il s’agit d’histoire sociale et non de mythologie) comme la procédure d’introduction des concepts : il ne rapporte pas un processus inductif par lequel il aurait tiré des valeurs sémantiques abstraites d’un corpus linguistique plus figuratif. Les concepts utilisés sont au nombre de quatre (non trois), ils sont liés à des domaines d’activité qu’il qualifie de sources de pouvoir social : Religion, Guerre, Production, Politique29.

Il est intéressant de remarquer que les trois fonctions duméziliennes se retrouvent chez Mann. L’apparition du Politique ne manque pas d’intéresser. On pourrait poser la question de savoir pour quelle raison cette quatrième valeur sémantique est ajoutée. Mais, au vu de sa rentabilité dans l’analyse historique, on serait plutôt enclin à poser la question en sens inverse : comment se fait-il qu’elle n’apparaisse pas chez Dumézil ? Nous verrons que l’analyse en termes de modalités autorise une réponse intéressante. Mais considérons, pour le moment, les processus par lesquels ces différentes valeurs sémantiques sont introduites dans le métalangage descriptif :

Chez Dumézil, Religion, Guerre et Production sont des valeurs sémantiques tirées du discours analysé. Elles appartiennent à l’énoncé, ce qui permet de qualifier la procédure d’extraction comme énoncive, partant de l’intérieur (objet analysé) vers l’extérieur (métalangage descriptif).

Note de bas de page 30 :

 En particulier dans Les dieux souverains des Indo-Européens, op. cit..

Chez Mann, Religion, Guerre, Production et Politique sont des valeurs descriptives commodes, sélectionnées dans le discours historique pour leur capacité à rendre compte du déroulement des événements, spécialement du processus par lequel certains groupes sociaux accumulent du pouvoir pour obtenir l’avantage sur d’autres groupes, tant à l’intérieur de leur société qu’à l’extérieur de celle-ci. Ce pourquoi il qualifie les activités désignées par ces valeurs sémantiques de « sources de pouvoir social ». On chercherait en vain chez Mann une réflexion épistémologique sur ces concepts. Comme il avoue (dans une correspondance directe, suite à notre interrogation) qu’il n’a pas analysé les fonctions duméziliennes. Cette question ne l’intéresse pas, tant que ses descriptions sont opérationnelles et efficaces. Comparée à la manière énoncive par laquelle Dumézil définit ses concepts30, la manière de Mann apparaît comme énonciative et relève du métalangage descriptif.

Poursuivons la comparaison sémiotique de ces descripteurs. En identifiant les fonctions religieuse, militaire et productive dans des trilogies divines, Dumézil les rapporte à ce que la sémiotique identifie comme des Destinateurs susceptibles de transmettre un devoir faire à un éventuel Sujet du faire. Or, si l’on cherche à qualifier sémiotiquement l’isotopie politique utilisée par Mann, on fait apparaître la modalité virtualisante d’un vouloir réflexif, relatif à l’action des hommes sur les hommes. Il n’est donc pas étonnant de ne pas la retrouver chez Dumézil : le vouloir des hommes, c’est la seule chose qui soit irréductible à un devoir dicté par des dieux. En centrant son travail sur les mythes religieux, Dumézil avait pratiquement exclu la possibilité de trouver une isotopie politique au plein sens du terme. Par contre, le discours historique laisse amplement la place à cette dernière, et Mann ne manque pas de l’y identifier.

Dans notre analyse sémiotique des transformations urbaines de Palmyre, nous avons adopté les quatre valeurs descriptives de Mann, et nous en avons fait des isotopies descriptives. Par leur degré de généralité ou d’abstraction, elles nous servent à classer les valeurs sémantiques manifestées par le corpus. À ce titre, elles nous servent de méta-valeurs sémantiques.

Note de bas de page 31 :

 Ce résultat illustre, à l’échelle urbaine, la remarque que nous avons formulée à propos du sens interne du topos : il suffit de changer d’usager pour changer le sens. Ici, le changement d’usagers lié au changement d’isotopie sémantique s’accompagne d’un changement de forme, et d’un déplacement de la limite urbaine.

L’un des résultats les plus intéressants de l’utilisation de ces quatre isotopies (ou méta-valeurs descriptives) à Palmyre est l’identification de quatre manières de définir la ville : les limites religieuse, militaire, économique et politique ne coïncident pas. On peut donc dire, en changeant de perspective, que ces quatre isotopies ne se projettent pas de la même manière sur l’espace physique. Ou encore en d’autres termes : la distinction entre un intérieur et un extérieur de la ville ne se réduit pas à une question de géométrie, c’est aussi une question de sémantique, car il faut préciser le point de vue à partir duquel intérieur et extérieur sont définis31. L’identité même de l’objet spatial qu’est la ville est en jeu.

À une échelle inférieure à celle de la ville, i.e. à celle des édifices ou celle de groupes de bâtiments, le repérage de la distribution des isotopies dans l’espace manifeste des situations de concentration (plusieurs isotopies sont agrégées sur le tell de Palmyre aux phases 1-2-3) ou de dispersion (les isotopies sont distribuées entre plusieurs bâtiments en phase 4). La succession dans le temps de ces phases de concentration et de dispersion met en évidence des processus d’agrégation et d’égrégation affectant les projections des isotopies sur l’espace. L’agrégation produit des associations ou des syncrétismes centripètes (conjonction de valeurs et d’activités en un même lieu), l’égrégation produit des différenciations et des dissociations centrifuges (disjonction de valeurs et d’activités en des lieux différents). Les lieux fonctionnels (sanctuaires, agora économique, tribunal, lieux de réunion politique…) sont affectés par ces changements dynamiques. Comme les isotopies relèvent du Contenu, et les lieux de l’Expression, nous voyons que la relation entre les plans E et C varie dans le temps et dans l’espace. Ce qui n’est pas un résultat trivial.

À l’échelle de la ville dans sa totalité, nous avons pu relever (Palmyre, transformations urbaines, 2010), tant au niveau de l’expression verbale (inscriptions gravées dans la pierre et exposées dans les lieux publics) qu’au niveau de l’expression non-verbale (mise en chantier de monuments durables en pierre), le basculement sémantique de la ville d’une période dominée par l’isotopie religieuse vers une période dominée par l’isotopie politique. La concordance des expressions verbale et non-verbale, indépendantes l’une de l’autre, fonctionne comme un mécanisme de véridiction qui confirme la validité du résultat. Le changement advient vers 130 de l’ère commune et permet de mettre en relief ladite période pour différencier un avant d’un après, pour constituer une transformation sémiotique affectant la ville dans son ensemble. Ce qui constitue un résultat non trivial, qui confirme a posteriori l’intérêt de l’utilisation des isotopies comme outil descriptif.

2.7 Perspective énonciative 1 :
marquage par l’énonciateur

2.7.1 Liminaire épistémologique : Dépassement de l’approche énoncive

Note de bas de page 32 :

 Sémantique structurale, pp. 153-154.

Les deux perspectives mises en place au début de notre travail sur l’espace (définition interne du topos, définition externe) s’inscrivaient implicitement, toutes les deux, dans un projet d’analyse des énoncés spatiaux signifiants. Au début des années 1970, les analyses discursives étaient centrées sur l’énoncé, et Greimas proposait des procédures pour débarrasser le texte de ses marques énonciatives afin de ne conserver qu’un énoncé objectivé sur lequel travailler32. Lors de l’analyse de « L’Espace du Séminaire » (1977), la dimension énonciative de certains éléments décrits (i.e. le troisième système ou enveloppe, le deuxième système ou enveloppe meublée) passait inaperçue, ou n’était pas identifiée comme telle.

Cependant, l’accumulation des analyses spatiales tirait profit de l’avancement de la sémiotique générale et de la réintégration de la dimension énonciative parmi les préoccupations analytiques. Après plusieurs mentions incidentes de faits énonciatifs dans nos analyses spatiales, et l’exploration théorique et méthodique de la question de l’énonciation énoncée et de sa description sémiotique (« L’énonciation, procès et système », 1983), nous avons consacré une étude (« L’expression spatiale de l’énonciation », 1986a) à la démonstration de la pertinence d’une telle manière d’analyser les manifestations spatiales observables. Il convient de signaler que ladite démonstration, qui aboutit à l’identification d’éléments d’architecture énonciativement marqués, est passée par l’analyse des rites liés à la manipulation d’objets tels que le plateau du Hassun et la sakéière dans le cadre de la Cérémonie du Thé. En d’autres termes, l’analyse de l’énoncé imposait le passage à l’énonciation pour interpréter le corpus.

2.7.2 Construire est un acte énonciatif majeur

Dans « La privatisation de l’espace » (1989a), et dans « La promesse du verre » (1989b), nous avons mis en évidence, de manière argumentée, le fait que les éléments pleins de l’architecture jouaient le rôle d’acteurs matériels, sujets délégués investis de modalités destinées à réguler l’accès d’autres acteurs (lumière, chaleur, air, personnes…) caractérisés par leurs qualités physiques. Par conséquent, ces éléments surdéterminent les énoncés spatiaux qui adviennent ultérieurement dans leur cadre.

Dans « Le musée de la Centrale Montemartini à Rome »(1986b), nous avons mis en évidence les rôles respectifs de trois classes d’éléments d’aménagement (disposition des salles et des socles, distances qui séparent les pièces muséales, éclairage) dans la mise en valeur des objets (hiérarchisation relative), la mise en évidence des relations entre eux (taxinomie et groupes), et la communication avec les visiteurs (montrer, faire vouloir regarder…).

Note de bas de page 33 :

 Et parfois immatériels : l’éclairage.

Note de bas de page 34 :

 Au sens sémiotique neutre de faire faire, sans connotations négatives.

Ces exemples, parmi d’autres, démontrent clairement que l’acte d’aménager l’espace, ou de le réaménager, s’inscrit comme acte énonciatif dans l’acte de communication. Il exprime, par des moyens matériels33 délégués à la manipulation34, des effets de sens qui surdéterminent les significations attachées aux objets manipulés.

Note de bas de page 35 :

 Ce qui projette un éclairage nouveau sur le Projet Architectural qui a préoccupé beaucoup de chercheurs.

Par conséquent, l’acte de construire ou d’aménager l’architecture apparaît comme un acte énonciatif majeur35. Exprimé par des moyens spatiaux, il conditionne et surdétermine les actes quotidiens ultérieurs qui vont advenir dans l’espace ainsi remodelé. Car il inscrit, dans le dur, des conditions modales (méta-fonctionnelles) pour les actions prévisibles. Dans de telles opérations, il y a syncrétisme entre le Sujet Énonciateur et le Destinateur Manipulateur.

