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Texte intégral
- Note de bas de page 1 :
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Texte d’orientation, août 2012.
La notion d’« accord » que nous sommes invités à placer au centre d’une réflexion sur « le faire conjoint qui se situe à la base du contrat social »1 soulève quelques problèmes eu égard à une distinction que nous avons tenté d’introduire entre deux types de configurations syntaxiques à caractère tout à fait élémentaire, et par suite de portée extrêmement générale. Si générale que ces deux configurations constituent même, respectivement, du point de vue d’une sémiotique de l’interaction, le noyau de deux régimes de sens distincts. Or, si l’un de ces régimes fait de l’idée d’accord contractuel son principe même, l’autre, par principe, l’ignore. Le premier, appelé régime de la « manipulation », en inscrivant l’interaction à l’intérieur de limites convenues, assure la stabilité des échanges et la permanence relative des valeurs. Le second, dit de l’« ajustement », recouvre un type d’interactions rendues possibles au contraire soit par l’absence de toute convention soit par la suspension ou le dépassement de celles qui encadrent généralement les pratiques propres à un domaine d’activités déterminé et sur lesquelles chacun est supposé « s’accorder ». Nous croyons utile de distinguer aussi nettement que possible ces deux modes de fonctionnement et nécessaire de donner au second la place essentielle qui lui revient. C’est ce qui nous amène à prendre position face au présent projet unificateur.
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Afin de préciser le lieu et l’enjeu du débat, commençons par évoquer le genre d’interactions dont il s’agit de rendre compte en tant que processus les uns reproducteurs, les autres créateurs de sens et de valeur. Nous jugerons ensuite de la pertinence de la notion d’« accord » à leur égard. Soit à titre d’exemple ce qu’on appelle le « respect ». On peut en rendre compte selon l’un et l’autre régime.
- Note de bas de page 2 :
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Cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », Actes Sémiotiques, 116, 2013.
« Respecter » quelqu’un ou quelque chose (par exemple « l’environnement ») peut d’abord se ramener à l’observation de règles à caractère général et impersonnel. C’est la conception la plus répandue. Elle repose sur l’idée que toute personne aussi bien que toute chose est réductible à une définition préétablie de ce qu’elle « est », définition qui peut soit provenir du savoir « encyclopédique » (au sens d’U. Eco) que par définition « tout le monde » partage, soit être fixée par un système de positions et de rôles sociaux faisant grosso modo consensus. Respecter l’autre, c’est alors se comporter en suivant scrupuleusement les normes de conduite qu’impose la reconnaissance de son statut. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de faire honneur à la personne ou à la chose qui se trouve présente devant soi mais de lui accorder exactement — « juste », comme on dit — ce qui lui est dû à raison de la nature ou de la qualité statutaire qu’on lui attribue conventionnellement, par application d’une grille de classification communément acceptée. S’agissant de rapports interpersonnels, en faire davantage ne serait plus du respect ni de la déférence mais de l’obséquiosité ou de la complaisance. En faire moins serait au contraire de l’insolence2.
- Note de bas de page 3 :
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V. Estay et R. Dorra, texte d’orientation (souligné par nous).
Plutôt que l’« autre » comme tel, ce qui est alors respecté, c’est, autrement dit, ce que le code des « bonnes manières » prescrit à son égard. Mieux, comme l’affirmaient les auteurs du texte d’orientation dans un passage qu’on pourrait prendre, de leur part, pour une véritable profession de foi, ce qui est ainsi reconnu comme digne d’une déférence sans réserve, c’est le « substrat éthique qui détermine les paramètres sociaux de l’échange, c’est-à-dire le rapport que chaque actant doit établir avec une norme donnée pour rester dans le domaine du bon sens (en espagnol la “cordura” : l’accord avec la raison) »3. C’est dire que par delà l’autre et par delà ce qui est prescrit circonstantiellement à son égard, ce qu’en définitive on respecte selon cette perspective, c’est l’existence même d’une instance régulatrice (quelle qu’elle soit) supposée admise et reconnue par tous en tant que condition de possibilité de tout « échange » sensé entre partenaires d’une interaction quelconque. Cette instance transcendante, garant de la « sécurité » (au sens juridique) des rapports interactantiels, et le cas échéant énonciatrice de normes explicites, on l’appelle en sémiotique (greimassienne) le « destinateur ».
- Note de bas de page 4 :
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Cf. « L’altérité sans nom », in E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 145-149.
