Sémiotique de la « Taille »
l’ésotérisme à l’œuvre

Émilie Granjon

GEMCA, UCL

https://doi.org/10.25965/as.3318

Qu’il soit tailleur de pierre ou buriniste, l’artiste alchimiste ou franc-maçon utilise une technicalité de la « taille » précise et singulière. En altérant, creusant et polissant la matière, il reproduit le geste sémiotique de la tradition ésotérique : séparer la matière pour laisser jaillir l’unité d’une œuvre. Du savoir-faire de l’artiste-philosophe dit « ésotérique », se dégage une double phénoménologie, celle de la « taille » et celle des sciences ésotériques, qui donne à voir et à penser la production d’œuvres alchimiques et maçonniques, gravées et/ ou taillées, comme un acte énonciatif du discours « ésotérique ». Dans le présent texte, nous nous pencherons exclusivement sur les modalités sémiotiques qui instaurent un lien entre la production du signe gravée et sa signification « ésotérique »

Index

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Mots-clés : iconique, plan de l’expression, plastique

Auteurs cités : Groupe , Gaston BACHELARD, Arman Bédarride, Pierre Dangle, Olivier Doignon, Paul Feller, Jean-Marie FLOCH, Gilbert Garibal, Jacques Van Lennep, André LEROI-GOURHAN, Erwin Panofsky, Alain Rey, Pierre Riffard, Fernande SAINT-MARTIN, Michel Terrapon, Gérard Titus-Carmel, Fernand Touret, Basile Valentin

Plan
Texte intégral

Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’œuvre d’art était considérée comme un fait de culture et l’hégémonie du modèle d’Erwin Panofsky prônant la suprématie de la dimension iconique était indéniable. Ce faisant, le plan de l’iconicité masquait celui de la plasticité au point de la rendre insignifiante. Avec l’émergence de l’art non figuratif, la sémiotique visuelle, sous l’impulsion des précurseurs que sont Jean-Marie Floch (1981), le Groupe µ (1979, 1992) et Fernande Saint-Martin (1987), démontre l’importance du plan de l’expression dans le processus de signification des œuvres d’art. Si les réflexions de ces théoriciens visuels ont influencé de nombreux travaux portant sur l’art dit « contemporain », leurs contributions sont toutefois peu sollicitées dans l’analyse des productions artistiques antérieure au XVIIIe siècle. Est-ce à dire que les « vieux réflexes » promulguant la primauté de l’iconique sur le plastique sont alors difficiles à défaire ? Nous le pensons.  Néanmoins, la plasticité est fondamentale dans la compréhension du sens de l’œuvre. Pour démontrer l’importance de ce constat dans les arts anciens, nous allons analyser des productions artistiques attribuées à des discours alchimique et maçonnique. Non seulement la dimension plastique rend visible l’œuvre d’art, mais aussi elle produit des effets de sens qui, selon nous, sont corrélatifs aux schémas de pensée alchimiques et maçonniques.

Note de bas de page 2 :

 L’alchimie et la franc-maçonnerie anciennes se définissent jusqu’au XVIIe siècle comme des arts et des philosophies travaillant, selon des pratiques différentes, l’évolution de la matière que celle-ci soit matérielle ou spirituelle. C’est ainsi que toutes deux fondent leurs disciplines sur une dimension traditionnelle alliant conjointement l’axe opératif, qui consiste en un travail opéré directement sur leur matière première, et l’axe spéculatif, qui génère une réflexion intellectuelle et psychologique. Dans sa volonté de réaliser la pierre philosophale, l’alchimiste doit procéder à la transmutation des métaux vils en or. Cette transmutation engage, sur un fond de métaphysique, une transformation spirituelle. C’est au XVIIe siècle qui s’effectue une scission profonde entre l’aspect opératif et l’aspect spéculatif, le premier étant propice aux recherches axées sur les sciences pures, le deuxième aux recherches orientées sur les démarches philosophiques. Notons toutefois qu’aujourd’hui encore, certains philosophes hermétiques continuent à effectuer leurs travaux dans le respect de la tradition. D’aucun admettent plusieurs affinités philosophiques entre l’alchimie et la franc-maçonnerie notamment quant au concept de transformation de la matière en vue de parvenir à une forme de perfection. Cette affinité ne doit cependant pas laisser entendre à une identité entre les deux traditions. Jusqu’au XVIIe siècle, la franc-maçonnerie appelée opérative est une corporation de métier, précisément celle des constructeurs, des bâtisseurs de cathédrales, également appelés « frères ». Grâce à l’initiation, ces derniers cheminent et évoluent vers une forme de perfection en commençant par travailler leur matière première, la pierre brute. Pour plus de détails concernant les origines de l’alchimie et de la franc-maçonnerie, nous conseillons de lire les travaux de Jack Lindsay (1986 [1970]), de Mircea Eliade (1956), de Gilbert Garibal (2004) et de Paul Naudon (1981).

Note de bas de page 3 :

 Le Grand Œuvre, également appelé opus magnum, est le résultat du travail de l’alchimiste, c’est-à-dire la réalisation de la pierre philosophale.