2.7.3 Distinguer une perspective énonciative spatiale

La sémiotique a reconnu l’énonciation comme une instance présupposée par les énoncés de la langue verbale. Nous avons montré (dans « L’énonciation, procès et système ») que l’énonciation peut être définie comme une instance liée à tout acte créatif de sens, et détachée de l’expression verbale : dès lors, on peut distinguer dans l’acte signifiant un énoncé et une énonciation qui module et surdétermine le dit énoncé. De manière symétrique, dans tout acte d’interprétation du sens, on peut reconnaître un acte énonciatif par lequel l’énonciataire, qui est l’une des instances de base de l’énonciation, reconstruit le sens de l’acte signifiant.

Dans une telle perspective, l’énonciation est reconnue au niveau du contenu, auquel on attribue une priorité relative. Ce qui n’empêche pas de reconnaître, en certaines circonstances, une expression spatiale à l’énonciation (« L’expression spatiale de l’énonciation »). Le développement et la multiplication ultérieurs de résultats comparables imposent de reconnaître une dimension énonciative à la sémiotique de l’espace. La reconnaissance de cette perspective, et l’impossibilité de ramener ses résultats aux définitions interne et externe du topos, lesquelles se sont révélées a posteriori comme énoncives, nous invitent à mettre en place une nouvelle perspective analytique pour l’espace, caractérisée par l’énonciation. Les instances symétriques de l’Énonciateur et de l’Énonciataire amènent à scinder la perspective énonciative en deux : l’une, liée à l’Énonciateur, où le Contenu joue un rôle dominant ; l’autre, liée à l’Énonciataire, où l’Expression joue un rôle dominant. Nous en développerons l’analyse ci-dessous dans l’ordre, et nous tenterons de mettre en évidence leur opposition par leurs liens respectifs à la position d’un Destinateur manipulateur (prédéterminant l’action) pour le premier, et à celle d’un Destinataire cognitif (interprétant le sens) pour le second.

2.7.4 Donner forme à un lieu restreint : le pavillon du thé au Japon

Au Japon, l’opération de construction d’un Chashitsu, ou pavillon pour la Cérémonie du Thé, impose d’effectuer dès la conception des choix déterminants pour la suite des rites qui se dérouleront dans l’environnement projeté. Car la sélection d’une disposition à droite dominante, à gauche dominante, ou à orientations opposées (Gezadoko) déterminera les types de cérémonie qui y seront célébrés. De tels choix architecturaux reflètent, en partie, des options personnelles du maître d’œuvre ou du maître d’ouvrage. Mais ils ne peuvent être arbitraires, car ils doivent tenir compte tant des bâtiments existants dans le voisinage immédiat que des éléments naturels tels que collines, arbres, ou pièces d’eau proches.

Les dispositions de l’architecture fixent, par des acteurs matériels délégués, les modalités issues des Destinateurs humains et des Destinateurs transcendants évoqués. Ils déterminent, de manière stricte, les manières par lesquelles le système de la Cérémonie du Thé pourra passer à l’état de procès réalisés. En d’autres termes, ils déterminent énonciativement la réalisation des énoncés.

Note de bas de page 36 :

 Poliade: en référence à Polis = ville, dans la tradition grecque puis romaine en Orient. Le sanctuaire poliade est celui de la divinité protégeant la Polis, entendue comme structure sociale et comme structure physique.

2.7.5 Donner forme à un lieu étendu : le sanctuaire poliade36 de Palmyre

À Palmyre, le sanctuaire de Bel manifeste des énoncés complexes analysables à deux niveaux (statique /vs/ dynamique), où la syntaxe dynamique des rites sémitiques, responsables de l’efficacité religieuse, surdétermine les éléments statiques du décor architectural hellénistique (« Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre »). Dans un tel énoncé complexe, les rites sont adressés aux divinités (destinataires ultimes du culte), alors que le décor architectural est adressé aux autorités politiques (Séleucides puis Romaines). Dans l’opération qui noie la Crépis grecque dans un Podium romain, on peut lire sur l’isotopie politique le passage d’un Destinataire Séleucide à un Destinataire Romain, mais on peut surtout y voir, sur l’isotopie religieuse, un durcissement des conditions de communication entre les hommes et les divinités, i.e. une augmentation de la distance entre hommes et dieux. Ce qui est cohérent avec les opérations concomitantes d’abaissement du niveau sommital du tell et du surhaussement du sol des thalamoï. De telles transformations ne sont pas interprétables en termes de perspective interne (actions advenant dans les topoï) ou de perspective externe (ce que l’on fait avec les topoï). Force est de les lire comme des actes énonciatifs affectant l’énoncé spatial architectural complexe qu’est le temple, et dans lequel les rites se déroulent. L’augmentation de la distance sémantique entre les divinités et les hommes affecte la relation entre l’Énonciateur humain et l’Énonciataire divin. L’opération ne saurait être qualifiée autrement que comme énonciative.

Lors de la reconstruction du sanctuaire de Bel, la direction du grand axe de la cella a été alignée sur la direction Nord-Sud astronomique. Le passage d’une direction quelconque (résultant du hasard) à une direction privilégiée tirée des étoiles marque l’architecture du temple, qui est ainsi mis en relation avec le cosmos. Ce qui affecte encore une fois la relation des hommes et des divinités, en modifiant le dispositif communicationnel qu’est le temple. C’est une opération clairement énonciative, à laquelle ne correspond aucun effet de sens dans le cadre des perspectives interne et externe énoncives.

Sur l’axe de progression rituelle d’Ouest en Est dans le sanctuaire de Bel, cinq paires d’éléments architecturaux sont implantées. L’analyse montre que chaque terme méridional joue un rôle purificateur pour une action sacrificielle qui a lieu en liaison avec le terme septentrional. Considérant que l’acquisition de la compétence selon la pureté est préparatoire à la réalisation de la performance sacrificielle, les pôles méridionaux apparaissent sous-valorisés, par rapport aux pôles septentrionaux sur-valorisés. Cette différenciation en termes de valeur, au sein de paires ordonnées, montre qu’il y a un rangement spatial volontaire des topoï dans lesquels se déroule l’action de l’énoncé rituel (perspective interne). Ce qui projette sur le rangement spatial (mise en place d’une configuration) l’effet de sens d’une énonciation surdéterminant l’énoncé. En tout cas, ce rangement ne peut trouver d’interprétation en termes de perspective interne : il n’en obtient qu’énonciativement.

Note de bas de page 37 :

 Évergésie: littéralement « bonne action ». Acte de générosité fait par un citoyen au profit d’une ville (habituellement la sienne).

Dans l’étude intitulée « Le sens des transformations urbaines, le cas de Tadmor-Palmyre » (2006c), construite sur le repérage systématique des relations de présupposition entre les éléments du Contenu lié à la construction du sanctuaire de Bel, à l’expulsion de la population du tell et à l’expansion de la ville en contrebas, l’analyse restitue les sujets de diverses actions spatiales. L’interprétation énonciative y revient comme un leitmotiv, en particulier pour les évergésies37 par lesquelles des citoyens privés faisaient construire, en don offert à la ville, des éléments d’architecture publique, civile ou religieuse.

2.7.6 Donner forme à la ville : la croissance de Palmyre

En passant de l’échelle architecturale à l’échelle urbaine, il devient encore plus difficile d’identifier des actions internes à un topos, du type présupposé par la perspective interne. À titre d’exemple, l’imposition d’une trame urbaine à un quartier en développement (tracé de rues parallèles, lanières d’égale largeur pour l’implantation des maisons), avant que les maisons ne soient construites, est une opération qui ne correspond à aucune action advenant dans un topos. Les effets de sens identifiables en l’occurrence, tels que homogénéisation du tissu urbain, ordre, expression de l’égalité entre les citoyens habitant le quartier, ne peuvent renvoyer qu’à une entité collective, celle des autorités urbaines, ou celle de la Polis dans le cadre de la Palmyre antique. L’acte qui impose une trameurbaineavant la construction des maisons est un acte énonciateur collectif qui contraint les énoncés individuels (actions constructives particulières). Il exprime géométriquement la présence d’une autorité coordinatrice. Dans la coprésence de trames orientées différemment, on lit un changement d’autorité (instance décisionnelle) et/ou de période.

Dans la ville de Palmyre, on constate que l’aménagement de grandes avenues à colonnades permet de régulariser le contact entre des quartiers construits à des périodes successives (Palmyre, transformations urbaines, 2010). Cette opération urbaine, que nous avons appelée suture (le terme est métalinguistique, adopté aux fins de l’analyse) connecte deux zones urbaines contiguës dotées de caractères architecturaux différents (forme, trame, mode d’occupation). En termes formels, elle apparaît comme un opérateur linéaire urbain qui nie la différence entre les quartiers aréolaires (dotés d’une surface) contigus préexistants et affirme leur connexité. C’est donc un acteur spatial délégué, dont la fonction est de nier le conflit et d’asserter le contrat entre d’autres acteurs spatiaux. Derrière tous ces acteurs spatiaux se profile un acteur social collectif, remplissant le rôle de Destinateur manipulateur. Par rapport au tissu urbain comme énoncé, ce Destinateur joue le rôle d’Énonciateur.

Entre deux rues droites aux orientations différentes, la soudure ponctuelle réalise une opération similaire de négation du conflit (différence d’orientation) et d’assertion du contrat (continuité de la circulation). Ici aussi, un acteur social se profile derrière l’acteur spatial délégué, et le caractère énonciatif de la procédure est évident (Palmyre, transformations urbaines). L’étude des inscriptions (« Le sens des transformations urbaines », 2006c ; « Articuler le temps à Tadmor-Palmyre », 2008a) permet d’identifier en fait deux instances collectives, souvent mentionnées ensemble et agissant de concert, pour remplir le rôle de Destinateur Énonciateur : une instance collective étendue (GBL=gibill en Araméen, Démos en Grec) et une instance collective réduite (Anosh anoshta = Argyrotamiai = trésoriers du trésor ; Boulé). La première rassemble tous les citoyens de Palmyre, la seconde désigne des représentants dont on ignore le mode de désignation et la durée du mandat (silence des sources).