La seconde forme de respect se passe au contraire de toute forme de transcendance. L’autre est là, devant nous, comme présence irréductible et comme totalité : c’est à lui qu’il s’agit de faire honneur en lui permettant de s’accomplir moyennant le déploiement — a priori sans limites — de ses potentialités. L’objet du respect, c’est donc maintenant l’autre en tant que tel, considéré pour lui-même. Certes, notre regard sur lui est biaisé puisque nous ne le voyons qu’à travers le filtre de notre « culture ». Abstenons-nous du moins de le classer en lui donnant trop vite un nom qui l’enfermerait dans ce que nous préjugeons de lui. A partir de là, l’interaction pourrait ne plus consister en l’application de règles de conduite apprises de l’extérieur ou préalablement fixées d’un commun accord entre soi. Ignorant l’existence de telles règles, ou bien les oubliant, cette seconde forme de respect y substitue une forme aigüe d’attention à l’autre — personne, animal ou même « humble » chose — dans l’immanence d’un rapport singulier, face à face, sans la médiation d’aucune forme (anthropomorphisée ou non) de destinateur pour dicter le « bon » sens de la conduite à tenir4.
Aussi, passer d’un régime à l’autre a-t-il un coût. Servant de médiateur entre soi et le monde, la règle commune dispense de prêter attention à l’autre dans sa singularité. Elle permet de l’« anonymiser » en le réduisant au type dont il est censé constituer une occurrence, et par là d’en faire une quasi abstraction, un pur simulacre. Réduit à son statut ou à sa fonction, tenu, à son tour, de se conformer (au simulacre de lui-même que son partenaire lui propose ou lui impose), l’autre se trouve du même coup neutralisé en tant que foyer de potentialités et toute forme d’accomplissement réciproque des parties prenantes dans l’interaction se trouve par là-même exclue. Inversement, passer d’un régime contractuel qui enserre, par principe, la production du sens et l’échange des valeurs dans le cadre de normes convenues à un régime de face à face non médiatisé où tout est suspendu à la liberté de l’autre, c’est accepter les risques et les chances d’une aventure autrement exigeante, et dans cette mesure même prometteuse !
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On a par conséquent là affaire à deux « philosophies » des rapports à l’autre qui engagent des formes de conceptualisation radicalement différentes. Se pose alors la question du choix des termes les mieux aptes à les désigner.
Pour traiter du mode de relations relevant de la première configuration, c’est un fait que nous n’avons pour notre part guère éprouvé jusqu’à présent la nécessité de parler d’« accord ». D’autres vocables, plus classiques en anthropologie et en sociologie, mieux définis en philosophie du droit et de la politique, à commencer par ceux de « contrat » et de « convention », nous ont paru suffisants. Mais nous ne voyons pas pour autant de raison de l’exclure par principe. Comme quasi-synonyme ou doublet de « contrat », « accord » ne semble rien ajouter mais ne heurte pas non plus. Lorsque par exemple des gens s’entendent en famille sur la définition de règles de politesse propres à leur micro-société, on peut effectivement dire qu’ils s’« accordent » entre eux, en l’occurrence sur le moyen de maintenir les distances nécessaires à la bonne marche de leurs activités domestiques, c’est-à-dire sur la fixation de règles du jeu. Qu’on appelle cela « conclure un accord », ou « passer un contrat », peu importe.
Par ailleurs, vu la polysémie des mots de la langue usuelle, rien a priori n’interdit non plus d’appliquer le même terme au second type de configuration. Si les partenaires d’une interaction peuvent s’accorder, comme précédemment, sur les principes pour ainsi dire constitutionnels de régulation de leurs rapports, il n’est pas exclu qu’en certaines circonstances ils puissent s’accorder aussi bien, ne serait-ce qu’implicitement, pour y renoncer et inventer « d’un commun accord », par ajustement en acte l’un à l’autre, un régime de rapports probablement plus gratifiant dans la mesure où il mettrait en œuvre une syntaxe interactionnelle ouverte, sans règles préétablies, sans destinateur transcendant (autrement dit, libérée des contraintes du « schéma narratif canonique » !) et ouvrant par là même la possibilité de dynamiques créatrices, et non plus reproductrices, de sens et de valeur.
