A propos du Traité du signe visuel
une remarque et deux questions

Georges Roque

CNRS, Paris

https://doi.org/10.25965/as.3128

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : Groupe µ, iconique et plastique, pigments, sémiotique visuelle, signifié iconique

Auteurs cités : Groupe , Rudolf Arnheim, Umberto ECO, Francis ÉDELINE, Wolfgang von Goethe, Louis HJELMSLEV, Fernand Léger, Henri MATISSE, Erwin Panofsky, Georges Roque, John SEARLE

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Cf. G. Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 2009, n. 100 p. 545 et passim ; « Quelques préalables à l’analyse des couleurs en peinture », Technè n°9-10, 1999, p. 45 sq ; Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture 1860-1960, Paris, Gallimard (« folio essais »), 2003, pp. 306 sq.

Parmi tous les systèmes sémiotiques, celui dont je me suis toujours senti le plus proche est incontestablement le Traité du signe visuel du Groupe µ, pour des raisons qui tiennent à l’importante distinction, sur laquelle je reviendrai, entre iconique et plastique et à ses conséquences. Aussi est-ce avec grand plaisir que j’ai accepté de participer à l’hommage bien mérité qui leur a été rendu à l’Université de Liège pour célébrer leurs quarante ans de travaux collectifs. Mais outre cet hommage nécessaire, ce qui m’a semblé très stimulant est la proposition des organisateurs de consacrer notamment ces journées à « évaluer le travail collectif en sémiotique et en sciences du langage » réalisé par ce Groupe. Depuis quelque temps, en effet, je pensais pour ma part que le temps était venu de réévaluer l’apport extrêmement novateur du Groupe Mu dans le champ de la sémiotique visuelle, puisque le Traité du signe visuel a été publié il y a une quinzaine d’années. Mon rapport au Traité a en effet évolué au fil du temps : il m’a d’abord fallu l‘assimiler, puis je l’ai utilisé en l’appliquant à mes objets d’analyse. Enfin, c’est de ma longue fréquentation de cette œuvre qu’ont surgi des questionnements qui étaient toujours restés en veilleuse et que l’occasion m’est offerte d’expliciter. Précisons que les remarques critiques qui suivent n‘entament pas l’admiration que j’éprouve pour cet ouvrage fondamental que je cite d’ailleurs constamment1, tant il a ouvert de nouvelles possibilités à mes propres recherches.

Note de bas de page 2 :

 Cf. respectivement, « Tensions et médiations. Analyse sémiotique et rhétorique d’une œuvre de Rothko » Approches sémiotique sur Rothko, n° spécial de Nouveaux Actes sémiotiques, n°34-36, 1994, pp. 5-27 ; « Du sensible à l’intelligible dans l’image : essai de lecture plastique d’une œuvre non-figurative », Analyse musicale n°4, 1986, pp. 3 et 19-20 ; « La chafetière est sur la table », Communications et langages n°29, 1976, pp. 36-49.

Celles-ci adoptent cependant un point de vue légèrement distinct de celui du Groupe µ, ce qui explique peut-être une différence d’appréciation sur certains aspects. Leur travail constitue un effort inégalé à ce jour de fonder une rhétorique de l’image, de sorte que tout l’outillage conceptuel mis en place dans la première partie du Traité a pour finalité de rendre possible une telle rhétorique, ce qui est au reste parfaitement cohérent par rapport aux objectifs généraux du Groupe µ, et se situe dans la ligne de leurs travaux antérieurs (Rhétorique générale, puis Rhétorique de la poésie). Mon propre objectif est bien plus modeste : il consiste à tenter de fonder une méthode d’analyse des couleurs dans les œuvres d’art, ce qui constitue ma préoccupation en tant qu’historien d’art. Or, sauf exceptions (Rothko, Jo Delahaut, une affiche de Keymolen)2, le Groupe µ ne s’est pas en général intéressé à l’analyse d’œuvres particulières. Je me propose donc de tester sur deux cas d’œuvres l’approche que propose le Traité du signe visuel, en faisant état des difficultés rencontrées.

La distinction entre iconique et plastique

Note de bas de page 3 :

 V. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [1912], Paris, Denoël (« Folio essai »), 1989, p. 108.

Mais auparavant, je commencerai par une remarque concernant la distinction fondamentale entre signe plastique et signe iconique, une distinction qui m’a toujours été extrêmement utile, puisqu’elle offre en effet la possibilité d’étudier le signe plastique comme un signe à part entière, sans plus faire du plastique le signifiant d’un signifié iconique. Cette nouvelle approche permet en effet de rendre compte de la pratique comme de la théorie de nombreux artistes abstraits, qui, sans pouvoir le formuler de manière aussi claire, faute d’avoir pu disposer de ces outils méthodologiques, n’en cherchaient pas moins à expliquer que leur travail de la couleur avait un sens et que ce sens ne se laissait pas enfermer dans le signe iconique. Par exemple, dès Du Spirituel dans l’art, Kandinsky s’insurgeait contre le fait de rabattre les effets émotionnels produits par les couleurs sur des « associations » (c’est le terme qu’il utilise) qui sont de nature iconique : ainsi, « le rouge chaud est excitant […] parce qu’il ressemble au sang qui coule » ou « le jaune clair a un effet acide, par association avec le citron »3, ce que Kandinsky refusait énergiquement.

Note de bas de page 4 :

 H. Matisse, Écrits et propos sur l’art (éd. D. Fourcade), Paris, Hermann, 1972, n. 43 p. 95.

Note de bas de page 5 :

 F. Léger, « De la peinture murale » dans son livre Fonctions de la peinture, Paris, Gonthier, 1965, p. 111.

C’est dire combien la distinction iconique/plastique est utile, puisque, loin d’être forgée après coup pour rendre compte de façon artificielle ou arbitraire d’œuvres données, elle éclaire au contraire la préoccupation qu’ont eue certains artistes au début du XXe siècle d’éviter que les signifiés de la couleur ne soient rabattus sur le signe iconique. Ce qui vaut d’ailleurs aussi pour les peintres figuratifs. Ainsi, Matisse protestait tout autant contre le même phénomène : pour lui la force expressive et émotionnelle de la couleur, son signifié, si l’on veut, est rigoureusement indépendante des renvois iconiques : « Quand je mets un vert, expliquait-il, ça ne veut pas dire de l’herbe, quand je mets un bleu, ça ne veut pas dire du ciel »4. Même son de cloche chez Fernand léger : « La couleur est vraie, réaliste, émotionnelle en elle-même sans se trouver dans l’obligation d’être étroitement liée à un ciel, à un arbre, à une fleur, elle vaut en soi »5.