Note de bas de page 38 :

 Cf. D. Schlumberger, « Bornes milliaires de la Palmyrène », in Hommage à René Dussaud, Mélanges de l’université Saint Joseph, Beyrouth, 1939, pp. 547-555 ; id., « Bornes frontières de la Palmyrène », SYRIA, XX, Paris, 1939, pp. 43-73.

D’autres opérations énonciatives apparaissent lors de la définition des limites de la ville, séparant son intérieur de son extérieur. En fait, cette opposition qui pourrait paraître simple, se révèle complexe à Palmyre. Car l’implantation des sanctuaires, des bâtiments funéraires, des enceintes défensives, ainsi que le tracé restitué des processions concourent à démontrer qu’il y a trois manières de définir la ville (son intérieur) et ce qui n’est pas elle (son extérieur). Ces manières sont sémantiquement déterminées et présupposent trois points de vue : religieux, militaire, économique. Nous constatons, sur le terrain, que les limites religieuses de la ville (séparant l’intérieur pur d’un extérieur impur) ne coïncident pas avec ses limites militaires (séparant un intérieur protégé d’un extérieur non protégé), et les textes évoquent des limites économiques (paiement d’un octroi au passage, détaillé sur le célèbre Tarif de Palmyre) que l’on ne sait placer sur le terrain. Quant aux limites politiques, qui seraient celles du territoire (Chora) contrôlé par Palmyre, on ne les connaît que par de rares bornes inscrites38, issues d’un processus d’arbitrage et placées sur les routes menant vers d’autres villes (Damas, Émèse-Homs). Considérant que les quatre points de vue cités (religieux, politique, militaire, économique) renvoient à des sources de pouvoir social et à des instances collectives différentes, on conclura que la définition de l’intérieur et de l’extérieur de la ville est une opération énonciative majeure, placée à l’échelle spatiale du territoire, et qu’elle connaît plusieurs réalisations énoncives.

On pourrait multiplier les exemples, et évoquer en particulier les adductions d’eau, tant en surface que par des canalisations souterraines (Palmyre, transformations urbaines). Cela illustrerait figurativement des processus similaires, dont la signification n’est pas analysable au seul niveau énoncif, et où la valeur énonciative, liée à un Destinateur Énonciateur, est dominante. Pour tous ces cas, la mise en place d’une perspective analytique énonciative est nécessaire.

2.8 Perspective énonciative 2 :
objectivation par l’énonciataire

2.81 Liminaire épistémologique

Caractérisé par la prépondérance de l’activité interprétative de l’Énonciataire, ce changement de perspective est accompagné de quelques caractères distinctifs. En premier lieu, les questions de l’Expression prennent un relief particulier, car c’est par ce niveau que commence le processus de lecture. Au niveau du Contenu, trois opérations apparaissent comme majeures : la construction de l’objet sémiotique, le déchiffrement des énoncés spatiaux, et l’objectivation du discours spatial. Nous reprendrons ces divers points ci-dessous. Notons auparavant que cette quatrième perspective domine le travail archéologique, où la fouille ne retrouve que rarement des objets entiers dans leur contexte antérieur d’utilisation, découvrant plus fréquemment des fragments d’objets, dépareillés et déplacés. La procédure d’interprétation part de fragments de l’Expression et remonte par catalyse (présupposition) à l’objet complet, et par interprétation au Contenu.

La présence récurrente des objets matériels examinés sous cette perspective contraste avec l’importance accordée à l’espace du mouvement dans les perspectives précédentes. C’est l’occasion de rappeler que les objets matériels (ou pleins) sont inscrits dans l’espace et relèvent de la sémiotique de l’espace : ils forment le complément de la catégorie de l’espace du mouvement, et leur prise en compte est nécessaire. La perspective actuelle ne fait que les mettre en relief, pour les considérer autrement. En particulier, aucun objet ne sera considéré comme donné a priori : il sera redéfini à partir de sa forme, de sa fonction, de sa mise en rapport avec l’homme et avec d’autres objets. Lors de l’objectivation des interactions spatiales (l’objectivation est la procédure par laquelle le discours scientifique est détaché de son énonciateur pour produire un effet de sens d’objectivité), certains objets apparaîtront dans le rôle actantiel du Sujet : ils effectuent telle ou telle opération.

Dans ces descriptions, la compétence de l’analyste, placé dans la position de l’énonciataire interprète, est fortement sollicitée : il lui faut savoir lire les traces physiques, chimiques, urbanistiques, hydrauliques laissées sur les objets ou les accompagnant. Il s’agit d’un véritable travail de décryptage scientifique. On peut rappeler, en l’occurrence, que les sciences exactes, telles que la chimie et la physique, ne sont que des sémiotiques particulières dans le cadre de la perspective mise en place par Hjelmslev. Il en est de même pour la géologie, l’urbanisme, l’architecture, la céramologie, etc. Toutes les disciplines sont susceptibles d’être sollicitées, avec des instruments mettant en œuvre des capteurs électromagnétiques capables de rendre visible ce qui est invisible au capteur biologique qu’est l’œil humain. En ce domaine, les instruments ne sont que des observateurs délégués, dotés de la capacité de « voir » dans le domaine d’autres gammes de longueurs d’onde. Autrement dit, ce sont des « yeux » artificiels, capables de voir à travers des matériaux qui apparaissent opaques dans le domaine des longueurs d’onde perceptibles à l’œil : certaines ondes ont la capacité (compétence) de passer là où les ondes visibles ne passent pas.

Les objets ainsi examinés s’inscrivent dans le cadre de l’épistémé dominante des sciences exactes : ils suivent des lois physiques. Ces dernières sont analysables en termes de devoir-être et devoir-faire, sans qu’il y ait un sujet déontique doté d’un libre arbitre. De tels sujets n’ont pas de choix à faire : leurs interactions sont prédictibles, même si certaines ont un caractère aléatoire. L’examen sémiotique de telles interactions pourrait tirer profit du cadre descriptif mis en place par Landowski pour les « régimes de sens » même si, à ce jour, l’introduction dudit cadre n’est pas apparue comme nécessaire pour les travaux que nous avons menés.

L’objectivation du discours analytique est une opération typique du discours scientifique, par laquelle le sujet analyste est masqué pour produire un effet d’objectivité. En l’occurrence, elle entraîne l’occultation du sujet interprète énonciataire, et la mise en relief de l’objet étudié, souvent installé en position de sujet. Le sujet énonciataire du discours spatial, en syncrétisme avec le sujet analyste, n’apparaît plus que dans les textes méthodologiques destinés aux spécialistes, où l’on discute de la validité des méthodes mises en ouvre. À titre d’exemple, on peut citer ce texte même, qui est un texte méthodologique destiné à des spécialistes (sémioticiens de l’espace) : il se propose de valider les méthodes opératoires mises en œuvre dans mes publications antérieures.

2.8.2 La construction sémiotique des Objets

Dans cette perspective, les objets du monde naturel ne sont pas donnés a priori. Car c’est l’habitude qui, par un processus de naturalisation de la culture, produit l’illusion que les objets sont donnés tels quels. Une chaise, une porte, une marche d’escalier ne sont tels que suite à des procédés d’identification complexes qui en construisent le sens. Il suffit d’examiner leur évolution historique et/ou géographique pour percevoir leur caractère culturel sinon artificiel.

La construction sémiotique d’un objet du monde passe par la description de son Expression (matière, forme) et celle de son Contenu (tel que assiette, jarre, siège, lit, maison, sanctuaire, entrepôt, caserne…). Ce qui permet de construire à la fois l’identité de l’objet (c’est telle catégorie) et son fonctionnement (il sert à tel usage, de telle manière) : la forme et la fonction.

L’archéologie impose de reconnaître que l’identification d’objets aussi familiers qu’un mur, une porte, une colonne, un portique, un habitat, un sanctuaire, une échoppe, un atelier résulte d’un processus analytique et synthétique complexe. Si le processus aboutit parfois à un consensus rapide, il importe de rappeler que de longues discussions opposent les spécialistes à propos d’objets dont les qualités perceptibles ne suffisent pas à lever l’ambiguïté de leur identification.

Au musée de la Centrale Montemartini à Rome, on peut voir dans une vitrine les restes d’un lit de banquet du premier siècle avant l’ère commune (Numéro d’inventaire des Musei Capitolini : 18770 ss). Ces restes sont en os brûlé. Ils ont été trouvés dans une urne, mêlés aux cendres consumées d’un romain qui a été incinéré en grande pompe sur un lit d’apparat (lit de banquet) ramené de Grèce ou d’Anatolie. Le processus de reconnaissance du lit d’apparat commence par la séparation, dans le contenu de l’urne cinéraire, entre les os humains du défunt et les os animaux sculptés qui décoraient son meuble. Ensuite, il a fallu reconstituer l’ordre d’assemblage des pièces sculptées, restituer les pièces du châssis en bois sur lequel les plaques d’os étaient fixées, pour déterminer la forme globale dudit lit d’apparat. Il est vrai que la connaissance d’éléments de décor de bronze de même style, moins abîmés, a pu servir de guide à la restitution. L’objet muséal offert aux regards résulte donc d’un processus long et complexe, où un certain nombre d’erreurs ont pu se produire. La certitude de l’identification doit donc être modalisée. Mais, quelle que soit l’incertitude, il est clair que l’objet considéré résulte d’un processus de construction sémiotique.

Lorsque nous nous sommes proposé de reconstituer l’évolution urbaine de l’agglomération de Palmyre (Palmyre, transformations urbaines), il nous a fallu partir d’une définition de la ville antique. Car nous ne connaissons que la ville moderne, ainsi que les restes de la ville romaine modifiée par les interventions byzantines et arabes. Un certain nombre d’archéologues intéressés par le sujet avaient opté pour l’examen des remparts défensifs de la ville, en partant de l’hypothèse que la ville est ce qui se trouve à l’intérieur des murs. Or plusieurs indices concourent à démontrer que la ville connut une période ancienne où elle ne disposait pas de murs défensifs, et qu’elle connut ultérieurement une période où ses défenses avaient été démantelées. Par conséquent, l’approche par les remparts ne convenait pas à une description dans la longue durée, et il fallut chercher une autre manière de définir la ville. Nous avons formulé l’option de partir des zones d’habitat et d’agriculture, soit du tissu des maisons et de celui des vergers. Cette option s’avéra d’autant plus judicieuse qu’il est apparu ultérieurement que la ville disposait de trois manières de définir son intérieur par rapport à son extérieur, selon trois points de vue : religieux, militaire, économique. Aujourd’hui comme hier, la ville est un objet construit et non donné.

