Le paysage dessiné : un espace de projection identitaire
le cas des adolescents guarani-kaïowa du Brésil
Ivan Darrault-Harris
CeReS - Université de Limoges
Sonia Grubits
Université Dom Bosco de Campo Grande (Brésil)
L’analyse psychosémiotique de dessins de paysage réalisés par des adolescents guarani-kaïowa du Brésil met en lumière leurs difficultés de quête d’identité, difficultés dues à une nécessaire transculturalité, qu’ils décident de rester dans la réserve ou de la quitter. En effet, il faut remettre en cause la cosmogonie traditionnelle et sa répartition du Monde en trois espaces organisés verticalement (organisation projetable, aussi, horizontalement). De manière étonnante, cette tripartition du Monde, devenus impossible à soutenir (à cause du confinement dans la réserve), se convertit, dans certains dessins, en un détriplement du ‘point de vue », manière de maintenir, en désespoir de cause, la structure ternaire fondamentale.
D’autre part, l’analyse de ce processus identitaire plein d’embûches «éclaire le problème de l’étiologie du suicide rituel qui frappe justement les adolescents et les jeunes adultes du groupe depuis plusieurs décennies. Loin d’avoir le sens occidental d’un échec, il serait un moyen de résolution mythique du problème d’identité, une fin courageuse et glorieuse, voire métaphorique de la fin, rêvée, du Guerrier d’antan rejoignant les divinités
A psychosemiotic analysis of landscape-drawings made by teen-agers guarani-kaïowa from Brazil shows the difficulties involved in their search for identity which are inherent to a necessary transculturality, whether they decide to stay in the reserve or not . In effect, we must question the traditional cosmogony and its partition of the World in three vertically organized spaces (an organization which can also be projected horizontally). Surprisingly, this partition of the World, impossible to sustain (because of the emprisonment in the reserve), is transmuted, in the case of certain drawings, in a triple point of view, a way to maintain, if all else fails, the fundamental ternary structure.
On the other hand, the analysis of this identity process which is full of unresolved questions sheds new light on the etiological problem of ritual suicide which for many years has been rampant among guarani-kaïowa adolescents and young adults. Far from being seen as a figure in the Western sense, such a suicide seems a way to mythically solve the identity problem through a courageous and gloreous, as well as metaphoric dream ending of Old Warriors of the tribe rejoining the divine world.
Index
Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Ivan Darrault-Harris et Sonia Grubits.
Mots-clés : dessin, guarani-kaïowa, identité, paysage, psychosémiotique, transculturalité
Auteurs cités : Eduardo Viveiros de Castro, Joseph COURTÉS, Algirdas J. GREIMAS, Olivier Houdé, Jean-Pierre Klein, Sergio Levcovitz
Le paysage dessiné constitue traditionnellement un objet plastique privilégié par les études, si nombreuses, portant sur le dessin d’enfant. Et tout un chacun a en mémoire ce dessin standard convoquant le plus souvent les quatre éléments : arbres, herbes et fleurs figurent et emphatisent la Terre-support ; le ciel, l’Air, éventuellement parsemé de nuages généreux en averses (L’Eau bienfaisante), s’illumine d’un soleil rayonnant (Le Feu). Et trône au centre la Maison, habitée ou non, transparente ou opaque, métaphore du sujet lui-même (et laquelle vient diachroniquement juste après le dessin du bonhomme) : la porte-bouche, les fenêtres-yeux , les volets-paupières.
Ce dessin, permanent chez l’enfant, est reconnu par les psychologues comme la projection-conversion plastique de l’identité du moment, et aussi comme la manifestation, à interpréter, d’éventuelles difficultés de développement de l’enfant, d’une ontogenèse troublée.
L’analyse sémiotique de quelques dessins réalisés par des adolescents de l’ethnie guarani-kaïowa du Brésil permet de prendre la mesure des aléas de leur quête identitaire, entre deux univers culturels : celui de leur ethnie d’origine avec sa cosmogonie, qui transparaît dans la représentation du paysage ; celui de la culture occidentale aux frontières mêmes de la réserve, et ses multiples tentations de consommation, de confort.