Note de bas de page 6 :

 Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992, pp. 120-122 ; pour ne pas alourdir l’appareil de notes, les références au Traité seront dorénavant données dans le texte.

Note de bas de page 7 :

 Ce lien établi entre les catégories de signe iconique et plastique, d’une part, et la trilogie peircienne, de l’autre, a été critiqué par G. Sonesson, « An essay concerning images. From rhetoric to semiotics by way of ecological physics. Review of Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image », Semiotica n°109-1/2, mars 1996, pp. 72-95.

Note de bas de page 8 :

 U. Eco Le signe. Histoire et analyse d’un concept, Paris, Le livre de poche (« biblio essais »). 1992, p. 75.

Note de bas de page 9 :

 Fr. Edeline, « Plasticité des catégories (II – Le cas de la couleur) », Québec, VIe Congrès de l’A.I.S., 2001, ex. dactylographié, p. 1-18, à paraître dans Visio.

Si j’ai évoqué ces artistes, c’est pour confirmer la pertinence de la distinction, même si elle est malaisée à définir en termes sémiotiques, comme le Groupe µ l’a bien noté : une même tache circulaire, rouge, par exemple, peut être perçue soit sur le mode iconique (ballon, coucher de soleil), soit sur le mode plastique (idée de circularité, de chaleur)6. Une des difficultés vient du fait que deux lectures peuvent être données du même stimulus. Mais on peut la lever, car cela ne veut pas nécessairement dire que le signifiant serait identique. Comme ils l’ont fait remarquer, « les deux types de signifiant [iconique et plastique] peuvent avoir la même matière, mais leurs substances sont différentes, puisque leurs formes sont distinctes » (n. 16 p. 433). Ils notaient également, par analogie avec la narratologie, qu’« un même acteur peut actualiser deux actants » (n. 29 p. 430). C’est exact, sauf que la narratologie distingue clairement les deux actants, tandis qu’il est difficile de définir sémiotiquement la différence entre iconique et plastique : elle ne repose pas sur l’idée de renvoi, qui n’est pas propre à l’iconique, puisqu’il y a aussi renvoi du signifiant plastique au signifié plastique. La seule solution proposée consiste à faire jouer la trilogie peircienne, et associer le signe iconique à l’icône, bien évidemment, et le signe plastique au symbole et surtout à l’index7 (pp. 123 et 195). Or cette solution n’est pas satisfaisante, car la distinction iconique/plastique ne se limite pas à ce qui fonde la trilogie peircienne, soit une classification des signes en fonction de leur lien avec le référent8. De plus, une telle distinction n’est pas absolue, car on peut parfaitement introduire au sein du plastique une référence iconique. C’est ce que Francis Edeline a bien caractérisé comme un « iconisme plastique »9.

Note de bas de page 10 :

 M. Schapiro, « Nature of Abstract Art » (1937) dans Modern Art. 19th  and 20th Centuries. Selected Papers, New York, George Braziller, 1978, pp. 185-86.

La remarque que je voudrais faire à ce propos est que, à mes yeux, la difficulté de distinguer sémiotiquement l’iconique et le plastique ne suffit pas à disqualifier cette distinction, dans la mesure où il est possible d’en rendre compte autrement. L’intérêt pour le plastique avait bien été caractérisé dans le Traité comme le fait de s’intéresser au cercle « pour lui-même (ce qui en ferait un signe plastique) au lieu de considérer qu’il représente « une image de cercle (ce qui en ferait un signe iconique) » (p. 116). Une telle approche correspond jusqu’à un certain point aux caractéristiques du signifiant et du signifié : considérer le cercle pour lui-même, c’est s’intéresser à sa valeur signifiante, tandis que chercher ce qu’il représente, c’est mettre l’accent sur son signifié. Mais à le formuler ainsi, on voit tout de suite pourquoi le Groupe µ n’a pas retenu cette lecture, car elle allait à l’encontre de ses objectifs, qui étaient précisément de faire du plastique un signe à part entière. Pourtant, il y a là une direction d’analyse qui mériterait, me semble-t-il, d’être creusée : dans le plastique l’accent est mis sur le signifiant, tandis que dans l’iconique, l’accent est mis sur le signifié. Cela ne signifie évidemment pas que le plastique se réduirait à un pur signifiant, mais que le signe plastique est un signe opaque dans lequel le signifié plastique surgit de la prise en compte des qualités matérielles du signifiant, tandis que le signe iconique est un signe transparent, dans lequel prime la fonction de renvoi vers le référent. Certains des débats sur l’art abstrait pourraient éclairer cette différence : dans les œuvres figuratives, domine cette fonction de renvoi du signe iconique vers le référent, tandis que dans les œuvres non figuratives et non-objectives, c’est l’intérêt pour les formes et les couleurs prises pour elles-mêmes qui l’emporte. Cela ne veut évidemment pas dire que les œuvres figuratives seraient seulement iconiques ni les œuvres non figuratives seulement plastiques. Non, les deux séries de signes sont partout présentes ; mais ce qui compte est une affaire de dosage ou d’attention. Comme Meyer Schapiro l’avait fait remarquer assez tôt, l’avènement de l’art abstrait, loin de disqualifier définitivement l’art figuratif, nous a appris à le regarder autrement et à devenir attentif à sa dimension plastique10.

Note de bas de page 11 :

 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. fr., Paris, Minuit, 1963, p. 218.

Dans la mesure où les deux lectures – iconique et plastique – sont donc possibles pour un même objet, ne faut-il pas en conclure que la différence réside dans le type d’attention qui leur est portée ? Qu’est-ce qui fait que l’on mette l’accent sur le cercle pris pour lui-même ou sur ce qu’il représente ? Le Groupe µ posait bien la question : « Comment le spectateur est-il orienté vers tel type de lecture plutôt que tel autre ? » (p. 119), mais il avait du mal à y répondre, sauf à convoquer des « indicateurs de culturalité ».  C’est que la réponse à cette question relève sans doute plus de l’attention esthétique que de catégories sémiotiques. On pourrait sans doute convoquer ici les fonctions jakobsoniennes et considérer que l’orientation vers le signe iconique relève de la prédominance de la fonction référentielle, tandis que l’orientation vers le signe plastique correspond plutôt au fait que prédomine la fonction poétique, lorsque « l’accent est mis sur le message pour son propre compte »11.