Construction de l’objet 1 : Description statique par la forme de l’expression

Dans le domaine de la céramique domestique, un plat, un bol, une jarre, ou un pot sont essentiellement reconnaissables à leur forme. Une simple description statique de la forme géométrique suffit. Peu importe que le plat ait servi à une personne pour manger individuellement, ou à mettre de la nourriture à la disposition d’un groupe (plat de service), ou à décorer un mur. La définition par la forme est suffisante pour identifier l’objet.

Lorsqu’on remonte dans le temps, l’archéologie retrouve moins d’objets, dont les différences de forme sont moins nettes. On suppose qu’ils furent utilisés à plusieurs usages : à la préhistoire, les mêmes outils tranchants ont pu servir à la guerre, à la chasse, et au découpage alimentaire. Et l’on est ramené à une description de la forme, pour une classe de fonctions et non pour une fonction particulière.

Aux époques historiques, les objets sont différenciés, et certains adoptent des formes typiques : durant l’antiquité classique, les colonnes, les temples, les autels sacrificiels, ou les lits de banquet… sont dotés, avec récurrence, de formes stables caractéristiques d’une région, d’une période, d’un groupe linguistique (grec, romain, étrusque, assyrien…). Ce qui permet de les identifier lorsqu’on les retrouve dans de nouveaux contextes, et de dater les dits contextes.

La datation par la forme projette sur cette dernière un rôle actantiel intéressant, celui de sujet délégué, indicateur dans une opération de déixis. Ce qui constitue un énoncé spatial intéressant, de type relativement nouveau dans une sémiotique de l’espace : son existence sémiotique est due à l’énonciataire et à son activité analytique. Car l’objet ne s’exprime pas, sa forme non plus. Ce que l’archéologue y lit, c’est un message sans sujet énonciateur volitif. La perspective énonciataire constitue l’énoncé interprété.

La pièce de monnaie datée par une inscription, ou datable par un autre procédé, sert à dater la couche archéologique dans laquelle elle a été trouvée, ce qui lui attribue un rôle cognitif de type déictique. Le sujet qui attribue la date reste en fin de compte l’archéologue ou le numismate, mais la monnaie fonctionne comme un sujet délégué, sa position spatiale est constitutive d’un énoncé : telle couche est antérieure (ou postérieure, selon le cas) à telle date.

De manière plus générale, la stratigraphie transforme l’échelle spatiale, dans laquelle les couches sont superposées les unes aux autres, en échelle temporelle, où les périodes se succèdent les unes aux autres. Nous avons mis ce phénomène en évidence dès 1989 dans notre analyse du Musée de Préhistoire d’Ile de France (Nemours), étendue en 1995 (colloque de l’Association Suisse de Sémiotique, Lausanne, « Analyser le Musée ») à un corpus sélectif de musées de préhistoire en France.

Dans tous les cas évoqués, la description statique de la forme suffit à reconnaître l’objet et à en faire un objet doté de sens, soit un objet sémiotique. Un autre exemple permet de montrer que l’analyse de la forme permet d’aller au-delà de ce simple résultat.

En 1971, Juan Pablo Bonta, qui fut un sémioticien précurseur, analysa la forme des meubles proposés pour la conférence de Paris, laquelle devait réunir, autour d’une table de négociations, les délégations du Vietnam du Nord, du Front National de Libération, du Vietnam du Sud, et des États Unis. Les pré-négociations achoppèrent sur la forme de la table de réunion : les Américains préconisaient une table allongée, présentant deux côtés le long desquels pourraient s’asseoir les délégations américaine et sud-vietnamienne d’un côté, FNL et nord-vietnamienne de l’autre. Les Russes préconisaient une table carrée, dont chaque côté accueillerait une délégation. Pour surmonter les objections provoquées par ces formes contraires, les ébénistes finirent par trouver la solution d’une table ronde, dont un diamètre était marqué par les tables secondaires de deux secrétariats. Il est intéressant de noter que l’effet de sens majeur véhiculé par la forme de la table n’affecte pas la table même, qui reste ambiguë, mais plutôt les groupes humains qui s’assoient autour, ainsi que les relations polémique ou contractuelle qu’ils entretiennent. L’identité internationale du Front National de Libération était en jeu. Dans ce processus, les distances entre les chaises jouaient un rôle non négligeable. Notons que les outils de description restent statiques, il n’y a pas de processus dynamique qui modifie le sens, l’objet sémiotique est complexe.

Construction de l’objet 2 : Description dynamique par l’action

Beaucoup d’objets archéologiques ne sont pas définis par leur forme, mais plutôt par l’action qu’ils sont censés assurer ou accomplir : un couteau coupe, une jarre contient (souvent des liquides, mais aussi des produits en vrac, tels que du grain ou des pièces de monnaie), une marmite sert à cuire sur le feu, une maison sert à habiter, un temple à célébrer le culte… Cet autre procédé d’identification sémiotique par l’action ne saurait dispenser de la description de la forme. Cependant, c’est souvent la définition par la fonction qui fonde le lexème par lequel l’objet est désigné dans la langue verbale. Ce lexème servant d’étiquette, il donne souvent l’illusion que la description de l’expression n'est pas nécessaire, comme il masque le caractère construit de l’objet sémiotique considéré.

Lors de l’identification de l’objet par une fonction, l’analyste constitue implicitement un énoncé non verbal virtuel, dans lequel l’objet considéré (O1) accomplit telle action sur tel autre objet (O2). O1 et O2 se trouvent projetés dans les rôles actantiels de Sujet et Objet. Ce qui autonomise et anthropomorphise, dans une certaine mesure, les acteurs impliqués. Ainsi la jarre contient, ou est destinée à contenir. Mais qu’a-t-elle contenu ? Aujourd’hui, des analyses chimiques fines des résidus agglutinés en surface, ou restés prisonniers des pores ou interstices de la céramique, nous indiquent s’il s’agissait de vin, d’huile végétale ou de salaisons de poisson. Comme elles indiquent quelquefois des réutilisations.

De manière similaire, l’observation au microscope du tranchant d’une lame de silex préhistorique permet de savoir si elle a servi à trancher de la viande, à couper des tiges de blé, d’orge, ou à sectionner d’autres matériaux. Le caractère transitif de la fonction fait de l’objet considéré un sujet (délégué) qui agit sur un autre objet.

La comparaison de ces mécanismes avec le Bonhomme d’Ampère que nous avons étudié en électromagnétisme permet de dégager des points communs et des différences : dans les deux cas, il y a constitution d’un énoncé dans la matière, instauré par l’énonciataire interprète (fut-il physicien ou archéologue) ; dans les deux cas, il y a délégation d’un sujet dans l’énoncé ; dans le cas d’Ampère, le sujet délégué est cognitif, dans le cas archéologique, le sujet délégué est souvent opérationnel, pragmatique. Mais si l’on fait un retour sur l’opération de datation par la forme ou par la stratigraphie, le sujet délégué est cognitif et non pragmatique.

Lorsque nous reconnaissons à Palmyre trois manières d’identifier l’intérieur et l’extérieur de la ville, issues de trois points de vue différents (religieux, militaire, économique), nous ne prenons pas appui sur une description statique de la forme, mais sur une description dynamique des opérations de construction (de sépultures, d’enceintes de défense), de procession (aux fêtes équinoxiales de l’Akîtu), ou de perception de taxes. Nous tirons de ces actions un effet de sens relatif à la ville (intérieur) et à ce qui n’est pas elle (extérieur).

Deux remarques s’imposent :

• Le procédé de définition par l’action est reconnaissable aussi bien à l’échelle des objets tenus en main qu’à celle des édifices ou de la ville. Il est donc général pour l’espace.

• Si l’action est reconnaissable dans l’énoncé spatial, il convient de rappeler le rôle de l’observateur analyste, qui considère le processus-énoncé et l’interprète. Le sens est attribué à un énoncé terminé, et l’interprétation remonte en partant de la fin.

Construction de l’objet 3 : Description par une expansion syntaxique
Note de bas de page 39 :

 « De la colère », Actes Sémiotiques-Documents, III, 27, 1981 ; « Le défi », Du sens II, op. cit., pp. 213-224.

Dans l’étude intitulée « Présupposés sémiotiques de la notion de limite » (2004), nous avons développé une analyse syntaxique de la frontière, du bord, et du seuil, dégageant pour chaque configuration spatiale une configuration actantielle, en situation polémique ou contractuelle. Le procédé analytique, qui a déjà été mis en œuvre par Greimas à propos de « La Colère » et du « Défi »39, équivaut à une expansion syntaxique de d’objet analysé. En d’autres termes, il reconstruit l’objet en faisant appel à des concepts sémiotiques et projette sur les acteurs présupposés des rôles actantiels. Dans l’espace, les éléments matériels tels que mur, porte, fenêtre se trouvent investis de rôles caractérisés par des modalités : la porte présuppose le mur, elle permet le passage des hommes alors que le mur le leur interdit. La fenêtre présuppose le mur, et permet le passage de la lumière, de l’air, et de la chaleur, alors que le mur interdit le passage de ces acteurs.

Par généralisation, les bâtiments apparaissent comme des dispositifs résultant de l’inscription dans le dur de modalités de passage conditionnel conçues pour différentes catégories d’acteurs. Dans la mesure où les bâtiments sont recyclables, i.e. adaptables à d’autres usages, ils déploient des configurations modales convenant à plusieurs classes d’action. La description de configurations topiques porteuses de modalités virtualisantes, dont les limites sont dotées de propriétés matérielles porteuses de modalités actualisantes, constitue un mode de construction syntaxique des bâtiments.

Ce procédé analytique relève des descriptions opératoires dynamiques qui mettent en œuvre une transformation. De ce fait, il ressemble au mode de description 2 décrit ci-dessus. Par comparaison, il apparaît comme une généralisation de celui-ci, formulée dans le métalangage sémiotique de description.

Construction de l’objet 4 : Description d’un changement de forme

D’une manière parallèle à ce que nous venons de voir, il est possible de généraliser le mode de description 1 ci-dessus, pour mettre en place une description dynamique de la forme. Nos analyses du sanctuaire de Bel (1998) nous ont placé à plusieurs reprises devant des transformations de forme : changement d’orientation de la cella, recouvrement de la crépis par un podium, surélévation du sol des dieux et abaissement de celui des hommes… La description de Palmyre (Transformations urbaines, 2010) était particulièrement centrée sur la question du changement des formes dans le temps (diamorphologie). Ce qui présuppose la durée, et quelquefois la longue durée.

