Voir le monde comme il paraît ou le rôle des visualisations réalistes dans la gestion territoriale
Thierry Joliveau
CRENAM/ UMR 5600 CNRS
Université Jean Monnet de Saint-Etienne
Communes, conseils généraux, régions ou services de l'Etat s’offrent de plus en plus couramment des maquettes numériques, souvent accessibles par Internet, pour promouvoir leur territoire ou pour présenter aux habitants concernés l’état futur d’un projet d’urbanisme ou d'infrastructure. Les rendus de ces techniques de représentations numériques tridimensionnelless ont de plus en plus réalistes, interactifs, accessibles à distance sur le Web le texte et directement connectés aux bases de données géographiques disponibles. Certains utilisateurs pensent que ces techniques vont devenir les supports privilégiés pour une exploration et une réflexion partagées des questions de gestion territoriale. Nombreux sont les chercheurs en sciences sociales qui y voient plutôt des vecteurs d'une confusion généralisée entre la représentation et le représenté, le virtuel et le réel. Il est difficile de trancher, faute de données empiriques correctement collectées pour évaluer l’impact de ces visualisations sur les procédures et les pratiques de ceux qui les produisent comme de ceux qui les utilisent. Mais il est utile d’examiner de manière critique un certain nombre d’a priori théoriques sur ces questions.
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“Seeing is believing with 3D !”
GéoEurope
Cela fait de nombreuses années que les techniques numériques de visualisation tridimensionnelle sont utilisées couramment au cinéma, dans les jeux vidéos et les pratiques artistiques. Or les images numériques réalistes sortent maintenant des laboratoires scientifiques et des studios des concepteurs de jeux et il en ira de même dans un futur proche pour les techniques de réalité virtuelle. Dans le domaine de la gestion et de l’aménagement du territoire, l’emploi des techniques de représentation 3D est récent et encore limité, mais on assiste à son développement rapide. Il devient de plus en plus courant pour les services de l’Etat, les Régions, les Départements ou les Communes de s’offrir des maquettes numériques, éventuellement accessibles par Internet, pour promouvoir un territoire, concevoir un projet d’urbanisme ou présenter aux habitants concernés l’état futur d’un aménagement. Le succès que remportent ces maquettes virtuelles et ces représentations numériques auprès du grand public et des élus ne se dément pas. Des institutions habituellement très sourcilleuses de leurs dépenses dans le domaine de la collecte de données géographiques mobilisent soudain de gros budgets pour ce type de produits de communication sans que soit toujours bien explicités les utilisateurs susceptibles d’être concernés ni les objectifs précis auxquels sont censés répondre ces modes de représentation, ni ce qu’ils apportent par rapport aux outils traditionnels.
Ces maquettes réalistes dans lesquelles on peut naviguer de manière interactive sont supposées créer un rapport plus direct, plus familier, plus concret au territoire que les cartes traditionnelles. On attend d’elles d’une manière générale qu’elles constituent un support partagé de visualisation, d’exploration et de réflexion dans les projets d’aménagement ou d’urbanisme ou la planification territoriale (Joliveau 1994) (Chardonnel, Feyt et al. 2003). Mais ce succès auprès du public et des décideurs est aussi grand que la méfiance des intellectuels, des universitaires et des chercheurs en sciences sociales, nombreux à être agacés par la logique de séduction et de dissimulation qu’ils prêtent à ces produits. Mais dans les deux cas, on est souvent frappé d’abord par la méconnaissance qu’ont de ces modes de représentation numériques aussi bien la majorité des utilisateurs potentiels, qu’ils soient élus ou techniciens, que nombre de leurs contempteurs. On dispose de très peu de données empiriques et d’observations concrètes sur l’usage des visualisations numériques dans l’aménagement et la gestion du territoire et leurs effets sur les procédures, alors que les avis théoriques, positifs ou négatifs, sont monnaie courante.
Il nous paraît donc très important de décrire rapidement l’univers des grands types de visualisation numérique 3D, d’autant plus mal connu qu’il est en évolution très rapide. Il faut ensuite inventorier les usages repérables dans la domaine de la gestion territoriale et les questions qui émergent dans le cadre de l’emploi de ces visualisations. Enfin, nous nous proposons de discuter quelques présupposés théoriques à propos de ces images qui nous semblent obérer la mise en place du système d’observation et d’analyse des pratiques qui nous paraît fondamental.