Note de bas de page 12 :

 E. Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations, trad. fr., Paris, Gallimard, 1969, p. 38.

Note de bas de page 13 :

 E. Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations, idem., p. 39.

Note de bas de page 14 :

 Cf. J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996, pp. 65 sq.

Note de bas de page 15 :

 Comme le groupe µ l’a noté ailleurs, « regarder est une dialectique dans laquelle interviennent des codes préexistants confrontés à des stimuli extérieurs », « Des sens au sens. L’appropriation de l’œuvre d’art comme acte sémiotique », Technè n°15, 2002, p. 50.

C’est ce que Panofsky appelle, de son côté, la signification esthétique (dont il précise bien qu’elle ne doit pas être confondue avec la valeur esthétique). « Il est possible, explique-t-il, de percevoir tout objet, naturel ou créé par l’homme, sur le mode esthétique. Nous le faisons, pour parler en termes aussi simples qu’il est possible, quand nous nous en tenons à le regarder (ou à l’écouter) sans aucune référence (intellectuelle ou émotive) à quoi que ce soit d’extérieur à lui »12. Panofsky voit donc une polarité dans l’attention portée à un objet, suivant que l’on s’intéresse à sa fonction (s’il s’agit d’un objet utilitaire) ou à son contenu informatif (dans le cas d’une lettre d’invitation), d’une part, ou qu’on le perçoive esthétiquement, de l’autre. Et dans le cas de l’œuvre d’art, « l’intérêt porté à l’idée est contrebalancé [et] peut même être éclipsé, par l’intérêt porté à la forme »13. Panofsky a ici recours à la catégorie de l’intention qu’il avait pourtant tenté d’éliminer dans ses premiers écrits parce qu’elle est peu rigoureuse, et que le Groupe µ considère avec suspicion pour les mêmes raisons (p. 112). Cependant, sans convoquer la catégorie de l’intention – laquelle, soit dit en passant, a été repensée en esthétique à partir de sa conceptualisation par Searle14 – on devrait pouvoir parler d’une forme d’attention qui nous fait nous orienter soit vers l’aspect plastique, soit vers l’aspect iconique. Si les raisons de cette inclinaison ou de cette attention esthétique ne relèvent pas nécessairement de la sémiotique15, la distinction comme telle n’en est pas moins pertinente et opératoire.

Le signifié iconique

Note de bas de page 16 :

 G. Roque « L’autoportrait de Van Gogh à l’oreille bandée », dans B. Darras (éd.), Image et sémiologie. Sémiotique structurale et herméneutique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, pp. 53-64. Une version courte est disponible en ligne : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/autoportrait-gogh-oreille-29.html

Venons-en à présent au premier exemple que je prendrai : l’Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh (fig. 1, cliquer sur le titre). Pour résumer une analyse du système chromatique de cette toile que j’ai faite ailleurs16, je dirai qu’elle repose sur une série d’oppositions au plan de l’expression : opposition de complémentaires rouge/vert, bleu/orangé et violet/jaune ; s’y ajoute ce que Van Gogh appelait la quatrième paire de complémentaires, c’est-à-dire l’opposition entre noir et blanc. Au plan du contenu, il considérait, à propos d’un autre tableau, que la juxtaposition des couleurs complémentaires pouvait signifier le repos. En conclusion de cette analyse, je suggère que le signifié plastique qui ressort de l’usage des couleurs est celui d’équilibre : équilibre entre couleurs primaires et secondaires, entre couples de complémentaires, mais aussi équilibre entre deux systèmes d’harmonie opposés (harmonie d’analogue et harmonie de complémentaires) : de par leur distribution, les grandes plages de couleur peuvent être vues comme appartenant à l’un ou à l’autre ; la zone rouge, par exemple, qui sert de fond à la partie inférieure du tableau, forme un contraste de complémentaires avec la veste verte du peintre, mais constitue une harmonie d’analogue avec le fond orangé de la partie supérieure. Cette analyse des couleurs peut être confirmée par le signifié plastique qui se dégage des formes : la composition est en effet parfaitement centrée et équilibrée. La position et l’orientation des formèmes concourent également à dégager un signifié d’équilibre.

Qu’en est-il à présent des signes iconiques ? Les deux éléments qui frappent dans ce portrait sont le bandage et la pipe. Au niveau iconique, on devrait pouvoir les considérer comme deux signes iconiques opposés : le bandage renvoie à l’idée de blessure et la pipe à celle de sérénité. On aurait donc une première opposition sémantique entre drame et équilibre retrouvé. S’y ajoute une dimension temporelle : le bandage renvoie au passé, et témoigne du fait que la crise dramatique qu’a vécu le peintre a été surmontée, et la blessure pansée, tandis que la pipe signifie le présent, la tranquillité retrouvée, le calme après la tempête. On a donc bien une opposition au plan iconique, entre les signifiés opposés de « blessure » et drame » d’un côté, et « sérénité » de l’autre. Cette opposition iconique est renforcée plastiquement par celle entre le blanc du bandage et le noir du fourreau de la pipe, qui répond aux autres contrastes de couleurs complémentaires. Ainsi, le signifié chromatique général qui se dégage de l’ensemble des signes chromatiques du tableau est le même signifié d’équilibre que celui qui régit les formes, et que celui qui ressort des signes iconiques. Et ce signifié là prend dès lors le dessus puisque la pipe dont se dégagent les volutes, ici et maintenant, indique que domine désormais la sérénité. La signification de la pipe renforce donc les signifiés plastiques précédemment dégagés, de sorte que le signifié global de l’œuvre est celui d’équilibre et de sérénité, signifié qui peut être corroboré par les lettres de Van Gogh contemporaines à la réalisation du tableau (janvier 1889), et par lesquelles il cherchait à rassurer sa famille sur son état de santé, physique et mental.