Note de bas de page 4 :

 Pierre Riffard définit l’adjectif ésotérique ainsi : « Est ésotérique ce qui présente un enseignement initiatique, un ensemble de connaissances et de pratiques conduisant à délivrance, ce qui est secret quant à la forme et au contenu, c.à.d. QUANT AU SENS. (Pierre Riffard, Dictionnaire de l’ésotérisme, Paris, Payot, 1993 [1983], p. 123) »

L’alchimie traditionnelle et la franc-maçonnerie opérative2 pratiquées jusqu’au XVIIe siècle voient dans la production de l’art un moyen de réaliser un Grand œuvre3. C’est dans un geste créateur qu’artisans, artistes et philosophes ésotériques4 travaillent à l’œuvre, taillent et entaillent la matière, la pierre ou le cuivre, pour donner forme à l’informe et pour tendre vers la perfection. Qu’il soit tailleur de pierre ou buriniste, l’artiste alchimiste ou franc-maçon utilise une technicalité de la « Taille » précise et singulière. En altérant, creusant et polissant la matière, il reproduit le geste sémiotique de la tradition ésotérique : séparer la matière pour laisser jaillir l’unité d’une œuvre. Du savoir-faire de l’artiste-philosophe dit « ésotérique », se dégage une double phénoménologie, celle de la « Taille » et celle des sciences ésotériques, qui donne à voir et à penser la production d’œuvres alchimiques et maçonniques, gravées et taillées, comme un acte énonciatif du discours ésotérique.

Avant de statuer sur les instances sémiotiques du plan de l’expression des corpus gravés et taillés alchimiques et maçonniques, considérons les enjeux de la genèse de la « Taille ».

Genèse de la « taille »

L’étude sémiotique de la « Taille » ne peut s’amorcer sans opérer une réflexion phénoménologique sur les modalités énonciatives qui génèrent sa production. L’essence de l’acte créatif de tout tailleur et de tout graveur provient d’abord d’une union de la pensée et de la main dirigée vers une matrice. D’après les travaux du philosophe français Gaston Bachelard, la main s’allie à la pensée, selon des mécanismes kinesthésiques et sensoriels particuliers, pour opérer une action incisive profonde dans la matière. Originellement identifiée comme une masse informe, un corps inerte, elle reste sans vie tant que l’homme n’accomplit pas une action sur elle. C’est par un geste excavateur que l’artiste burine cette matière vierge, la façonne et la sculpte pour lui donner forme et identité. Mais la matière ne se donne pas d’emblée à l’homme. Ce dernier doit entrer dans un corps à corps tumultueux avec la matrice pour la dompter et réussir son acte de création.

Note de bas de page 5 :

 Gaston Bachelard, Le droit de rêver,Paris, Presses universitaires de France 1988, p. 68. 

Note de bas de page 6 :

 Gaston Bachelard, Le droit de rêver, idem, p. 67. 

Note de bas de page 7 :

 Gérard Titus-Carmel, La leçon du miroir. Imprécis de l’estampe, L’échoppe, 1992, p. 64 

Note de bas de page 8 :

 Nous appelons faire incisif l’action créatrice de l’artiste qui consiste à tailler et/ou graver la matière.

Dans Le droit de rêver, Gaston Bachelard examine avec minutie et rigueur les processus mentaux qui régissent la production de l’art de la « Taille ». Dans une pensée tournée vers l’expérience perceptive du corps de l’artiste, le philosophe français sémiotise cette pratique comme un combat unidirectionnel orchestré par l’homme. Au commencement, la pensée est formalisée par une impulsion polysensorielle dans laquelle la vue est la digne compagne de la main. « Ce n’est pas l’œil seulement qui suit les traits de l’image, car à l’image visuelle est associée l’image manuelle qui vraiment réveille l’être actif en nous5». La main est guidée par l’action simultanée de la pensée et de l’œil pour concevoir le dessin qui permettra à l’image mentale de l’artiste de se matérialiser. Mais ce créateur n’appose pas uniquement un trait, une ligne ou une tâche sur son support comme un peintre le ferait. Il travaille dans les tréfonds de sa matrice. Il l’incise, la creuse, la pénètre. Contraint par la nature dense et rigide de celle-ci, il entre dans un corps à corps avec la matière et, de ce fait, se positionne dans un rapport de force avec elle. Dès qu’il travaille sur la matière, il s’engage dans un combat. C’est pourquoi Gaston Bachelard parle de « luttes contre la matière6». Sous la plume l’artiste français Gérard Titus-Carmel, cette lutte devient létale, l’homme « éventre7» la matière. Mais ce combat ne doit pas être envisagé uniquement comme un processus de destruction. Certes, il semble d’emblée principe de mort, mais instituée par une dynamique créatrice, il est également principe de vie. Ainsi pouvons-nous inférer que le faire incisif8 de l’artiste est tributaire d’une double activité phorique. Dysphorique, il engage la destruction de la matière originelle et, euphorique, il lui donne forme et, par conséquent, lui redonne vie.

