À propos du négatif en Biologie
Une économie sadienne
Bruno Canque
École Pratique des Hautes Études, Paris
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Mots-clés : contingence, forme, immanence, interactions milieux-organismes, langage, nature
Auteurs cités : ARISTOTE, Henri BERGSON, Gilles DELEUZE, Friedrich Hegel, Claude LÉVI-STRAUSS, Donatien Alphonse François de Sade, Erwin Schrödinger
Il y a certes beaucoup de choses ou d’événements négatifs dans notre existence. Mais peut-on dire qu’il y en ait également dans la « vie » elle-même ? Et, si oui, quels sont-ils ou quelles sont-elles ? Et quels pourraient alors être leurs rôles ? En d’autres termes : existe-t-il une part négative qui soit constitutive du vivant ? Une forme pure de négativité autour de laquelle il s’organise. Telle est la question qui m’est posée aujourd’hui. En première analyse, j’aurais tendance à y répondre par la négative pour affirmer à contrario que le vivant, autrement dit le fait d’être un « vivant » comme le dit Platon, et non une simple entéléchie, ou le fait d’appartenir à la catégorie kantienne des êtres organisés qui sont à la fois « cause et effet d’eux-mêmes », ne peut se définir qu’en tant que positivité pure. Mais comme toujours, plus on examine la question, plus les difficultés surgissent, et moins les réponses semblent claires. En y réfléchissant un peu, il n’y a rien d’antinomique dans le fait de considérer qu’une positivité pure, autrement dit un être vivant, comprenne une part négative ou sa part de négatif. Il s’agit d’ailleurs peut-être de l’une des conditions de la survie des individus. Cette part négative nous paraît essentielle dans la mesure où elle joue un rôle central dans le maintien de la présence au monde d’un individu donné. Il s’agit aussi d’un puissant moteur évolutif. La difficulté très générale qui est posée par l’appréhension du monde vivant nous paraît être d’une triple nature. Elle provient tout d’abord de sa diversité. Les formes de vies animales et végétales, bactériennes ou virales, ainsi que les modes d’organisation et les stratégies de subsistance de chacune des espèces actuelles ou passées, sont extraordinairement variables. Elles le sont même au point que l’inventaire des espèces actuelles est loin d’être achevé. C’est sans doute la raison pour laquelle, considérant les êtres vivants, nous nous attardons généralement davantage sur ce qui les distingue que sur ce qui les réunit. La seconde difficulté provient de la complexité intrinsèque aux êtres vivants, qui concerne même les plus primitifs d’entre eux, et sur laquelle beaucoup de choses ont déjà été dites. Nous nous contenterons d’affirmer ici que cette complexité intrinsèque rend pour l’instant toute tentative de description exhaustive de leur fonctionnement en temps réel parfaitement illusoire. La troisième difficulté provient de ce que les êtres vivants ne se contentent pas d’être inscrits dans ce que Bergson appelle la « durée », mais qu’ils en constituent le support même.
Du point de vue biologique, le concept de « durée » excède donc très largement le cadre restreint de la seule conscience. Il l’excède au point même de n’avoir aucune pertinence hors du monde vivant.
1. Comment aborder le négatif?
La problématique du négatif en biologie serait pour nous infiniment plus confortable s’il était possible d’en donner une définition générique. Le négatif se présentant, par exemple, comme « tout ce qui s’oppose à la vie » ou comme « tout ce qui en ralentit ou en perturbe le cours ». La formulation de quelques critères définitionnels simples permettrait d’en faire l’inventaire, puis de procéder un peu à l’instar de Lévi-Strauss pour son analyse des mythes. Nous pourrions alors engager notre recherche en partant d’une configuration négative initiale susceptible de jouer un rôle équivalent à celui du « Mythe du dénicheur d’oiseaux » dont on rechercherait ensuite la présence et les manifestations à travers une série plus ou moins étendue de transformations. Pour que cette approche structurale puisse être pleinement fonctionnelle, il suffirait seulement que l’élément choisi soit doté d’une puissance vectorielle suffisante pour orienter notre recherche. Il y a cependant tout à parier que cela ne nous mènerait pas très loin car, pour définir la part de négativité pure du vivant, nous ne pouvons pas nous contenter de formuler une série d’oppositions binaires.