La question que je souhaite soulever ici concerne le statut à accorder à la signification des deux signes iconiques : bandage et pipe, puisque, dans un geste radical, le Groupe µ a congédié, on le sait, le concept de signifié iconique (p. 145-148) que je propose de réhabiliter. On notera à ce propos le cheminement de ma réflexion : c’est en partant de l’analyse des couleurs et de leur signifié plastique que j’ai ressenti le besoin du concept de signifié iconique, afin de comprendre l’interaction icono-plastique.

Il s’agit évidemment ici d’un point délicat. Aussi faut-il procéder lentement en tentant de décortiquer la position du Groupe µ. Les raisons alléguées pour justifier ce rejet sont que le mécanisme de renvoi du signifiant iconique vers le référent est garanti par le type, en tant que modèle stable et intériorisé, de sorte que le signifié iconique peut être avantageusement remplacé par la dialectique qui s’instaure entre référent et type, et qui présente en outre l’avantage, qui n’est pas mince, d’éviter la confusion avec le signifié linguistique. La position adoptée manifeste en effet le souci rigoureux de constituer une sémiotique visuelle qui ne soit pas inféodée à la linguistique et qui évite les excès de la verbalisation. Aussi, en parlant du type iconique, on rend bien compte de la nature visuelle du processus de reconnaissance par lequel on peut passer du signifiant iconique au référent. Une question massive demeure néanmoins : le signifié iconique s’épuise-t-il dans la seule reconnaissance du référent garantie par le type iconique ? On peut en douter, surtout lorsque le Groupe µ en vient à considérer bien imprudemment que le signifié et le référent se confondent (n. 15 p. 444), ce qui limite d’autant le sens des signes iconiques.

Pour y voir plus clair, essayons de comprendre les présupposés de cette exclusion. Les principaux semblent être : 1) que la signification du signe iconique s’épuise dans la seule reconnaissance du référent garanti par le type ; 2) qu’il est possible de cantonner le signe iconique à un niveau purement visuel, en excluant, comme verbalisation, tout ce qui est considéré comme « sémantisme extra-visuel » (p. 194-95) ; et 3) que cette position théorique évite toute confusion dommageable entre type iconique et signifié linguistique.

Ces présupposés soulèvent de redoutables questions qu’il n’est pas possible de développer ici en détail. Disons tout d’abord qu’on peut partager, en tout cas jusqu’à un certain point, les raisons qui motivent cette attitude et qui tirent semble-t-il, leur origine d’une double crainte : l’une de perdre les caractéristiques bi- ou tridimensionnelles du signifiant iconique (p. 54) ; l’autre, celle d’une dérive du signifié iconique vers le signifié linguistique (p. 146-147). Mais si ces raisons sont valides, elles entraînent cependant des conséquences qui sont, elles, inacceptables.

Note de bas de page 17 :

 E. Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations, op. cit., p. 11.

1) Cantonner la signification du signe iconique à la reconnaissance du référent, c’est s’en tenir à ce que Panofsky appelle le niveau pré-iconographique ; on saisit cette signification de fait « en identifiant tout simplement certaines formes visibles à certains objets connus de moi par expérience pratique »17. C’est ce dont rend compte l’articulation entre signifiant, type et référent. Mais cela signifie évacuer le vaste domaine des significations iconographiques et iconologiques, ce qui est inadmissible. Or c’est précisément, rappelons-le, la volonté de prendre en compte les signifiés du bandage et de la pipe qui a motivé ce plaidoyer.

Note de bas de page 18 :

 Je m’étais expliqué sur cette question dans “The Role of Language in seeing an Image”, dans Conjunctions: Verbal-Visual Relations (éd. par L. Edson), San Diego, San Diego State University Press, 1996, p. 85-106. Ce qui m’a amené par la suite à organiser un colloque consacré aux interactions entre les images visuelles et les autres types d’image ; cf. mon introduction au n° spécial de Word and Image qui en est issu : « Boundaries of Visual Images : Presentation », Word and Image, vol. 21, n°2, avril-juin 2005, en particulier pp. 111-113.

2) On répondra peut-être que ces significations relèvent d’un « sémantisme extra-visuel » d’ordre linguistique et qui n’est plus dès lors du ressort du signe iconique. C’est là soulever un autre problème passionnant et bien complexe, celui du lien entre « visuel » et « linguistique ». Or sur ce point, le Groupe µ s’est sans doute appuyé un peu vite sur la conception puriste de Rudolf Arnheim (cf. p. 147) et de ses « concepts perceptuels ». Autant la nécessité de fonder une sémiotique visuelle non inféodée à l’impérialisme linguistique est un objectif de cette recherche que je partage entièrement, autant la volonté d’isoler des mécanismes purement visuels, et indépendants de l’ordre du langage, me semble une chimère18.

Note de bas de page 19 :

 R. Arnheim,  La Pensée visuelle, trad. fr., Paris, Flammarion, 1976, p. 7.

Note de bas de page 20 :

 R. Arnheim, “Le mythe de l’agneau bêlant”, Vers une psychologie de l’art  (1966), tr. fr., Paris, Seghers, 1973, p. 156.

Note de bas de page 21 :

 U. Eco, “Pour une reformulation du concept de signe iconique”, Communications  n° 29, 1978, n. 1 p. 166 (repris dans La production des signes, Paris, Le Livre de poche (coll. biblio essais), 1992, n. 1 p. 69).

Un des points de départ de son livre La Pensée visuelle, est en effet, comme Arnheim le souligne dans la préface19, son article sur le “mythe de l’agneau bêlant”,  qu’il définit comme suit : “Pour ma part, je qualifierai de “mythe de l’agneau bêlant” cette notion selon laquelle les caractéristiques visuelles d’un objet ne peuvent être distinguées et retenues en mémoire que si elles sont associées au son et, partant, mises en rapport avec le langage”20. A nouveau, si cette volonté est non seulement légitime, mais fondamentale, il n’empêche qu’il est difficile de réduire le signifié iconique d’agneau à la reconnaissance du signifiant garantie par le type ! Comme l’avait noté Eco à propos d’un autre animal : « le contenu de chien doit aussi comporter des images de chien, comme le contenu de la représentation graphique d’un chien comporte aussi le concept de chien et le mot qui lui correspond »21.

Note de bas de page 22 :

 Pour les liens complexes entre connotation et rhétorique, cf. S. Badir, « En altérant la rhétorique », dans S. Badir et J.-M. Klinkenberg (éds.), Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale, Limoges, Pulim, 2008, pp. 168 sq.