Il faut donc admettre qu’à condition de ne pas trop entrer dans le détail des finesses conceptuelles, le même mot « accord », vrai mot passe-partout, se prête assez bien à recouvrir, grosso modo, l’une et l’autre syntaxe. Il suffit de les ramener l’une et l’autre à leur « plus petit commun dénominateur », le inter- qu’implique toute « interaction ». Il nous semble toutefois préférable d’éviter une telle homonymie. Les deux configurations en question sont fondamentalement distinctes et même antithétiques. La seconde n’est pas réductible à la première ! Dans un cas, l’accord porte sur la reconnaissance, de préférence explicite, du « substrat éthique » que les auteurs du projet présentent comme « pré-condition » de l’interaction — de toute interaction —, pré-délimitant par là-même, prudemment, le registre et la portée de ce qui pourra advenir ensuite. Dans l’autre, à l’inverse, l’accord consiste en l’acceptation, de préférence tacite, du principe d’un dépassement ou pour le moins d’une suspension desdites conditions, autrement dit en l’assomption des risques d’un rapport in-conditionné mais aussi, du même coup, des chances d’une interaction sans finalité arrêtée à l’avance, « aventureuse ».
- Note de bas de page 5 :
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Cf. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.
Or, pour parler de deux formules aussi différentes, il paraît de pur bon sens de se servir de métatermes, eux aussi, distincts. Pour désigner la configuration numéro deux, nous n’adopterons donc pas, pour ce qui nous concerne, le terme d’« accord ». Nous nous en tiendrons au métaterme d’ajustement, déjà adopté de longue date5. Par suite, si la définition qu’on se donne de ce qu’est un « accord » correspond prioritairement, comme cela semble le cas chez les organisateurs du dossier, à la syntaxe du premier type — celle d’un contrat social fixant au nom de l’« éthique » ou du « bon sens » le cadre normatif de l’interaction —, il n’est pas alors possible d’affirmer que la syntaxe ouverte, « aventureuse », à laquelle nous accolons l’étiquette d’ajustement se ramène à une forme d’accord. Au contraire, c’est précisément pour recouvrir des configurations syntaxiques de l’autre type, qui n’étaient pas reconnues jadis par la grammative narrative standard (et qui, le débat actuel le montre, ne sont pas non plus faciles à faire reconnaître aujourd’hui, entre sémioticiens), que nous avons introduit le terme d’« ajustement ». Sa définition en tant que métaterme est précise : il désigne une forme d’interaction sans destinateur ni règles préétablies, hors contrat, où le « meilleur » ne peut être atteint qu’au risque assumé du « pire » et l’accomplissement mutuel des partenaires qu’à la limite de l’accident. Si du sens et de la valeur prennent forme sous ce régime, c’est en effet à la faveur de processus qui, n’étant ni programmés ni aléatoires ni guidés par la logique calculatrice de sujets se manipulant les uns les autres, ne dépendent que de la découverte de rapports justes dans l’immanence d’un face à face direct entre actants.
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- Note de bas de page 6 :
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Texte d’orientation.
- Note de bas de page 7 :
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Cf. « Jacques-le-juste », Nouveaux Actes Sémiotiques, 115, 2012.
Mais qu’est-ce alors que le « juste » ? Contrairement à la « justesse » située, nous dit-on à bon escient, à égale distance d’un « trop » et d’un « pas assez » fixés par avance6, le «juste » n’est pas le « juste milieu ». Comme nous le précisions il y a peu dans un travail consacré à la mémoire de Jacques Geninasca, le « juste » ne se définit par référence à aucune échelle préétablie et ne peut être réglementé par aucune instance tierce7. Quand un propos, un comportement, une œuvre sonnent juste, ce qu’ils ont de juste n’est jamais simplement affaire de conformité à quelque principe qu’il suffirait de respecter pour toucher juste. Ce qui est correct, convenable, raisonnable, dans la mesure, bref, « comme il faut », est loin d’être toujours « juste ». Il est par conséquent nécessaire de distinguer au moins deux acceptions de l’adjectif (ou de l’adverbe) en question.
La première implique l’idée, applicable à toutes sortes de domaines, d’une relation de type hiérarchique entre, d’un côté, une constante qualitativement ou quantitativement définie et, de l’autre, une variable censée s’en rapprocher le plus possible pour devenir « juste ». Cette acception est à la base d’actes de jugement très divers : c’est elle qui intervient quand on compare la « justice » d’une politique à l’« injustice » d’une autre, mesurées à leur degré respectif de satisfaction à des critères par exemple économiques, retenus pour servir d’étalon ; de même quand on parle de la « justesse » d’un comédien, évaluée en fonction du degré de conformité de sa diction et de son jeu par rapport à un canon stylistico-dramaturgique admis ; ou encore, quand on dit d’un train qu’il est arrivé à l’heure juste parce qu’il est entré en gare au moment stipulé par la compagnie des chemins de fer ; d’une choriste qu’elle chante juste parce que sa voix est au diapason ; ou d’un paiement qu’il est juste parce que le compte y est. Dans l’ensemble de ces cas, tout se ramène à une question d’exactitude par rapport à un quantum ou de conformité par rapport à un qualis de référence intervenant prospectivement comme norme du comportement considéré, et rétrospectivement comme critère d’évaluation de sa « justesse ».
