L’écoute des sons

Louis Dandrel

https://doi.org/10.25965/as.2821

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Depuis une quarantaine d’années, j’enregistre des sons dans divers pays et principalement dans les villes. Une importante collection s’est ainsi constituée. Le Centre Culturel de Rencontres La Borie en Limousin qui a bien voulu en accepter le don, crée une sonothèque ouverte au grand public.

Mais classer des sons comme on le fait des livres dans une bibliothèque ou des plantes dans un herbier, suppose qu’on sache les nommer. Or leur nature ne se prête pas aisément à une telle classification. Dans cette recherche de descripteurs, l’Université de Limoges apporte un précieux concours dont le premier acte est ce colloque qui nous a réunis. Ma contribution consiste à partager une connaissance “de terrain” et les mots comme les idées qui s’y rapportent.

Tout d’abord, quelques considérations d’ordre général.

La vie fait du bruit, nécessairement. Quand l’être vivant parvient au silence total, c’est qu’il est mort. Le monde que j’enregistre est rempli de bruits.

On fait une distinction entre le bruit qui est souvent considéré comme une nuisance et le son organisé dans des formes musicales. J’emploie volontiers le mot “son” qui physiquement désigne une cohérence de forme et peut aussi s’appliquer à beaucoup de signaux entendus dans la vie quotidienne. En outre, on peut entretenir avec son environnement sonore une relation auditive sensible. Les sons appartiennent au monde de l’imagination et non de la raison. L’oreille a des habitudes mais pas de certitudes. Elle reconnaît ce qu’elle a appris mais se laisse aisément abuser. C’est qu’elle est toujours disposée à rêver et à s’émerveiller. Les créateurs de son pour le cinéma le savent.

L’environnement sonore est une organisation complexe parce qu’il résulte d’une addition de sons. Le travail de classification de la sonothèque consiste à déterminer quel est l'élément principal qu'il faut extraire et nommer pour qu’un auditeur puisse s'y retrouver, sans pour autant perdre le reste.

Exemples sonores

Ces exemples sont rassemblés autour de mots “fédérateurs”.

Sons historiques et patrimoniaux.

Ils sont nommés par leur source et leurs dates : une Renault 1907, un taxi de la Marne, une machine à coudre Singer 1880, un atelier de porcelaine où l’on teste les produits à l’oreille, une distillerie de liqueur…

Sons industriels.

Ils sont nommés par leur site (ex : usines chimiques d’Arkema) ou selon des lexiques propres aux usines. Chez Arkema, les sons de machines identiques qui apparemment devraient être semblables dans tous les sites, varient selon leurs utilisateurs : contrepoint de voix, de pas, de bruits d’intervention, etc. De même que chacun imprime sa signature sonore dans la conduite d’une voiture et la façon de klaxonner. Chez Renault, les acousticiens ont élaboré leur propre lexique avec des mots usuels ou inventés et des équivalences: bourdonnement, sirènement, bruit aérodynamique, graillonnement, claquement, roucoulement, grognement, péniche, gloglotement, mitraillette…

Sons de la nature.

Ici, le temps et l’espace s’ajoutent au nombre des paramètres du son. Il y a des “formes” qui se déploient dans le temps et des polyphonie de sources sonores et d’espaces. L’oreille peut isoler un son : chant d’oiseau, chute d’une pomme de pin… Mais l’ensemble des sons construit une scène, un récit. Et si l’on est dans une clairière, on entendra aussi les sons réverbérés du sous bois, les deux espaces étant assemblés dans le même paysage sonore.

Il faut donc choisir pour nommer : soit uniquement le son dominant: par exemple les corbeaux; soit le lieu et l’heure : une forêt le matin ;  soit une nomination en extension : corbeaux, oiseaux lointains, clairière/forêt, vent léger…

L’écoute de paysages sonores rapportés du Cambodge met en évidence ces caractères du paysage sonore naturel : comment nommer cette immense polyphonie de sons d’insectes, d'animaux et d’oiseaux qui se répondent à l'aube ? Et devant ce lac, ce concerto d’oiseaux qui s'organisent pour chanter les uns après les autres ? Les sons des humains vivant dans ces forêts sont radicalement différents de ceux des villes, les voix notamment usant de nuances extraordinairement variées, du pianissimo au fortissimo.