3) Qu’en est-il à présent de ce que je persiste à nommer les signifiés iconiques du bandage et de la pipe ? Ils ne relèvent pas des systèmes de transformation iconique étudiés en lieu et place des signifiés iconiques, mais ils ne sont pas non plus redevables d’une rhétorique conçue comme la production d’un écart (p. 256), et qui logiquement, ne prendra en compte au titre d’une rhétorique iconique que les opérations affectant le type et la transformation. Or les signifiés de « blessure » et « crise » liés au bandage et opposés à celui de « tranquillité » que charrie la pipe et qu’on pourrait qualifier – tant bien que mal et faute de mieux – de signifiés de connotation22, ces signifiés, donc, échappent nécessairement à cette perspective. Tout dépend peut-être, dira-t-on, de ce qu’on comprend par « signifié ». Or par signifié plastique, le Groupe µ entend bien « un système de contenus psychologiques postulé par le récepteur » (p. 195). Pourquoi, dans ce cas, n’y aurait-il pas pareillement un système du contenu iconique ? C’est là que reviennent les doutes dont fait état le Groupe µ : « Les éléments iconiques paraissent bien conduire au contenu, mais d’abord il n’est pas certain que ce soit là le contenu de l’image » (p. 49-50). Mais quel serait-il alors ? Sur ce point, le lecteur reste sur sa faim.

4) Ce à quoi je voudrais en venir est ceci : si nous cherchons à analyser une œuvre dans son ensemble, c’est-à-dire les liens entre signes iconiques et signes plastiques, il faut bien qu’il y ait une symétrie dans les outils méthodologiques utilisés. Le Groupe µ a eu l’excellente idée de remplacer le soit disant « signe visuel » par deux signes autonomes et en correspondance, le signe iconique et le signe plastique, faisant ainsi du second un signe à part entière. Mais il rompt cette symétrie en écartant l’idée de signifié iconique, nous privant ainsi des moyens d’analyser comment s’articulent signes plastiques et signes iconiques. Il existe ainsi une dissymétrie fâcheuse entre le chapitre consacré au signe iconique et celui dévolu au signe plastique. Concernant le signe plastique, pour chacun de ses éléments, forme, texture et couleur, est examiné d’abord le système signifiant, puis le système signifié. Dans le cas du signe iconique, après le signifiant, ce qui vient est le système des transformations. D’où ma préoccupation : comment prendre en compte le système du contenu iconique dans une telle perspective ? Peut-être touchons-nous là aux limites d’une sémiotique du visuel conçue comme une rhétorique.

5) Pourtant, force est bien de constater que dès lors qu’on aborde la rhétorique icono-plastique, le concept de signifié iconique s’avère nécessaire, précisément pour penser son rapport au signifié plastique et les interactions qui se produisent entre eux. Comme le note bien le Groupe µ à propos de cette relation icono-plastique, « Dans un énoncé donné, comportant des signes plastiques et des signes iconiques, il se peut qu’une manœuvre plastique délibérée mène à percevoir des signes plastiques dont les limites ne coïncident pas avec celles des signes iconiques ». Dans ce cas « le spectateur s’efforce de résorber cette différence en la supposant chargée de modifier le signifié iconique » (p. 346 ; c’est moi qui souligne). Cette réapparition du concept de signifié iconique n’est pas une faute d’inattention qui aurait échappé à la rigueur des auteurs qui l’ont pourtant banni de leur vocabulaire, mais une nécessité dès lors que l’on s’efforce de penser le lien entre signifié plastique et … signifié iconique. Et c’est pourquoi on le retrouve tout naturellement dans le schéma de la page 442 qui décrit le signe visuel complet comme une matrice à quatre cases (fig. 2).

Fig. 2 Groupe µ, Traité du signe visuel,  schéma du « signe visuel complet», p. 442.

Fig. 2 Groupe µ, Traité du signe visuel,  schéma du « signe visuel complet», p. 442.

Ce schéma met bien en évidence la différence qui existe entre signe plastique et signe iconique : le renvoi du signifiant vers le signifié y est différent, plus stable, d’où la ligne continue, dans le cas de l’iconique, surtout si l’on considère que le signifié et le référent se confondent (n. 15 p. 444), tandis que dans le cas du plastique le trait pointillé indique que l’on a affaire à ce que Eco nomme ratio difficilis.

Quant à la flèche verticale qui va du signifié iconique B au signifié plastique B’, elle indique la subordination du plastique à l’iconique et ne correspond bien sûr pas à la position du Groupe µ qui critique une telle subordination, mais à la position de ceux qui nient l’autonomie du plastique. D’où l’emploi du conditionnel dans le texte décrivant ce schéma. C’est en somme l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ! Peut-être comprend-on mieux à présent les raisons des scrupules qui honorent le Groupe µ : supprimer le signifié iconique était sans doute nécessaire dans un premier temps, pour une double raison complémentaire : revaloriser et le signifiant iconique et le signifié plastique. En effet, d’une part, supprimer le signifié iconique, c’est éviter que le signifiant iconique ne soit que le « faire-valoir » du signifié. De l’autre, mettre en parallèle signifié iconique et signifié plastique, c’était courir le risque de voir le signifié plastique rabattu sur l’iconique, ce qui fut d’ailleurs le cas, puisqu’ils avaient en effet constaté que « beaucoup de propos sur un éventuel signifié plastique renvoient en fait à l’iconique » (p. 192), ce dont se plaignaient déjà Kandinsky et Matisse, comme nous l’avons vu. Mais aujourd’hui, maintenant que le concept de signe plastique a été bien assimilé, je ne vois pas de raison de ne pas réintroduire le signifié iconique. Car sans lui, comment penser le rapport entre plastique et iconique du point de vue du système du contenu icono-plastique ?

Note de bas de page 23 :

 R. Barthes, « Éléments de sémiologie » repris dans L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 77.

Note de bas de page 24 :

 Groupe µ, « Iconique et plastique, sur un fondement de la rhétorique visuelle », Rhétoriques, sémiotiques, n° spécial de la Revue d’esthétique, 1979, n°1-2, p. 179.