L’introduction d’une dynamique dans la description de la forme ne se ramène pas à la description dynamique des fonctions telle qu’elle a été envisagée dans les modes de description 2 et 3. La différence n’est pas uniquement due à l’introduction de la durée, mais elle est due à un changement de point de vue, par lequel l’objet qui change de forme est considéré : la perspective fonctionnelle s’intéresse à l’interaction entre un objet donné (choisi comme centre d’intérêt) et d’autres objets. L’objet sélectionné demeure stable dans le processus et conserve son identité, pendant que les autres objets sont susceptibles de subir un changement. Dans une telle perspective, l’objet sélectionné est projeté dans le rôle d’actant sujet (délégué). Dans le mode de description 4, considéré ici, l’objet qui change de forme n’est pas le sujet de l’action, mais plutôt son objet. Il change de forme car il subit une action exercée par un sujet. L’interprétation des changements de forme renvoie au dit sujet, lequel apparaît parfois comme énonciateur d’un énoncé spatial (ex. : les prêtres de Bel modifient le sanctuaire de Bel ; les autorités civiques modifient la ville de Palmyre).

Notons au passage que les changements de forme servent souvent d’indicateur pour l’identification de formes stables et pour leur description. Il arrive souvent que les changements de forme soient porteurs de plus de sens que la stabilité d’une forme dans la durée. En particulier, les phases de changement de forme sont datables, ce qui en fait des sujets cognitifs délégués, susceptibles de préciser des plages sur l’échelle chronologique.

Construction de l’objet 5 : Combinaison des procédés statiques et dynamiques

Les modes de description 1 et 4 sont liés par une relation similaire à celle qui relie les procédés 2 et 3 : un mode constitue la manière statique, l’autre la manière dynamique d’un point de vue plus général constitutif d’une catégorie d’intérêt, l’une centrée sur la forme et que l'on peut désigner comme Morphologie, l’autre sur le mode opératoire et que l'on peut désigner comme Syntaxe de l'action. Il est possible de réunir les deux catégories pour construire un point de vue analytique plus général, dont la pertinence couvre à la fois les questions de morphologie et d'action, de manière statique et dynamique. L’expression d’une telle analyse en termes sémiotiques caractériserait le noyau de la perspective analytique considérée ici. Il reste à en examiner les opérations de décryptage et d’objectivation.

2.8.3 Construction du Contenu : Expansion, Structuration et Décryptage

Si l’on prend un peu de recul, les modes de construction de l’objet sémiotique considérés ci-dessus posent une question, celle de savoir s’ils opèrent au niveau du Contenu ou à celui de l’Expression. S’il ne fait pas de doute que l’expansion syntaxique de certaines descriptions est située au niveau du Contenu, le caractère matériel de quelques objets, ainsi que l’attention prêtée à leurs formes géométriques, semblent impliquer le niveau de l’Expression. La question est d’autant plus délicate que le métalangage descriptif adopté, formulé en langue naturelle et faisant appel à peu de méta-termes techniques, semble gommer la différence entre objets relevant de l’Expression et objets construits au niveau du Contenu.

La réponse n’est pas simple et se développe en plusieurs étapes. En premier lieu, il convient de rappeler que nous considérons une sémiotique syncrétique, où les éléments de l’Expression sont multiples et ne doivent leur cohérence qu’au niveau du Contenu qui permet d’en saisir l’interaction. En second lieu, toute forme géométrique passe immanquablement du niveau de l’Expression à celui du Contenu en raison du caractère symbolique des géométries utilisées pour la description : la forme de l’Expression devient forme du Contenu.

L’une des idées élémentaires de la sémiotique, fondée sur la notion de signe, fait correspondre une unité de Contenu à une unité d’Expression. Une telle idée est trop simple et mène à des impasses. C’est l’une des raisons pour lesquelles Hjelmslev proposa les concepts de niveaux (ou plans) de l’Expression et du Contenu, la correspondance se faisant de plan à plan et non d’unité à unité. C’est cette idée qui permet à Greimas de développer l’analyse narrative au seul niveau du Contenu, en prêtant peu d’attention aux éventuelles unités correspondantes de l’Expression. Et c’est ce qui rend possible une sémiotique syncrétique, telle que celle qui nous occupe et que nous appelons sémiotique de l’espace.

Reconsidérons les procédés par lesquels le niveau du Contenu est construit en sémiotique spatiale. Deux catégories sont identifiables : d’une part des procédures situées au seul niveau du Contenu, certaines étant statiques (décomposition de sémèmes en sèmes, identification d’un réseau de relations entre sémèmes), d’autres étant dynamiques (expansion syntaxique, transformations, rôles actantiels) ; d’autre part des procédures mettant en rapport des formes de l’Expression et des formes du Contenu. Si les descriptions géométriques en relèvent, et constituent un cas particulier, d’autres mises en relation sont attestées et opèrent comme des procédés de décryptage. Nous en donnerons pour exemple un cas complexe, mis en œuvre au cours de l’analyse du sanctuaire de Bel, où le décryptage met en rapport une forme complexe de l’Expression (système des escaliers de la cella) avec une forme complexe du Contenu (système de trois divinités assignées à la maîtrise de l’univers, de l’espace et du temps). C’est le parallélisme (ou ressemblance) des formes de l’Expression et du Contenu qui donne la clef du décryptage et distribue les effets de sens sur les éléments impliqués. Le dit parallélisme de formes rappelle, d’une certaine manière, les systèmes semi-symboliques. Cependant, la ressemblance est locale et ne peut être étendue à l’ensemble de la sémiotique de l’espace.

Note de bas de page 40 :

 J. Chadwick, Le déchiffrement du linéaire B. Aux origines de la langue grecque, Paris, Gallimard, 1958.

Toute opération de décryptage semble donner priorité au niveau de l’Expression qui lui sert de départ. Cependant, le décryptage exige une connaissance préalable, ne serait-ce que partielle, du niveau du Contenu. Le Contenu n’est donc pas absent de la procédure, mais il est au second plan. En d’autres termes, c’est une question de dominante dans l’analyse. Tant dans les procédures de Champollion (pour les hiéroglyphes, comparaison de deux textes ayant un Contenu identique) que dans celles de Ventris et Chadwick (pour le linéaire B de Crète, comparaison de formes syntaxiques entre une écriture inconnue et une langue connue — le grec archaïque — par une autre écriture40), les questions de forme ont joué un rôle capital.

Les procédures physiques (examen microscopique du tranchant des silex) et chimiques (analyse des traces conservées sur les céramiques) permettent de passer d’éléments de l’Expression à des éléments du Contenu. Elles relèveraient donc, d’une certaine manière, des procédures de décryptage. On pourrait objecter qu’il n’y a pas, dans ces procédures, de codage culturel préalable et que l’on reste dans le domaine de processus naturels, dont la compréhension (enchaînements logiques et conséquences matérielles) livre du sens. Cela serait-il compatible avec le fait de dire qu’on « lit » les traces à la manière d’un énoncé ?

La réponse est positive. D’une part, les procédés cités ne sont pas exclusivement naturels, car couper des matières animales ou végétales est un geste culturel, tout comme les actions de remplir des récipients, conserver des denrées, ou les transporter. Les traces qu’ils laissent résultent d’opérations relevant de la culture, et sont donc dotées de Contenu. D’autre part, dans les procédures physiques et chimiques évoquées, il y a extraction d’un Contenu à partir d’une Expression. La question qui demeure, d’un point de vue communicationnel, serait celle d’un vouloir exprimer : le chasseur-cueilleur préhistorique n’a pas voulu inscrire une trace de son activité, pas plus que l’agriculteur historique qui a voulu conserver des provisions destinées à être consommées à un autre moment ou en d’autres lieux. On ne peut cependant restreindre la question du sens à celle des messages volontaires, car nous interprétons quantité de processus involontaires dans lesquels nous reconnaissons la présence de sens. Il convient donc de détacher la question du Contenu de celle du vouloir dire, et généraliser les procédures de lecture à tout ce qui est porteur de sens. C’est l’énonciataire qui constitue l’énoncé porteur de sens, et la sémiotique n’est pas restreinte aux actes de communication : elle s’étend à tous les phénomènes signifiants.

2.8.4 Objectivation : Autonomisation de l’objet spatial

Le processus qui sera décrit se déroule aux deux niveaux de l’énoncé et de l’énonciation de notre métadiscours sémiotique relatif à l’espace. Au niveau énoncif, il fallait ré-équilibrer l’analyse qui a été lancée, pour des raisons heuristiques, en mettant l’accent sur l’espace libre du mouvement en relation avec les actions du sujet usager humain, et en occultant partiellement les objets pleins qui pouvaient faire obstacle au mouvement. En reconsidérant les objets pleins, nous avons progressivement établi qu’ils pouvaient jouer le rôle de sujets délégués, puis de sujet manipulateurs, pour enfin considérer les interactions entre objets matériels en occultant les sujets humains. Au niveau énonciatif, c’est par des procédures discursives que le sujet énonciateur a été occulté, pour placer l’accent sur les acteurs-objets en interaction. Comme dans le cas du discours scientifique en général, ce type de procédure produit un effet de sens d’objectivation. Nous reprendrons ces mécanismes en les illustrant par des exemples pris dans nos publications, avant de considérer les conséquences épistémologiques induites.

La définition du topos par l’action (perspective interne) mettait l’accent sur l’espace du mouvement en raison du fait que ce phénomène était négligé, et qu’il était urgent de s’en occuper. Cela résultait d’un état historique de la recherche architecturale et sémiotique. Par la suite, la définition syntaxique du topos (perspective externe) a amplifié l’accent mis sur l’espace, rejetant les objets pleins dans un non-dit comparable à un non-lieu. Il fallait bien, à un moment donné, après l’obtention de résultats susceptibles de fonder une approche du sens par l’espace, rétablir l’équilibre et prendre en compte les objets dont la présence dans l’espace était acceptée dès le départ alors que l’analyse ne s’en occupait que fort peu.