En tant que biologiste, je pourrais céder à la tentation d’éluder purement et simplement la question. En feignant, par exemple, d’y répondre par des singularités disciplinaires ayant comme principal intérêt, une fois encore, de faire immédiatement sens pour le public, mais qui n’en conserveraient pas moins un caractère essentiellement anecdotique et donc une valeur purement métaphorique. Ce sont les délices et les pièges de l’interdisciplinarité. Chacun est toujours tenté de noyer ses poissons dans les eaux de ses voisins. L’exercice est commode. Les récits distrayants. L’ensemble est confortable. Mais les résultats sont, au bout du compte, plutôt modestes. En tant qu’immunologiste, je pourrais vous dire que le négatif réside dans tout ce qui représente une menace pour la survie de l’individu, qu’il s’agisse des micro-organismes au contact desquels nous vivons, ou des cellules cancéreuses que nous produisons chaque jour en faible nombre. Je pourrais vous dire alors que, du point de vue de l’immunologiste, le « positif » consiste dans l’ensemble des dispositifs mis en place au cours de l’évolution en vue d’assurer la préservation de l’organisme contre d’éventuelles agressions. Je pourrais vous rappeler les grandes théories de l’immunologie, insister notamment sur la nécessité absolue pour le système immunitaire de pouvoir faire la distinction entre le « soi » et le « non soi » afin d’éviter que nous ayons à souffrir de pathologies auto-immunes. Je pourrais vous exposer ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie du danger » en vertu de laquelle le système immunitaire ne reconnaît comme agresseurs que les agents capables de produire des lésions tissulaires. Je pondèrerais ensuite mon discours à la lumière des avancées récentes de la discipline qui montrent notamment que les micro-organismes avec lesquels nous vivons en symbiose ne sont pas seulement indispensables au développement, mais aussi au bon fonctionnement du système immunitaire. Les micro-organismes commensaux régulent également notre métabolisme énergétique. Je pourrais terminer en dialectisant toute l’affaire et conclure sagement que, dans la vie, il n’est rien qui soit intrinsèquement bon ou mauvais. Positif ou négatif. Mais que tout est affaire de mesure et de contexte. Un spécialiste de l’apoptose procèderait sans doute de la même façon. Il vous décrirait, par exemple, les bienfaits de la mort cellulaire programmée qui permet aux cellules de disparaître dans la plus grande discrétion sans susciter de réponse inflammatoire, et qui joue un rôle central dans les processus de morphogénèse. Un virologue ou un généticien des populations choisirait d’autres exemples tout aussi éclairants. Mais aucun d’entre nous n’atteindra jamais par cette démarche un degré de généralité permettant de dépasser le niveau métaphorique. Et tout cela se terminerait par une déclaration du genre : la Nature est bien faite. Ce qui évidemment est le cas. Sans quoi nous ne serions pas ici.
