Les centres organisateurs de l’écoumène
des formes structurantes pour l’identité culturelle

Gaëtan Desmarais

Institut National des Sciences Appliquées de Strasbourg (INSA)

https://doi.org/10.25965/as.3030

Certaines morphologies géographiques fondent l’identité culturelle des peuples. Ce sont des lieux consacrés, interdits à l’occupation profane, investis de significations symboliques hautement prégnantes, et qui fonctionnent comme des centres organisateurs structurant l’écoumène environnant. L’article analyse les caractères les plus essentiels de ces centres organisateurs. Il décrit leurs différents voisinages topologiques et en dégage la dynamique interne. Il formule également une interprétation inédite quant au statut des valeurs investies et à leur processus d’actualisation spatiale. Des exemples pris dans des contextes culturels et historiques variés sont utilisés : la route du Sel au Tibet, les places de danse en Mélanésie, le village Bororo au Brésil, le royaume de Mide en Irlande, la plaine du Lendit et la tripartition de Lutèce en Gaule, la christianisation de l’espace au Haut Moyen-Âge.

The cultural identity of populations depends on some particular geographical sites. Those sites are sacred, prohibited and full of symbolic meaning. They operate as organizational centres that differentiate the surrounding human settlements. This article reviews the fundamental characters of those organizational centres. It describes their topological structures and brings into light their intrinsic dynamics. An unprecedented explanation is offered, concerning the anthropological values invested inside these sites, as well as the process of putting such values into space. Some examples come from various cultural and historical contexts : the Saltmen’trail in Tibet, the Melanesian Dance places, the Brazilian Bororo Villages, the Irish former Mide Kingdom, the Gaulish Lendit Plain with its nearby antique town of Lutece, at last the Christianization of the European Space during the far Middle Ages.

Index

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Mots-clés : architecture, centres organisateurs, interdit spatial, mécanisme victimaire, saillance et prégnance, significations symboliques, vacuum

Auteurs cités : Augustin BERQUE, Joël Bonnemaison, Gaëtan Desmarais, Georges DUMÉZIL, René Girard, Algirdas J. GREIMAS, Luc de Heusch, Arthur Maurice Hocart, Josselin de Jong, Claude LÉVI-STRAUSS, Anne Lombard-Jourdan, Bernard Malinowski, Isabel Marcos, Bernard Mercier, Jean PETITOT, Jean-Baptiste Racine, Paul Radin, Pierre Saintyves, Lucien Scubla, René THOM, Peter Zumthor

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Texte intégral

Un rassemblement volontaire suivi d’une dispersion contrainte

Note de bas de page 1 :

The Saltmen of Tibet (1997). Le synopsis de ce magnifique documentaire ethnographique, primé dans de nombreux festivals, peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.zeitgeistfilm.com/current/saltmen/saltmen.html. Voir aussi l’ouvrage des anthropologues américains M.C. Goldstein et C.M. Beall (1991).

Ramasser le sel au Tibet est un acte qui ne vise pas seulement à recueillir une ressource indispen­sable à la conservation des aliments. Le beau film d’Ulrike Koch1 nous donne à voir qu’il s’agit surtout d’une quête identitaire dont les valeurs relèvent du domaine magico-religieux. Quatre nomades, accompagnés d’une caravane de yaks, quittent chaque année leur village établi sur les versants septentrionaux de l’Himalaya. Ils entreprennent alors un long voyage pour traverser l’immense plateau aride et rejoindre le lac Tsentso situé à plus de quatre milles mètres d’altitude. Le périple s’effectue sans les familles. L’accès au lac salé est interdit aux femmes : seuls les hommes, à condition d’être initiés, peuvent réaliser cette délicate mission qui consiste à ravir aux dieux un de leurs attributs primordiaux parce que dotés de pouvoirs bénéfiques. Le trajet dure plus d’un mois.

Après plusieurs jours de marche dans les hautes steppes vallonnées, le groupe croise une saillie topographique appelée le « Rocher aux Chèvres ». Celui-ci est un géosymbole qui signale l’entrée d’un vaste territoire sacré, vide de toute occupation humaine, et dont le cœur correspond à ce haut lieu qu’est le lac Tsentso. À l’intérieur du territoire sacré, les hommes doivent régulière­ment rendre hommage aux dieux. Obligation est faite à chacun de chasser toute pensée, tout discours et tout geste violent envers les autres, soi-même et les animaux. La route du Sel est ainsi jalonnée de nombreux rites qui visent à expulser toute violence et à adopter corrélativement des comportements pacifiques. La durée et la fréquence des rites s’intensifient au fur et à mesure que l’on s’approche du lac. Il y a donc une échelle du sacré, graduée en fonction de la distance au vide central.

Enfin arrivés au lac, les hommes ne se mettent pas tout de suite au travail. Sur une butte avoisinante, ils accomplissent préalablement un cérémonial de bienvenue et devront attendre le lendemain pour débuter leur tâche. Le ramassage du sel est réalisé minutieusement. Le sel est d’abord amoncelé en des centaines de petits tas alignés. Séché, il est ensuite regroupé en tas plus gros, mis dans des sacs, puis chargé sur les yaks qui le transporteront. Il faut faire vite, car les dieux interdisent de séjourner plus d’une semaine au lac. À la fin du ramassage, des figurines de yaks sont modelées avec de la farine. Celle-ci, consommée habituellement par les hommes au cours de leur voyage, est transformée en icônes et offerte sous cette forme aux dieux en retour du sel.

Deux caractères géographiques majeurs de la route du Sel se retrouvent dans d’autres contextes culturels : un centre sacré vide de toute occupation profane et qui structure l’écoumène environ­nant ; un parcours mythico-rituel balisé par des géosymboles et qui consiste en un rassemblement volontaire des hommes suivi d’une dispersion contrainte par un interdit de séjour permanent. Un exemple particulièrement saisissant de ces caractères est fourni par les analyses magistrales que Joël Bonnemaison (1996,1997) a conduites dans l’archipel du Vanuatu en Mélanésie. L’auteur y étudie le surgissement des pouvoirs sacrés dans certains lieux privilégiés, ainsi que la diffusion de ces pouvoirs le long de routes traditionnelles. Il montre que les fondements identitaires de la société mélanésienne relèvent de trois niveaux d’organisation correspondant à autant d’échelles.