Parcours identitaire et suicide rituel
- Note de bas de page 1 :
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Caarapó fait partie des réserves gérées par la FUNAI (Fundação nacional do Indio). Créée en 1924, cette réserve de 3.594 ha est peuplée aujourd’hui de 556 familles, soit environs 2.500 habitants : ces données permettent d’évaluer à sa juste mesure le taux très élevé de suicides.
L’occasion d’une telle approche nous est fournie par le travail de recherche de Sonia Grubits, travail d’ethnopsychologie de terrain mené dans la réserve brésilienne de Caarapo (province du Mato Grosso sud) auprès d’adolescents du groupe ethnique guarani-kaïowa1.
- Note de bas de page 2 :
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La sémiotique subjectale convoquée dans ce travail est celle élaborée par J.C. Coquet (cf. la bibliographie en fin d’article) qui s’appuie à la fois sur l’œuvre d’É. Benveniste et celle des phénoménologues, dont M. Merleau-Ponty. Cette théorie sémiotique s’applique à mettre en place des « instances énonçantes », génératrices de discours, qui sont autant de positions subjectales différenciées. La typologie des sujets proposée est d’une grande efficacité pour élucider les parcours d’identité.
La psychosémiotique, développée par I. Darrault-Harris depuis les années 80 (cf. la bibliographie), consiste en une analyse sémiotique du comportement global – normal ou pathologique – considéré comme production discursive. La psychosémiotique appliquée à la psychothérapie permet uneassistance au diagnostic psychiatrique, mais surtout une analyse évaluative des séances de psychothérapie et des productions (ainsi les dessins) des patients.
Le projet initial de cette recherche, qui s’est, de manière très originale, alimentée à la sémiotique dite subjectale et à la psychosémiotique, visait la description et l’analyse du processus de quête et de construction de l’identité2 chez des sujets adolescents, au sein d’un petit groupe bénéficiant de séances de création plastique tout au long d’une année de prises en charge régulières (l’activité de dessin y prit une place dominante, à côté d’un travail de modelage, de collage d’images découpées dans des revues et d’assemblage libre de matériaux légers).
Ce projet de mettre au jour les aléas éventuels de la quête d’identité de sujets guarani-kaïowa était – dramatiquement – justifié par un phénomène des plus inquiétants frappant ce groupe ethnique depuis plusieurs décennies et restant largement inexpliqué : le suicide « rituel » juvénile, dans la tranche d’âge de 12 à 24 ans (281 cas de suicide entre 1990 et 1996, avec un pic de 52 suicides en 1995), suicide presque toujours par pendaison, à la frontière de la réserve.
Ce phénomène, qui caractérise en propre ce groupe ethnique, n’atteignant en rien les autres groupes de la région, n’a pas encore reçu d’explication satisfaisante dans la mesure où l’abondante littérature qui y est consacrée accumule les causes supposées, individuelles, sociales, religieuses, économiques, culturelles, etc. Cette grande hétérogénéité étiologique dissimule mal un échec explicatif patent.
D’autre part, l’enquête st rendue particulièrement difficile du fait que les guarani-kaïowa refusent catégoriquement de parler de ce problème, même avec les personnes étrangères à la réserve qui ont pourtant gagné leur confiance.
De là cette proposition – respectueuse de leur mutisme - de passer par l’expression plastique libre, et donc, d’ouvrir de multiples représentations de l’espace liées à leurs représentations culturelles, représentations hypothétiquement constitutives de leur quête d’identité, et permettant peut-être d’approcher sur nouveaux frais le phénomène du suicide.
Quant à la transculturalité, elle leur est quasiment imposée : le confinement dans la réserve, nous le verrons, est en flagrante contradiction avec leur mythologie, celle d’un peuple en marche perpétuelle vers la Terre-sans-Mal, espace idéalisé. Mais qu’ils restent dans la réserve ou qu’ils décident de rejoindre l’espace de mode de vie occidental, il leur est de toute manière impossible de conformer leur existence aux cadres initiaux de leur vision culturelle du monde.
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C’est à Greimas et Courtés que nous devons cette opposition étendue vs espace(s) [cf. Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979 ; article « Espace » ].