2. Plan d’immanence et plan de contingence
Tout être vivant, et par conséquent chaque espèce vivante, doit composer avec une triple contrainte. Tout d’abord celle de la construction d’un mode singulier de présence au monde (il s’agit de son développement). Ensuite celle du maintien dans le temps de cette présence à travers le phénomène de « durée » (il s’agit de sa survie). Et enfin, celle de la transmission intergénérationnelle du capital génétique dont il est le détenteur qui permet seule d’assurer la pérennité de l’espèce, c’est-à-dire sa reproduction non pas infinie, car les espèces disparaissent elles aussi, mais indéfinie. Dans cette perspective, tout au moins, on peut donc considérer, paraphrasant Platon, que les êtres vivants sont en quelque sorte des « images mobiles du temps » dont les déplacements s’opèrent à l’intersection de deux principaux plans ayant chacun comme caractéristique d’être hautement instable. Un plan intérieur d’immanence, d’abord, qui leur est intrinsèque, dont la forme a émergé au cours de l’évolution, et qui intervient surtout comme garant de leur cohésion interne. Comme le dit G. Deleuze, sans doute le plus biologiste de tous les philosophes, ce plan d’immanence assure le maintien du type de rapports qui les caractérisent. On pourrait également définir les êtres vivants comme un empilement de superstructures. Rien ne nous empêcherait de le faire, mais une telle démarche serait à coup sûr peu productive. Un plan extérieur de contingence, ensuite, qui consiste dans les interactions que les êtres vivants s’établissent avec le milieu de vie, c’est-à-dire avec leur environnement immédiat. On n’existe pas in abstracto. On vit toujours quelque part. De ce point de vue, il serait une fois encore très tentant de s’inscrire à nouveau dans un régime d’oppositions binaires en opposant, par exemple, la cohérence interne cohésive du plan d’immanence à l’activité dispersive du plan de contingence, et d’attribuer ainsi à l’environnement une valeur essentiellement négative. Ceci reviendrait à attribuer à l’environnement une fonction prédominante de sélection. Il convient pourtant de ne pas se laisser abuser par le caractère, à première vue, fortement dispersif du milieu. Le milieu exerce en réalité une activité fortement cohésive sur tous les êtres vivants. A la différence de son effet dispersif, cette activité cohésive a comme principale caractéristique d’intervenir sur une autre échelle de temps. Celle de l’évolution des espèces. Aussi changeant soit-il, nous ne devons pas oublier que se trouvent réunies dans le milieu les conditions ayant permis l’apparition des êtres vivants, leur maintien à l’échelle des temps géologiques, et leur évolution.
3. Relations milieux-organismes
Les êtres vivants ne doivent pas être seulement considérés comme les produits historiquement déterminés de leur milieu dont ils combattent l’effet dispersif, s’opposant ainsi à la dislocation du plan de contingence. Il convient d’insister sur le fait que les êtres vivants puisent dans leur environnement l’essentiel les ressources énergétiques qui sont indispensables à leur survie. C’est même leur principale activité. De sorte que le milieu ambiant, aussi inhospitalier puisse-t-il paraître, n’est jamais entièrement hostile. Ainsi les relations entre le plan d’immanence propre à chaque individu et le plan de contingence de son milieu de vie ne peuvent-elles être que de nature dialectique. Leur valence est double. La vie en acte ne se limite pas, comme l’écrivait Hegel, à exprimer une singularité à travers un processus d’extériorisation. Elle ne peut être réduite au point de vue de la monade. L’activité de vie se caractérise plus simplement par son « ancrage » dans un milieu. Ce concept d’ancrage nécessaire des êtres vivants dans le monde est parfaitement illustré par l’expression triviale « ne pas perdre pied ». La représentation la plus simple qu’on puisse donner de ce concept d’ancrage est celle de l’enracinement dans le sol des végétaux. Pour un vivant, s’ancrer dans le monde consiste à établir des zones de contact permettant des échanges d’information et des transferts d’énergie. Ces contacts peuvent être transitoires ou permanents, localisés ou généralisés, cela importe peu. Ils sont indispensables. Un être vivant n’est pas détachable de son support. Le caractère inhomogène du milieu est à la base du concept topique de « niche écologique ». Une niche se définit comme le « lieu de vie » d’une cellule, d’un organisme ou d’une population déterminés. Notre niche est l’endroit du monde dont les singularités intrinsèques s’accordent d’une façon acceptable avec celles qui nous sont propres. En toute rigueur, nous ne devrions pas parler « d’adéquation » entre les êtres vivants et leur milieu, mais seulement d’une compatibilité relative, car chacune des deux entités considérées reste irréductiblement hétérogène à l’autre. J’insiste sur le fait que nous n’avons nul besoin de détermination positive. Une compatibilité locale relative suffit aux êtres vivants pour s’ancrer dans le monde extérieur. Nous ne pouvons pas suivre complétement ici Gilles Deleuze lorsqu’il nous livre, dans Spinoza Philosophie Pratique, une vision globalisée d’un « monde vivant » présupposant une relation d’équivalence entre les organismes et leur milieu. Les organismes étant considérés en tant « qu’extérieurs sélectionnés » ; leur milieu de vie étant saisi comme « intérieur projeté ». Je ne pense pas que les uns et les autres puissent être appréhendés conjointement, par exemple, comme une seule et même fin naturelle. L’ancrage des êtres vivants dans le monde ne présuppose aucune espèce de détermination. Il implique seulement, et cela est en revanche absolument nécessaire, la possibilité d’établir un réseau plus ou moins étendu d’interactions avec leur environnement local. Le regard porté sur l’environnement ne peut pas non plus se limiter au seul point de vue de la Monade.