Pour en finir sur ce point, je me suis demandé, après avoir écrit ce qui précède, quelle était la position du Groupe µ ans son article pionnier de 1979 « Iconique et plastique », et que je n’avais plus lu depuis longtemps, puisque la référence est désormais le Traité du signe visuel. Or, à ma surprise, je retrouve qu’il présentait un schéma (fig. 3), inspiré par celui de Barthes sur la connotation23, et qui distingue bien, par une belle symétrie, iconique et plastique, et dans chaque cas, signifiant et signifié24. De sorte que je découvre finalement que ma proposition de restaurer les droits du signifié iconique risque fort d’apparaître comme une régression à une étape antérieure, et, j’imagine, dépassée, de leur réflexion puisqu’elle a été abandonnée dans le Traité

Fig. 3 Groupe µ, schéma de l’articulation des signes iconiques et plastiques, 1979

Fig. 3 Groupe µ, schéma de l’articulation des signes iconiques et plastiques, 1979

La sémiotique des teintes

À présent, je souhaiterais faire quelques remarques sur les pages du Traité consacrées à la couleur et soulever une autre question. Ces pages constituent la tentative la plus poussée faite jusqu’à présent en vue d’élaborer une sémiotique des couleurs, et c’est pourquoi je les prends comme base pour mes propres travaux, en marquant toutefois quelques points de différence.

Note de bas de page 25 :

 G. Roque, « Le langage de la couleur », in La couleur des matériaux : langage, couleur, cognition, Ecole thématique interdisciplinaire CNRS, Conservatoire des ocres et pigments appliqués, Okhra, Roussillon, 2005, pp. 19-21.

Note de bas de page 26 :

 Francis Edeline a cependant été plus loin dans « Plasticité des catégories (II – Le cas de la couleur) », loc. cit.

J’ai déjà discuté ailleurs l’assimilation, qui me semble problématique, des chromèmes avec les trois composantes de la couleur : teinte, clarté et saturation25. Aussi je n’y reviendrai pas. Le problème que je voudrais soulever est celui de la matière des couleurs, c’est-à-dire des pigments, qui a juste été effleuré par le Groupe µ (p. 204-5)26.

Note de bas de page 27 :

 Cf. Ph. Ball, Bright Earth. Art and the Invention of Color,  Chicago, University of Chicago Press, 2001, pp.

L’exemple qui me servira cette fois pour introduire mon propos est une toile de Philippe de Champaigne, la Vierge de douleur au pied de la Croix (fig. 4, cliquer sur le titre). Demandons-nous quelle est la signification de ce signe plastique qu’est le bleu et qui occupe près de la moitié de l’espace pictural. Il s’agit d’abord d’un « sémantisme extra-visuel », celui d’une symbolique bien codifiée dans l’iconographie chrétienne et qui recommandait de peindre en bleu le manteau de la Vierge. Cependant, ce symbolisme est en partie motivé par le fait que l’outremer, le plus souvent utilisé, était obtenu à partir du lapis-lazuli, un des pigments les plus chers27. On a donc un signe à la fois symbolique, en tant que teinte et indiciaire, en tant que pigment.

En tant qu’indice, le pigment a en général une double fonction : au niveau de l’énoncé, contribuer à l’hommage rendu à la Vierge avec un pigment très coûteux, ce qui crée un parallélisme icono-plastique : le plastique renforce en effet l’iconique dans la mesure où un pigment très cher est utilisé pour représenter le personnage le plus important. Au niveau de l’énonciation, l’outremer, en tant qu’opposé aux autres pigments, a un signifié de richesse et d’ostentation pour les commanditaires de l’œuvre.

Note de bas de page 28 :

 Cf. Fr. Viatte, notice sur cette œuvre dans le catalogue de l’exposition Sublime Indigo, Marseille, Musées de Marseille/Office du livre, 1987, p. 98.

Note de bas de page 29 :

 Cf. J.-P. Rioux « Usage de l’indigo en peinture de chevalet : la Vierge de douleur de Philippe de Champaigne », dans Sublime Indigo, op. cit., p. 98.

Note de bas de page 30 :

 J.-P. Rioux « Usage de l’indigo en peinture de chevalet : la Vierge de douleur de Philippe de Champaigne », ibidem.

Pour en revenir à Philippe de Champaigne, ce qui frappe ici est la très grande sobriété du traitement, tant iconique que plastique, sobriété « mise en valeur par la monochromie presque totale de la composition », comme il a été noté28. Or la sobriété de ce quasi monochrome bleu semble avoir été obtenue par une technique particulière : en sous-couche, on trouve de l’indigo mélangé à du blanc de plomb et par-dessus un mince glacis au lapis-lazuli29. Quelle peut être la raison de l’emploi de l’indigo, peu fréquent en peinture ? Tout d’abord, il convient de préciser que, bien qu’utilisé en sous-couche, il « contribue principalement à la perception de la couleur »30. Or, si on lui préfère en général des pigments comme le lapis-lazuli, c’est que ce dernier est beaucoup plus éclatant. J’aimerais suggérer ici que cet usage de l’indigo ne répond pas à une simple raison technique – il était parfois mentionné dans des traités de l’époque pour représenter des draperies – mais qu’il revêt un sens. Il existe en effet entre l’indigo et le lapis-lazuli une double opposition au plan de l’expression : /moins cher/ – /très cher/, et /sobre/ - /éclatant/. Au plan du contenu, cette double opposition correspond à celle entre « austérité » et « ostentation ». Et l’on comprend du coup le sens du choix de l’indigo que le peintre a préféré parce qu’il est meilleur marché et plus sobre, qualités qui s’expliquent par son rapprochement, à la fin de sa vie, avec l’ordre janséniste qui met précisément l’austérité en avant. La signification de l’indigo ne prend donc son sens que par rapport au lapis-lazuli : meilleur marché et plus sobre que ce dernier, il convenait donc parfaitement, et par rapport au signifié iconique tragique du sujet représenté, la Vierge de douleur au pied de la Croix, et par rapport aux idéaux jansénistes, de sorte que l’opposition /austère/-/voyant/, au plan de l’expression correspond aussi à celle, sémantique, « jansénisme » - « catholicisme ».

Note de bas de page 31 :

 Celle-ci a en effet été contestée par Elisabeth Martin. J’ai alors contacté l’auteur de la note qui m’a servi de point de départ, Jean-Paul Rioux, dont la réponse m’est parvenue alors que cet article était déjà terminé (courriel du 30/09/08) ; il me dit qu’« avec le recul et une expérience accrue, il aurait fallu être plus nuancé » qu’il ne l’a été il y a vingt ans, et que la prudence l’inciterait aujourd’hui à supprimer le mot "principalement" dans la phase citée plus et dans laquelle il écrivait que l’indigo « contribue principalement à la perception de la couleur » .