- Note de bas de page 8 :
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Cf. « Transformation ou création? », in E. Landowski, Avoir prise, donner prise (3e partie), Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009.
A l’opposé, envisagé comme le produit d’un processus dynamique dit d’« ajustement » entre éléments, le « juste » crée lui-même, en acte, sa propre norme et ses propres critères d’évaluation. Il ne peut donc procéder ni de l’application d’une règle externe ni d’un accord contractuel préalable (ni par ailleurs d’une quelconque forme d’adaptation unilatérale d’un élément à un autre). Il résulte d’une coordination supposant de part et d’autre une disposition à accueillir les potentialités de sens susceptibles de s’ouvrir à la faveur d’une interaction dont ni la forme ni l’issue ne sont entièrement connaissables à l’avance. Car sous ce régime, c’est la dynamique de l’interaction qui décide seule des modalités et des finalités de son propre déroulement : à mesure qu’elle se développe, elle invente sa propre forme et instaure son ordre propre du sens et de la valeur. Voilà ce qui explique sans doute que le juste — lorsque le libre développement d’un processus de ce type parvient à y mener — ait le pouvoir de susciter l’émerveillement : c’est qu’à proprement parler il crée une harmonie là où rien ne l’assurait, ou au-delà de ce qu’on pouvait attendre8. Par comparaison, la justesse ne peut, elle, au mieux, que « donner satisfaction » en réalisant simplement ce qu’on attendait.
- Note de bas de page 9 :
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Cf. « Voiture et peinture : de l’utilisation à la pratique », Galaxia , São Paulo, 12, 2, 2013 (http:// revistas.pucsp.br/galaxia/).
Parler ici de « création » ne revient évidemment pas à postuler que le juste pourrait surgir miraculeusement du néant. A l’évidence, toute création de sens ou de valeur présuppose au moins les éléments dont elle constitue le dépassement. Dans le domaine pictural, par exemple, la création dépend de la capacité du peintre à conjuguer ce que nous sommes convenu d’appeler, d’un côté, le procédé, de l’autre, la vision9. Par « procédé » nous désignons l’ensemble des savoirs, culturels ou techniques, auxquels un artiste recourt pour installer dans son œuvre des repères qui en feront un discours lisible. C’est là, autrement dit, le « substrat » (esthétique en l’occurrence) qui est « accordé » au peintre par l’histoire de l’art, par la société, par le public contemporain. Et s’il s’y conforme, il produira quelque chose qui sera effectivement reconnu comme étant « de la peinture ». Mais pour être « créateur » l’application d’un tel accord, même s’il est peut-être jusqu’à un certain point nécessaire, n’est jamais suffisant. Il y faut au surplus une « vision », c’est-à-dire l’intuition d’une forme qui ne fait et ne peut faire à l’avance l’objet d’aucun accord puisqu’il ne s’agit encore, au moment où le peintre se met à travailler, que d’une potentialité. Pour avoir prise sur elle et parvenir à la projeter sur la toile, il lui faut s’y « ajuster » en la laissant prendre prise sur lui. Et dans ce corps à corps, vision et procédé se présupposent réciproquement. Aucune vision ne peut en effet donner naissance à une concrétisation plastique si elle n’est adéquatement servie par quelque procédé de mise en œuvre, c’est-à-dire par un savoir-faire issu d’une tradition. Mais en retour, ne pouvant à lui seul rien produire de vraiment neuf — tout au plus des variations à l’intérieur du registre sur lequel il s’exerce —, le procédé ne prend picturalement de valeur que dans la mesure où il entre au service d’une vision tant soit peu novatrice. Bien que ces deux composantes de la compétence du peintre s’opposent ainsi du tout au tout, elles doivent se conjuguer : pour se concrétiser, la vision, ouverture sur un potentiel, a besoin de ce que le procédé lui oppose de plus réel mais en même temps lui offre d’utilisable parce que déjà réalisé ; et le procédé, conservateur et répétitif par nature, a besoin de ce que la vision lui impose d’inédit à exprimer.