Même si le milieu peut être facilement discrétisé, même si on peut en faire le relevé topographique, le milieu de la vie sauvage ne peut être ni borné, ni fragmenté. Une « niche » n’est pas un lieu isolé du monde, mais un « topos » ouvert. S’il en allait de la sorte, c’est-à-dire si le monde extérieur pouvait se limiter à une juxtaposition de niches fermées correspondant à autant de projections singulières, il ne serait pas difficile d’en imaginer les conséquences sur l’évolution des espèces hébergées. Les individus et les espèces prospérant dans les limites de leur région ou de leur territoire, le bénéfice serait vraisemblablement de courte durée. Car en libérant les êtres vivants des aléas de la contingence on leur enlèverait toute possibilité d’évolution fondée sur une adaptation à la variabilité des conditions extérieures, pour donner libre cours à une lutte interne opérant en vase clos. C’est-à-dire à un processus essentiellement négatif. A ce stade, nous pouvons opposer deux conceptions de l’évolution. La première conception dérive directement de l’exemple qui vient d’être proposé. Dans le cas d’un espace clos, il s’agit d’une compétition interne orientée par les seules contraintes de la niche. Cette conception de l’évolution est donc monodimensionnelle. Elle opère à l’intérieur d’un espace parfaitement délimité au sein duquel règnent des conditions stables, et se trouve alors dominée par les phénomènes de compétition interne tels que la rivalité pour les femelles ou pour l’appropriation des ressources. Les caractères sélectionnés sont définis par avance. On a donc un processus de sélection à deux faces : l’une négative consistant dans l’élimination ou dans la soumission des faibles, l’autre positive pour la sélection des plus aptes lesquels sont appelés à devenir dominants. Nous avons affaire ici à une sélection artificielle. L’évolution des espèces ne saurait pourtant se limiter à n’être qu’un mode d’adaptation aux conditions locales. Un monde à l’équilibre dominé par le « fitness » ne serait pas un monde vivant. Une telle lecture du monde vivant, même si elle tend actuellement à se généraliser, n’est assurément pas darwinienne. La conception proprement darwinienne de l’évolution s’oppose presque terme à terme à la précédente. La sélection darwinienne consiste en un processus ouvert répondant à la nécessité de faire face aux conditions changeantes du milieu, ainsi qu’à des phénomènes continus de compétition intra- et interspécifiques. Dans ce contexte, nous avons à faire à un processus non pas monodimensionnel, mais au contraire multidimensionnel. Il n’est plus orienté par la seule compétition entre les pairs, mais fondé sur la sélection de caractères non définis par avance conférant aux individus qui en sont porteurs la possibilité, non seulement d’accroître leur puissance, mais également de saisir de nouveaux angles de fuite, d’acquérir de nouveaux degrés de liberté et, le cas échéant, de coloniser de nouveaux espaces de vie. A l’instar de l’univers, le monde vivant est en perpétuelle expansion. De sorte que l’élan vital tel que le décrivait Bergson se singularise moins par une progression régulière vers des degrés de perfectionnement phénotypique ou fonctionnel de plus en plus élevés, que par une furieuse tendance dispersive venant répondre à l’activité dispersive propre du milieu. Dans un tel contexte, la question posée n’est pas tant de savoir quelles pourraient être les parts respectives prises par des événements de sélection positifs et négatifs, que de définir les changements qui se sont opérés, et d’évaluer leurs conséquences sur le devenir de la population considérée de façon globale ou fragmentaire.