Sons des villes.

Fascinants et inépuisables, les sons des villes révèlent à la fois les espaces et la vie des hommes qui les habitent. La combinatoire des sons mêle le prévisible à l’aléatoire, les variations de durée, de trajectoires et de vitesse des mouvements. Et la nature y est presque toujours présente, par fragments, au sol et dans le ciel.

Voici des exemples :

  • Le Caire enregistré à l’aube du haut d’une mosquée : un couple de faucons en premier plan, une immense nappe de bruits de circulation en dégradé jusqu’à l’horizon ;

  • Kyoto, un grand magasin bas de plafond avec des camelots qui haranguent les clients, un espace confiné construit en plans sonores avec des trouées soudaines quand ils se taisent ;

  • Bombay, ses vendeurs de rue, un espace ouvert rythmé par leurs voix , comme sur le marché de Little Sénégal à New York. C’est la langue, les intonations et les rythmes des boniments qui diffèrent.

  • Limoges, le petit marché de la place des Bancs, espace intime sous les auvents où l’on entend encore parler le patois local.

  • Paris, un rémouleur ; Shanghaï, les ramasseurs de déchets : les sons nous informent de l’état et du fonctionnement des sociétés. L’Europe avait ses cris et ses chants de vitriers, de ramoneurs… Il en reste quelques-uns. A Shanghaï, les sonnettes des ramasseurs diffèrent selon qu’ils sont à pied, à bicyclette ou à vélomoteur. Et partout la misère est audible, comme la richesse.

  • Pékin, les sons disparus : les “fleuves” de sonnettes de bicyclettes, les portes battantes des ruelles, les milliers de cages d’oiseaux… En trente ans, la ville s’est transformée, perdant une multitude de repères sonores mais en créant de nouveaux.  

Les mots du preneur de son

La “prise de son” est un mot ambigu. On “recueille” le son plus qu’on ne le “prend”, comme on le dirait de l’eau de pluie. La saisie brutale d’un son est rarement satisfaisante. Je reste très longtemps sur les lieux. Il faut s'y fondre pour percevoir leur organisation. Les durées des prises sont longues, souvent une dizaine de minutes et plus. Mais alors comment les classer dans une sonothèque?

Dans la plupart des prises de sons où que ce soit, il y a des sons ponctuels que l’on peut isoler (klaxon, pas, voix, porte, oiseaux…). Leur brièveté réduit leur signification. Ils deviennent des “objets” sans contexte et faciles à nommer par leur source : « porte », « sonnette », etc. Il existe des sonothèques fonctionnelles, celles des studios de montage-son des films, qui utilisent ces sons « détourés ». Mais dès lors que les sons existent dans leur environnement sur de longues durées, il y a récit, histoire. Chacun peut l’entendre à sa façon et l’interpréter selon son mode de réception personnelle. Les mots que j’écris dans mes fiches bien souvent ne sont valables que pour moi.

Se pose alors le problème de la classification d’une sonothèque ouverte à tout le monde. Il faut sans doute accepter qu’elle ne soit pas objective et se dire que c’est là son intérêt principal.

Reste que si on ne s'intéresse qu’au récit, on élimine la brièveté de la nomination des sons qui est réductrice mais clairement informative. Il faut donc trouver des tamis qui feraient ressortir des données pertinentes immédiatement accessibles et y ajouter des informations relatives au récit qui donnent leur réalité aux sons (même interprétée par le preneur de son).

Quand j’enregistre, c’est l’esprit des lieux que je voudrais comprendre et capter, mais il ne m’appartient pas pour autant. Je me défends de faire une « œuvre » en prenant des sons. Les transmettre à des auditeurs est une juste restitution.

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