1. Les visualisations numériques 3D
On a souvent tendance à parler de visualisations 3D numériques d’une manière générale alors qu’il en existe une très grande variété, tant au niveau des techniques de productions utilisées que des formes du rendu que l’on obtient (Joliveau et Dupuis 2005). Sans vouloir entrer dans un exposé technique, on peut noter quelques grandes évolutions des visualisations numériques de type paysager, que l’on illustrera simplement par des exemples graphiques présentés dans l’album situé à la fin de ce texte. La plupart de ces illustrations sont tirées de travaux réalisés dans ou en collaboration avec notre laboratoire. Il est possible de trouver sur Internet des exemples plus impressionnants.
Des rendus toujours plus réalistes
Même s’ils restent contraints par la puissance de l’unité centrale, les capacités des cartes graphiques et la précision des données nécessaires, les rendus paysagers numériques sont de plus en plus détaillés et réalistes au sens commun du terme : ils donnent un sentiment de réalité de plus en plus fort.
Une interaction toujours plus grande avec l’utilisateur
L’utilisateur continue travailler avec des albums de photographie numérique ou des films numériques mais de plus en plus souvent, il a à sa disposition une maquette interactive qui lui permet de naviguer dans la représentation numérique et de sélectionner ses points de vue, ses trajectoires et ses panoramas, à partir desquels il peut produire une série de photo ou une « vidéo » en continue. Il pourra de plus en plus facilement intégrer dans la vue de nouveaux objets 3D (arbres, champs, bâtiments, ...).
Une intégration des outils d’infographie et de géomatique
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Par exemple sketchup : http://www.abvent.com/softwares/sketchup/index.php
Cela fait longtemps que la convergence des Systèmes d’Information Géographique et des outils de visualisation 3D est annoncée (Perrin 1993) (Bishop et Karadaglis 1996). Elle se produit en ce moment même. La visualisation 3D est maintenant un des modes de navigation courants dans les bases de données géographiques. Les outils géomatiques exportent de plus en plus dans des formats de visualisation 3D comme le VRML "Virtual Reality Modeling Language". Les modeleurs numériques de paysages sont maintenant capables de lire les formats géomatiques et de travailler avec des systèmes de coordonnées géographiques. Des outils de modélisation 3D se placent à l’interface des deux mondes et permettent de construire rapidement des objets 3D à partir d’objets 2D stockés dans des bases de données géographiques1. Vraisemblablement une frontière demeurera entre ces deux cultures techniques différentes, mais il ne s’agira plus de deux mondes étanches.
Une disponibilité des visualisations sur Internet
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En France, plusieurs collectivités ont développé des visites 3D de leur territoire ; 3 exemples utilisant de technologies différentes : Ville de Saint-Nazaire http://www.st-nazaire-3d.fr/accueil.html, Ville de Rennes http://www.citevisions.rennes.fr/, Département des Côtes d’Armor http://www.cg22.fr/index.asp?top=s&laliste=0;3028
Selon une tendance très générale, les visualisations numériques ont vocation à être placées sur Internet pour que le maximum de personnes puisse les consulter. On le voit bien avec la multiplication de sites promotionnels de collectivités2. L’apparition de Google Earth n’est que la conséquence très médiatisée et très célèbre puisqu’elle met gratuitement à disposition sur le Web des données en 3D sur le monde (presque) entier, un logiciel pour les visualiser mais aussi pour intégrer de nouvelles données et placer les fonctions de visualisation dans d’autres applications.
2. Les usages de ces visualisations numériques 3D en gestion territoriale et paysagère
Les usages de ces visualisations numériques 3D sont encore émergents. La réflexion d’un groupe de travail que le CRENAM anime avec la Direction Départementale de l’Equipement de la Loire auprès d’utilisateurs a permis de proposer une première liste des domaines d’application de ces visualisations 3D. Le domaine du paysage et de la simulation visuelle sont bien sûr mis en avant, mais à côté d’autres domaines tels que la communication territoriale, la gestion de l’image d’un organisme, la promotion commerciale, la gestion du bruit et des nuisance sonores, la simulation du risque inondation, les projets d’aménagement ou d’urbanisme et la planification et l’exécution des interventions de terrain (pompiers, armées, ...).