Nous essaierons de soutenir cette hypothèse que de tels sujets, quoique déchirés entre des choix culturels imposés, en forte instabilité identitaire, permettent néanmoins d’appréhender précisément la significativité des représentations spatiales (si tant est qu’une culture est d’abord une mise en forme sémiotique de l’étendue, devenant ainsi espace(s) articulés3), et d’éclairer en quoi les formes et contenus culturels – en mutation, en réajustement – sémiotisent l’espace, en en infléchissant les représentations picturales.
Une représentation inaugurale
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Du groupe d’adolescents pris en charge dans les conditions susdites nous retiendrons deux cas que leur différence même rend représentatifs : celui d’Inês, qui affirmeranettement son identitéde future femme guarani-kaïowa désirant demeurer dans la réserve, et celui de Creoni qui, au contraire, a le projet ferme de s’intégrer à la vie occidentale urbaine, hors de la réserve. Nous analyserons quelques-uns de leurs dessins libres, où se manifestent syncrétiquement choix culturels et parcours identitaires.
- Note de bas de page 5 :
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Notre expérience prolongée de séances de psychothérapie centrées sur le dessin confirme cette loi générale de la grande richesse sémiotique du premier dessin réalisé par l’enfant au début d’une prise en charge relationnelle.
Le premier dessin (figure n°1, en annexe) d’Inês4 (préadolescente de 8 ans) a été réalisé avec de la colle de couleur, technique qui interdit de figurer des détails précis : elle utilise uniquement le bleu, le jaune et le noir (à l’exception d’un minuscule détail en rouge, sur une fleur). Nous nous attarderons sur ce premier dessin qui, parce qu’il est le premier, s’avère souvent, chez l’enfant, d’une exceptionnelle richesse et signification, mais surtout, le lieu de représentation de l’inscription relationnelle du sujet dans l’espace naturel et social5.
L’espace de son dessin comprend un groupe compact, au coin supérieur gauche, de sept figures (une maison, trois arbres, deux fleurs, un soleil) qui ne parviennent pas à engendrer un sous-espace cohérent et lisible : les figures, comme miniaturisées, y sont encastrées les unes dans les autres, contiguës pour six d’entre elles. Cette accumulation en un même lieu nous pousse à interpréter cette partie du dessin (par laquelle elle a commencé) comme terrain d’essai mais aussi « légende picturale », mini-dictionnaire de figures qui seront réutilisées, mises en scène dans l’espace du dessin proprement dit : espace quasi méta-pictural présentant les éléments d’un système à distinguer de l’espace du procès pictural lui-même.
Une figure, de taille plus importante, semble difficile à intégrer dans ce méta-espace, celle du petit personnage féminin situé à gauche du soleil, personnage qui semble camper sur la frontière entre système et procès.
Cela dit, intuitivement, les autres figures du dessin semblent se disposer selon une triple stratification (à rapporter ultérieurement à la cosmologie traditionnelle guarani) :
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la figure féminine, le soleil, la « signature » : Inês (de même couleur que le soleil) ;
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la figure féminine sans jambes, les nuages d’où tombe la pluie ;
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la maison avec fenêtres mais sans porte, le puits, les trois arbres et la fleur surdimensionnée.
Le plan supérieur réunit donc la signature (la marque de l’énonciateur du discours pictural), une figure féminine (fille-fleur) et le soleil de couleur identique à celle de la signature, dont l’emplacement inattendu s’explique par la nécessaire proximité du soleil : l’examen des relations actantielles entre les figures montrera que l’énonciateur du dessin côtoie ainsi le « méta-destinateur » de l’énoncé pictural (communiquant chaleur et lumière), partageant en quelque sorte son statut hiérarchiquement dominant.
Le second niveau nous montre deux nuages abreuvant arbres et fleur géante (nous reviendrons sur la figure de la petite fille dépourvue de jambes). Actantiellement, ils sont aussi à l’origine d’un procès de communication, destinateurs de l’eau céleste.