4. Les possibilités du corps
Je voudrais revenir un instant sur le cycle biologique de la « tique » souvent évoqué par G. Deleuze dans ses séminaires. La tique serait supposée en effet ne disposer que de trois affects ou perceptions. Une perception lumineuse pour grimper en haut d’une branche. Une perception olfactive pour se laisser choir sur un mammifère de passage. Et une perception calorifique pour rechercher des zones de peau nue afin de s’y fixer pour s’y nourrir de sang. Une fois encore il convient de prendre garde aux simplifications excessives, car le mode de vie parasitaire de la tique, même s’il ne suppose rien qui soit de l’ordre d’une conscience, n’a rien de primitif. Dans les faits, il est même remarquablement évolué. Celui-ci suppose en effet que la tique puisse adopter deux modes de vie successifs très différenciés, et qu’elle soit capable d’adopter trois types de comportements. C’est déjà considérable. Rien ne permet d’affirmer par ailleurs que l’existence de la tique puisse être réduite à ces seuls comportements. Nous devons donc garder en mémoire la formule fameuse de Spinoza lorsqu’il écrivait que « l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, le corps peut ou ne peut pas. » Cette formule reste parfaitement valide. La biologie moderne ne l’a pas démentie. Ce qu’un corps effectue ne présume en rien de ce qu’il peut faire. Cette réserve de fonctionnement des corps, bien que limitée par son extension, est presque infinie par ses dimensions. Aussi, loin d’être une part négative, cette réserve insoupçonnée détermine en réalité la puissance des êtres vivants, c’est-à-dire leur capacité d’adaptation rapide au changement.
5. L’économie des pulsions et des besoins chez Sade
Je vais maintenant emprunter un autre chemin. Il m’a semblé que dans le contexte qui nous intéresse, à savoir la définition d’une forme pure de négativité constitutive du vivant, un détour par l’œuvre du Marquis de Sade pourrait se révéler pertinent. Il s’agit en premier lieu de nous interroger brièvement sur le concept de Nature chez Sade et de le faire en prenant, pour ainsi dire, à la lettre son affirmation fameuse : « je suis tel que la nature m’a fait ». Dans ce qu’on pourrait définir comme le premier Sade, le libertin n’est pas seulement celui dont les comportements sont les plus conformes à sa propre nature. Le libertin n’est pas seulement celui qui revendique de pouvoir exprimer pleinement sa nature singulière sans se laisser affecter, brider ou contenir par les pratiques sociales ou culturelles. Le libertin sadien est surtout celui qui se situe au plus près des lois de la Nature. Le libertinage serait donc légitime dans la mesure où il est conforme aux lois premières de la Nature. Notons à ce propos qu’on trouve également chez Sade une dimension écologique, car le voyage sadien, du moins tel qu’il s’opère dans les deux « Justine », loin d’être une simple errance, consiste surtout à passer d’une niche à l’autre. Tout libertin possède une niche ou une tanière. Du point de vue biologique, la faute de Sade n’est pas morale. A vrai dire la morale n’intéresse guère le biologiste. Pour nous, l’erreur est plutôt d’ordre méthodologique. Dans la première Justine, celle-ci devient manifeste lorsqu’au lieu de s’en tenir à l’affirmation de la singularité de sa propre nature, Sade philosophe se propose de généraliser ses thèses en imaginant une société humaine au sein de laquelle chaque individu serait libre de suivre le régime imposé par sa propre nature, lequel régime serait considéré comme parfaitement naturel, et dont le fonctionnement reposerait entièrement sur la seule économie pulsionnelle. Le problème qui se pose ici ne réside pas dans le conflit des pulsions qui ne manquerait pas de surgir, les appétits des uns ne tardant pas à s’opposer aux appétits des autres. On peut en effet concéder à Sade qu’une telle société, si elle était véritablement naturelle, atteindrait rapidement son état d’équilibre une fois les rôles de bourreaux et de victimes distribués. Nous nous retrouverions dans la situation de « sélection en vase clos » que nous avons décrite. L’unique critère de sélection du libertin, la seule logique articulant la distribution des rôles et l’ordonnancement des personnages, consisterait alors dans la puissance propre à chaque individu.