Au niveau énoncif des analyses publiées, la réapparition des objets commence par la reconnaissance des valeurs modales qu’y inscrivent les acteurs sociaux afin d’assurer le contrôle d’autres acteurs, tant humains que matériels. Dans « La privatisation de l’espace » (1989a), et « La promesse du verre » (1989b), une baie garnie de verre apparaît comme investie des modalités de pouvoir faire (laisser passer la lumière) et de ne pas pouvoir faire (ne pas laisser passer l’air, ni la main) destinées au contrôle d’accès de différents acteurs. Le panneau de façade d’une cellule du couvent de La Tourette offre une déclinaison en quatre acteurs différenciés par la forme et la matière, dotés de charges modales distinctes. Ils jouent des rôles différenciés à l’égard d’acteurs spécifiques, et apparaissaient dès lors dans le rôle de sujets matériels délégués par des sujets humains. Les sujets manipulateurs tirent profit de la stabilité des objets pour en faire des dispositifs stables, apparemment passifs, mais dotés, par leurs qualités matérielles mêmes, de la capacité de remplacer un acteur humain dans l’une de ses fonctions manipulatoires (interdire l’accès, ou l’autoriser). Il en découle une définition syntaxique de l’architecture dans l’espace : le bâti y apparaît comme le réceptacle des modalités conditionnant l’action (le faire) qui se déroule dans l’espace vide afférent. Parallèlement à leur existence au niveau de l’Expression, les objets, et l’architecture, relèvent donc du niveau du Contenu. Du rôle de manipulés (installés par des acteurs humains), les objets sont passés au rôle de sujets manipulateurs, délégués au contrôle d’accès d’autres acteurs. En ce procédé à deux étages, on peut reconnaître l’enchâssement hiérarchisé de deux niveaux de manipulation.

Une étape ultérieure est franchie lorsque les acteurs humains manipulateurs sont occultés, et que ne subsistent que des objets, les uns installés en position de contrôleur (ex : vitre), les autres en position de contrôlé (ex : lumière, air). L’effet de sens produit est celui d’un certain degré d’autonomie des acteurs objets. Cela est encore plus net lorsque l’objet en position de contrôleur manipule un sujet humain (ex : le mur interdit le passage des personnes). Dans le cas de la victoire des Symmaques (« Musée de la Centrale Montemartini », 2006b), un objet muséal suit un parcours sémiotique redoublé, où la forme joue le rôle de sujet par rapport à la pierre-objet, alors que les sujets humains sont relégués au second plan.

Lorsque plusieurs objets interagissent entre eux, comme les quartiers urbains de Palmyre et les vergers (dans Palmyre, transformations urbaines), se poussant les uns les autres pour occuper le même emplacement spatial, nous passons à un degré supérieur d’autonomisation énoncive des objets-acteurs. Dans la description de tels processus, les acteurs humains agissants sont relégués à l’arrière-plan, et l’interaction des objets est décrite comme dans les sciences naturelles, sans intervention humaine. On pourrait considérer les phénomènes autrement, et dire que les zones urbaines, tant habitées que cultivées, sont des espaces étendus occupés par des hommes qui y entretiennent des bâtiments ou des vergers, et que les changements d’aire, de forme et d’emplacement résultent d’une multitude d’actions humaines locales dont le résultat cumulé est descriptible en termes de zones en transformation. Mais la description en termes de zones urbaines dynamiques est autrement plus condensée et plus explicite quant au résultat final.

Les tropismes que nous avons identifiés au niveau de la dynamique urbaine (Palmyre, transformations urbaines) sont des tendances au changement dans l’espace, reconnaissables de manière statistique, et apparentées aux lois définies dans le domaine des sciences naturelles. Ce qu’ils décrivent, en termes de dynamismes d’extension, de rétraction, de déplacement, d’enfoncement ou de surélévation, tend à avoir le statut de « lois naturelles », avec pour seule différence la modalisation par la probabilité plutôt que par la détermination.

Note de bas de page 41 :

 Notamment « Le foie lavé, approche sémiotique d’un texte de sciences expérimentales », Actes Sémiotiques- Documents, I, 7, 1979 ; id., « Le traitement de la matière. Opérations élémentaires », Actes Sémiotiques-Documents, IX, 89, 1987.

Ces mécanismes descriptifs énoncifs n’adviennent pas de manière autonome, ni par génération spontanée. Ils résultent de procédures énonciatives installées par l’analyste. L’autonomisation d’un acteur objet dans le discours descriptif résulte de l’occultation, par l’énonciateur, du Sujet qui est en interaction avec l’objet. Cela est vérifiable aussi bien à l’échelle architecturale qu’à l’échelle urbaine. Le résultat est plus prégnant lorsque l’acteur objet est installé dans le rôle actantiel du Sujet. Le procédé est connu dans le discours des sciences exactes (travaux de Françoise Bastide41), où les acteurs objets sont susceptibles d’occuper pratiquement tous les rôles actantiels à l’exception notable de ceux qui sont liés au vouloir. En lieu et place de cette modalité virtualisante, si importante pour la reconnaissance de l’actant Sujet dans les récits, les acteurs objets sont virtualisés selon le devoir. Car ils obéissent tous à des lois, et l’objectif majeur des sciences exactes est la description des lois de la nature et la mise en place d’un discours explicatif qui rende compte de l’enchaînement des lois.

Les sciences naturelles dotées de lois caractérisent l’épistémé contemporaine, dont les prémisses ont été discutées par les Grecs à l’époque classique, reprises par les Arabes puis par l’Europe de la Renaissance. Durant un grand nombre d’années, le devoir des lois de la nature fut assujetti au vouloir des divinités, ou à celui du Dieu unique des monothéismes. Aujourd’hui, tout vouloir divin relatif aux choses est occulté dans le discours scientifique sur la nature : le devoir des lois physiques s’exprime comme un devoir être des choses, et comme un devoir faire des transformations entre objets du monde. Tout au plus trouve-t-on une entité transcendante appelée Nature dans le rôle de source ultime du devoir prescriptif des lois de la nature. On serait bien en mal de préciser ce qu’est la Nature, mais on retrouve partout l’axiome non discuté selon lequel la Nature n’est pas aléatoire, qu’elle obéit à des lois, parfois accompagné de l’axiome corollaire selon lequel les choses sont dénuées de vouloir. En dernière analyse, par-delà ces axiomes, ce que l’on peut reconstituer c’est le besoin de rendre le monde prédictible : si le monde n’était pas prédictible, nous ne saurions pas réguler notre action. Pour qu’il soit prédictible, il est nécessaire qu’il y ait des lois naturelles. C’est bien plus commode ainsi.

2.8.5 Clôture épistémologique pour cette perspective

La quatrième perspective analytique que nous venons de décrire a beaucoup d’importance pour la sémiotique de l’espace, surtout par le fait qu’elle complète et rééquilibre les trois perspectives précédentes. Elle est en quelque sorte englobante et synthétisante. Ce qui fait qu’il est peut-être inadéquat de la caractériser comme dépendant du point de vue de l’énonciataire. C’est pourquoi nous avons introduit, dans le titre qui la désigne, les opérations de décryptage et d’objectivation. En somme, l’étiquette de cette perspective ne serait peut-être pas adéquate. Mais faute de mieux, nous l’avons maintenue. Puisqu’après tout c’est l’énonciataire interprète qui constitue l’énoncé et les objets sémiotiques qu’il y construit.

3. Économie générale des approches déployées

3.1 Caractère opératoire de l’analyse

L’objectif principal qui a été à l’origine de ces recherches s’est maintenu au long des années : mieux comprendre ce qui advient dans l’espace quotidien. Le recours à des outils mis au point par la sémiotique ou par d’autres sciences, sur d’autres catégories d’objets, s’inscrit dans ce projet de base, doté d’un caractère cognitif et plaçant l’espace au centre de ses préoccupations. Chaque analyse se devait d’être efficace, imposant la mise en place d’outils nouveaux lors de la confrontation à un corpus autrement constitué.

Lorsque l’analyse donne le sentiment de mieux comprendre son objet, on admet qu’un gain a été réalisé : une différence a été établie entre l’état de savoir précédant le travail analytique, et l’état de savoir lui succédant. Si les analyses successives rendent compte de cas qui diffèrent par les problèmes posés et par leur complexité, une autre sorte de gain est acquise, dotée d’un caractère cumulatif. Si les méthodes mises en œuvre sont utilisables sur d’autres cas de figure, le gain est supérieur, car il y a généralisation des résultats méthodologiques. Lorsque les outils successivement mis en place sont cohérents entre eux, ils tendent à former un système. On peut dès lors examiner ce dernier pour en étudier l’articulation, la complétude et les lacunes. C’est l’objet du présent essai.

Le caractère opératoire reconnu aux différentes études de cas que nous avons menées est aussi reconnaissable dans le présent essai de synthèse : c’est par l’exemple et la mise en œuvre des concepts que la démonstration des points théoriques est faite. Cependant, une différence majeure distingue cet essai des analyses de cas considérées : si l’objectif de mieux comprendre est le même, et que le caractère opératoire est reconnaissable, l’objet considéré n’est plus de nature spatiale, mais un ensemble d’analyses sémiotiques. Par conséquent, le caractère méta-discursif est clairement établi. Procédant par la mise en ordre et la discussion des procédures et perspectives analytiques, la démarche de cet essai acquiert un caractère épistémologique. Par son ancrage dans les analyses de cas, elle cherche à éviter le caractère peu productif, pour ne pas dire frustrant, de certains discours théoriques.

3.2 Enchaînement logique des perspectives

Dans cet essai, nous avons utilisé avec récurrence le terme perspective, lui conférant un sens métalinguistique particulier. Cet usage reste cependant conforme au sens courant du terme, pour caractériser l’aspect que présente un espace vu d’une certaine distance, à partir d’un point de vue donné. Ici, l’espace considéré reste le même, et nous avons cherché à caractériser les différentes perspectives mises en œuvre pour le regarder à partir de différents points de vue, placés à différentes distances (dans l’énoncé, hors de l’énoncé, dans l’énonciation…).

Trois remarques s’imposent à propos de ce méta-terme :

• L’analyse sémique du lexème perspective met en évidence son caractère spatial marqué. Ce qui nous convient pour parler de l’espace : il est normal que la réflexion sur l’espace développe des concepts spatiaux pour en rendre compte.

• La multiplication des perspectives pour analyser l’espace n’est guère différente de la manière par laquelle les enfants (et les adultes) retournent les objets entre leurs mains pour mieux en comprendre la forme et l’articulation. En fin de compte, ce n’est qu’une procédure cognitive ordinaire mise en œuvre dans l’espace. Elle ne fait que mettre en évidence le constat pragmatique de l’insuffisance d’une perspective unique pour donner une idée satisfaisante de l’objet d’étude. La multiplication des perspectives laisse moins à désirer. Reste à savoir comment s’effectue la combinaison des perspectives dans la construction cognitive.