Note de bas de page 9 :

 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la matière, Corti, 2004 [1965]

Note de bas de page 10 :

 Luc Benoist, 1970, p. 53

Pour effectuer cet acte de déconstruction constructif, l’artiste doit nécessairement s’armer. Face à un corps dur, la main ne parvient pas à laisser exprimer les « rêveries de la volonté9 » de l’artiste. Si elle s’aventurait seule dans ce faire incisif, elle serait rapidement être écorchée et meurtrie ; la matière, de son côté, resterait indemne. La main n’est pas suffisamment solide et, de ce fait, elle ne fait pas le poids face à densité de la matière. L’homme a dû se créer des outils aptes à réaliser ce que la main ne pouvait pas faire par manque de puissance. C’est ainsi que l’auteur Luc Benoist explique que « toute invention mécanique est une projection de la capacité de notre corps, c’est-à-dire de notre main, dans un espace géométrique humanisé10. »

Note de bas de page 11 :

 André Leroi-Gourhan, L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, p. 43 

Note de bas de page 12 :

 Notons ici que nous ne voulons pas restreindre l’activité artistique à la seule utilisation de la main de l’artiste. En effet, n’oublions pas que des artistes comme Yves Klein utilisent l’intégralité du corps comme acteur du geste créatif.

Note de bas de page 13 :

 Paul Feller et Fernand Tourret, L’outil, dialogue de l’homme avec la matière, Albert de Visscher, 1969, p. 12 

Si, dans la mouvance de Gaston Bachelard, nous avions repris le couple pensée-main comme étant instigateur de la dynamique de création, nous devons à présent redéfinir ce couple puisque de toute évidence le faire incisif est tributaire également de l’outil. André Leroi-Gourhan avait déjà complété le schéma initial « pensée-main » de Gaston Bachelard en précisant les fonctions de tout instrument de travail. Dans son ouvrage intitulé L’homme et la matière (1943), l’ethnologue et archéologue français remonte à la préhistoire pour répertorier tous les types d’outils utilisés par l’homme pour travailler la matière, que celle-ci soit souple ou solide, plastique ou semi-plastique. Il identifie les modes d’action engagée par l’outil sous l’impulsion de la main en fonction de deux concepts liés aux fonctions motrices de celle-ci : la préhension et la percussion. Ainsi déclare-t-il : « Les moyens élémentaires sont tout d’abord les préhensions dans les différents dispositifs qui relaient l’action directe de la main humaine, puis les percussions qui caractérisent l’action au point de rencontre de l’outil et de la matière (…)11». En regard de ce constat, ce n’est donc plus le couple « pensée-main » qui génère l’acte de création, mais plutôt le couple pensée-geste kinesthésique, ce dernier pouvant se matérialiser par la main12 et/ou par l’outil. En présence de matières liquides (peinture, encre, etc.) ou de matières souples (pâtes à modeler, argile, terre, etc.), la main dirige effectivement le geste kinesthésique. Mais confrontée à une matière dure, elle a besoin d’un élément de substitution qui lui permettra de répondre à des besoins précis comblant alors ses faiblesses. L’outil devient un objet de remplacement se définissant comme un « objet technique qui permet de prolonger et d’armer le corps pour accomplir un geste13» que la main ne pourrait effectuer seule. Ainsi pourrions-nous préciser maintenant que le geste kinesthésique instigateur de l’acte créatif se donne à voir tantôt sous la forme de la main unique, tantôt sous celle d’une main outillée.

Dans la gravure et dans la taille de pierre, chaque outil a une identité qui lui est propre et, alors, aura un impact spécifique sur son objet de travail selon le type d’action portée sur la matière. André Leroi-Gourhan définit cet impact par un concept de percussion qu’il décline en trois catégories : la percussion posée, la percussion lancée et la percussion posée avec percuteur. La première est dite posée parce que l’outil utilisé, appuyé sur la matière, et la pénètre par la seule force musculaire. De ce fait, l’acte tranchant produit une éraflure précise, mais peu énergique. C’est ainsi que le graveur travaille la matière. La percussion lancée désigne le geste impliquant la propulsion d’un outil contre une masse solide. Les bucherons usent abondamment de cette technique pour la découpe des arbres à la hache. La percussion lancée avec percuteur correspond, quant à elle, au maniement simultané de deux instruments. Un premier outil, tenu dans une main, est appliqué contre la matière et agit comme percuteur sous l’action du second qui lui est projeté dessus avec une grande force de frappe. Cette technique est utilisée par les tailleurs de pierre.

Selon les outils employés et la percussion réalisée, nous allons voir que les graveurs et les tailleurs de pierre, même s’ils ont un objectif commun institué par le faire incisif,procède autrement et opère des actes de creusement différents.

La gravure comme métaphore de l’opérativité alchimique

Note de bas de page 14 :

 Cité par Jacques Van Lennep, Alchimie, contribution à l’histoire de l’art alchimique, Dervy,1985, p. 45).

L’iconographie alchimique apparaît dans le dernier quart du XIVe siècle, notamment avec les œuvres de Constantinus et de Gratheus14 sous la forme de gravures, et chemine jusqu’au XVIIe siècle pour faire florès grâce aux réalisations d’artistes aussi célèbres que Mathieu Mérian ou encore Jean Théodore de Bry. S’affairant dans l’ombre des alchimistes, ces graveurs réalisent des œuvres destinées aux traités hermétiques et, de ce fait, sont en contact étroit avec les symboles alchimiques. Si d’emblée, leurs travaux ne découlent pas d’un savoir hermétique, les techniques de production du signe gravé ne sont pas pour autant dénués d’opérativité alchimique. Donc, nous sommes en droit de nous demander si l’acte de réalisation, plus qu’une simple pratique, ne s’institue-t-elle pas comme une véritable parabole du travail du philosophe alchimiste ?