Le niveau inférieur est celui des maisonnées familiales, lesquelles s’agglomèrent locale­ment en de petits hameaux attribués aux femmes et aux activités domestiques. Le niveau médian est celui du groupe de résidences qui s’étend sur quelques dizaines d’hectares et qui intègre plusieurs hameaux dans une même aire de relation sociale. Un tel groupe s’organise autour d’une place de danse localisée au croisement des deux grandes routes menant aux multiples hameaux. La place de danse est sacrée. Elle constitue un relais dans la chaîne des relations d’alliances entre les diverses maisonnées locales. C’est une clairière au sol nu, bordée d’arbres et où se déroulent les rituels de la coutume. Elle est réservée aux hommes qui s’y rassemblent dès la tombée du jour. Le niveau supérieur est appelé « pirogue ». Il correspond à un réseau de confluences d’itiné­raires qui intègre les nombreuses îles de l’archipel et réunit les diverses places de danse en un ensemble de lieux hiérarchisés. Dans une pirogue, les places de danse se raccordent à celle que l’on considère comme primor­diale par l’élévation des pouvoirs magiques et des fonctions sociales qui lui sont rattachés. Cette place de danse primordiale remonte aux temps de la fondation. Elle est le cœur de toute pirogue et de son identité.

Une lecture attentive des analyses de Joël Bonnemaison permet de reconnaître qu’un prin­cipe hiérarchique guide le déploiement spatial de l’établissement mélanésien : à l’échelle globale de la pirogue où la place de danse primordiale domine les places de danse secondaires, ainsi qu’à l’échelle médiane du groupe de résidences où les centres sacrés que forment les places de danse secondaires conditionnent la position périphérique des maisonnées profanes. Ce principe hiérar­chique s’accompagne d’un principe de réciprocité. Au moment des rituels qui reproduisent les signes de l’identité collective, les places de danse se scindent en deux et cette division en moitiés des groupes de résidences sert de base pour l’instauration des relations d’alliance et des échanges. Par ailleurs, l’accès et la durée du séjour à l’intérieur des places de danse sont surdéterminés par des interdits, de sorte que les routes qui convergent vers elles induisent des rassemblements volontaires suivis de dispersions contraintes. Ce parcours se produit aussi le long de la pirogue entière, en ce qui concerne l’accès et le séjour dans le centre sacré qu’est la place de danse primordiale. Toutes les places vides de la société mélanésienne sont donc structurantes. Elles sont investies de significations symboliques et les rituels qui s’y déroulent assurent l’émergence et le maintien du lien social.

Les analyses de Joël Bonnemaison rappellent à maints égards les célèbres travaux que Claude Lévi-Strauss (1955, 1958) a menés sur le village Bororo au Brésil. Une place de danse est également présente au centre de ce village. Elle sert de théâtre aux rituels et jouxte une maison strictement réservée à l’assemblée des hommes. Cet ensemble sacré s’oppose à un pourtour pro­fane où se distribuent les huttes familiales habitées par les couples mariés, mais dont les femmes sont seules propriétaires et y exercent des activités domestiques. Deux axes se croisent à la hauteur de la place de danse. Le premier, orienté est-ouest, répartit les clans du pourtour en deux moitiés exogamiques, les Cera et les Tugaré. Le second axe, orienté nord-sud, redistribue les clans en deux autres moitiés dites du « haut » et du « bas » ou, quand le village est situé en bordure d’une rivière, de l’« amont » et de l’« aval ».

Note de bas de page 2 :

 Chez les Bororo, les femmes restent sur place et ce sont plutôt les hommes qui circulent selon la règle d’alliance suivante : un homme Cera quitte sa moitié pour épouser une femme Tugaré et, inversement, un homme Tugaré quitte sa moitié pour épouser une femme Cera.

Dans un travail antérieur (Desmarais, 1992), nous avons montré que les données ethno­graphiques permettent d’établir une distinction qualitative entre ces axes. Celle-ci suffit pour expliquer la localisation, dans chaque moitié Cera et Tugaré, des groupes sociaux qui personni­fient des héros culturels divinisés. Sans revenir au détail de la démonstration, mentionnons que l’axe est-ouest est approprié par les hommes qui bénéficient du contrôle de leur mobilité2. C’est un gradient en saillie, valorisé positivement et qui induit des rassemblements vers la place de danse. Les deux clans privilégiés de la moitié Tugaré dite « forte » sont par conséquent situés en contiguïté avec cet axe positif. L’axe nord-sud est attribué aux femmes dont la mobilité est contrôlée par les hommes. C’est un gradient en creux, valorisé négativement, et qui suscite des dispersions en direction de la périphérie. Les deux clans privilégiés de la moitié Cera dite « faible » sont par conséquent contigus à cet axe négatif.

Note de bas de page 3 :

  Les centres peuvent présenter des voisinages topologiques multiples. Le seuil où se croisent les gradients positif et négatif est l’un de ces voisinages, comme le massif et le bassin auxquels nous référons ci-dessous. On peut recons­tituer la structure topologique de ces voisinages à l’aide du modèle d’espace anisotrope développé par la géographie humaine structurale (Desmarais, 1998, 2001 ; Desmarais et Ritchot, 2000). Cette structure correspond aux singu­larités les plus simples que peuvent présenter les fonctions potentiel d’un système dynamique. Pour une présentation de la théorie mathématique des singularités, voir Petitot (1992 : 93-179).