La syntaxe de l’ajustement se joue dans ce rapport dialectique entre la force de l’acquis et l’appel d’une forme à venir qui ne trouve sa norme qu’en elle-même. En dépit de ce qui nous est suggéré, une telle syntaxe ne peut donc pas être ramenée à une « sémiotique de la justesse » conçue comme « recherche du juste milieu ». Quant à cette recherche elle-même, elle trouve sa place toute désignée dans le cadre d’une autre syntaxe interactionnelle, à savoir celle du régime d’interaction sémiotiquement le mieux connu, celui de la manipulation, où des sujets dotés de bon sens s’accordent, en fonction de critères d’évaluation convenus, sur la « juste » valeur des « objets de valeur » dont la circulation médiatise leurs rapports. — Simple querelle de mots ? Pourtant, la présente controverse nous paraît soulever une question d’ordre plus général.
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Quel objectif la sémiotique vise-t-elle donc en tant que constructrice de concepts ? S’agit-il uniquement de décrire des pratiques culturellement régulées et d’en construire la grammaire en vue de rendre compte « scientifiquement » de leur signification ? Ou bien, dans l’espoir de rendre la vie un peu plus signifiante, pouvons-nous envisager une pratique de construction de concepts qui nous permettrait sinon de réinventer le « sens de la vie », du moins de plaider, par des arguments sémiotiquement consistants, en faveur de régimes de sens et d’interaction alternatifs par rapport à ceux socio-politiquement dominants ou sémiotiquement « canoniques » (ou même, par une convergence qui ne paraît exclue, les deux à la fois) ?
Le concept de justesse s’inscrit, nous semble-t-il, dans la première de ces perspectives : c’est un outil descriptif qui permet de rendre compte efficacement d’une multitude d’interactions fondées sur le respect d’accords contractuels (ou quasi-contractuels) définissant, sur la base du « bon sens » et dans le souci de la « mesure », ce qu’on pourrait appeler le « comme il faut » en tant que style de vie propre à nos sociétés éclairées. Le concept d’ajustement procède d’une visée en partie différente. Lui aussi, il permet (du moins nous l’espérons) de décrire, d’analyser, de comprendre et même d’expliquer certaines interactions porteuses de sens. Mais pas le même type d’interactions : des interactions dont le principe n’a pu être sémiotiquement reconnu (sinon admis) que moyennant un dépassement des limites que la grammaire narrative s’était longtemps imposées en se rendant spontanément complice du « sens commun » propre à notre culture, c’est-à-dire d’une conception transcendentale du sens. Des interactions où n’interviennent ni « destinateur » ni « règles du jeu » ? Bien sûr, cela existe ! Mais, sémiotiquement, il a fallu un jour les (ré) inventer, en construire le concept, les faire épistémologiquement exister, en tant que régime de sens, et par conséquent contre d’autres régimes qui avaient déjà acquis leur « légitimité scientifique ».
Tel est à nos yeux l’enjeu du présent débat. Pour nous, la sémiotique n’a en dernière instance de raison d’être que comme instrument critique et comme pouvoir libérateur, en premier lieu par rapport à elle-même, par rapport à ses propres « acquis ». Tel est du moins le parti, utopique peut-être, que nous avons adopté. Notre rôle n’est pas — pas seulement — de décrire (en toute neutralité) des états de choses. Il nous appartient aussi de donner consistance, sur le plan théorique, à d’autres pratiques du sens en même temps qu’à d’autres régimes d’interaction.
Notes - document 2
Texte d’orientation, août 2012.
Cf. E. Landowski, « Plaidoyer pour l’impertinence », Actes Sémiotiques, 116, 2013.
V. Estay et R. Dorra, texte d’orientation (souligné par nous).
Cf. « L’altérité sans nom », in E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004, p. 145-149.
Cf. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in I. Assis da Silva (éd.), Corpo e Sentido, São Paulo, Edunesp, 1996.
Texte d’orientation.
Cf. « Jacques-le-juste », Nouveaux Actes Sémiotiques, 115, 2012.
Cf. « Transformation ou création? », in E. Landowski, Avoir prise, donner prise (3e partie), Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009.
Cf. « Voiture et peinture : de l’utilisation à la pratique », Galaxia , São Paulo, 12, 2, 2013 (http:// revistas.pucsp.br/galaxia/).