Note de bas de page 15 :

 Michel Terrapon, Le burin, Genève, Les éditions de Bonvent, 1974, p. 27. 

La gravure est un procédé technique qui consiste à tracer des points, des traits et des lignes en les incisant dans une matrice à l’aide d’un instrument. « (…) alliant sûreté de l’attaque et élégance du mouvement, conjuguant la maîtrise de la main et la pleine possession d’un esprit tourné vers la contemplation dynamique de la matière, le buriniste exerce la plus noble des techniques15» L’œuvre gravée advient par un acte sensori-perceptivo-cognitif de nature tactilo-kinesthésique maîtrisé par lequel la main dirige l’instrument dans une série de mouvements précis. Mais le travail de la gravure n’est pas une simple action de la main outillée sur la surface de la plaque, c’est une insertion engendrant une dématérialité créatrice dont l’intérêt est de faire jaillir une âme. La main-outil attaque l’ennemi matriciel afin de l’assujettir à sa volonté créatrice.

Note de bas de page 16 :

 Gaston Bachelard, Le droit de rêver, idem, 1988, p. 70

Note de bas de page 17 :

 Gérard Titus-Carmel, La leçon du miroir. Imprécis de l’estampe, idem, p. 27 

Le vocabulaire qu’utilisent les artistes et les philosophes à propos de cet acte créateur est sémantiquement marqué par un vocabulaire imprégné de sensations corporelles. À cet effet, Gaston Bachelard, dans Le droit de rêver et Gérard Titus-Carmel, dans La leçon du miroir, organisent de magnifiques métaphores anthropomorphiques de la gravure. Le premier parle de l’acte de graver comme « une pointe de colère [qui] perce dans toutes ses joies. Avant l’œuvre, pendant l’œuvre, après l’œuvre. Des colères travaillent les doigts, les yeux, le cœur du bon graveur16 ». Le second décrit la taille du cuivre comme une « blessure éclatante du métal mis à nu qui, comblée d’encre, se chargera du dessin17». L’artiste et le philosophe démontrent bien que les processus mentaux qui régissent le faire incisif du graveur instituent la matière comme un corps anthropologisé. Et ce corps anthropologisé ne pourra trouver son idéal esthétique que par un acte chirurgical.

Note de bas de page 18 :

 Gérard Titus-Carmel, La leçon du miroir. Imprécis de l’estampe, idem, p. 81

(…) à l’action des outils qui coupent, griffent ou arrachent et où chacune des lignes gravées est comme une incision qu’on pratique dans sa chair et dont on mesure sans cesse la profondeur (…) dans ce monde fermé qui tient à la fois de la forge et du bloc opératoire18.

Cet acte chirurgical est le résultat d’une triple action portée sur la matière : l’incision, l’encrage et l’impression. Graver suscite tout d’abord une action de la main qui, à l’aide du burin, entaille une planche métallique, cuivre ou zinc, parfaitement lisse et polie. Le burin est une lame à section losangique, triangulaire ou carrée dont le passage sur la plaque enlève de fines couches de métal, appelées « barbes ». S’effectuant par des coups secs et précis, l’incision au burin nécessite une technicité minutieuse et un ordre d’exécution méticuleux.

Note de bas de page 19 :

 Jean-Jacques Sarazin, Petit précis de gravure d’art, Autres temps, 1992, p. 58

On commence généralement le travail par les contours principaux. On utilise tout d’abord un burin fin à section losangée, puis on élargit progressivement les tailles. Pour cela, on peut soit repasser la ligne dans le même sens en appuyant plus fort sur le burin et en modifiant son inclinaison, soit l’élargir en la reprenant en sens inverse avec un burin plus large. Le modelé au burin est obtenu par un système de tailles parallèles19.

Données à voir par des traces haptiques représentées sous la forme de points, de traits et de lignes, les caractéristiques de la taille sont tributaires de la section du burin, de son inclinaison par rapport à la plaque, ou de la reprise d’une taille par une autre en sens inverse. Le graveur agit avec dextérité sur sa matière froide et crée des effets de sens en apportant des variations de style de la taille. Dans son ouvrage consacré au burin, Michel Terrapon explicite le langage du burin pénétrant dans la peau de la matrice métallique.

Note de bas de page 20 :

 Michel Terrapon, Le burin, Les éditions de Bonvent, 1974, p. 37

Une ligne droite barrant le cuivre suffit à créer un champ de force, à délimiter un domaine. Deux droites se rencontrant à angle aigu déplacent le champ de force et commencent à dynamiser la surface. Une suite de parallèles crée des valeurs, du gris au noir suivant la concentration choisie. Mais ces valeurs sont stables, exprimant des surfaces planes lorsque les tailles et les contre-tailles s’alignent et se croisent à angle droit. Le graveur crée le mouvement et obtient une tension dans l’espace dès que le croisement des tailles s’aiguise en losanges de plus en plus fermés.

Les courbes produisent un espace ondulatoire suggérant le volume et la profondeur. Des courbes parallèles répéteront dans le volume des valeurs qui chargeront l’espace de grisailles vivantes.