À la configuration concentrique qui répond d’un principe hiérarchique opposant les couples centre/périphérie, sacré/profane, dominant/dominé, homme/femme, se conjoint une configuration diamétrale régie par un principe de réciprocité et qui préside au maintien de solidarités plus fondamentales. Le voisinage topologique, situé à la rencontre du gradient en creux et du gradient en saillie, correspond à un seuil que matérialise la place de danse où se manifestent les rites de cohésion sociale3. Nombreux sont les villages traditionnels dont l’organisation spatiale interne relève d’une telle structure topologique. C’était le cas, en Amérique du Nord, des villages Winne­bago près des Grands Lacs et des villages Sioux dans les hautes plaines de l’Ouest. C’était aussi le cas des villages Gé en Amérique du Sud, Omarakana aux îles Trobiand et Minangkabau en Indonésie (Josselin de Jong, 1951 ; Malinowski, 1929 ; Radin, 1923).

Le concept de « vacuum »

Note de bas de page 4 :

 Dans nos analyses sur la structuration spatiale de Paris (Voir à ce sujet Desmarais, La Morphogenèse de Paris, des origines à la Révolution, Paris et Québec, L’Harmattan et CELAT, 1995, pp. 167-203), nous avons montré qu’une configuration de seuil regroupe dans un même voisinage topologique les massifs rattachés à l’exercice du pouvoir politique (Palais royal de la Cité, Louvre et Hôtel de Ville) et du pouvoir religieux (Cathédrale), ainsi que les bassinsd’attraction affectés au commerce (Halles centrales) et à l’enseignement (Quartier latin). Voir également l’étude d’Isabel Marcos sur Lisbonne (1996) où la place du marché (la Baixa) est intégrée à une configuration de seuil.

Il existe une très grande diversité de centres organisateurs qui structurent l’écoumène environnant en attirant et en repoussant les trajectoires des acteurs. Ces centres organisateurs diffèrent par la variété de leurs formes concrètes, naturelles ou architecturales, par la nature des significations symboliques qui y sont investies et par la complexité de leur structure topologique. Celle-ci peut correspondre à un massif fortement valorisé et monumentalisé. Pensons aux ziggourats de Méso­potamie, aux pagodes d’Extrême-Orient, aux stupas bouddhiques ou aux pyramides mexicaines et égyptiennes. À l’intérieur d’un massif, le temple et le palais cohabitent souvent. Les pouvoirs religieux et politique fusionnent. Seul règne le principe hiérarchique incarné par un même acteur : l’empereur-dieu vivant ou le roi thaumaturge garant des interdits fondamentaux. À l’inverse, la structure topologique des centres peut correspondre à un bassin d’attraction tout autant valorisé mais pas monumentalisé. Pensons à l’exemple du lac Tsentso qui est vide de toute occupation humaine, à Ayers Rock en Australie, aux forêts magiques des druides ou encore aux foires cémé­tériales du Haut Moyen-Âge. Enfin, les places de danse et les places de marché sont fréquemment intégrées dans des voisinages topologiques de seuil situés à la rencontre de gradients diffé­renciés4.

Si nous cherchons à atteindre un niveau de généralisation suffisamment élevé pour permet­tre de comparer rigoureusement les centres organisateurs sur la base de la dynamique interne qui les anime, il est pertinent de reprendre ici le concept théorique de « vacuum » introduit par Gilles Ritchot (1985) et dont nous avons approfondi les dimensions morphodynamique et sémiotique (Desmarais, 1995a, 1995b, 1998, 2001 ; Desmarais et Ritchot, 2000). Le concept de vacuum est proche des notions de « centre sacré » (Racine, 1993), de « lieu préalable » (Bonnemaison, 1985, 1996, 1997) ou d’omphalos (Lombard-Jourdan, 1989), qui décrivent les manifestations tangibles que peuvent revêtir les centres organisateurs. Il rejoint également le concept de « médiance », forgé par Augustin Berque dans ses analyses phénoménologiques de la relation entre l’humanité et l’étendue terrestre (1990, 2000). L’un et l’autre renvoient à des procédures de médiation qui explicitent le sens qu’une société entretient avec son milieu géographique. Ce que le concept de vacuum possède en propre, toutefois, est sa double dimension morphodynamique et sémiotique. Celle-ci permet de ramener la diversité des centres organisateurs à l’unité plus abstraite d’une forme prégnante dont la dynamique interne assure l’actualisation spatiale des significations sym­boliques. C’est ainsi que, par l’intermédiaire des vacuums, les valeurs culturelles imprègnent l’écoumène et s’y propagent.

Note de bas de page 5 :

 Dans la théorie sémiotique de Greimas (1970), le Destinateur est le rôle actantiel attribué aux acteurs qui se trou­vent à la source de l’intentionnalité des sujets pour les objets. Le Destinateur peut être transcendant et personnifié par des héros divinisés, ou immanent et correspondre alors à des souverains ou à des figures d’autorité comme le Père freudien. Le Destinateur se présente comme un modèle à imiter.

Chaque vacuum est réservé au séjour permanent d’une instance symbolique et juridico-constituante de l’ordre social : un Destinateur hiérarchiquement supérieur aux sujets et garant des interdits qui surdéterminent les rapports entre ceux-ci et les objets convoités5. Le Destinateur assume les significations symboliques investies dans les vacuums, tout en régulant leur propaga­tion dans les écoumènes environnants. Une étendue terrestre habitée n’est pas une surface délimi­tée par un bord externe et en attente d’être comblée in extenso. Chaque écoumène est une surface ouverte, sans bord externe et délimitée par le bord interne fermant son vacuum organisateur.

Les vacuums brisent l’homogénéité des étendues géographiques et amorcent une séquence de différenciations qualitatives :

  1. ils sont investis des significations symboliques assumées par le Destinateur qui y séjourne ;

  2. ils localisent les interdits fondamentaux ;

  3. ils interceptent les rapports d’appropriation entre les sujets et les objets ;

  4. ils sont attractifs parce qu’investis des significations symboliques qui suscitent le rassemblement des sujets à l’intérieur de leurs voisinages ;

  5. ils sont répulsifs parce que frappés d’un interdit d’établissement permanent qui provoque la dispersion des sujets dans les écoumènes environnants.