Les domaines d’utilisation paysagère
Il faut distinguer à notre avis quatre grands contextes de démarche paysagère: le projet paysager, le paysage de projet, le paysage d’aménagement et le paysage de territoire (Joliveau 2003). Le projet paysagera pour objectif la création directe de formes nouvelles ; nous sommes moins dans la gestion du paysage que dans la conception d’objets paysagers, démarche parente de celle de l’architecture pour les bâtiments. On peut parler de paysage de projetquand il est question d’évaluer l’impact visuel d’un équipement : autoroute, éolienne, bâtiment, etc.. Le paysage d’aménagementrépond à un objectif d’action paysagère par le truchement d’une procédure d’aménagement : la dimension paysagère dans les PLU (Plan Local d’Urbanisme), les ZPPAUP (Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager), l’élaboration de chartes paysagères ... Le paysage est alors la finalité, tandis que le moyen est la procédure d’aménagement. On parlera de paysage de territoire, quand le paysage n’est plus une fin de l’action mais un moyen d’analyse. L’objectif est de réfléchir et d’agir sur un territoire à partir d’une entrée paysagère.
Chacun de ces contextes est caractérisé par un niveau de perception spécifique et se différencie selon l’extension de la zone à visualiser, le type et le volume de données nécessaires et mobilisables, le budget disponible pour la visualisation, le mode de gestion des tâches techniques (régie ou soustraitance). Dans la réalité, ces différents contextes peuvent être plus ou moins entremêlés et il existe une continuité logique entre ces démarches. Les professionnels du paysage travaillent d’ailleurs souvent sur les différents types de projet.
Si dans le projet paysager et le paysage de projet, l’utilisation de visualisations paysagères numériques commence à concurrencer les techniques infographiques de photomontage, dans le paysage d’aménagement ou le paysage de territoire, elles restent encore timidement employées. Pourtant plusieurs équipes de recherche françaises ont montré l’intérêt de ces visualisations paysagères pour les paysage d’aménagement ou de territoire (Brossard, Joly et al. 1993; Brossard, Joly et al. 1994; Joliveau 1994; Joliveau et Michelin 2001; Alinat 2003). Mais la diffusion de ces techniques se fait lentement. C’est imputable à leur coût, aux compétences nécessaires pour les mettre en œuvre efficacement mais aussi à une réticence d’ordre culturelle ou politique vis-à-vis des outils informatiques pour le paysage.
Des effets peu connus
Les effets espérés de l’usage des visualisations 3D sont aussi très variés. Un premier effet est de rendre les analyses et discussions plus concrètes et d’améliorer la connaissance du terrain en prenant en compte tous les éléments de la réalité qui disparaissent ou sont travestis dans les visualisations en deux dimensions : le relief, les empilements, les surfaces verticales (parois rocheuses, façades d'immeuble), les volumes et toutes les relations entre ces éléments : étagement des plans, intervisibilité, effets de masque, éclairements et ombres. Les visualisations 3D sont supposées aussi faciliter la communication des connaissances auprès d’un public de non spécialistes. Enfin les vues 3D sont supposées plus séductrices, que les outils classiques tels que les cartes et schémas mais la question se pose du temps que durera cet effet peut-être dû à la nouveauté.
On commence aussi à repérer des effets inattendus. Dans leur analyse de l’usage des visualisations 3D d’une station de ski, Charbonel et al. remarquaient ainsi que les techniciens percevaient ces outils comme un nouveau mode de contrôle sur la qualité de leur travail par les élus et décideurs (2003)
Des représentations factices et dangereuses ?