Pourquoi devrait-on s’opposer à tout prix à cette idée, à savoir celle d’une société fondée sur une pure énergie libidinale ? Personnellement, je ne vois qu’une seule raison pour m’y opposer. Elle n’est pas d’ordre moral, mais d’ordre économique. Elle provient en effet de ce que Sade ignore, ou feint d’ignorer, que ce qui articule le déchaînement pulsionnel, ce n’est pas la Nature, considérée en tant que « force brute » ou comme pur « élan vital », mais bien la perversion. La jouissance du libertin pourrait sans aucun doute être infinie, elle pourrait être perpétuellement entretenue par ses victimes sans menacer pour autant d’une quelconque façon l’ordre de la Nature. Mais à une condition toutefois. A condition de rester constante. Si cela était possible, rien ne s’opposerait à la réalisation du projet social de Sade. Mais ce que Sade ignore encore dans la première Justine, à moins qu’il dissimule habilement à des fins éditoriales, c’est qu’une telle économie pulsionnelle présente invariablement une tendance inflationniste. Il se trouve en effet que le désir de puissance du libertin, son appétence pour la chair et le sang de ses victimes, sont, par définition, sans limite. La faillite de l’économie perverse, son péché originel, réside donc en ce que la jouissance du libertin ne peut être conçue qu’en tant que dépassement. La jouissance du libertin ne trouve à se déployer qu’hors limite. C’est seulement ainsi qu’elle remplit son office. Dès lors on comprendra facilement qu’une telle économie, un régime fondé sur le postulat de l’existence d’une identité vraie, c’est-à-dire d’une totale indifférenciation, entre la nature humaine et la Nature elle-même, ne peut conduire qu’au chaos. Destruction de l’ordre moral tout d’abord. Destruction des fondements de la société ensuite. Destruction des individus. Enfin, destruction des corps. Il n’y a absolument plus de naturel là-dedans. On n’y rencontre seulement des singularités s’extériorisant comme des excroissances. A travers cette escalade fatale le régime sadien est donc voué à la faillite. D’ailleurs c’est Sade lui-même qui l’indique en changeant radicalement la fin dans la seconde version du roman. La première Justine, publiée en 1791, reste, un roman libertin classique. A la fin du récit, son héroïne, Justine - Thérèse meurt foudroyée. Elle meurt annihilée par la foudre, en quelque sorte punie par la Nature elle-même pour avoir commis le péché mortel d’avoir enfreint ses lois fondamentales. C’est donc une morale en deux temps, d’abord négative, puis positive qui se déploie à la fin de la première Justine. Car cette mort terrible (Justine est véritablement consumée par sa propre vertu poussée jusqu’au vice) lui vaut d’accéder immédiatement au Salut éternel. Le sacrifice de Justine permet de sauver l’âme de sa sœur Juliette présente sous les traits de Madame de Lorsange à laquelle Justine vient de raconter sa propre histoire. Confrontée à la mort de sa sœur, prenant soudain la mesure du sacrifice consenti et des souffrances endurées, Juliette réalise que « la prospérité du crime n’est qu’une épreuve où la providence veut mettre la vertu ». Elle décide de prendre le voile et entre aussitôt au Carmel dont, nous est-il dit, « au bout de très peu d’années elle devient l’exemple et l’édification, autant par sa haute piété que par la sagesse de son esprit et la régularité de ses mœurs ». Venons-en maintenant à la seconde Justine publiée huit ans plus tard, en 1799. Que se passe-t-il alors ? Le récit a gagné en amplitude. Les personnages sont plus nombreux. Même si Justine reste au centre du dispositif romanesque, elle n’est pas la seule à prendre la parole. Le récit prend une dimension polyphonique. Les scènes de libertinage sont plus détaillées que dans la première version. Surtout