Si le graveur fait entrer en jeu des pointillés et des tailles cunéiformes, soit dans l’espace-plan, soit dans l’espace-volume, s’il alterne tailles longues et tailles syncopées, s’il en diversifie les profondeurs, il tend à traduire la peau des choses, la sensualité concrète de la matière, comme l’ont fait à la perfection les burinistes des XVIIe et XVIIIe siècles, qui avaient mis au point un code d’expression sévère certes, mais aux possibilités infinies20.

Note de bas de page 21 :

 L’humidité rend le papier plus malléable. Sous la pression, il se déformera plus facilement pour entrer dans les creux.

Note de bas de page 22 :

 Selon les alchimistes, la dénomination et le nombre des phases opératives varient. À la fin des années 1960, Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt signalent néanmoins, dans leur Dictionnaire des symboles, une homogénéité du discours sur cette question et rendent compte des principales étapes avec leur signification. « La calcination, qui correspond à la couleur noire, à la destruction des différences et à l’extinction des désirs, à la réduction à l’état premier de la matière ; la putréfaction, qui sépare jusqu’à leur totale dissolution les éléments calcinés ; la solution, qui correspond à la couleur blanche, celle d’une matière totalement purifiée ; la distillation, puis la conjonction, qui correspondent à la couleur rouge, où à l’union des opposés, la co-existence pacifique des contraires, enfin la sublimation, qui correspond à l’or, couleur du soleil, plénitude de l’être, chaleur et lumière. Les divers systèmes d’opérations, plus ou moins détaillées, se résument tous dans la célèbre formule solve et coagula, que l’on pourrait traduire par purifie et intègre. Elle s’applique aussi bien à l’évolution du monde objectif qu’à celle du monde subjectif, celui de la personne en voie de se parfaire (2000 [1969], p. 22). »

Ces possibilités infinies, bien qu’elles soient afférentes au labeur du graveur, n’achèvent pas pour autant son travail. Effectivement, la plaque gravée n’est pas l’objet final. Les variations de styles de la taille susmentionnées ne peuvent être rendues visibles dans l’œuvre finale que par l’étape de l’encrage. Celle-ci consiste à déverser l’encre sur la plaque et à la laisser s’insinuer dans les tréfonds des cavités réalisées lors de l’incision. De fait, l’artiste agit avec minutie pour laisser couler le liquide précieux dans les anfractuosités de la planche métallique. Par la suite, il doit l’essuyer avec une étoffe de coton. Nettoyée de ses excès de corps fluide, la plaque de cuivre est prête pour l’impression. Le graveur place une feuille de papier humidifiée21 sur la matrice et dispose le tout sous une presse. Lors de la pression, les creux incisés par le burin sont emplis d’une encre consistante qui, une fois imprégnée sur la feuille, produit les reliefs. Telle que décrit, le faire incisif de la production des gravures au burin s’effectue d’abord selon un principe de séparation puis un principe d’union des matières qui, opérés dans les règles de l’art, permettent au graveur de donner corps et vie à l’œuvre. Ce procédé technique dosé d’agressivité bienveillante et de finesse édifiante relève des principes opératoires qui, nous allons le démontrer sont étrangement proches des phases opératives22 de l’alchimie.

Note de bas de page 23 :

 Olivier Doignon, La pierre brute, La maison de vie, 2003, p. 50 

Note de bas de page 24 :

 Il est intéressant de noter qu’en termes chimiques, le plomb est l’élément qui, d’après sa constitution atomique, est le proche de l’or. Un électron en plus présent dans le plomb le diffère de l’or.

En effet, les procédés techniques de la gravure résonnent parfaitement avec la devise de l’art d’Hermès qui consiste à dire que : « Toute matière première tend vers un état de perfection qui est l’or23», cet or étant évidemment assimilé à l’opus magnum que celui-ci soit artistique ou alchimique. Selon l’alchimiste, chaque métal contient les éléments (ou substances) nécessaires pour parvenir à l’or philosophal. Le plomb24, traditionnellement considéré comme étant le plus imparfait des métaux, est celui qui sera privilégié pour soutenir le processus de transmutation. Voyons plus en détail comment s’opère le Grand Œuvre pour comprendre la correspondance que nous établissons avec l’art de la « Taille ». Tout d’abord, l’alchimiste doit trouver la matière première composée des deux principes essentiels que sont le soufre et le mercure. N’ayant pas encore commencé son processus de maturation, elle apparaîtra d’emblée sous une forme chaotique. Pour dégager l’œuvre en devenir de sa réalité originelle, l’alchimiste altère la matière selon des processus de séparation et d’unification évoqués dans la célèbre formule alchimique solve et coagula. En effet, après la libération des aspérités, la matière doit à nouveau s’unir et, pour ce faire, elle s’imbibe des eaux mercurielles. Ces processus de séparation et d’unification doivent être effectuées jusqu’à ce que l’alchimiste parvienne à un parfait équilibre entre les opposés « soufre-mercure », « féminin-masculin » ou encore « sec-humide ».

