La sémiotique d’A. J. Greimas entre logocentrisme et pensée phénoménologique

Nijolé KERŠYTÉ

Université de Vilnius,
Institut de culture, de philosophie et d’art de Vilnius

https://doi.org/10.25965/as.2870

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : esthésie, grammaire narrative, logocentrisme, phénoménologie, sémiotique, sensible, structuralisme

Auteurs cités : Jacques DERRIDA, Algirdas J. GREIMAS, Friedrich Hegel, Eric LANDOWSKI, Maurice MERLEAU-PONTY

Texte intégral

Beaucoup considèrent que Greimas ne s’est rapproché de la phénoménologie qu’à la fin de son activité intellectuelle, avec De l’Imperfection. Il y aurait ainsi, dit-on, « deux Greimas », le premier attaché au seul texte — « hors du texte, point du salut », (formule à rapprocher du « Il n’y a pas de hors-texte » lancé par le fondateur du courant dit « poststructuraliste » et « déconstructionniste ») —, le second, et lui seul, intéressé à la « vie », à la « réalité même », aux rapports sensibles de l’homme face aux objets du monde (et il est intéressant de noter que dans le parcours intellectuel du fondateur du « déconstructionnisme » aussi, certains voient une « conversion » du même genre). Il y a peu de temps encore, c’est ainsi qu’on concevait la sémiotique de Greimas en Lituanie, et même en France. Et par ignorance ou mauvaise foi, on continue souvent, aujourd’hui, ici ou là, de la présenter comme une pure théorie du texte fondée sur les modèles linguistiques.

Note de bas de page 1 :

 D’abord publié dans un numéro de la revue Langage consacré au langage gestuel, il sera repris dans A. J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970.

Note de bas de page 2 :

 Publié en 1974, puis réédité dans A. J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

Note de bas de page 3 :

 Publié seulement six ans plus tard dans les Actes Sémiotiques-Documents (VI, 60, 1984).

Or ce mythe ne résiste pas à un simple examen de la chronologie des travaux de l’auteur. Je m’en tiendrai à trois de ses articles, heureusement aujourd’hui traduits en lituanien. En 1968, à peine deux ans après Sémantique structurale, Greimas publie un article au titre parfaitement éloquent : « Conditions d’une sémiotique du monde naturel »1. Suivent, en 1972, « Pour une sémiotique topologique », consacré à l’analyse de l’espace2, puis, en 1978, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », texte qui devait servir d’introduction à un volume collectif consacré à l’analyse de la peinture figurative et abstraite3. Le fait qu’aucun auteur de la phénoménologie ne soit mentionné dans ces textes n’ôte rien au fait que les considérations qu’y développe Greimas relèvent de présupposés non seulement structuralistes mais aussi phénoménologiques. Je me limite ici à constater ce fait, faute de place suffisante pour l’analyser.

Ces articles (comme également les travaux de toute son équipe de collaborateurs) témoignent à eux seuls que dès le début Greimas s’est engagé (à côté de son ami Roland Barthes) dans le projet d’une sémiologie générale, tel que posé par Saussure, à l’intérieur duquel la linguistique, ainsi que l’analyse des textes verbaux, ne représentent qu’un domaine parmi d’autres. Dans ces conditions, De l’Imperfection ne constitue pas du tout une rupture, un reniement par rapport aux travaux antérieurs de l’auteur mais au contraire le prolongement logique de ses recherches précédentes, consacrées de longue date à l’analyse d’objets non-linguistiques : le corps gesticulant, l’espace, le tableau, etc.

Néanmoins, j’aimerais montrer par la suite que le rapport sensible du sujet aux objets du monde, décrit dans De l’Imperfection, ne correpond pas tout à fait à la conception phénoménologique mais est encore influencé par le modèle des rapports entre sujet et objet que retient la sémiotique narrative antérieure.


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Note de bas de page 4 :

 Cf. « Le sémioticien et son double », dans Eric Landowski (éd.), Lire Greimas, Limoges, Pulim, 1997.