Il existe chez de nombreux spécialistes du paysage une méfiance de principe vis-à-vis de l’informatique paysagère. Le paysagiste Pascal Cribier écrivait dans Le Mondedu 12/02/2003 que les techniques numériques donnent « une image idéale, mais fausse du paysage ». Pour lui « nos sens sont plus puissants que le plus puissant des ordinateurs » et l’approche physique et sensuelle de l’environnement doit être défendue contre la tyrannie de l’image. Cette réticence des praticiens du paysage fait écho à celle des théoriciens qui ont longtemps considéré que les traitements informatiques et quantitatifs étaient inadéquats par nature à l’analyse paysagère. Ils sont souvent accusés de laisser échapper la part la plus importante du paysage, sa dimension qualitative, esthétique, sensible et même sensuelle, l’expression nuancée d’un rapport culturel liant les gens et les choses. C’est une position défendue depuis longtemps par des auteurs ayant des conceptions différentes du paysage comme Ch. Avocat, A. Bailly ou B. Fischesser (Rougerie et Beroutchvili 1991). Cette réticence des praticiens du paysage fait écho à la méfiance d’un grand nombre d’intellectuels, d’universitaires et de chercheurs en sciences sociales, agacés par la séduction fallacieuse qu’ils prêtent aux représentations numériques tridimensionnelles du territoire et inquiets des dangers supposés d’une virtualisation des représentations (Vodoz 2001).
Vodoz offre une bonne synthèse des critiques que l’on entend souvent à propos des représentations numériques tridimensionnelles du territoire. L’argument général est emprunté aux pourfendeurs de la glorification irraisonnée des nouvelles technologies (Breton 2000). Les nouvelles visualisations informatiques créeraient un risque de confusion généralisée entre la représentation et le représenté, le virtuel et le réel. La première critique habituellement formulée est que ces représentations saperaient la capacité des spectateurs à discerner le réel du simulé, ce qui existe de ce qui n’existe pas. Vodoz semble ne pas la reprendre à son compte. C’est moins la confusion entre le vrai et le faux, le réel et le simulacre qui semble l’inquiéter que la capacité de ces visualisations à faire douter le spectateur de ce qui relève de « ses perceptions, de son territoire et de ses valeurs » (op. cit. p. 252) pour en susciter ou imposer d’autres de manière détournée. L’irréalité conférée aux perceptions induirait un doute propice à toutes les manipulations. Si l’on résume l’argument, la perte des repères cognitifs matériels occasionnée par les représentations 3D engendrerait un brouillage de l’identité des spectateurs et les rendrait plus vulnérables aux maîtres de ces représentations qui pourraient ainsi influer sur les esprits et les opinions. On retrouve ce type de critiques chez certains théoriciens de l’urbanisme. Quand Sieverts entend démontrer l’importance du caractère intelligible de ce qu’il appelle la Zwischenstadt, cette forme contemporaine et dominante de la ville, non compacte, interstitielle, non urbanisée, hétérogène et à étalement rapide, il voit dans « la réalité virtuelle produite par les médias électroniques », un danger, un facteur d’accentuation de la « déformation de la perception, de rétrécissement de l’expérience » et à terme à de perte du sens des réalités qui contribue à défaire les appartenances et les ancrages territoriaux (Sieverts 2004). La méfiance envers ce type de visualisation est aussi grande chez les intellectuels et les chercheurs que l’est auprès du public et des élus le succès de ce type de visualisation.
Vodoz fait bien attention à ne pas accuser les représentations 3D numériques du territoire de confondre réel et simulacre. Cet argument se démonte en effet assez facilement en s’appuyant comme le fait Lussault sur un postulat constructiviste qui disqualifie par avance l’existence d’un réel "donné", objectif , “en-soi ” déjà là, qui serait le référent objectif de cette représentation (Lussault 2003). On peut remarquer plus simplement que la mise en cause de la légitimité de toute représentation non langagière conduirait imprudemment à convoquer à nouveau le Concile de Nicée (787) et à se mettre en position de devoir choisir son camp entre les iconolâtres et les iconoclastes. Il est plus raisonnable de tenter de replacer les vues numériques 3D dans une histoire des représentations. On est conduit alors à s’interroger sur ce qui différencie ces nouvelles représentations des précédentes : dessin, peinture, carte, photographie...
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Une version hautement technologique de cette technique est le modelage et l’impression automatique d’une maquette en résine par une machine-outil pilotée par un SIG. Cette technique est déjà utilisée commercialement aux États-unis (Geosolution 2004).