Force est de constater que les techniques de production de la gravure au burin s’inscrivent dans la même démarche que l’opérativité alchimique. L’œuvre du graveur naît à partir d’une matrice informe non encore travaillée. Celle-ci doit être libérée des parties métalliques qui le rendent inertes et anonymes (phase de séparation). Puis pour parvenir à la sublimation de l’œuvre en devenir, les eaux mercurielles, c’est-à-dire l’encre, doivent s’insinuer dans les interstices creusés par le burin (phase d’unification des opposés). Remarquons qu’à l’instar de l’alchimiste, le graveur peut effectuer plusieurs cycles d’incision et d’encrage jusqu’à ce qu’il ait réalisé son Grand-Œuvre. L’opérativité du graveur et celle de l’alchimiste présentant une logique de production similaire, il n’est donc pas étonnant de constater que, dès le XVe siècle, artistes et philosophes hermétiques travaillent ensemble pour donner lieu à de remarquables images alchimiques. Pour n’en citer que quelques unes : Les douze clefs de philosophie (Valentin 1599), Atalanta fugiens (Maier 1617), Mutus Liber (Altus 1677).

L’alchimie n’est pas la seule tradition ésotérique à avoir tissé des liens étroits avec les métiers d’art. La franc-maçonnerie opérative établit des relations plus intimes encore avec les artisans dans la mesure où, dans ce contexte, ces derniers en sont les précurseurs. Traditionnellement, elle s’établit en corporations de métiers réunissant les bâtisseurs de cathédrales. Pour ses constructeurs opératifs, plus particulièrement les tailleurs de pierre, le travail de la matière conditionne sciemment la dimension symbolique de la franc-maçonnerie. Si la technique de la gravure était convoquée comme une métaphore de l’opérativité alchimique, nous allons voir que celle de la taille de pierre est directement impliquée dans le savoir-faire du maçon opératif.

Lorsque le tailleur de pierre parle de l’opérativité maçonnique

La franc-maçonnerie actuelle naît en 1717 à Londres grâce à la fédération des quatre loges que sont l’Oie et le Grill, le Pommier, la Couronne et le Gobelet et le Raisin en une seule nommée la « Grande Loge de Londres ». Dès lors, la franc-maçonnerie originellement dite « opérative » se tourne vers des réflexions spéculatives permettant à l’homme de transcender son esprit, de s’élever aux plus hautes sphères de sa spiritualité et, de ce fait, de réaliser son opus magnum. Le franc-maçon opératif est quant à lui un bâtisseur de cathédrales travaillant d’abord sur la matière pour la transformer jusqu’à ce qu’elle corresponde à un idéal maçonnique. Cet ouvrier modèle sa matière dense et rugueuse en blocs lisses et parfaits puis les réunit pour édifier des monuments sacrés.

Note de bas de page 25 :

 Les matériaux stables ne voient pas leur composition changer, seules les modifications de forme sont possibles.

Note de bas de page 26 :

 Alain Rey, Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2004 [1992], p. 2076

Note de bas de page 27 :

 Notons ici que le mot « Compagnon » signale le deuxième grade de la franc-maçonnerie opérative et ne doit pas être confondu avec l’organisation ouvrière appelée « compagnonnage » qui nomme ses artisans sous le même nom. Malgré des légendes et des origines communes, le compagnonnage et la franc-maçonnerie doivent être dissociés. Pour plus de précisions à ce sujet, nous conseillons de lire les Études sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage (1975) de René Guénon, mais aussi de consulter le site officiel du compagnonnage en France : www.compagnonnage.org.

Note de bas de page 28 :

 Alec Mellor, Dictionnaire de la franc-maçonnerie et des francs-maçons, Pierre Belfond, 1979, p. 185

À l’instar du graveur, la main du tailleur conjointe à sa pensée se pose face au matériau stable25 et dense, s’impose à lui pour pénétrer sa corporalité. Chaque action manuelle posée le façonne dans un désir de perfection. La gestuelle incisive n’est évidemment pas la même dans sa technicalité que celle de la gravure pourtant elle introduit une logique de création similaire. Notons d’ailleurs que les mots « sculpter », « graver en creux » et « tailler »26 sont tous deux présents dans l’étymologie de la gravure et de la taille. L’acte sensori-perceptivo-cognitif de nature tactilo-kinesthésique que nous avions défini dans le processus de la gravure comme une modalité créatrice productrice de sens intervient également dans la taille de la pierre. Une fois encore, tout comme l’expliquait Gaston Bachelard, le travail engagé par l’homme sur la matière se définit comme une « lutte contre la matière ». Cette lutte engage une métamorphose formelle de la pierre du franc-maçon qui s’effectue en trois étapes, chacune étant tributaire du statut du travailleur opératif. Selon le grade du franc-maçon, c’est-à-dire Apprenti, Compagnon27 et Maître, le travail de la pierre ne s’exécute pas de la même manière. L’Apprenti doit poser des gestes justes qui lui sont enseignés lors de son apprentissage, à la suite de la cérémonie de l’initiation. Son travail primordial s’effectue sur une pierre précise : la pierre brute. « Extraite des carrières, informe et attendant d’être dégrossie, à l’aide du maillet et du ciseau, cette pierre [brute] représente la nature humaine non encore travaillée28. » Déjà les Égyptiens, instigateurs du travail opératif, promulguaient d’aller quérir la pierre brute dans le ventre de la mère matrice, c’est-à-dire dans les carrières, en respectant un cérémonial singulier effectué à travers les couloirs d’extractions.