Si on tient malgré tout à distinguer deux Greimas, il faut considérer que leur rapport n’est pas d’ordre successif mais simultané. Je défends une position proche de celle d’Eric Landowski, pour qui il n’y a pas deux Greimas séparés mais un seul, double (ou multiple)4. Plus présicément, je dirais que ces « deux Greimas » se distinguent entre eux non pas par les objets de leur recherche mais par les présupposés et les manières différentes de penser. Ces deux façons de penser, je les appelle deux paradigmes ou deux « logiques » de la pensée.

La première est logocentrique. J’emprunte cette dénomination à un autre penseur « dédoublé », Jacques Derrida. Il appelle logocentrique la pensée qui introduit un rapport dualiste et hiérarchique entre conscience et corps, intérieur et extérieur, identité et altérité, propre et étranger, etc., en mettant au « centre » les premiers termes de ces oppositions et en marginalisant les seconds. C’est la pensée de l’esprit absolu, de l’unité et de l’identité que j’appellerai aussi pensée de l’intelligibilité pure, ou pensée spéculative. Derrida remarque que cette pensée est régie par le principe « économique » ou du retour à soi, au même (gr. oikos nomos – « administration, gestion de la maison, de son  ‘chez soi’») : toutes les dépenses du sujet, de son énergie ou de tout ce qui lui est propre, doivent revenir « chez soi » sous forme de compensation, de récompense, de profit.

A ce paradigme de la pensée logocentrique, critiqué et dénoncé par Derrida ou Emmanuel Lévinas, appartient non seulement la pensée métaphysique occidentale, de Platon à Hegel, mais aussi, comme je vais essayer de le montrer, la « pensée narrative » que nous trouvons dans les récits classiques, et dans leur modélisation par la sémiotique narrative classique.

Greimas, au début de ses recherches, visait à créer une grammaire narrative universelle conçue comme un dispositif d’analyse neutre du point de vue idéologique. Pourtant, l’univers narratif qu’il prétend décrire n’est pas neutre. La grammaire narrative construit des modèles d’interaction qui présupposent une certaine « ontologie », c’est-à-dire certains genres d’expériences, certains types de vision existentielle, certaines conceptions des rapports du sujet aux objets du monde et aux autres sujets.

En effet, le principe général de la structure narrative se ramène, si on résume très schématiquement, à un principe économique qui se traduit par la répétition et le retour au même. Les objets de valeur circulent entre les sujets sans se transformer, sans perdre leur valeur, comme s’ils étaient hors du temps. Quand au début du parcours narratif, on perd un objet de valeur, il revient nécessairement (ou est retourné) dans son lieu d’origine sans avoir subi de transformation. Dans la sémiotique classique, il y a deux types d’objets de valeur : les objets liés à la propriété ou à l’appropriation (objets dits thésaurisables ou consommables) et les objets modaux. Pourtant il n’y a pas de différence fondamentale dans leur façon de circuler entre les sujets. Quand, au début du parcours narratif, l’actant sujet reçoit de l’actant destinateur un objet modal (le vouloir ou le pouvoir faire), à la fin sa compétence doit être évaluée par le destinateur-judificateur comme non-perdue, non-éparpillée mais bien utilisée, réalisée. Aucune connaissance, compétence ni pouvoir comme l’objet de valeur ne disparaît jamais dans l’économie du monde narratif, elle revient toujours d’une ou  façon d’une autre à son point de départ.

Note de bas de page 5 :

 A. J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 47.

Dans le programme narratif du sujet (héros), son rapport à l’objet est décrit en termes d’avoir et de possession,ou de privation (conjonction ou disjonction). Quant au mode d’existence du sujet narratif, il se définit en termes de rôles actantiels (par les catégories modales) ou de rôles thématiques qui présupposent des comportements schématisés, programmés. Le sujet de la grammaire narrative correspond ainsi au sujet de la philosophie métaphysique : c’est l’équivalent de la conscience pure, identique à elle-même. Les rapports intersubjectifs dans la grammaire narrative sont conçus ou bien comme un échange économique qui porte sur des objets de valeur destinés à l’appropriation, « les sujets n’étant que les lieux de leurs transferts »5, ou bien comme des rapports purement cognitifs ou volitifs (la communication se réduit à l’échange de connaissances, ou bien consiste en la soumission de la volonté de l’un au pouvoir de l’autre).