On voit donc que pour comprendre la signification du bleu dans cette œuvre, il ne suffit pas d’analyser la teinte, mais il faut prendre en compte les pigments, si du moins on accepte l’interprétation qui vient d’être proposée31. Les remarques qui suivent concernent la différence entre pigment et teinte.

En effet, la sémiotique des couleurs du Groupe µ prend comme unité de base la teinte (même s’ils y ajoutent la clarté et la saturation, ce qui est tout à leur honneur, car ces deux constituants de la couleur sont d’ordinaire négligés). La teinte est la caractéristique chromatique d’une couleur, ce qui la différencie des autres, un bleu, par exemple, en tant qu’il s’oppose à un rouge ou à un vert. Ainsi, choisir la teinte comme unité de mesure, comme chromème, présente un énorme avantage et beaucoup d’inconvénients.

L’avantage est que la teinte constitue une unité différentielle : ce qui caractérise le bleu, c’est qu’il n’est ni rouge, ni vert, ni jaune. Etant donné cette définition de la teinte comme s’opposant aux autres, elle constitue donc une formidable manière de prendre en compte les oppositions au sein d’un énoncé visuel donné : en analysant le système de l’expression chromatique, on cherchera donc à quelle autre teinte s’oppose une teinte donnée.

De plus, en tant que catégorie générale, elle est une classe qui englobe toutes les nuances. Cela résout la difficulté que pose à l’analyse l’infinie variété des nuances que peut prendre chaque teinte. Comment en effet rendre compte de cette variété ? C’est bien sûr impossible et il est très facile de se perdre, d’abord dans la description de la nuance, puis dans la recherche de son éventuelle signification. Aussi est-il bien plus aisé et économique de réduire la nuance à la teinte, en considérant que ce qui est signifiant n’est pas qu’il s’agisse d’un rouge brique, écrevisse, pivoine, ou d’un vermillon, mais d’un rouge par opposition à une autre teinte. C’est en ce sens que le Groupe µ considère la teinte comme un type sémiotique : « Si /bleu/ peut être isolé, c’est qu’il entre dans une relation d’opposition avec /rouge/, /vert/, etc. » (p. 94). Le formidable avantage de la teinte, conçue comme type, c’est donc qu’elle transcende toutes les différences des occurrences.

Mais on voit immédiatement le revers de la médaille : toutes les nuances sont réduites et subsumées sous le type, c’est-à-dire la teinte dont elles relèvent. On répondra que la nuance peut être prise en compte si elle est signifiante, un vert bouteille pouvant s’opposer à un vert eau. Il n’en reste pas moins que le grand avantage de la sémiotique qui est de travailler sur des types stabilisés se fait au détriment de la variété des occurrences, et en particulier des pigments. Sans doute est-ce là la limite-butoir de la sémiotisation, lorsque celle-ci consiste à dégager « des invariants (spécifiques) en négligeant des traits particuliers (individuels) » (p. 98). En effet, la réduction de la nuance à la teinte est un processus d’abstraction qui n’en retient qu’un aspect : sa couleur, réduite précisément à la teinte. C’est évidemment clair dans le cas canonique des feux de circulation : l’important, ici, est que le rouge soit perçu comme rouge, en tant que distinct du vert, et c’est pourquoi le processus sémiotique de mise en relation du couple /rouge/ – /vert/ avec le couple « interdiction » - « permission » « élimine comme non pertinents le grenat, le carmin, le garance sur le plan de l’expression » (p. 46). Mais dans une œuvre d’art, le choix d’un pigment n’est pas indifférent, et s’il est signifiant, il faut pouvoir en rendre compte. Les pigments, en effet, possèdent une matière, une nature, une origine, des propriétés, lesquelles sont souvent porteuses de sens. Or tous ces aspects sont négligés et laissés pour compte puisque dans la teinte, la signification est topologique et relationnelle : dans un énoncé chromatique, une teinte n’a de sens qu’en tant qu’opposée à une autre également actualisée dans l’énoncé.

Le second désavantage que présente le fait de prendre la teinte comme unité de mesure, est qu’elle est non seulement un type, en tant qu’opposé à une occurrence, et écrase donc la spécificité des nuances, mais aussi qu’elle est censée être une forme, en tant qu’opposée à une substance. Le Groupe µ a souligné à juste titre que « les types sont des formes, au sens hjelmslévien du terme » (p. 97). On associe en effet fréquemment les deux oppositions occurrences/types et substances/formes. Ainsi, la couleur comme substance sera tel pigment ou telle occurrence d’une nuance, tandis que la couleur comme forme sera la teinte, en tant que prise dans un réseau d’opposition : « parce que ce statut produit des oppositions par ailleurs transposables, on est fondé à parler de forme, toujours au sens hjelmslévien » (p. 191). Or nous rencontrons ici le second problème : il me semble que la teinte ne peut pas être considérée comme une forme, si l’on entend par là le fait d’entrer dans un système d’oppositions.

En tant que teinte, le bleu s’oppose certes au rouge ou au jaune, mais il est bien difficile de le faire entrer dans un système d’opposition, que ce soit au niveau de l’expression ou au niveau du contenu. Dans le tableau de Philippe de Champaigne qui nous a servi de point de départ, le bleu a bien une valeur symbolique, mais il n’est pas en opposition avec une autre teinte !

En revanche, les pigments relèvent bien d’une série d’oppositions au plan de l’expression, qui peuvent être corrélées à un système du contenu : un pigment, on l’a vu, peut être cher ou bon marché, voyant ou austère, en s’opposant ainsi à un autre pigment, comme l’indigo et le lapis-lazuli, ou encore participer à des oppositions comme naturel ou artificiel, etc. Se pose ainsi la question de la matière des pigments.