Il est à ce titre intéressant de constater que les méthodes participatives appliquées dans les pays en voie de développement appuient la collecte d’information auprès de la population sur des maquettes artisanales en carton ou en bois construites par les habitants eux-mêmes à partir de courbes de niveau issues de MNT. Ces maquettes sont ensuite habillées d’information thématique par les habitants puis photographiées à l’aide d’un appareil numérique. Les photographies sont alors géoréférencées pour être intégrées comme une couche thématique dans le SIG (Rambaldi 2004), (Bersalona et Zingapan 2004)3. Ces maquettes parfaitement matérielles apparaissent comme un moyen efficace de réfléchir dans l’espace pour des populations peu alphabétisées. La question nous semble donc devoir se poser sur deux plans. Celui de la différence entre une maquette numérique et une maquette matérielle ; celui de la différence entre une visualisation 3D et une visualisation 2D. Plutôt que de condamner d’emblée les maquettes numériques 3D, il faut analyser les effets qu’elles produisent, leur pouvoir de conviction, leur capacité à être critiquées, la nature des débats qu’elles suscitent, le type de projet qui les mobilise. C’est même la seule position critique efficace, vu la faveur publique qu’elles connaissent.
D’une manière générale, on manque encore de cas concrets d’utilisation et de données empiriques correctement collectées pour évaluer l’impact de ces visualisations sur les procédures et les pratiques de ceux qui les produisent comme de ceux qui les utilisent.
3. Questions théoriques
Si les réponses à ces questions ne peuvent être trouvées que dans l’observation des pratiques, on peut apporter déjà quelques réflexions d’ordre théorique.
Toucher avec les yeux ?
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“The 3D of virtual three-dimensional worlds does not function like perspective. Perspective is the translation of touch into vision; it is the "you can see it but not touch it". 3D is absolutely not perspective. 3D is tactile; it is the transcription of vision through touch. We are shifting (and we are only at the beginning here) from one perceptive method to another, completely different one; this causes us to move from a visual dominator to a tactile one.” (de Kerckhove , op. cit.)
D’abord, il nous semble qu’il serait erroné d’extraire les vues 3D numériques du territoire de la famille générale à laquelle elles appartiennent, celle des images animées réalistes sur écran, diffusées par l’intermédiaire du cinéma, de la télévision et des jeux vidéos. Leur mode de diffusion les rapproche en effet selon le cas plutôt d’un média ou d’un autre. La projection en réunion publique d’un film présentant une promenade en trois dimensions dans le territoire d’un projet relève du cinéma. La consultation de ce même film sur un écran d’ordinateur individuel relève d’un spectacle télévisé. La navigation interactive dans une maquette virtuelle sur Internet ou en local relève du jeu vidéo. La réception de ces images renvoie donc selon les cas à des codes bien différents. Nous nous placerons pour la suite dans le cadre de la représentation 3D numérique interactive sur écran. Le critère principal qui distingue cette représentation est son caractère interactif. Il suffit d’observer un joueur de jeu vidéo pour être frappé par la rapidité des interactions entre la main, l’oeil et l’écran. L’image qui s’y trouve est en permanente reconstruction. Le jeu vidéo comme la maquette 3D interactive sont fondés sur l’invite permanente à l’exploration, à la découverte. La maquette 3D n’existe que parce qu’elle est parcourue. Elle permet le passage instantané de l’observation d’un détail à une vue générale. On repère un objet dans une vue et juste après, on construit la vue que l’on a depuis cet objet vers l’endroit où l’on se trouvait. Par cette interaction, l’image animée devient familière. Pour ceux qui travaillent avec ces représentations ou qui pratiquent les jeux vidéos — il s’agit rarement il est vrai des antireprésentations interactives 3D — les sensations originales qu’elles procurent ne relèvent pas de la vue, mais se rapprochent plutôt d’une forme renouvelée du toucher. Il est possible de passer derrière les objets, de s’en rapprocher jusqu’à les frôler. Comme le dit à noter avis très justement (de Kerckhove 2003) « le monde de la 3D numérique ne fonctionne pas comme la perspective. La perspective c’est la translation du toucher vers la vue ; c’est : “ tu peux voir mais tu ne peux pas toucher ”. La 3D n’a rien à voir avec la perspective. La 3D c’est la