Enfin, le troisième et dernier niveau met en scène des éléments assez hétérogènes : la maison sans porte, le puits, les arbres et la grande fleur. Si arbres et fleur constituent bien les destinataires à la fois de la chaleur, de la lumière et de la pluie, comment interpréter les relations narratives liant ce triangle de figures : la fille-tronc, la maison et le puits ?
Si l’on admet que, dans notre dessin, les niveaux de stratification définissent des statuts actantiels identiques, il est à noter que la petite fille sans jambes partage le niveau des nuages, donc des destinateurs. D’autre part, au niveau inférieur, la maison, dans les mêmes conditions d’articulation de l’espace, pourrait constituer un destinataire. Reste à définir l’objet transitant entre les deux actants. Le puits, et son eau souterraine, fournit le terme manquant : le destinateur, incompétent (sans jambes) ne peut communiquer l’eau terrestre à la maison, destinataire d’ailleurs également incompétent, puisque dépourvu de porte.
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On citera ici, pour en confirmer la valeur heuristique, le traitement sémiotique que fait Greimas des quatre éléments (cf. Maupassant : la sémiotique du texte, Seuil, Paris, 1976) analysés comme destinateurs disposés sur le carré sémiotique, et répartis selon les deixis positive et négative. Ce modèle continue de nous être précieux dans la mesure même où ces destinateurs-éléments sont aussi des générateurs d’espaces (le soleil engendre le ciel, l’eau céleste le lac, etc.) diversement axiologisés : Maupassant valorise le soleil comme principe vital et dévalorise l’eau considérée mortelle. Le premier dessin d’Inês contient les quatre éléments, dont deux au moins sont des destinateurs appartenant à la deixis positive, soit le soleil et l’eau céleste. La Terre « retient » l’eau souterraine, l’Air ne semble pas avoir d’existence actantielle dans le dessin.
A côté d’un circuit de communication naturelle qui fonctionne de manière satisfaisante, est représenté un circuit « en panne », celui de la communication culturelle de l’eau6.
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On peut également songer à rapprocher ce dessin de ceux réalisés par les enfants occidentaux, éventuellement porteurs de pathologies psychiques. On consultera sur ce point notre ouvrage (en collaboration avec le psychiatre J.-P. Klein) Pour une psychiatrie de l’ellipse. Les aventures du sujet en création, PUF, Paris, 1993, qui présente le cas de Yann, un adolescent psychotique ayant évolué, de manière tout à fait inespérée, vers la normalité grâce à ses dessins.
Ce dessin aux contenus quasi mythiques oppose donc manifestement nature et culture et demande à être rapproché de ce que nous savons de la cosmologie guarani, des espaces articulés qui la constituent.7
Retour à la cosmologie guarani
Voici la description que donne l’anthropologue E. Viveiros de Castro de la cosmologie guarani : « Selon la cosmologie guarani, le thème de l’abandon, de la division du cosmos entre ce qui est parti et ce qui est resté ou simplement existe, est un fait récurrent (...) la race humaine est l’espèce la plus notable parmi les êtres abandonnés car, bien qu’elle soit restée, son destin est de partir (...) c’est là la marque de la différence de l’être humain dans le monde. Les animaux ont un esprit et un principe vital, mais ils ne partiront pas (...) ceux de la terre sont de la terre ; ceux du ciel, du ciel. Seuls les humains sont entre la terre et le ciel, le passé et le futur ; ils sont les seuls à ne pas mourir vraiment... »
Le même auteur indique que l’opposition spatiale la plus pertinente est celle qui relie le Ciel et la Terre (la Forêt), le ciel occupant une position prépondérante, et la sphère humaine une position intermédiaire. À cet axe vertical majeur s’ajoute l’axe Est-Ouest, axe fortement investi : la destruction du Monde commencera par l’ouest et la Terre-sans-Mal, sorte d’utopie paradisiaque, est située à l’Est (mais aussi au Ciel, voire au zénith).
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L’univers ainsi feuilleté est principalement organisé sur la dimension verticale, créée par la séparation originelle entre les dieux et les hommes (« abandonnés »).
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Le monde d’en bas n’a pas de limites bien précises et l’on constate des projections horizontales d’oppositions cosmologiques : village/forêt ; forêt/eaux ou encore, plus complexe : village/champs/forêt.