Du point de vue sémiotique, il existe une dissymétrie entre les trois caractéristiques de la couleur : autant la clarté et la saturation entrent dans des systèmes d’opposition au plan de l’expression, et peuvent être corrélées à un système du contenu, autant la teinte y résiste. En effet, la clarté se définit par opposition à l’obscurité de sorte qu’elle se décline bien par rapport à l’opposition clair/obscur ; de même pour la saturation, puisqu’une plage de couleur donnée peut apparaître comme /vive/ par opposition à une autre, également actualisée dans le même énoncé, et qui paraîtra /terne/. Mais peut-on en dire autant de la teinte ? Son grand avantage, on l’a dit, est que son trait définitoire est oppositionnel, puisqu’une teinte donnée, /bleue/ par exemple, n’existe dans un énoncé donné qu’en tant qu’elle n’est pas ni rouge, ni jaune. Mais si l’on cherche à constituer un système de l’expression, on sera bien en mal de repérer dans quel système d’opposition sera pris ce bleu. En d’autres termes, si le bleu se définit de façon négative par ce qu’il n’est pas, cela ne signifie pas pour autant qu’il entrerait dans un système d’opposition en tant que forme au sens de Hjelmslev. De tels systèmes existent, mais ils sont toujours particuliers et n’ont donc de validité que très relative. Pour Goethe, le bleu s’oppose au jaune, parce qu’il subordonne la teinte à la clarté. A partir de la clarté, il a bien une opposition massive, /clair/ – /obscur/, au plan de l’expression, qui peut être corrélée à d’autres oppositions au plan du contenu, et c’est pourquoi il en fait son point de départ, alignant les couleurs sur cette opposition, le jaune du côté de la clarté, le bleu du côté de l’obscurité. Mais ce système est limité, même s’il a eu et a encore des adeptes parmi les peintres. Le bleu s’oppose aussi à sa complémentaire, l’orangé, mais à nouveau dans un système très circonscrit dans le temps puisqu’il n’apparaît qu’au début du XIXe siècle, et ne peut donc rendre compte d’œuvres antérieures.

On répondra que ce qui caractérise les énoncés visuels est que c’est à partir de l’énoncé lui-même qu’il faut déterminer quelles sont les oppositions pertinentes qui sont actualisées dans cet énoncé. « Les couleurs, explique le Groupe µ, sont donc traitées ici en tant qu’elles occupent une position définissable dans un énoncé » (p. 191). Et de donner l’exemple suivant : « une plage /rouge/ peut entrer à titre d’élément dans une opposition /vif/-/sombre/ (où elle occuperait le pôle /vif/, dans une opposition /pur/-/composé/, etc. » (p. 191). Tout à fait d’accord, sauf qu’ici le rouge est indifférent ! Ce qui fait système n’est pas une caractéristique chromatique, dans la mesure, précisément, où il est difficile de déterminer à quoi peut s’opposer une plage rouge, mais une opposition comme celle qui règle la saturation (vif-éteint) ou le mélange (pur/composé) ou encore la distribution spatiale (haut-bas) qui relève des formèmes et non des chromèmes.

Note de bas de page 32 :

 C’est ce qu’indique Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language, Madison, Milwaukee et Londres, University of Wisconsin Press, 1969, p. 52 : « […] an amorphous continuum, the color spectrum ».

Note de bas de page 33 :

 L. Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language, idem., pp. 52-53.

C’est que, à nouveau, il me semble que la teinte ne constitue pas une forme au sens hjelmslévien, c’est-à-dire qu’elle n’est pas structurée par des oppositions. Cherchant à appliquer aux couleurs le schéma hjelmslévien, nos auteurs écrivent : « la substance serait […] le bleu en tant qu’il serait perçu comme distinct du rouge. La forme de l’expression serait le spectre des couleurs, s’il constituait un répertoire général préalable » (p. 190). Ici l’analogie semble malheureuse car le spectre des couleurs est de l’ordre du continuum, préalable donc à son découpage32. Ceci montre combien il est difficile de transposer aux couleurs ces catégories, Hjelmslev s’étant limité, dans un exemple souvent cité, à la forme du contenu chromatique33.

Note de bas de page 34 :

 Le tableau de Van Gogh analysé plus haut est un exemple d’œuvres dans lesquelles le système de l’expression chromatique est bien organisé par des oppositions de teintes.

Note de bas de page 35 :

 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « De l’atteinte au pigment », Technè n°26, La couleur des peintres, 2008, p. 74-80.

Note de bas de page 36 :

 Cf. dans le même sens J.-M. Klinkenberg, « Du côté des signes plastiques, l’univers de la lumière, conçu idéalement comme indifférencié et sans limites, serait la matière », Précis de sémiotique générale, Paris, Seuil, 2000, p. 114.

Que conclure de ces remarques ? Constituer une sémiotique des couleurs est une tâche ardue et bien du chemin reste encore à parcourir. Sans doute faudrait-il la repenser, en enlevant à la teinte le privilège indu qui est le sien, bien qu’elle reste la clé pour analyser la plupart des œuvres d’art occidentales de la Renaissance au début du XXe siècle34. Il faudrait constituer parallèlement une sémiotique des pigments, dont la matière, paradoxalement, est susceptible d’être structurée sous forme d’oppositions qui peuvent être corrélées à d’autres oppositions sur le plan du contenu35. Si le Groupe µ a négligé la matière, c’est à cause d’un présupposé théorique : la couleur est certes envisagée du point de vue de la perception visuelle, ce qui est fondamental, mais cette perception est ramenée aux standards de la physique et moulée dans le moule du schéma de Hjelmslev. Ainsi, confrontant ce schéma au signe plastique, ils considèrent que la matière, « c’est, notamment, la lumière non encore organisée en un système distinctif » (p. 190)36. Ce faisant, on procède à un déplacement de la couleur vers la lumière et de la chimie vers la physique. La conséquence de ce déplacement est l’homogénéisation de la matière ainsi entendue : la lumière qui rend possible l’univers visuel est la même pour toutes les couleurs, et dès lors, elle n’a aucune pertinence sémiotique. D’où l’impossibilité, dans ce cadre de pensée, de prendre en compte la matérialité des pigments et leurs différences signifiantes.

Ces remarques n’invalident évidemment en rien la démarche du Groupe µ dans son ensemble, leurs recherches constituant, pour le dire à nouveau, la tentative la plus poussée à ce jour de constituer une sémiotique visuelle. Elles ne font que plaider pour un infléchissement sur certains points. Rappelons, comme disait Lyotard quelque part, qu’on ne dialogue jamais qu’avec ceux dont on se sent le plus proche.

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