Note de bas de page 29 :

 Pierre Dangle, Le livre de l’apprenti, Fuveau, La maison de vie, 1999, p. 19

Note de bas de page 30 :

 Olivier Doignon, La pierre brute, La maison de vie, 2003, p. 41

Note de bas de page 31 :

 Pierre Dangle, Le livre de l’apprenti, idem, p. 98

Note de bas de page 32 :

 Pierre Dangle, Le livre de l’apprenti, idem, p. 96

Matière première de l’Apprenti, la pierre brute fait écho au chaos originel. « Bloc d’énergie non polarisée29», elle est l’énonciation d’une potentialité en devenir qui ne demande qu’à être dégrossie. L’Apprenti creuse cette matière pour la dégager de ses aspérités. « Avec la pierre brute, expression de la materia prima, l’Apprenti est mis en présence du solve des alchimistes, qui détruit la « forma » et libère la materia [sic]30. » Mais détruire la forma pour libérer la materia ne serait pas possible sans l’aide d’outils. Nous l’avons évoqué plus haut, la main de l’homme est insuffisante face à la dureté de la matière. Alors que le graveur progresse dans sa plaque à l’aide d’un burin manié par la force de ses mains, le tailleur de pierre est contraint par une matière dont la densité lui demande de recourir à d’autres stratégies techniques pour décupler ses forces. C’est par l’agilité et la force de ses deux mains maniant le maillet et le ciseau qu’il parviendra à conquérir cette masse informe. Examinons l’utilité de ces deux outils et considérons les particularités de leur apport technique. Le maillet est un outil de frappe constitué d’un manche et d’une masse tronconique configurée en cercle. À chaque coup exécuté sur le percuteur, le maillet tourne dans la main du tailleur rendant chaque cognement singulier, donc chaque entaille différente. La précision de l’impact nécessite une conscience aiguë de chaque conséquence gestuelle et est déterminée par la main tenant le ciseau. Le ciseau, instrument tranchant longitudinal, agit comme un outil de séparation. L’extrémité creusant la pierre est aplatie et tranchante ; celle qui est saisie par la main est cylindrique ou prismatique. Avec l’aide du maillet et du ciseau, la taille de la pierre s’effectue en deux étapes presque simultanées. L’impulsion est donnée par le coup de marteau orbiculaire sur le percuteur et l’altération est produite par la pénétration du ciseau dans la matière. « Par le ciseau, il devient possible de passer de la puissance à l’acte, de la potentialité à la manifestation, de faire apparaître la forme juste où la lumière rayonne31. » Alors que le maillet agit comme un « ouvreur de cœur32» et est associé à une volonté agissante, le ciseau fait apparaître le secret de la perfection en lui ciselant sa forme idéale. Force est de constater que ces instruments, bien qu’ils aient leurs propres propriétés fonctionnelles, sont inséparables et interdépendants. « Utilisé seul, le maillet ne crée pas de forme construite ; il ne peut que détruire tandis que le ciseau reste peu utilisable s’il n’est pas percuté par le maillet qui lui transmet la puissance nécessaire à l’accomplissement de l’acte (Dangle 1999, p. 97). » Maillet et ciseau opèrent une danse systématique et rigoureuse rythmée précisément par trois coups successifs dirigés dans la pierre. Selon Olivier Doignon, ces entrechoquements ont une signification précise provenant traditionnellement de l’Égypte ancienne et correspondent aux trois actes majeurs suivants :

Note de bas de page 33 :

 Olivier Doignon, La pierre brute, idem, p. 80

Celui impliquant la sagesse, c’est-à-dire une connaissance de l’harmonie, qu’elle soit visible dans la nature ou invisible dans la création en esprit; l’acte de la force impliquant une connaissance du dynamisme de la réalisation, la matière d’incarner justement l’idée juste; l’acte de l’harmonie correspondant au fini de son œuvre, à l’art de prolonger l’œuvre du Principe33.

Note de bas de page 34 :

 « La géométrie sacrée est la science de la formulation et de la construction de tout ce qui touche au sacré. Son objet est de formuler l’informulable, d’inscrire l’immatériel, l’immuable, l’intangible dans une forme dans une forme qui le révèle sans le trahir. » Pierre Dangle, Le livre du compagnon, La maison de vie, 2000, p. 29).

La signifiance de ces actes est enseignée à l’Apprenti lors de son initiation. Tout d’abord, son supérieur doit lui montrer comment faire ; ensuite, l’Apprenti devra pratiquer ce rituel tout seul pour modifier la forma et dégager la materia de la pierre brute. Une fois le travail effectué, la matière dégrossie est destinée au Compagnon. Le Compagnon, initié par le Maître, aiguise la pierre pour qu’elle devienne lisse. Il l’affine en suivant les normes géométriques de l’équerre jusqu’à ce que cette masse prenne la forme parfaite d’une pierre taillée à angles droits appelée « pierre cubique ». Le Compagnon travaille à l’œuvre en s’imprégnant de la géométrie sacrée34 qui lui a été enseignée. Engageant également la science des rapports et des nombres, il relie les pierres cubiques entre elles. Unies les unes aux autres, elles érigent des éléments architecturaux colossaux, en témoigne la cathédrale Notre Dame de Paris ou encore celle de Chartres.