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Dans le cas d’une projection horizontale de l’axe Ciel/Terre, on retrouve l’axe Est/Ouest investi d’une opposition générale humanité/animalité.
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En définitive, la cosmologie guarani articule trois espaces fondamentaux : le Ciel, siège des dieux et des âmes divinisées ; les Humains liés à la Terre et au village ; les Animaux, la Forêt reliés au Monde souterrain et au spectre des Morts. Ces trois domaines peuvent être définis respectivement comme « Surnature », « Société » et « Nature » ou encore comme « Post- ou méta-culturel », « culturel » et « infra- ou rétro-culturel ».
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Enfin, cette cosmologie apparaît comme instable à la fois temporellement et logiquement.
Fort de ces données cosmologiques, le réexamen du dessin d’Inês révèle les faits suivants :
1- Une organisation générale selon la polarité verticale, et la mise en place effective d’un feuilletage de l’univers.
2- La co-présence d’un univers céleste (où l’énonciateur s’installe), d’une sphère terrestre, qui bénéficie des dons célestes, et d’un univers souterrain simplement suggéré, et présenté comme inexploitable.
3- L’axe qui traverse horizontalement le dessin est marqué, à gauche, par la dysphorie (impossibilité de communiquer l’eau souterraine) et, à droite, par l’euphorie de la communication de l’eau céleste.
4- La petite fille dessinée sans jambes n’appartiendrait-elle pas, ainsi mutilée, à ceux qui, coupés de l’humanité, sont désignés comme ne pouvant pas partir ? Inês continuera ainsi à dessiner des animaux privés de certains de leurs membres (ainsi les chiens dépourvus de pattes arrière).
5- Les deux personnages humains, conformément à la mythologie guarani, sont bien représentés « flottant » entre Ciel et Terre.
Une évolution de la représentation
Les dessins qui vont suivre introduiront souvent une tripartition de l’espace, mais sous la forme d’un triple point de vue formant triptyque. Comme s’il ne restait des trois domaines de la cosmologie que la forme, les cadres, les fenêtres découpant le monde en en sélectionnant des fragments.
C’est le cas du second exemple de dessin (figure n°2) qui propose trois vues panoramiques superposées, chacune présentant une vision « complète » du paysage :
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Bande supérieure : dominées par le soleil, les maisons d’architecture traditionnelle guarani et bien pourvues de portes sont reliées par un chemin fermement dessiné. L’échelle des figures est homogène.
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Bande intermédiaire : dominée par un nuage pluvieux, monochrome, la représentation adopte ici un point de vue qui n’est plus ici celui d’une vue« cavalière » : les figures sont réduites à leurs purs profils et présentent des disparités d’échelle (traduisant des variations proxémiques de l’observateur).
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Bande inférieure : l’appauvrissement, voire dégradation de la représentation s’accentue encore ici avec cette séquence peu cohérente d’éléments disparates, qui constituent presque tous des reprises de figures mises en scène dans les bandes supérieures. Ici les figures ne parviennent plus à engendrer un espace les intégrant en leur conférant des relations logico-spatiales.
Le troisième dessin (figure n°3) présente la même tripartition, la bande inférieure, monochrome rouge, annonçant le dernier dessin d’Inês.
Ici apparaît avec une grande netteté ce que Viveiros de Castro appelle la projection horizontale des oppositions spatiales verticales (on est donc loin du premier dessin), à savoir
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sur la bande supérieure, la forêt.
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sur la bande intermédiaire, le village, ses maisons reliées, un lac.
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sur la bande inférieure, une plantation, la rivière, le soleil.
Là encore le point de vue est remarquablement variable : vue cavalière pour la bande intermédiaire, vue de profil pour la bande supérieure et points de vue mêlés pour la bande inférieure : la plantation de maïs est vue « d’avion » alors que la rivière et le soleil sont représentés à l’aide du point de vue utilisé pour la bande supérieure.