Il se peut que ces constantes qui font du monde narratif un univers de sens restreint aux dimensions de l’économique et du cognitif se soient formées dans la grammaire narrative parce que pendant longtemps les principaux objets de l’analyse sémiotique ont été des récits folkloriques ou des récits de la littérature classique, qui reflètent le régime de circulation des objets de valeur dans les sociétés traditionnelles conçues comme des univers axiologiques clos et homogènes. Quoi qu’il en soit, elles permettent de comparer les lois qui régissent le monde narratif à celles de la pensée logocentrique.


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La rédaction de De l’Imperfection devait être influencée par cette double expérience intellectuelle : d’un côté, par les recherches sur la structure des récits, débouchant sur la grammaire narrative, de l’autre, par les recherches portant sur les ensembles sensibles de nature non-linguistique (les tableaux, les espaces, le corps) qui allaient aboutir aux premiers ébauches d’un fondement de la « grammaire du sensible », qui, en tant que telle, reste encore jusqu’à présent à constituer.

Par rapport aux travaux antérieurs de Greimas consacrés aux sémiotiques non verbales et au sensible, et en particulier par rapport aux trois articles mentionnés plus haut, De l’Imperfection marque un certain déplacement thématique. Au lieu de s’interroger sur la question de savoir comment on peut « lire » les objets non-verbaux, Greimas essaie de décrire leur « lecture » même, c’est-à-dire la perception, comprise comme rapport direct entre le sujet et l’objet, comme leur interaction sur le plan sensible.

Note de bas de page 6 :

 Cf. P. Fabbri, « Introduzione », in A. J. Greimas, Dell’imperfezione, Palerme, Sellerio, 1988.

On peut avoir le sentiment qu’en choisissant cette perspective, Greimas s’approche au plus près de la description phénoménologique. En effet, les nombreux commentaires de ce livre ont unaniment souligné son rapport à la pensée phénoménologique, surtout celle de Merleau-Ponty6. En m’opposant à cette lecture dominante, j’aimerais montrer qu’on peut y repérer non seulement la « logique » phénoménologique mais aussi une autre « logique » bien différente, qui vient précisément de la sémiotique narrative.

Certes, dans ce livre, le sujet n’est plus décrit seulement à l’aide des catégories modales et, corrélativement, l’objet n’est plus conçu comme une valeur de l’ordre de l’avoir, censée circuler d’un lieu d’investissement à un autre à l’intérieur d’un univers axiologique clos. Sujet et objet sont décrits comme des être sensibles et corporels, chacun avec sa manière d’être. Pourtant, leurs rapports restent définis en termes de conjonction. On pourrait croire que l’emploi de cette notion est seulement formel. Mais conformément à une attitude interprétative introduite par le déconstructionnisme de Derrida, je crois que l’emploi des concepts traditionnels dans un texte ne peut être innocent, car il entraîne avec lui tout le système (ou le paradigme) de la pensée.

En commentant divers fragments littéraires, Greimas présente aussi, de temps à autre, une définition de la saisie esthésique (apparemment assimilée à la perception en général). Il la définit comme une visée de conjonction totale ou comme un vouloir de fusion absolue. S’il y a vouloir de la conjonction, il y a donc volonté. Au fil de l’analyse, ce vouloir se précise comme volonté de subordination, d’absorption, et les moments d’esthésie se mettent progressivement à ressembler de plus en plus à une lutte implicite entre le sujet et l’objet, à un affrontement entre deux pouvoirs, où l’un vise à l’emporter sur l’autre :

Note de bas de page 7 :