Note de bas de page 6 :

 L’interdit de propriété est l’analogue, pour les structures spatiales en géographie humaine, de la prohibition de l’inceste pour les structures de la parenté en anthropologie. Cet interdit médiatise les rapports homme/nature et il est ainsi constitutif d’humanité (Mercier et Ritchot, 1994 ; Desmarais et Ritchot, 2000).

L’interdit spatial de propriété est une prohibition générale qui s’applique sur toute l’éten­due géographique et qui empêche toute prise de possession immédiate6. Il ne se réduit pas à l’un ou l’autre des divers droits positifs que les sociétés humaines instituent afin de réguler leurs rapports aux territoires. Ces droits et les devoirs qui les accompagnent varient selon les aires culturelles et peuvent aussi se transformer au cours de l’histoire. Tous reposent cependant sur une règle universelle qui empêche l’appropriation directe des ressources du milieu extérieur et qui impose à tous les membres d’une communauté la contrainte d’une négociation avec autrui. Dans les vacuums, l’interdit spatial de propriété concerne l’établissement permanent des sujets. Des rassemblements y ont lieu, mais ils sont périodiques, annuels ou saisonniers. Suivis d’autant de dispersions, ces rassemblements sont destinés au déroulement des rituels mythico-religieux, des assemblées politiques ou des foires commerciales. Dans les écoumènes, l’interdit s’applique aussi bien à l’établissement qu’à la réservation et à l’usage d’une place. Il peut cependant être levé à la faveur de droits octroyés ou acquis, temporaires ou permanents, pour le bénéfice des sujets individuels ou collectifs.

Les vacuums sont ainsi des lieux singuliers. Leur fonctionnement est lié aux rapports complexes qu’entretiennent l’espace géographique et les représentations axiologiques motivant les trajectoires de mobilité réalisées par les acteurs sociaux. Centres organisateurs des écoumènes, les vacuums conditionnent non seulement l’engendrement des positions occupées par les établis­sements permanents, mais aussi la structuration interne de ces positions. L’analyse de leur forma­tion et de leur fonctionnement permet de comprendre comment l’organisation spatiale, à diffé­rentes échelles, peut solidariser les acteurs en devenant le réservoir d’une mémoire collective rendant possible la reconnaissance des identités culturelles.

Une dimension esthétique profonde

Nous devons maintenant clarifier le statut des significations symboliques investies dans les vacuums. Dans l’optique d’une anthropologie de l’imaginaire, celles-ci ne correspondent pas au sémantisme des figures et des comportements que l’on peut observer en surface des discours et des pratiques sociales. Elles opèrent plutôt de façon contextuelle et globale. Les transformations qu’elles subissent ont cours dans la longue durée et sont constitutives d’un sens profond sous-jacent aux événements particuliers. Les significations symboliques fondent les mythes que les sociétés élaborent pour penser leur origine et leur devenir. Elles articulent également les représentations axiologiques que les sujets individuels ou collectifs se font de leur destin. Mais elles ne sont pas directement appréhendables dans le cadre d’un processus perceptif. Ce sont des valeurs virtuelles qui renvoient à ce que Claude Lévis-Strauss a appelé des « codes inconscients » et Algirdas Julien Greimas des « sèmes intéro­ceptifs » : Nature/Culture, Sacré/Profane, Vie/Mort, etc. Elles recouvrent aussi les trois fonctions de « souveraineté », de « force » et de « fécondité » que Georges Dumézil a retracées au fondement des mythologies indo-européennes. Lorsqu’elles sont investies dans les vacuums, ces valeurs vir­tuelles s’actualisent et deviennent des enjeux de quête pour les sujets.

Immanentes, les significations symboliques sont maximalement déterminantes pour l’exis­tence des sujets. Elles vont donner sens à leurs expériences vécues. Elles sont toutefois minimale­ment représentables du point de vue cognitif. Leur sens n’est communiqué aux sujets que par le biais de récits élaborés sur la base des affects qui émanent des vacuums. Au demeurant, la communication du sens ne survient qu’au moment de la sanction des sujets par le Destinateur. Que se passe-t-il alors dans les situations où ce Destinateur s’absente, se détourne des sujets ou n’existe pas a priori ? Quel est le statut des valeurs lorsque cette instance tierce n’est plus ou n’est pas encore opératoire ? Qu’en est-il des situations de désordre, de crise et d’instabilité qui marquent la fin d’un ordre culturel ancien et précèdent l’éclosion d’un ordre nouveau ?

Note de bas de page 7 :

 La sémiophysique de René Thom (1988, 1990) cherche à comprendre les racines biologiques de l’imaginaire et du symbolique, en explicitant le rapport de fondation qui relie l’intentionnalité subjective à la couche morphologique du réel. Dans cette perspective, les formes saillantes sont des systèmes de discontinuités observables qui se détachent morphologiquement d’un fond, alors que les formes prégnantes sont des saillances perceptives investies d’une ins­tance sémantique appelée « prégnance » et qui se diffuse dans le champ phénoménal pour le rendre signifiant. Il existe des prégnances objectives comme les forces en mécanique dont les effets figuratifs sont les mouvements et les colli­sions, ou encore la chaleur en thermodynamique dont les variations induisent des transitions de phases. Mais il existe aussi des prégnances subjectives comme la faim associée à la régulation biologique et investie dans les formes de proies et de prédateurs, les pulsions affectives de l’imaginaire, ainsi que les significations conceptuelles des représentations mentales. Le but de cette théorie est d’étudier les sources des prégnances, leurs objets-buts privi­légiés, leurs modes de propagation, ainsi que leurs mécanismes d’investissement.