Remarque :
Chaque terme de l’opposition complexe ternaire est donc couplé à un point de vue distinct, créant une sorte d’homologation, si l’on suit Viveiro de Castro, entre les trois catégories suivantes :
Le dernier dessin d’Inês (figure n°4) ne propose plus de tripartition, de triptyque mais opère une sorte de conversion sémiotique du découpage antérieur en variant cette fois-ci systématiquement, au sein d’une même plage picturale, le point de vue de l’observateur :
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un premier sous-espace représente le soleil et une « mare » (dixit Inês).
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l’arbre en bas à gauche est représenté de la même manière même s’il engendre un autre sous-espace du dessin.
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les trois parcelles des plantations (« maïs et riz », dixit Inês) semblent vues d’avion, comme dans le dessin précédent.
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mais le nuage, sur la gauche, déverse sa pluie horizontalement et contraint le lecteur du dessin à opérer une rotation orthogonale par rapport au sous-espace engendré par les figures du soleil et de la mare, pour retrouver la verticalité.
De la triple opposition « forêt/village/champs », il ne reste plus qu’un seul terme, celui des champs, des cultures, des plantations alimentés par la chaleur du soleil, l’eau céleste et terrestre : l’opposition Ciel/Terre réapparaît donc au sein d’une reconstruction « cubiste » de l’univers.
Cette évolution si sensible dans la représentation de l’espace peut être aussi considérée comme attestant d’un parcours identitaire relevant, comme nous l’indiquions au début, de la transculturalité.
Inês, comme tous les adolescents de la réserve, est confrontée au choix de rester une femme indienne guarani-kaïowa confinée dans les limites de la réserve, ou de partir pour rejoindre la vie occidentale en ville.
Or Inês apparaît clairement comme ayant fait progressivement le choix de demeurer dans la réserve, avec, entre autres, pour conséquence un mariage précoce (autour de l’âge de 12 ans).
Or rester dans la réserve suppose, nous l’avons indiqué, un travail de réaménagement de la culture traditionnelle guarani, dans la mesure même où cette culture implique, nous l’avons dit, un déplacement continuel du peuple guarani en quête de la Terre-sans-Mal (même si cette migration peut aussi revêtir une dimension purement spirituelle).
Nous avons ainsi constaté, dans ses dessins, un passage de la représentation de la cosmologie guarani sur le mode vertical à une représentation des oppositions projetées sur la dimension horizontale, pour ne retenir finalement qu’un terme, emphatiquement marqué, celui de l’espace cultivé, articulé avec les « Destinateurs » naturels du Soleil et de l’eau céleste.
Il est aussi à relever que la tripartition du monde en domaines (céleste, terrestre, souterrain) semble se convertir, dans la représentation de l’espace, en une tripartition des points de vue (cf. le dernier dessin), comme s’il était capital de maintenir la structure ternaire à tout prix.
Le cas, contrasté, de Creoni
Comparativement, tout autre nous apparaît la représentation de l’espace contenue dans les dessins d’un autre adolescent du groupe, Creoni (8 ans), qui, lui, a fait le choix de quitter la réserve et de s’intégrer dans la vie urbaine.
Ses dessins, systématiquement, sont réalisés à partir d’une vision « moniste », homogène de l’espace présenté en perspective cavalière : les arbres, par exemple, délimitent clairement un espace devant et derrière la maison, présupposant un observateur qui a pris du recul et qui embrasse globalement le paysage.
D’autre part, ses derniers dessins (figures n°5 & n°6), bien représentatifs de l’ensemble de sa production, présentent une accumulation-juxtaposition spatiale de véhicules et d’objets de consommation symboliques de la culture occidentale : bus, tracteur, voiture, pick-up, marchand de glaces, appareil-photo « Kodak », chaîne stéréo portable, vélo, téléviseur.
L’espace représenté est bi-dimensionnel, « plat », et aucun axe, vertical, ou horizontal ne peut l’organiser : pur espace d’accueil d’une collection d’objets, paradigme projeté sans ordre, plus ou moins entouré de motifs végétaux incoordonnés, écrin, faire-valoir des objets désirés.
Et le drapeau brésilien (figure n°5) affiche sa nouvelle identité.