 Cité de A. J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

« ... si la saisie esthétique s’interprète dans les deux cas comme une conjonction, l’objet-monde visé chez Rilke n’est pas, contrairement à celui de Tournier, le monde de la perfection et de la mesure, mais celui de l’excès, envahissant et menaçant d’absorber le sujet » (p. 41) ; « C’est sur le plan physique, au niveau de la sensation pure [...] que se fait la conjonction de l’objet et du sujet ou, plutôt, l’envahissement du sujet par l’objet... » (p. 52, souligné par N. K.) ; « L’emprise qu’exercent les ‘images’ bouleverse le rapport des forces (souligné par N. K.) : au plaisir de l’éloignement de la réalité allégée et évanescente se substitue l’absorption du sujet par le monde de l’illusion... » (p. 59)7. Les fragments analysés sont disposés dans un ordre tel que si, au début, une distance entre le sujet et l’objet sensible reste maintenue, par la suite le premier se trouve de plus en plus absorbé par le second, au point même d’arriver au seuil de son anéantissement. Cette ordonnancement des fragments suppose que leur choix n’est pas arbitraire. Et ce type de rapport sensible entre sujet et objet n’est pas présenté comme un parmi d’autres possibles mais plutôt comme le seul envisageable. Le rapport esthésique est conçu, « modélisé », comme ayant un but définitif : la conjonction absolue, la disparition du sujet. Ce but est rappelé presque dans chacune des études dont se compose le livre. Alors que dans les premières, il est visé mais non réalisé, dans la dernière, celle du texte de Cortazar, on a la représentation de la réalisation complète de l’esthésie :

« Car enfin, l’efficacité suprême de l’objet littéraire – ou plus généralement esthétique –, sa conjonction assumée par le sujet, n’est-elle pas dans sa dissolution, dans le passage obligé par la mort du lecteur-spectateur ? Mort ou vie extatique, peu importe, n’est-ce pas l’esthésis rêvée ? » (p. 67).

Or, contrairement à ce qui se dit unaniment, cette conception du rapport entre le sujet et l’objet n’est pas phénoménologique. Elle évoque plutôt le type de rapports thématisé par la philosophie spéculative, métaphysique. C’est un écho lointain de la fameuse lutte entre le maître et l’esclave, décrite par Hegel : une confrontation dont le seul but est la soumission du pouvoir d’un des partenaires à celui de l’autre, autrement dit, son absorption, l’anéantissement de son altérité, de sa différence. Ce type de rapport est soumis à la logique de l’avoir et du pouvoir, c’est-à-dire à la logique logocentrique.

Note de bas de page 8 :

 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 249.

Merleau-Ponty, par exemple, de qui on a souvent rapproché le Greimas de De l’Imperfection, s’oppose justement à cette conception. Il est vrai que la sensation, selon lui, « a lieu » sur le mode impersonnel : le sujet de la sensation, ou plutôt son corps, est anonyme, il ne se conçoit pas soi-même comme un « je » différent de tous les autres : « Toute perception a lieu dans une atmosphère de généralité et se donne à nous comme anonyme. [...] je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de dépersonnalisation »8. Cela ne veut pourtant pas dire que le sujet se dissout dans la sensation et vit une fusion avec l’objet. Le phénoménologue français propose de parler non pas de fusion (à la Bergson) entre sujet et objet, mais d’une sorte de correspondance entre leurs manières d’être respectives, de « communion », de « coexistence », d’« accouplement » dans l’expérience sensible :

Note de bas de page 9 :

 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, idem, pp. 245-246. Cf. aussi p. 247.

« ... le sensible... n’est pas autre chose qu’une certaine manière d’être au monde qui se propose à nous d’un point de l’espace, que notre corps reprend et assume s’il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion »9.

Merleau-Ponty décrit l’interaction sensible comme un accordement, une « sympathie » de l’un à l’autre :

Note de bas de page 10 :

 M. Merleau-Ponty, idem, pp. 247-248.

« Si les qualités rayonnent autour d’elles un certain mode d’existence [...] c’est parce que le sujet sentant ne les pose pas comme des objets, mais sympathise avec elles [...] Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant. C’est mon regard qui sous-tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur [...] et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut pas dire que l’un agisse et l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre »10.