• Il y a d’autres manières de considérer l’espace et d’en faire la sémiotique. Ce sont autant de perspectives potentielles. Nous n’abordons pas celles qui ont été mises en place par d’autres chercheurs, car le but de cet essai reste limité à notre manière de faire, que nous nous proposons de mieux cerner.

Dans son ensemble, cet essai équivaut à une rétrospective sur notre travail, i.e. à un regard projeté vers l’arrière sur un parcours, pour le réorganiser entre deux termes considérés comme initial et final (à titre provisoire). Il constitue une perspective particulière, où les liaisons logiques ont été privilégiées aux dépens d’une consécution chronologique.

Au terme initial, la recherche est fondée sur la reconnaissance d’un objet de savoir (l’espace) qui n’était pas identifié comme tel par les discours traitant du sens. Quatre perspectives sémiotiques ont été mises en place pour l’analyser, que l’on peut regrouper en deux binômes en rapportant le premier à l’énoncé et le second à l’énonciation. Une cinquième perspective (parfois dite fonctionnelle) est introduite à l’échelle urbaine. Même si cette perspective ne se ramène pas aux quatre précédentes, les résultats qu’elle livre se laissent formuler dans le cadre du métalangage sémiotique greimassien. Une perspective géométrique, déclinable en trois niveaux d’abstraction, est nécessaire pour la description de l’Expression. Les résultats de ses descriptions sont transférés au niveau du Contenu en raison de la structure symbolique des mathématiques sous-jacentes. De ce fait, les sèmes spatiaux ainsi identifiés sont intégrés à l’analyse sémiotique et pris en charge dans la description du sens et de ses transformations. Il en découle que le métalangage sémiotique opère comme un dénominateur commun dans lequel sont exprimés les résultats des six perspectives considérées. Ce qui assure une certaine homogénéité dans l’expression, prenant appui sur la cohérence logique entre les perspectives considérées et leur intégration dans une épistémé commune.

Considérées avec un certain recul, les définitions interne et externe du topos, constitutives du premier binôme de perspectives, ne visent qu’à construire un énoncé spatial susceptible d’être soumis à l’analyse sémiotique. Autrement dit, elles contribuent à définir un objet sémiotique de grande taille, celui de l’énoncé spatial complexe, dont les composantes sont l’espace du mouvement, les objets pleins, les hommes, les actions et les transformations dynamiques susceptibles de s’y dérouler. La procédure est intéressante autant par ce qu’elle inclut dans le champ de ses préoccupations que par ce qu’elle écarte : sont ainsi mises à distance les notions de signe (évacué par la prééminence du discours, entité complexe de plus grande taille, analysable aux niveaux de l’Expression et du Contenu) et celle d’énonciation (non considérée, peut-être en raison de son inaccessibilité aux outils disponibles au moment initial).

La relation hiérarchique qui relie la perspective externe régissante à la perspective interne régie caractérise les rapports entre ces manières de regarder. Elle se retrouve entre les discours descriptifs produits par lesdites perspectives. Il est intéressant de noter que ce sont les analyses énoncives, produites dans le cadre de la perspective externe, qui imposent progressivement de prêter attention aux questions de l’énonciation : les traces de l’énonciation dans l’énoncé déclenchent l’intérêt et induisent la mise en place de la première perspective énonciative orientée vers l’énonciateur. Le changement d’orientation, vers une perspective énonciative attentive à l’énonciataire, se fait par symétrie, en liaison avec le changement épistémologique advenu au niveau de la sémiotique générale, où furent développées les études de l’énonciation.

Entre les deux perspectives descriptives caractérisées par l’énonciation, on ne peut identifier une relation de rection dissymétrique, mais une relation symétrique de présupposition mutuelle. Elles concourent toutes deux, par des manières différentes, à reconnaître la nécessité d’une énonciation spatiale, identifiable dans le passage du système au procès (au sens de Hjelmslev), et relevant d’un point de vue plus général que celui de Benveniste, trop proche du langage verbal.

À un autre niveau hiérarchique, le binôme des perspectives énonciatives présuppose le binôme des perspectives énoncives et le surdétermine. Ce qui nous permet de relier, par un réseau de relations logiques, les quatre perspectives développées à partir du contenu du corpus spatial. Restent en dehors de ce réseau la perspective dite fonctionnelle (à quatre isotopies), et la perspective mathématique. Alors que cette dernière est intimement liée à la forme de l’expression, ce qui permet de la relier au réseau de perspectives précédemment observé, force est d’admettre que la perspective dite fonctionnelle ne se rattache au reste que par le biais des modalités. Il conviendrait d’approfondir l’analyse à ce propos, afin d’obtenir une meilleure description de l’économie générale des perspectives mises en œuvre. Ce qui donne sens, a posteriori, au terme esquisse présent dans le sous-titre de cet essai : une meilleure description de l’économie générale de notre approche est possible, il faudra y travailler.

Malgré l’incertitude qui y subsiste, la réorganisation ci-dessus des perspectives analytiques apparaît comme logique, presque évidente. Elle présuppose une maîtrise des concepts de la sémiotique et de l’économie du discours, comme elle présuppose que l’espace se laisse analyser comme un discours. Par le caractère opératoire de nos analyses, nous pensons avoir pleinement établi ce dernier point.

3.3 Rangement des objet d’étude par ordre de complexité

Si, au lieu de centrer l’intérêt sur les questions sémiotiques relatives aux concepts et méthodes d’analyse, on le reporte sur les objets analysés et sur leur degré de complexité, on produira un changement de perspective. Le domaine analysé (l’espace) reste le même, mais au lieu de passer en revue les moyens sémiotiques que nous avons mis en place pour en expliciter le sens, nous passerons en revue les objets complexes auxquels nous nous sommes intéressés, et nous les rangerons par degré de complexité. Afin de ne pas allonger inutilement l’inventaire, il suffira de considérer des objets représentatifs, en lieu et place de l’inventaire exhaustif de tous les objets auxquels notre intérêt a pu s’attacher pour un moment. Un critère commode de sélection est celui des publications : il ne sera question ici que d’objets représentatifs ayant donné lieu à publication.

La démarche présuppose une connaissance de la complexité des objets. L’extension (étendue) de l’objet et le nombre de ses composants participent à la définition de la complexité, mais ce ne sont pas les seuls critères. Nous verrons, en cours de route, un certain nombre de facteurs structurels de complexité.
L’ordre adopté pour la mention des objets correspond parfois à l’ordre chronologique dans lequel nous les avons abordés, mais la correspondance entre les deux ordres n’est pas stricte. Car si nous avons eu tendance à aborder des objets de plus en plus complexes au fur et à mesure de l’amélioration de nos moyens analytiques, il nous est arrivé de porter notre attention sur des objets dont l’intérêt n’était pas celui de la difficulté supplémentaire. Le parcours esquissé par cette mise en ordre n’est donc pas celui de notre pérégrination effective parmi les objets signifiants de l’espace, mais encore un autre ordre logique, défini par des critères de contenu et de forme.

Le parcours commence par une simplification heuristique de l’objet d’étude, réduit à des unités discrètes d’espace découpées dans le continuum où circulent les êtres et les objets. De manière provisoire, les objets étaient mis entre parenthèses pour centrer l’intérêt sur le vide où les actions se réalisent. Cette étape correspond à notre recherche DGRST intitulée Sémiotique de l’espace (1973). Les assemblages entre unités sont considérés au niveau de l’expression, mais aucune syntaxe n’apparaît au niveau du contenu. Les difficultés méthodologiques constituent un obstacle à l’avancement du travail.

La prise de conscience des difficultés méthodologiques pousse à considérer un objet d’étude plus simple : celui de la représentation de l’espace en deux dimensions, tel que manifestée dans les plans d’architecture et les cartes géographiques. Une démarche similaire sera entreprise une douzaine d’années plus tard, sur des représentations de l’espace en trois dimensions : les Plans-Reliefs mis au point par l’atelier de Vauban (à la fin du dix-septième siècle) et conservés sous les combles des Invalides. Pour ce dernier corpus, nous avons mis en œuvre pour la première fois un grand nombre de points de vue, produisant plusieurs perspectives analytiques susceptibles de donner une meilleure idée de l’objet analysé.

L’analyse des espaces didactiques marque le retour à l’espace même, opposable à ses représentations. Les espaces didactiques offrent un double intérêt méthodologique, par leur caractère relativement statique d’une part, et par la répétitivité des actions qui s’y déroulent d’autre part. Ce qui débouche sur l’identification des configurations topiques et sur leur lien avec l’étape virtualisante du parcours narratif.

Si le passage à l’étude de l’habitat japonais (recherche post-doctorale dans le cadre d’échanges scientifiques entre la France et le Japon) offre l’avantage méthodologique majeur de sensibiliser à la redéfinition sémiotique des objets, seule la « séquence de la visite domiciliaire » donne lieu à publication (« Définition syntaxique du Topos », 1979b ; « Les parcours, entre manifestations non–verbales et métalangage sémiotique », 2008). Le reste des observations demeure non publié, en raison de difficultés méthodologiques et du report de l’intérêt vers un autre corpus, porteur de plus de promesses : celui des rites de la Cérémonie du thé (Japon). Le contexte spatial est complexe, mais demeure restreint et normalisé, les objets manipulés sont en nombre limité, les interactions observables sont en nombre limité, et surtout, avantage majeur, elles sont susceptibles d’être répétées un grand nombre de fois, ce qui en simplifie l’enregistrement et l’étude. L’étude de ces rites profanes marque les débuts de l’analyse dynamique de l’énoncé spatial complexe.

L’application à l’espace japonais (domiciles, thé) de l’analyse narrative permet la maîtrise de l’analyse actantielle et du développement syntaxique. L’analyse des rites du thé permet de montrer que l’action projette sur l’espace des effets de sens construits, parmi lesquels le sème « pureté » est remarquable par son caractère abstrait. Les rites de la visite construisent les effets de sens « privé », « public », et une graduation de « l’honneur » en relation avec la hiérarchie sociale. Dans le cadre du couvent de La Tourette (Le Corbusier), l’analyse de rites quotidiens banals met en évidence que le sème « privé » est construit par l’action, et que la privatisation de l’espace est un processus permanent. Ces différents corpus manifestent la symétrie formelle entre l’espace physique où circulent les hommes d’une part, et l’espace social où circulent des unités d’espace d’autre part.