Note de bas de page 8 :

 Jean Petitot, « Les deux Indicibles ou la sémiotique face à l'imaginaire comme chair », Exigences et perspectives de la sémiotique, Tome 1, (H. Parret et H.-G. Ruprecht, éds.), Amsterdam, Benjamins, 1985, pp. 216-221 et Physique du Sens. Paris, Éditions du CNRS, 1992, pp. 373-380

Note de bas de page 9 :

 L’esthétique désigne ici un rapport d’appréhension du sens essentiellement affectif.

Lorsque le Destinateur s’absente ou n’est pas opératoire, la vérité des valeurs est indéci­dable. Les valeurs fonctionnent comme des « prégnances subjectives » au sens de René Thom (1988, 1990), c’est-à-dire comme des affects euphoriques et dysphoriques liés au « corps propre » des sujets et dont l’investissement et la propagation convertissent les formes saillantes du monde sensible en formes prégnantes intrinsèquement signifiantes7. Jean Petitot a insisté sur l’intérêt de situer la dimension affective, qui sous-tend le sémantisme des valeurs, en amont de l’intention­nalité subjective8. Lorsque le Destinateur n’existe pas encore, les valeurs ne sont que des affects inexprimables, c’est-à-dire des moments de tension, d’inhibi­tion, de détente énergétique, de pulsion. Il y a dès lors une « conversion figurative » qui investit les prégnances affectives dans les vacuums. Cette conversion est fondamentalement esthétique. Les vacuums deviennent des « objets de désir » qui manipulent figurativement des « sujets de mécon­naissance » esthétiquement affectés9. Les sujets s’approchent des vacuums avec retenue. Ils sont fascinés par un sublime qui les y attire et les en repousse à la fois.

Note de bas de page 10 :

 Nous référons à certaines hypothèses de René Girard (1972, 1978) qui visent à reconstituer la genèse des formes culturelles à partir d’un scénario reprenant sur de nouvelles bases la théorie freudienne du meurtre fondateur. Dans le mécanisme victimaire, le désir n’est pas un jeu à deux entre le sujet et l’objet, mais un jeu à trois entre le sujet, l’objet et un tiers à la fois modèle à imiter et rival à éliminer.

La conversion figurative des prégnances est réalisée par un schème d’interaction mimé­tique (Desmarais, 2001 ; Desmarais et Ritchot, 2000). Celui-ci se déroule à l’insu des protago­nistes et comprend deux phases essentielles : à la contagion de la rivalité mimétique où la vio­lence réciproque corrompt, divise et désintègre les rapports différentiels entre les membres d’une communauté, succède un consensus mimétique où la violence unanime les guérit, les unit et les réconcilie autour d’un bouc émissaire divinisé10. Le statut de cette victime sacrificielle est donc ambivalent. Le bouc émissaire est à la fois « maléfique », parce que jugé responsable de la déstruc­turation sociale, et « bénéfique », parce que le lynchage sacrificiel met fin au désordre en engen­drant un ordre culturel nouveau. Le meurtre fondateur engendre ainsi le Sacré :

  1. l’interdit de propriété est instauré afin de différer la satisfaction des besoins et d’empêcher ainsi le déclenchement des rapports violents dus à la convergence des désirs vers un même objet ;

  2. des rituels sacrificiels et funéraires sont élaborés afin de reproduire la mise à mort et l’inhumation de la victime ;

  3. des mythes sont mis en récit pour conserver la mémoire du meurtre fondateur et célébrer la réconciliation des lyncheurs contre et autour de la victime ;

  4. un lieu géographique particulier est réservé. Il s’agit du vacuum interdit à l’éta­blissement profane et destiné à la sépulture du bouc émissaire divinisé, ultimement à la monumentalisation du tombeau. Ce vacuum sacré capture les affects maléfiques et bénéfiques qui émanent de la victime.

Plusieurs analyses de mythes, de légendes et de récits de fondation (Girard, 1972, 1978 ; de Heusch, 1986 ; Hocart, 1954, 1978 ; Scubla, 1993, 1995) confirment la très grande généralité du schème d’interaction mimétique. À propos de la fondation de la place de danse primordiale de Lamlu, Joël Bonnemaison (1997) mentionne que les deux ancêtres Noklam et Ya’uko, qui sont à l’origine des lignages initiaux, étaient « rivaux » et « partenaires mimétiques ». Chez les Bororo, le sorcier et le prêtre sont respectivement investis des affects « maléfique » et « bénéfique » du bouc émissaire. Le premier contrôle le gradient négatif nord-sud qui disperse les femmes sur le pourtour du village, tandis que le second contrôle le gradient positif est-ouest qui rassemble les hommes dans le voisinage du seuil central. Aussi, comment expliquer l’obligation imposée aux Saltmen de chasser toute pensée et tout geste violent dès leur entrée dans le territoire sacré pola­risé par le lac Tsentso, sinon par le fait que ceux-ci pénètrent dans le vacuum réservé à une vic­time sacrificielle. Au cours du processus de morphogenèse que nous venons de récapituler brièvement, les vacuums fonctionnent comme des formes prégnantes. Lorsque les boucs émis­saires y sont élevés au rang du Destinateur garant de l’interdit de propriété, les prégnances affec­tives se transforment en valeurs axiologiques. Celles-ci fondent alors la conception que les sociétés se font de la vie et de la mort, du sacré et du profane, du salut et de la chute ou, pour citer à nouveau Georges Dumézil, de la souveraineté, de la force et de la fécondité.

Le royaume de Mide, la plaine du Lendit et la Lutèce celtique

Note de bas de page 11 :

 Aux exemples déjà cités, ajoutons les vacuums amérindiens d’échelle régionale, lesquels étaient réservés à la sépulture et au séjour d’ancêtres divinisés. Les monticules qui en constituaient le cœur ont été retrouvés près du lac Rice en Ontario et dans la vallée de l’Ohio, G Ritchot, Québec, forme d’établissement. Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 121-123.

Note de bas de page 12 :

 Anne LOMBARD-JOURDAN, Montjoie et saint Denis !, le Centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis. Paris, Éditions du CNRS, 1989, pp. 90-96.