Certes, dans certains passages de De l’Imperfection, le rapport entre le sujet et l’objet est décrit en termes équivalents à ceux de Merleau-Ponty. Dans le commentaire du fragment d’un texte de Calvino, la rencontre de Palomar avec le sein féminin est décrite comme l’ajustement du regard aux formes saillantes :

« L’objet esthétique se transforme en acteur syntaxique qui, manifestant ainsi sa ‘prégnance’, va au-devant du sujet-observateur. Le même ajustement concerne d’ailleurs le sujet de l’expérience : le ‘regard’, présent d’abord comme un simple instrument de sa vue, devient lui-même le délégué actif du sujet, il ‘avance’, il ‘se retire’, il se place, dans une position d’accueil, hors du sujet somatique » (p. 27).

Pourtant, ensuite, cet acte intentionnel du regard, Greimas le transcrit en catégories modales du niveau cognitif (en ce cas, en termes de vouloir) : « Qu’est-ce à dire sinon que la saisie esthétique apparaît comme un vouloir réciproque de conjonction [...]  Or le toucher [...] exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir de conjonction totale » (p. 28-30).


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Ces observations permettent de dire que tant que Greimas ne fait rien d’autre que décrire ce qui se passe dans le fragment littéraire, il accomplit une description phénoménologique. Mais dès qu’il se met à interpréter, autrement dit, dès qu’il essaie de transcrire en catégories narratives (modales) ce qui se passe sur le plan sensible, il change de registre : il soumet le monde des phénomènes sensibles à une téléologie, à une métaphysique de la volonté. L’intentionnalité, qui, dans la phénoménologie, est caractérisée comme une simple visée, une direction, une orientation vers l’objet, est décrite par Greimas d’une façon téléologique : comme la visée d’un objectif déterminé, comme une action qui doit nécessairement aboutir à une certaine fin projetée à l’avance. Ainsi l’intention est identifiée au vouloir, au désir et s’éloigne de la façon dont elle est traitée dans la phénoménologie.

Ces deux logiques qui régissent la pensée de Greimas ont permis plus tard à E. Landowski de développer à partir de ce livre une autre conception sémiotique du rapport sensible entre le sujet et l’objet. Au régime de la jonction, il oppose ce qu’il appelle le régime de l’union (ou de l’ajustement), qui correspond précisément aux descriptions phénoménologiques de la perception par Merleau-Ponty.

L’interprétation de la pensée de Greimas présentée ici est au fond déconstructionniste : elle découvre deux logiques opposées ; de l’une d’entre elles, l’auteur est bien conscient, tandis que l’autre agit comme en dépit des intentions de sa pensée. Pourtant, différement de Derrida, je ne dirais pas que l’auteur nous dit à travers ses textes ce qu’il « ne voulait pas dire » et qu’une logique cachée, « inconsciente » détruit celle qui est assumée consciemment.

Ma conclusion serait la suivante : ces deux logiques appartiennent apparemment à deux niveaux différents. La logique logocentrique qui, comme j’ai essayé de le montrer ici, est en même temps la logique de la narrativité, agit sur le plan purement cognitif. Au contraire, là où apparaît le plan sensible, corporel, ce sont les lois phénoménologiques qui se mettent en marche. Cela ne veut pas du tout dire que les principes logocentriques  ne sont repérés que dans les textes narratifs. Nous avons vu que l’expérience sensible peut aussi être interprétée selon eux. Symétriquement, les lois phénoménologiques ne règnent pas exclusivement dans l’expérience vécue. Le récit aussi peut être lu « phénoménologiquement ». Greimas avait repéré ces lois mais ne les a pas formulées. Leur description sémiotique est devenue une tâche à accomplir pour les élèves et les successeurs de Greimas.

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