transcription de la vue vers le toucher. Nous basculons (et nous n’en sommes qu’au début) d’un mode de perspective à un autre, complètement différent ; cela nous conduit à passer de la domination de la vue à celle du toucher »4. Cette sensation tactile autant que visuelle est ce qui rapproche les maquettes numériques des maquettes matérielles. C’est très important car cela permet de comprendre la qualité du rapport au territoire concret qui accompagne ce type d’outil. La visualisation de paysages numériques sur un écran n’a pas vocation à simuler une expérience réelle d’immersion paysagère ou à se substituer à une perception directe. Elle doit s’envisager comme une nouvelle expérience, un mode inédit de parcours d’un territoire déjà connu par la présence physique. Le réalisme des vues 3D est d’ailleurs moins important pour le spectateur que la présence d’un certain nombre d’éléments signifiants pour lui. On peut émettre l’hypothèse que la qualité d’une représentation est fondée sur la possibilité pour le spectateur d’y retrouver des éléments familiers de son monde personnel, qui lui permettent d’être en quelque sorte contenu, intégré par la représentation. Nous avons constaté lors des rendus visuels menés dans nos projets paysagers que le rendu très sommaire des prairies d’estive suffisait aux agriculteurs pour accepter de réfléchir sur le territoire à propos des images produites. Inversement un degré de réalisme trop fort peut être contre-productif. Comme on l’a déjà mentionné, un technicien des domaines skiables peut ainsi percevoir une maquette virtuelle comme un outil de contrôle trop puissant de la qualité de son travail, qu’il finira par rejeter (Chardonnel, Feyt et al. 2003).
Immersion dans l’image
Pour Tisseron (1996), l’interactivité numérique n’est pas une simple nouveauté technique. C’est la réalisation du désir qui traverse depuis le début l’homme dans son rapport à l’image : entrer dans l’image, l’habiter, y évoluer afin de la transformer. Il montre comment les différentes techniques de représentation : langage, peinture, photographie, cinéma ont conforté la réponse au désir « d’être dans l’image » et la capacité de l’image à « accueillir, contenir et porter son spectateur » (Ibid. p. 16). L’imaginaire de l’image est aussi vieux que ces dernières. Il se déploie dans deux directions. Dans la première, l’image est « un espace à habiter, qui nous contient et nous enveloppe » ; dans l’autre c’est « un lieu de transformation possible », soit du spectateur soit de l’objet représenté (Ibid. p. 125). Chacune de ces deux directions est socialement perçue de manière ambivalente. La capacité de l’image à envelopper peut être perçue de manière bénéfique. L’image est rassurante et reposante, elle conforte. Mais elle peut aussi être perçue comme émolliente et comme détournant de l’action. Il en va de même dans sa capacité de transformation. Celle-ci peut être perçue comme positive, car l’image donne les moyens d’influer sur la réalité. L’image est pédagogique, active, elle prépare l’action. Mais inversement, sa potentialité de transformation appliquée à l’individu est perçue négativement. L’image devient alors un moyen de manipulation qui peut influer sur les choix des individus malgré eux. Pour synthétiser : l’image balance entre deux pôles extrêmes : « celui d’une une “bonne” image qui nous porte (enveloppe) et nous stimule (transforme) favorablement ; et celui d’une “mauvaise” image qui nous phagocyte (enveloppe) et nous manipule (transforme) à notre insu » (Ibid. p. 126). Le procès que fait Vodoz aux représentations tridimensionnelles du territoire n’est donc pas irrecevable. Il est simplement partiel, puisqu’il ne voit qu’une dimension de l’imaginaire de l’image et ne vise qu’un type d’image. Le même type de critique a été porté depuis l’origine des images à toutes les formes de représentation : les icônes religieuses dans les premiers siècles, le cinéma au début du XXe, les illustrés dans les années 50, la télévision dans les années 60 et les jeux vidéos dans les années 90. Dans le domaine de la planification territoriale, pourquoi ne faire porter l’accusation de la manipulation de l’opinion des citoyens que sur la représentation tridimensionnelle ? On sait, au moins depuis (Harley 1995), que les cartes sont sujettes aux mêmes critiques. Les vues 3D ne sont ni plus ni moins manipulatrices que tous les médias qui ont servi et servent encore à représenter l’espace : le texte, les peintures, les maquettes, les cartes topographiques, les cartes statistiques, les photographies aériennes ou les bloc-diagrammes paysagers.
