Jeu et signification, pour une sémiotique générale de l'expression ludique
Aymeric D'Afflon de Guillomont
- Thèse dirigée par Denis Bertrand
- Soutenue le 09 décembre 2009
- Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis
- Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Index
Quoique scientifiquement mal considérés, les jeux ont offert à la sémiotique, aux sciences du langage, mais aussi aux sciences sociales et aux sciences exactes, un grand nombre de modèles exploitables et parfois fondamentaux. La théorie sémiotique montre que l'analyse des processus de significations à l'œuvre dans les pratiques ludiques ne peut se satisfaire d'une définition essentialiste du mot « jeu », mais exige une approche immanente et comparative des formes d'expression ludique générées par les joueurs. En cela, R. Caillois est allé plus loin que J. Huizinga, mais les quatre catégories de sa typologie des jeux peuvent être considérées comme des ingrédients parmi d'autres d'une culture ludique dont les systèmes de signes sont en réinvention permanente.
Pour délimiter notre corpus, nous avons proposé un premier filtre sémantique et syntaxique : étudier les jeux « auxquels » on joue (on joue au billard, au football, au tarot, mais on joue du piano, le rôle de sa vie...) et qui possèdent un nom. Il apparaît que les jeux ainsi sélectionnés ont des caractéristiques communes, révélées par le cadre d'analyse structuraliste inspiré de F. de Saussure et L. Hjelmslev et qui, ultérieurement développé dans une sémiotique de l'énonciation et de la signification en acte, permet d'interroger ce qui, dans l'expression ludique, fait le jeu. Enjeu, but du jeu, joueurs, apparaissent alors comme les conditions d'énonciation des « jeux réglés » (appelés également jeux finis / jeux digitaux / games en anglais / ludus chez Caillois). À cette catégorie d'objets s'oppose celle des jeux infinis (ou non réglés / analogiques / le play en anglais / le païdia chez Caillois). Les jeux réglés peuvent être considérés comme des formes achevées du bouillonnement créatif du play. Par suite, notre corpus se limite aux jeux réglés, pour lesquels la partie s'affirme comme l'unité d'analyse répondant aux critères théoriques de constitution de l'objet - texte invoqués par A.-J. Greimas : clôture, orientation et segmentation. Dans notre champ de recherche, constitué par l'ensemble des parties connues des jeux identifiés, chaque système ludique se définit comme la somme de ses parties, connues et à venir, autorisant une énonciation ludique individuelle créative. Dans ce cadre, le play s'analyse en tant que processus générant progressivement son propre système.
Comment mener l'analyse de ces systèmes signifiants ? Le parcours génératif greimassien (figurativité / thématisation / sémio-narrativité / axiologie), augmenté d'un premier niveau perceptif (sensorialité), en fait apparaître les unités et les règles syntaxiques. À partir du corpus étudié (plus de cent cinquante jeux), chaque niveau révèle des critères d'analyse permettant de rapprocher ou de distinguer les systèmes ludiques. La cohérence, interne à chaque niveau, et transversale à chacun, s'impose comme une loi de constitution des systèmes. Le niveau figuratif montre que le temps est une dimension ludique de second ordre, permettant simplement une objectivation comparative des performances et une limitation pratique des parties. En revanche, l'espace s'affirme comme la valeur ludique par excellence, qu'il soit à conquérir comme symbole de l'espace réel ou comme métaphore des espaces cognitifs. La syntaxe actantielle et narrative révèle une composition tri-actantielle du joueur (à la fois sujet, anti-sujet et destinateur), qui pourrait être un modèle d'analyse des autres champs culturels (la lecture par exemple) et permet de décrire des situations variées de concurrence actantielle.
Le texte des parties n'est que l'explicite de l'univers signifiant implicite de la pensée ludique. Cette part implicite peut être étudiée à travers la notion de simulacre. La distinction entre simulacre stratégique et passionnel permet de faire apparaître les principes de constitution des configurations ludiques génératrices d'addiction.
Les analyses croisées des différents niveaux de pertinence du plan de l'expression et du contenu aboutissent à une description de formes de vie ludiques, permettant de faire l'hypothèse de relations axiologiques fortes entre un système d'expression ludique et sa pratique sociale. Le joueur peut néanmoins exprimer sa liberté énonciative par de nombreux moyens : le style, la triche, le refus de gagner, la variante, le détournement, la transformation en un autre jeu. En tant qu'objets d'étude, les jeux ont-ils donc leur place dans le champ artistique plutôt que celui des sciences du langage ? L'approche sémiotique contribue ainsi à renouveler, par-delà les typologies, l'approche des semiosis : la relation que les sociétés entretiennent avec leurs propres systèmes de significations.
Semiotics is a young theory, no much more than one century old. Many fields of appliance are still uncovered, including games, seldom taken seriously, although they have provided major theoretical arguments for linguistics and other scientific fields. Semiotics concepts and tools prove their efficiency when applied to “gaming expression”, if only they are used for their pliability rather than taken as norms. In these conditions, the generative model guides the game studies, from the identification of perceptive, figurative and narrative syntaxes, to the axiological synthesis.
The parameters of the relationship between the player and his game can be considered. The gaming expression is the concrete result of strategic and passionate projections. Each game offers the experimentation of a form of life, which can give elements of explanation for individual and collective identities that are observed around gaming practices. The study of games, contests, and matches, shows that their authors, the players, can develop a style, even a revolting or subversive expression against this form of life. To transform or create a game is like promulgate a new way of social life. If game creators are so little known, is this because the perenniality of their work depends on its collective appropriation ?
The semiotic approach, conducted here on more than one hundred and fifty games, contributes to renew, beyond typological considerations, the way of understanding gaming expression among other social languages