Il n’y a plus aucune trace, ici, de la cosmologie guarani génératrice d’espaces, qui, peut-être, transparaissait encore un peu dans les dessins antérieurs, où Creoni dessinait des arbres anthropomorphes, car dotés de visages (vision « animiste » de la nature).
Pour conclure
Nous avons donc tenté d’aborder, par le petit côté des choses, les modes de conversion plastique d’une problématique identitaire, sans oublier les aspects de « cognition culturelle » et de« cognition spatiale », à partir d’une activité fort complexe et encore, à notre connaissance, non étudiée de ce point de vue : le dessin d’enfant.
Cette activité, étroitement liée à la perception visuelle (mais non limitée à cette dernière) nous apparaît comme la conversion sémiotique complexe de représentations puisant dans l’imagerie mentale, issue tout autant de la modélisation culturelle que de l’activité perceptive.
Le cas d’Inês est pour nous révélateur de la persistance remarquable d’une forme caractérisant l’organisation cosmologique de l’espace, à savoir la ternarité, laquelle se maintient grâce à la triplication des points de vue (la multiplication des actants observateurs implicites) : en termes lévi-straussiens, on aurait ici affaire à une variante individuelle d’un mythe collectif (maintien de la structure, mais variation des contenus).
En revanche, le cas de Creoni manifeste l’abandon total de la cosmologie structurante, la perte de l’organisation spatiale du monde au profil de la relation de quête d’objets appartenant à un univers dont il est pour le moment disjoint.
Concernant précisément la différence de traitement des objets représentés chez Inês et Creoni, on peut se référer aux résultats de travaux récents portant sur l’imagerie cérébrale fonctionnelle, lesquelles concluent à l’existence de deux circuits neuronaux bien différenciés, celui permettant la localisation de l’objet, et celui aboutissant à son identification. On pourrait avancer l’idée que Creoni est dans la représentation très privilégiée du quoi ?, tant il accumule les caractéristiques figurales des objets au détriment de leur localisation.
- Note de bas de page 8 :
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On pourra consulter, sur ce point, l’article « Imagerie mentale » dans O. Houdé et coll., Vocabulaire de sciences cognitives, PUF, Paris, 1998, pp. 201-207.
Inês, au contraire, va progressivement abandonner la représentation d’objets pour se consacrer exclusivement à la représentation de l’espace, du où ?8
- Note de bas de page 9 :
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Ce terme peut paraître inadapté dans la mesure où l’acte est toujours accompli dans la solitude. Il caractérise plutôt ici le caractère répétitif des circonstances, des moyens employés, et de la tranche d’âge concernée.
Quant au problème du suicide rituel9 juvénile dans l’ethnie guarani-kaïowa, après ce travail d’une année auprès du groupe d’adolescents, il est possible d’émettre l’hypothèse qu’il est probablement dû, chez les jeunes, à un blocage de l’activité sémiotique de création (ils ne parlent guère, n’exprimant pas leurs émotions, par exemple) leur permettant d’accomplir ce travail de quête transculturelle d’identité auquel ils inévitablement confrontés.
Et nous retrouvons là nos conceptions et nos convictions de théoricien de la création comme processus de transformation du sujet humain : la recherche menée par Sonia Grubits, conçue pour approcher et évaluer un processus de quête d’identité difficile s’est révélée activité de puissant soutien de cette quête et, peut-être, prévention efficace contre la désémiotisation du monde conduisant au suicide, sortie de l’espace vital devenu insupportable.
- Note de bas de page 10 :
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S. Levcovitz, Kandire o paraíso terreal, Rio de Janeiro, Te Corá, p. 262.
Manière désespérée, peut-être, de retrouver la culture traditionnelle, de redonner sens, in extremis, à son existence, en mettant en scène, syncrétiquement, le combat du guerrier et de son ennemi. L’anthropologue S. Levcovitz confirmerait cette hypothèse : « L’attitude de se précipiter vers la mort, dans le cas de la guerre rituelle, était socialement reconnue comme un acte généreux qui reproduisait les fondements de cette société. C’est en fonction de ce motif constitutif que ces hommes s’élevaient directement vers le divin. »10