Virtualisation
Vodoz écrit que « le développement de ces territoires virtuels – au sens de représentations spatiales visuelles élaborées par simulation électronique – est certainement de nature à perturber significativement les relations des acteurs avec leurs territoires de vie » (Ibid. p. 252). On peut être d’accord si l’on parle de transformation plutôt que de perturbation, qui connote un a priori péjoratif. Il est sûr que l’usage des nouvelles technologies, que ce soit pour communiquer ou visualiser des vues réalistes ou bien simplement pour s’informer sur l’état du territoire, change notre rapport au monde et nous change aussi dans le même temps. Le développement des images interactives bouleverse nos repères et nous oblige à en construire de nouveaux. La compréhension de ces nouveaux schèmes de représentation ne peut s’envisager qu’à travers une analyse anthropologique des cultures visuelles que préconise (Besse 2000). Cependant, contrairement à ce qu’on croit trop couramment, ces nouvelles images n’ont pas vocation à devenir notre seul rapport au monde. Elles vont s’intégrer à d’autres modes de relations avec les autres et les choses concrètes. Et c’est plus dans cette intégration que se placent à notre avis les vrais enjeux.
- Note de bas de page 5 :
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Ce passage reprend en le modifiant considérablement un fragment d’une communication au colloque sur le paysage organisé à Saint-Etienne par l’ADERN-Pilat et la FRAPNA (Joliveau 1998)
- Note de bas de page 6 :
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Tout ce paragraphe est une paraphrase des pages 13-16 du livre de Lévy.
Il nous semble utile aussi d’éclaircir ce terme de virtuel, souvent porté en étendard tant par les défenseurs que par les critiques des vues 3D. D’abord il nous paraît impropre de parler comme Vodoz de « territoire virtuel » au sens de représentation spatiale numérique, ce qui conduit à assimiler un territoire à une représentation spatiale, ce qui pose de multiples problèmes. Il nous semble que la notion de territoire virtuel correspond plus à ce qu’on peut appeler un cyberterritoire, c'est-à-dire un espace informationnel numérique (Joliveau 2004).Il vaut mieux alors appeler les reconstructions numériques 3D de territoires concrets des environnements ou mieux des paysages numériques, car elles relèvent d’une relation sensible et visuelle à un territoire concret et elles reconstituent donc une relation de type paysager à celui-ci. Est-il légitime de nommer ces types de rendus paysagers des paysages virtuels5 ? Dans un premier mouvement, nous avions répondu affirmativement en appelant paysages virtuels les différentes vues numériques 3D que nous produisions dans nos projets paysagers (Joliveau, Dupuis et al. 1998). Mais après réflexion, cette idée nous a semblé nécessiter une discussion, et nous sommes revenus au terme moins ambigu de paysage numérique. En effet, comme le montre P. Lévy (1995)6, virtuel ne s’oppose pas à réel, au sens où le second existerait tandis que le premier ne serait qu’un leurre, une apparence. Dans la tradition scolastique, virtuel s’oppose à actuel. Est virtuel tout ce qui existe en puissance et non en acte. Quand on dit que l’arbre est virtuellement présent dans la graine, cela signifie qu’il tend à s’actualiser, sans avoir encore une concrétisation effective. Virtuel et actuel sont deux manières d’être différentes. Lévy reprend à Deleuze une autre différence, celle qui sépare le possible du virtuel : « le possible se tient déjà tout constitué dans les limbes. Il se réalisera sans changer de nature ». Le possible est un réel latent, auquel il ne manque que l’existence. Le virtuel lui est, selon Lévy, un complexe problématique, le noeud de tendances ou de forces qui non seulement accompagne une situation ou un objet mais en constitue une dimension majeure. La graine n’est pas l’arbre qui grandira, elle ne le connaît pas. Le « problème » de la graine est de faire pousser l’arbre, elle « l’inventera », le « coproduira » en fonction des circonstances qu’elle rencontrera. Ceci conduit Lévy à distinguer deux opérations : l’actualisation et la virtualisation. L’actualisation apparaît comme « la solution d’un problème, solution qui n’était pas contenue à l’avance dans l’énoncé. L’actualisation est création, invention d’une forme à partir d’une configuration de forces et de finalités ». L’actualisation est en quelque sorte l’invention d’une solution pour répondre à un problème. La virtualisation doit être comprise comme l’opération inverse de l’actualisation. Virtualiser une entité c’est « découvrir une question générale à laquelle elle se rapporte, faire muter l’entité en direction de cette interrogation et à redéfinir l’actualité de départ comme réponse à une question particulière ». La virtualisation n’est donc pas une déréalisation, « la transformation d’une réalité en un ensemble de possibles » mais sa transformation en un champ problématique. « La virtualisation passe d’une solution donnée à un (autre) problème.»