Les vacuums ne structurent pas seulement l’espace des villages traditionnels et les territoires des sociétés exotiques11. Ils se trouvent également à l’origine de la structuration spatiale de certaines régions européennes dotées d’une forte identité culturelle. Examinons les remarquables simili­tudes dégagées par Anne Lombard-Jourdan12 entre le royaume de Mide en Irlande et la plaine du Lendit (aujourd’hui appelée plaine Saint-Denis) au nord de la Cité gauloise des Parisii. Le royaume de Mide fut fondé par Tuathal Techmar devenu le premier roi suprême de l’Irlande vers l’an 130 de notre ère. Ce royaume était polarisé par un centre organisateur : la col­line d’Uisnech située au voisinage d’Athlone la capitale. Un autel sacrificiel était établi au som­met de cette colline. Il était nommé « pierre des portions » ou « pierre des cinq royaumes », parce que localisé au point où convergeaient les frontières qui délimitaient les quatre royaumes primi­tifs à l’intérieur du royaume de Mide. Or la plaine du Lendit possédait aussi un tumulus funéraire, la « Montjoie », ainsi qu’une pierre utilisée pour les sacrifices, le « Perron ». Les frontières qui séparaient les territoires des quatre grands peuples gaulois voisins y convergeaient : Bellovaques et Suessions au Nord, Carnutes et Sénons au Sud. La route de l’Étain qui reliait l’Angleterre à l’Italie traversait cette plaine à proximité de la Seine, laquelle constituait la limite entre la Belgique et la Celtique. Les Parisii étaient les gardiens de ce sanctuaire sacré qui intéressait l’ensemble des peuplades gauloises. Sous l’angle de l’affirmation identitaire, le Lendit fut pour les peuples gaulois ce que Delphes était, dans la Grèce antique, pour la collectivité hellénique et le royaume de Mide pour les peuples de l’Irlande.

Note de bas de page 13 :

 Gaëtan DESMARAIS, La Morphogenèse de Paris, des origines à la Révolution. Paris et Québec, L’Harmattan et CELAT, 1995, pp. 118-130.

Jouissant d’une situation et d’un prestige tout à fait exceptionnels, la plaine du Lendit rece­vait l’assemblée annuelle des druides. Des rituels religieux, des réunions politiques et des foires commerciales s’y déroulaient. Mais ce rassemblement périodique était suivi d’une dispersion et le Lendit restait vide de toute occupation, car frappé d’un interdit d’établissement permanent. Il s’agissait bien d’un vacuum sacré13. Un ancêtre divinisé, associé à la figure « solaire », était inhumé sous le tumulus de Montjoie, lequel constituait le centre du système d’orientation selon les quatre points cardinaux et les axes qui les relient deux à deux. C’était une victime sacrificielle dont les affects bénéfiques et maléfiques donnaient lieu à une séparation du territoire des Parisii en deux moitiés, l’une dite « claire » au Sud et l’autre dite « sombre » au Nord. Ce Destinateur détenait également les trois fonctions de souveraineté, de force et de fécondité qui caractérisaient l’idéologie tripartite des peuples indo-européens.

L’ensemble de ces caractères symboliques a joué un rôle de premier plan dans la localisa­tion et dans la structuration interne du pôle profane de Lutèce sur l’île de la Cité. Celui-ci fut édifié dans la moitié « claire », sur la seule île de la Seine qui se trouve plein sud par rapport au vacuum sacré. L’espace insulaire fut divisé en trois domaines : à l’Est, au levant, résidait la classe sacerdotale des druides qui assumaient la souveraineté ; à l’ouest, au couchant, demeurait la classe des guerriers associés à la force ; au milieu de l’île, habitait la classe des commerçants et des arti­sans qui relevaient de la fécondité. Une seconde tripartition subdivisa le territoire de l’oppidum. Le pôle insulaire de la Cité devint le lieu de la souveraineté politique des Parisii qui était prise en charge conjointement par les druides et le roi choisi parmi les guerriers. La rive droite devint le lieu de la souveraineté économique où la riche corporation des Nautes disposait de plusieurs embarcadères pour exercer le commerce par voie d’eau. La rive gauche devint le lieu de la souve­raineté religieuse. Au sommet de l’éperon de Sainte-Geneviève, s’élevait le temple circulaire dédié à Leucothéa, la protectrice éponyme de Lutèce, déesse de l’Aurore et des eaux.

La christianisation de l’espace

Note de bas de page 14 :

 Anne LOMBARD-JOURDAN, Montjoie et saint Denis !, le Centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis, idem, pp. 17-34.

Note de bas de page 15 :

 G. DESMARAIS, La Morphogenèse de Paris, des origines à la Révolution, idem, pp. 131-166.

Saint Denis arriva à Paris vers l’an 250 et fonda la première église dans l’île de la Cité. Devant affronter la résistance des croyances païennes, il mourut martyrisé avec deux compagnons au Lendit et fut inhumé à Montjoie14. Le culte des martyrs s’est alors progressivement constitué. Il déboucha sur le renversement de la représentation collective de la mort qui avait jusque-là prévalu. Celle-ci n’était plus seulement maléfique, impure et opposée à la vie. Le mort saisissait le vif. L’euphorie cessait d’imprégner seulement la vie. Elle investissait la fusion du mort et du vif. La victime innocente et sanctifiée supplanta le héros mythologique, bouc émissaire coupable et divinisé. Le lien social ne reposait plus sur l’efficacité d’un meurtre collec­tif, mais sur une révélation qui réfute les prétentions de la violence sacrificielle. L’interdit relatif à l’établissement des vivants dans les domaines de la mort était levé. Naguère répulsifs et situés sur le pourtour extérieur de l’agglomération, les cimetières devenaient attractifs. Ils accueillaient la prégnance euphorique des martyrs et attiraient un rassemblement de pèlerins. Ceux-ci s’éva­daient du faubourg artisan de la rive droite et de la ville romaine de la rive gauche, situés à proxi­mité de la Cité insulaire qui se maintenait sur place15.