La prise en compte des objets dans l’analyse spatiale (« La privatisation de l’espace », 1989a ; « La promesse du verre », 1989b) met en évidence leur rôle syntaxique de sujets délégués, ainsi que les charges modales dont ils sont investis dans des processus de manipulation impliquant des acteurs humains et physiques. Dès lors, l’architecture apparaît jouer, dans la sémiotique de l’espace, le rôle d’un dispositif modal ou méta-fonctionnel, auquel est déléguée la tâche de réguler les interactions énoncives. Ce qui met en évidence, par la même occasion, le rôle énonciatif délégué à l’architecture : un acteur social (maître d’ouvrage, maître d’œuvre) lui délègue le rôle de réguler les énoncés spatiaux. La mise en forme de l’architecture équivaut à l’inscription de marques énonciatives. Une démonstration serrée avait déjà été administrée, à ce sujet, par l’analyse des énoncés de la cérémonie du thé (« L’expression spatiale de l’énonciation », 1986a). Par ces analyses, l’énonciation spatiale était réintégrée dans l’objet d’analyse, qui gagnait en complexité structurelle.

L’analyse du musée de la Centrale Montemartini (2006b), permit la mise en évidence détaillée du rôle énonciatif des dispositifs de mise en espace (supports des objets, cadres, distances entre objets) et de mise en lumière : la hiérarchie entre objets muséaux, leurs groupes, leur valeur plastique sont ainsi surdéterminés par des moyens spatiaux. Puisque ces objets tiennent un discours spatial, la manipulation de ces discours relève indubitablement de l’énonciation.

Un autre degré de complexité est atteint par la considération des lieux archéologiques selon une perspective sémiotique (« Le sanctuaire de Bel », 1998). Car l’action (les actions antiques) n’est plus observable dans le cadre de tels objets, constitués par les restes partiels d’éléments plus ou moins détruits (sols, parois, objets mobiliers). Le fait que les objets observables soient incomplets ajoute à la difficulté d’interprétation. Sans les outils méthodologiques mis au point auparavant sur des objets de savoir moins complexes, l’analyse des ensembles archéologiques aurait été impossible. Ce qui met en évidence, sur un cas concret, l’importance majeure de la compétence de l’analyste dans le processus d’interprétation sémiotique.

Par la distance temporelle qu’elle impose, l’analyse archéologique rappelle la distance culturelle et physique impliquée par le passage au Japon : les objets matériels perdent toute évidence, il faut les re-construire un par un en s’appuyant sur leur forme, sur les actions et gestes fonctionnels dans lesquels ils étaient impliqués. Les changements de forme deviennent des révélateurs de transformation et de sens. La reconstitution des rites et des actions autorise le développement syntaxique des faits spatiaux.

Le passage à l’échelle de la ville archéologique (Palmyre, transformations urbaines) introduit un autre degré de complexité, lié à l’échelle de l’objet considéré, et à l’apparition de l’acteur "société" parmi les réalisations des actants syntaxiques impliqués. L’étude des changements de morphologie urbaine introduit la ville comme sujet autonomisé dans l’énoncé spatial étudié. Des opérations spatiales de sutures linéaires entre quartiers aréolaires, ou de soudures ponctuelles entre avenues linéaires, apparaissent dans l’énoncé, impliquant des autorités urbaines au niveau énonciatif, et des programmes hiérarchisés d’assertion du contrat et de négation du conflit. Dans la longue durée, la ville bascule d’une idéologie à dominante religieuse vers une idéologie à dominante politique. La date du basculement, exprimée implicitement dans les mises en chantier de monuments en pierre et dans les inscriptions publiques, peut être fixée à quelques années près.

Un autre type de difficulté est posé par la considération du temps comme objet d’analyse (« Articuler le temps à Tadmor-Palmyre », 2008b), avec la question de savoir s’il est susceptible d’être analysé comme l’espace, avec les outils mis au point dans le parcours précédent. La réponse est partiellement positive, car des limites sont apparues lors de l’analyse.

L’énumération successive de ces objets, dont la complexité est croissante, déploie un parcours gradué. Rapporté au chercheur, il reconstitue la construction de sa compétence analytique. À chaque étape du parcours, les étapes antérieures sont acquises. Progresser équivaut à repousser plus loin les limites de ce que l’on sait faire, aux marges du savoir en sémiotique de l’espace.

3.4 Limites

Les choses ne se définissent pas uniquement par ce qu’elles sont, mais aussi par ce qu’elles ne sont pas. La sémiotique de l’espace, telle que nous l’avons conçue et accrue, reste en construction. Son élaboration est loin d’être terminée. Nombreuses sont les directions dans lesquelles il serait loisible de le faire. Je compte poursuivre dans cette voie, selon les circonstances, mais c’est aux lecteurs de continuer s’ils estiment que cette voie les intéresse.

Un certain nombre de phénomènes liés à l’espace, ou manifestés dans l’espace, n’ont pas été abordés. En relève tout ce qui n’a pas semblé abordable par une approche syntaxique. Ce diagnostic s’est révélé quelquefois temporaire, comme s’il s’agissait d’une myopie analytique passagère, liée à la compétence de l’analyste. Mais ce n’est pas tout. La question des styles architecturaux (roman, gothique, classique, baroque…), courante en histoire de l’art, n’a jamais été abordée avec les outils que nous avons mis en place. Cela est peut-être faisable. Pour que cela en vaille la peine, il faudrait que les effets de sens obtenus soient plus satisfaisants que le discours tenu par les historiens de l’architecture. Ce qui n’est pas facile.

Autres domaines désirables et non abordés : La perception des volumes non cubiques (sphères, dodécaèdres, icosaèdres…) utilisés à l’échelle des bâtiments (spécialement les expositions et les spectacles), qui faisait partie de mes préoccupations d’étudiant, ne semble pas abordable de manière sémiotique évidente. La saisie perceptive des matières de notre environnement (pierre, métal, bois, plastique…), de leur état de surface (grenu, lisse, mat, poli…), de leur luminosité (clair, sombre, réfléchissant, absorbant…), et des combinaisons de ces qualités, ne semble pas plus évidente. Continuent donc à nous échapper dans le domaine visuel des questions de perception, d’esthésie, et d’esthétique. D’autres questions perceptives liées à la température, à l’odeur, aux sonorités restent en dehors de nos explorations. Il n’est pas question de dire qu’il faudrait tout faire. Nous ne citons que les choses que nous aurions aimé aborder, et pour lesquels nous n’avons eu ni le temps ni les moyens.

Notre intérêt pour l’architecture islamique, et en particulier pour le motif décoratif des Muqarnas qui l’a caractérisée durant plus de sept siècles, nous pose un problème sémiotique ardu. Nous avons abordé la question en termes d’histoire de l’architecture (diachronie), et en termes de structures mathématiques (synchronie). Mais nous n’avons pas réussi, jusqu’à ce jour, à mettre en évidence une correspondance pertinente entre des variations de forme et des variations de sens. Cela reste à faire.

3.5 Écrire pour le sémioticien et le non sémioticien

Un jour, Eric Landowski m’a posé la question suivante : « Comment fais-tu pour produire des analyses qui sont sémiotiques sans en avoir l’air ? ». Il faisait allusion à mes Manarades (2003) et à Palmyre, transformations urbaines (2010). Il avait écrit la préface du premier ouvrage, et la postface du second. Beaucoup de lecteurs voient dans le premier une suite d'analyses de faits culturels, et dans le second un livre d'archéologie urbaine. En fait, il suffit de regarder de près ces deux livres pour apercevoir une visée sémiotique qui les sous-tend et les mène à terme.

Il m’a fallu admettre, avec le temps, que le métalangage sémiotique constituait un obstacle pour beaucoup de lecteurs. Il fonctionne comme une marque de territorialité, et son usage intensif dresse une barrière devant ceux qui ne le possèdent pas. Ne connaissant pas les termes techniques, et non désireux de prendre le temps d’acquérir le vocabulaire et de maîtriser les concepts analytiques sous-jacents, certains lecteurs veulent aller directement au résultat. Et ce résultat est de l’ordre du sens. Ils sont plus préoccupés par l’objet du savoir que par les moyens de l’atteindre ou de le construire. Afin de joindre ces lecteurs, je me suis décidé à adopter deux manières d’écrire : à l’intention de lecteurs non sémioticiens, écrire en utilisant peu de termes relevant du métalangage sémiotique ; à l’intention de lecteurs sémioticiens (des professionnels, en somme), développer pleinement les démonstrations dans le métalangage idoine. Si le lecteur est un archéologue, j’adopte le métalangage archéologique. De même pour un architecte, ou un anthropologue.

En m’adressant une fois à l’un de mes étudiants, qui s’embrouillait dans le métalangage sémiotique afin de me montrer qu’il le maîtrisait pour analyser son objet d’ordre spatial, j’ai dit : « Si vous maîtrisez un sujet, vous devez pouvoir en parler à votre concierge ». Ce qui présuppose un vocabulaire simple, tout en développant les raisonnements nécessaires.

Une fois que l’analyse a été faite, il est possible de gommer le métalangage comme le peintre gomme le dessin préparatoire qui a servi à la mise en place des éléments de sa peinture. On peut dès lors tenir un discours proche du public intéressé par le matériau considéré, tout en maintenant les relations logiques et les correspondances entre les éléments manipulés. On peut aussi amener le lecteur vers le résultat en introduisant progressivement les concepts, dans un ordre logique, et construire ainsi, dans le texte même, la compétence du lecteur. Ce qui pose le problème, parfois difficile, de la linéarisation du discours. Cela passe, le plus souvent, par une analyse présuppositionnelle qui permet de ranger les arguments.

En produisant de tels discours "banalisés", on agrandit le cercle où circule la démarche sémiotique et son point de vue. Le métalangage descriptif et les développements du niveau méthodologique restent réservés à des professionnels de la sémiotique. On peut alors rendre le discours analytique sur l’espace aussi « naturel » que la langue dite naturelle, où se mêlent les multiples niveaux énoncif, énonciatif et métalinguistique, le tout semblant lisse et monoplan. Cela aide le lecteur à comprendre, supprime l’aura de difficulté liée au métalangage, et fait de la sémiotique, ou des mécanismes de pensée sémiotique, une chose ordinaire, implantée dans les modes de pensée quotidiens.

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