Cette construction conceptuelle peut nous aider à analyser le statut des paysages virtuels dans les démarches de planification du territoire. D’abord, les vues numériques “virtuelles” ne participent pas d’une démarche de virtualisation au sens de Lévy. Au contraire elles sont une actualisation. C’est le paysage, en tant que rapport d’une société à l’espace qui est de l’ordre du virtuel. C’est un champ problématique, quelque chose à partir de quoi peut s’inventer un projet sur le numériques comme les autres outils analogiques classiques de représentation ont pour fonction d’actualiser la virtualité du paysage. Elles donnent une forme (passagère, discutable et imparfaite) à cette entité virtuelle en discussion qu’est le paysage. Quand on travaille sur les paysages futurs, par repérage des dynamiques en cours et des processus déjà à l’oeuvre dans les systèmes actuels, et que l’on essaye de faire réfléchir un public sur différents scénarios paysagers, on travaille sur leur actualisation à partir des potentialités et des circonstances envisageables. Il n’y a pas alors de différence conceptuelle entre les vues numériques, les cartes informatiques et les blocs-diagrammes ou les croquis paysagers sur papier pour présenter les résultats des scénarios. Que les vues paysagères sur ordinateur conduisent certains à ne plus se confronter aux espaces concrets et aux paysages tels qu’on peut les contempler physiquement est possible. Mais différeront-ils en cela du passionné de peinture qui ne voit le paysage qu’à l’intérieur des musées et des catalogues d’exposition, du fou de littérature qui lit Balbec quand il voit Cabourg, ou même du touriste rivé à sa caméra vidéo ?
4. Conclusion
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(Ellul 1977) abordait la question en 1977 d’une manière beaucoup plus radicale et plus convaincante. Pour lui, qui écrivait à une époque où la réalité virtuelle était encore dans les Limbes, l’ordinateur était bien « créateur d’une nouvelle réalité », « qui (...) entraîne une dévaluation du réel constatable, toujours incertain, fragmentaire, subjectif, au profit d’une saisie globale, chiffrée, objective, synthétisée, qui s’impose à nous comme la seule réalité effective » p. 113. Mais c’est parce que l’homme vit dans un univers déjà déstabilisé par des connaissances scientifiques incroyables et une relativité culturelle qui le fait douter qu’il est amené (de manière néfaste selon Ellul) à faire confiance à l’ordinateur.
Peut-on vraiment penser que dans le monde contemporain, les perceptions, les relations, les valeurs reliées au territoires soient de l’ordre de la certitude, et la représentation numérique de l’ordre du doute ? Et si c’était l’inverse ? L’analyse théorique menée plus haut nous conduit à penser que ces relations, déjà peu assurées au niveau des individus, sont encore plus fragiles au niveau collectif7. La construction de représentations 3D suffisamment réalistes pour évoquer les territoires concrets, mais suffisamment mobiles et évolutives pour discuter collectivement des projets à élaborer, nous semblent pouvoir contribuer à dissiper les doutes qui caractérisent la relation au territoire. Les visualisations paysagères numériques seraient alors un outil permettant de redonner une intelligibilité à la Zwischestadt.
C’est, à tout le moins, une hypothèse à étudier sérieusement.
5. Album
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Figure 1 Eymoutiers. G. Chatagnon, Crenam
Figure 3 Saint-Etienne. B. Dupuis, Crenam
Figure 2 : Saint-Etienne. F. Jacquinod, DDE 42-Crenam
Figure 5 : Saint-Etienne. B. Dupuis, Crenam
Figure 4 : http://www.st-nazaire-3d.fr/maville.html
Figure 5 : Saint-Etienne. B. Dupuis, Crenam