Note de bas de page 35 :

 Pierre Dangle, Le livre de l’apprenti, idem, p. 19

Expliqué ainsi, le travail de la pierre ne doit pas pour autant être réduit à sa seule opérativité. Les travailleurs opératifs ne se cantonnent pas uniquement au façonnage de la matière. « À la fois spéculative et opérative, la tradition des bâtisseurs apprend à lier la pensée à l’acte, l’esprit à la main, car participer à une construction nécessite de ‘poigner’ la matière pour mettre à jour l’esprit qui gît en elle35. » De fait, ce qui gît de cette « lutte contre la matière » n’est pas uniquement la perfection sous sa forme objectale, mais aussi sous sa forme humaine. Alors que l’acte de graver n’implique pas consciemment le graveur dans une démarche spirituelle, celui de tailler engage le franc-maçon opératif dans un véritable travail intérieur.

Note de bas de page 36 :

 Arman Bédarride, Le travail sur la pierre brute, Télètes, 2003, p. 10

Le maçon ne sera pas digne de ce nom s’il ne fait pas application à lui-même de ces instruments de travail, s’il ne développe pas ses facultés par un labeur continu, s’il ne s’efforce pas de se corriger de ses défauts, s’il n’emploie pas toutes ses forces à acquérir les qualités qui lui manquent, conscient de la méthode de travail et du but à atteindre36.

Les francs-maçons sont des ouvriers attentifs à un symbolisme, plus précisément à un symbolisme hermétique, et leur apprentissage théorique doit être associé à un apprentissage philosophique. Chaque action posée par le tailleur de pierre sur la matière a une répercussion sur sa psyché. Le travail sur cette substance dense et homogène produit des résonances psychiques et spirituelles engageant le franc-maçon opératif dans une parfaite recherche d’harmonie entre le corps, l’âme et l’esprit. Certes, le labeur de tout maçon opératif est de travailler la pierre pour l’élever à sa forme parfaite, mais ce travail n’aurait pas de sens s’il ne consistait pas à s’élever soi-même. La pierre devient le réservoir de la métamorphose de l’être, laquelle ne peut s’effectuer que par la taille. Ainsi naître dans la taille, c’est naître par la taille.

La plasticité comme geste sémiotique des traditions alchimiques et maçonniques

L’artiste anime son corps, précisément sa main qui, grâce à l’action incisive de l’outil utilisé, pénètre la matière, objet de perfection en devenir. Au centre de cette stratégie plastique se trouve la matière, la matrice originelle, qui doit être façonnée, pour donner vie au Grand-œuvre. Qu’il soit graveur ou tailleur de pierre, c’est dans un geste créateur que l’artiste opératif effectue un combat contre la matière, combat duquel il doit sortir victorieux. Bien que le graveur ne s’institue pas automatiquement alchimiste, il opère sur sa plaque les mêmes opérations transformationnelles que le philosophe hermétique sur sa matière. De son acte de production transparaissent des procédés qui rappellent ceux que les alchimistes traditionnels pratiquaient. La taille de la pierre, dans la dimension opérative de la franc-maçonnerie ancienne, participe directement quant à elle au cheminement technique et philosophique de l’enseignement initiatique.

L’analyse sémiotique des signes gravés et taillés nous a permis non seulement de comprendre les conditions de production de ces signes, mais aussi de modaliser la relation entre signifiant et signifié plastique. La fonction sémiotique de la dimension plastique de ces savoir-faire statue sur les fondements philosophiques de ces deux traditions et, de ce fait, participe à l’élaboration de trajet sémantique de la symbolique. En d’autres termes, la plasticité de l’œuvre, au même titre que l’opérativité de l’art ésotérique, constitue les modes d’énonciation de leur symbolique et, de ce fait, joue un rôle fondamental dans la compréhension de la logique transformationnelle convoitée par les alchimistes et par les francs-maçons. Dès lors, le geste sémiotique du faire incisif du graveur puis du tailleur de pierresémiotisent les symboliques alchimiques et maçonniques.

Si établir une sémiotique de l’art de la « Taille » permet de comprendre les processus fonctionnels de l’alchimie et de la franc-maçonnerie, ce n’est pas pour autant que nous pouvons avoir accès concrètement aux phases opératives qui rythment les étapes pour réaliser l’opus magnum. Pourtant, c’est bien par la plasticité qu’elles nous sont données à voir. En effet, il ne faut pas oublier que le signe plastique participe également à l’élaboration du niveau iconique des œuvres d’art. Les entailles dans la matrice constituent des variables plastiques sous la forme de traits et de lignes qui, selon leur épaisseur, leur vectorialité et leur orientation spatiale, contribuent à la constitution de la dimension iconique. Les imagiers du moyen-âge et de la renaissance, qu’ils soient tailleurs de pierre francs-maçons ou graveurs œuvrant dans une étroite collaboration avec les alchimistes, ont sculpté de véritables œuvres d’art contribuant aussi à l’enrichissement iconographique des monuments sacrés glissant ci et là des symboles fondues dans une masse iconique et faisant apparaître aux yeux de tous les traces d’une philosophie hermétique. Les images traitent bien des processus engagés dans le développement, mais c’est sous une forme symbolisée qu’elles apparaissent. Donc, bien qu’étant visibles, les clefs des secrets qu’elles contiennent ne sont lisibles que par les initiés. Par conséquent, contre toute attente, la compréhension du fonctionnement du faire incisif opéré par les graveurs et les tailleurs de pierre rend davantage compte de l’entendement de la logique transformationnelle alchimique et maçonnique que les images symboliques, leur sens étant biaisé par un clair-obscur volontaire typiquement hermétique.

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