Note de bas de page 16 :

 Au cours du Haut Moyen-Âge, l’extension spatiale de ce vaste vacuum en forme de collier se restreignit au fur et à mesure que se réalisait l’appropriation des domaines de la mort par les évêques et les abbés. Les nécropoles païennes étaient abolies et les cimetières chrétiens étaient capturés à l’intérieur des limites des bourgs abbatiaux. L’ensemble du territoire était divisé en clos dont la propriété était partagée entre les différentes abbayes. Dès lors, la libre conjonction des pèlerins à la prégnance de la fusion du mort et du vif se confinait à deux espaces de taille réduite et non contrôlés par la hiérarchie ecclésiale : le cimetière des Innocents sur la rive droite où se tenaient des foires commerciales spontanées ; le clos Bruneau sur la rive gauche où se rassemblaient des maîtres et des étudiants. Aux XIIe et XIIIe siècles, ces deux bassins d’attraction ont polarisé la fondation du marché royal des Halles et la création de l’Université. Ils furent intégrés à la configuration de seuil de Paris.

Note de bas de page 17 :

 A. Lombard-Jourdan,Montjoie et saint Denis !, le Centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis idem, pp. 187-193.

Au Ve siècle, sainte Geneviève reconnut l’importance de ces bouleversements axiologi­ques. Elle fut la propagandiste du culte dédié à celui qui s’était substitué au héros divinisé et qui assumait désormais les trois fonctions de souveraineté, de force et de fécondité. Elle fit transférer le corps de saint Denis dans une sépulture localisée au col de la Chapelle, sur un domaine qu’elle possédait à l’intérieur des limites de la Civitas Parisiorum. Elle y fit également ériger une basi­lique qui attirât les pèlerins. L’ancien vacuum du Lendit fut aussitôt désinvesti au profit du collier de cimetières qui entourait les vides créés par l’abandon des pôles gallo-romains sur les deux rives. Ce collier formait un nouveau vacuum à l’intérieur duquel furent édifiés, au cours du VIe siècle, des massifs abbatiaux comme ceux de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-Martin-des-Champs et de Saint-Gervais sur la rive droite, de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève et de Saint-Marcel sur la rive gauche16. Les pèlerins perdirent alors le contrôle de leur mobilité, étant concentrés dans des faubourgs contigus aux massifs. Or, au début du VIIe siècle, la basi­lique du col de la Chapelle était devenue une menace pour l’évêque de Paris qui voyait prospérer cette église rivale. La Cathédrale de la Cité ne contenait aucune tombe. Elle attirait peu de pèle­rins. L’évêque fit donc transférer le corps du saint à l’extérieur des limites de la Civitas Parisio­rum, dans la lointaine abbaye de Saint-Denis nouvellement créée17. La basilique du col de la Chapelle fut par la suite détruite et l’autorité du siège épiscopal de la Cité s’en trouva renforcée.

C’est dans ce contexte politique que les hagiographes parisiens entreprirent de bâtir la légende de leur premier évêque. Une floraison de récits hagiographiques vit le jour à compter du IXe siècle. Le plus célèbre fut sans doute celui que rédigea Hilduin, abbé de Saint-Denis. Le saint parisien y est identifié à Denys l’Aréopagite converti par Saint Paul et mandaté par le pape Clément 1er pour venir prêcher à Paris. Il fut jugé et décapité avec ses deux compagnons sur le Mons Martyrium (Montmartre). Mais Denis s’est relevé, a porté sa tête dans ses mains, a marché deux milles et s’est arrêté là où il souhaitait être inhumé, c’est-à-dire au lieu où s’élève désormais l’abbaye de Saint-Denis. Il s’agit, bien entendu, d’une fiction conçue pour accommoder l’histoire. L’auteur a cherché à faire d’un obscur évêque de Paris un théologien dont la renommée était aux dimensions du monde d’alors. Son but était également de faire oublier l’ancien vacuum païen du Lendit, en localisant le lieu du martyre à Montmartre. Surtout, le thème de la céphalophorie fut introduit pour justifier le second transfert. Le saint aurait indiqué lui-même, en portant sa tête, l’emplacement de sa sépulture définitive. En y transférant ses restes, le clergé aurait donc accom­pli ses dernières volontés dont l’exécution avait été simplement différée.

Ce récit connut une grande postérité. Il contribua à assurer la réputation de l’abbaye en tant que seule dépositaire des signes qui fondent la légitimité du pouvoir royal. Dorénavant, après le sacre royal de Reims et avant de prendre possession de sa capitale, le nouveau roi devait se rendre et séjourner à l’abbaye de Saint-Denis. L’entrée du cortège royal dans Paris devait se faire le long de l’Estrée (actuelle rue Saint-Denis) où se localisent les principaux épisodes de la vie du saint. Le trajet était ponctué par des stations constituant autant de géosymboles. Le cortège royal s’arrê­tait d’abord à la hauteur de la Croix-aux-Fins, située à proximité de la Montjoie au cœur du Lendit. Le roi y recevait les clefs de la ville des mains du prévot des marchands. Puis, le cortège s’arrêtait à la fontaine des Innocents, localisée près du cimetière du même nom. Il se rendait ensuite à la Cathédrale de la Cité avant de rejoindre le Palais royal. Le même parcours était réa­lisé en sens inverse pour les funérailles royales.

Les récits hagiographiques célébrant la christianisation d’une ville par un évêque-martyr dont on a coupé la tête ne sont pas propres à Paris. On compte près de 150 saints céphalophores en Europe et 60 en France (Saintyves, 1929). Les itinéraires suivis sont toujours les mêmes. Le point de départ est le lieu supposé du martyre. La distance parcourue est indiquée avec précision. Le point d’aboutissement correspond à un ancien sanctuaire païen qu’il s’agit de christianiser : un mont sacré, un mégalithe, un arbre, une fontaine, une frontière, etc. Par exemple, les Passions de saint Lucien racontent que celui-ci fut mis à mort avec deux disciples au sommet du « mont des Milles », situé au bord du Thérain à quelques kilomètres de Beauvais (Moretius-Plantin, 1953). Après sa décollation, il porta sa tête pendant trois milles et la déposa sur le flanc de la colline de Notre-Dame du Thil, loin de la ville. Il y fut inhumé et l’on y construisit une abbaye portant son nom. Comme à Paris, nous retrouvons un parcours mythico-rituel jalonné de géosymboles : la cathédrale (Saint-Pierre-de-Beauvais et Notre-Dame-de-Paris) dont le voisinage topologique est celui d’un massif localisé au cœur de la ville ; le lieu du martyre où le saint apparaît comme un acteur passif (mont des Milles et Montjoie) ; le lieu où il a posé sa tête et où l’acteur est actif parce qu’il contrôle sa mobilité (abbayes de Saint-Lucien et de Saint-Denis). La trace du meurtre fonda­teur est donc laissée sur le sol par deux lieux remarquables et par le trajet qui conduit de l’un à l’autre : celui de la mise à mort et celui de l’inhumation qui correspondent respectivement à la face « obscure » et à la face « lumineuse » du bouc émissaire et entre lesquelles celui-ci se trans­forme en saint fondateur.

Note de bas de page 18 :

 L’évasion vers les domaines de la mort a rendu possible la mise en place d’un réseau serré de sanctuaires qui enca­drait les pèlerinages et qui couvrait l’ensemble de l’espace européen dès l’époque carolingienne : en Espagne, Saint-Jacques de Compostelle ; en France, Saint-Martin de Tours, le Mont-Saint-Michel, Chartres, Le Puy et Rocamadour ; en Allemagne, Einsiedeln ; en Rhénanie, Aix-la-Chapelle ; en Autriche, Mariazell ; en Pologne, Jasna Gora ; en Cata­logne, Montserrat ; en Angleterre, Canterbury. Partout, s’édifie le long des routes une chaîne d’hospices destinés à accueillir l’étape des fidèles, P. Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, pp. 184-200.

L’abondance de tels récits n’est pas fortuite. Ceux-ci fournissaient un cadre axiologique conforme aux intérêts de la hiérarchie ecclésiale et utilisé pour interpréter un phénomène géogra­phique qui touchait l’ensemble de l’Europe chrétienne : l’évasion des pèlerins vers les domaines de la mort18. À la chute de l’Empire romain, les cités dotées d’un siège épiscopal se maintenaient sur place. Elles étaient toutefois doublées d’un bourg polarisé par une basilique cémétériale dédiée à un saint local. Les cités non dotées d’un évêché étaient abandonnées au profit des cimetières extérieurs où étaient fondées de nouvelles églises. Le passage de la Lutèce gallo-romaine au Paris mérovingien a couplé ces deux processus : le pôle de la Cité a conservé son antique tripartition avec les domaines de l’évêque à l’Est, du roi à l’Ouest et des commerçants au milieu ; le collier des bourgs abbatiaux s’est constitué en entourant les domaines laissés vides à la suite de l’abandon du faubourg de la rive droite et de la ville romaine de la rive gauche.

Remarques finales

Quels enseignements généraux pouvons-nous tirer de cette brève étude comparative ? Il semble pertinent de distinguer deux grands types de processus susceptibles de présider à la genèse des centres organisateurs, à la propagation de leurs significations symboliques et à la structuration spatiale de l’écoumène environnant. Le premier type correspond à une dynamique interne auto-organisée, c’est-à-dire à un processus spontané et non pas planifié de l’extérieur. Ce type de processus se réalise dans la longue durée et en l’absence d’un Destinateur pouvant garantir la valeur de vérité des significations axiologiques. Celle-ci est indécidable et le sens relève d’une saisie esthétique des affects qui émanent des vacuums. On aura reconnu ici la conversion figurative des valeurs opérée par le schème d’interaction mimétique, lequel débouche, dans les contextes sacrificiels que nous avons analysés, sur le mécanisme victimaire. Ce schème aurait engendré, par exemple, la fondation de la place de danse primordiale dans le système spatial mis en lumière par Joël Bonnemaison, ou encore la genèse du vacuum du Lendit et l’évasion des pèlerins vers les domaines de la mort. Le second type de processus correspond à une reproduction codifiée selon des règles. Ce type de processus est planifié. Il suppose l’existence d’un Destina­teur qui garantit la vérité des valeurs articulées par des axiologies, des mythes, des récits, dont le sens est interprété cognitivement par les sujets. Ce processus est à l’œuvre dans l’établissement des places de danse secondaires du système mélanésien, dans l’édification des bourgs abbatiaux du collier parisien ou dans la genèse des géosymboles. Pensons aussi à la localisation et à la tripartition du Lutèce dans l’île de la Cité qui dépendent d’une lecture des valeurs investies dans le vacuum du Lendit.

Les deux types de processus ne sont pas antithétiques. Ils se complètent mutuellement. Le premier caractérise l’apparition d’un ordre inédit. Son déclenchement et son évolution historique sont marqués par des bifurcations imprévisibles. Le second est une interprétation et une imitation savamment élaborées du premier. Tous deux sont nécessaires à la formation et au maintien durable d’une identité culturelle. Des implantations planifiées mais non rattachées à un processus d’auto-organisation sous-jacent risquent d’apparaître aux populations concernées comme de simples projections artificielles. De même, une genèse spontanée non consolidée par un cadre interprétatif cohérent peut disparaître assez rapidement sans laisser de traces. Beaucoup de travail reste encore à faire pour expliquer la nature de ces processus et approfondir la compréhension des centres organisateurs. Nous pensons toutefois avoir ouvert une voie féconde qui offre des possibilités nouvelles permettant de rejoindre certaines problématiques actuelles développées dans le champ des sciences humaines et sociales.

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