celles-ci deviennent de plus en plus violentes. Comme dans les Cent-Vingt Journées, le libertinage vire au supplice. Mais l’intérêt réside pour nous dans la fin du livre. Le récit ne se clôt plus sur la mort de Justine et sur la conversion de sa sœur. Il se termine par un dispositif inversé qui va venir créer une circularité. Dans la seconde Justine, l’héroïne ne sauve pas son âme, mais son corps. Et pour cela elle se convertit au crime. Justine ne trouve le moyen d’échapper à son exécution qu’en acceptant de dérober le portefeuille d’un autre condamné. Aussitôt libérée elle retrouve sa sœur Juliette et paraît décidée à poursuivre avec elle « sur la route du vice » où cette dernière n’a semble-t-il trouvé « que des roses ». Le roman se termine sur l’invitation faite à Justine par sa sœur Juliette de l’écouter lui conter sa propre histoire. Celle-ci lui sera narrée en présence du seul Marquis. La Nature a donc disparu de l’horizon. Elle n’est plus nécessaire à Sade. Le dispositif qu’il a patiemment construit a conquis sa pleine autonomie. Il ne lui est même plus nécessaire d’être légitimé par la Nature. Le libertin a perdu jusqu’à l’idée d’une rédemption possible.
6. La régulation des échanges et des flux énergétiques
Comme nous l’avons vu, la question récurrente soulevée par l’œuvre de Sade n’est pas tant d’ordre moral ou philosophique que d’ordre économique. Du point de vue biologique, elle vient également nous rappeler d’une façon radicale que le fonctionnement des êtres vivants repose sur une économie, sur la création de valences et de valeurs, ainsi que sur un mode original de régulation des flux et des échanges énergétiques. Il ne repose pas sur la production de sens, le sens étant considéré ici en tant que valeur ajoutée à la perception. Dans la société sadienne idéale, le principe de vie du libertin réside dans le fait de jouir dans l’exacte mesure de ce qu’il prélève. Le libertin ne jouit pas véritablement de la souffrance de sa victime. Il la réduit plutôt à l’état de nutriment. Le libertin utilise sa victime comme pure ressource énergétique. C’est, pour ainsi dire, sa façon de carburer. Sans les prélèvements qu’il opère sur sa victime, non seulement le libertin ne pourrait pas accéder à la jouissance, mais il verrait du même coup le statut physique de celle-ci profondément modifié. Une jouissance non compensée serait réduite à n’être qu’une forme de « dépense » se trouvant dès lors condamnée à un épuisement rapide. Si la dépense du libertin n’était pas alimentée, son exercice entropique exercerait une forte activité dispersive, laquelle se conjuguant à l’effet dispersif du milieu, conduirait rapidement à la désorganisation des corps. C’est-à-dire à la mort. La jouissance du libertin n’est donc infinie que pour autant qu’elle comprenne une part négative qui correspond au prélèvement opéré sur sa victime. Le libertin ne dispose d’aucun autre moyen pour équilibrer son économie libidinale. L’économie sadienne nous renvoie aux relations dialectiques entre le plan interne d’immanence de l’organisme qui assure la cohésion des corps, et le plan externe de contingence du milieu. Elle nous permet de définir la dimension négative des êtres vivants par rapport à leurs besoins énergétiques.
Il ne saurait être question de revenir sur le concept de « néguentropie » proposé par Schrödinger voici plus d’un demi-siècle. Celui-ci est un peu trop simple à nos yeux pour rendre compte du vivant. Nous nous contenterons de relever qu’il ne suffit pas d’inverser les échanges énergétiques pour qu’un système physique puisse passer d’un état désordonné à un état ordonné l’apparentant à un système vivant. La nature des échanges énergétiques des êtres vivants avec leur milieu varie dans une très large mesure en fonction des espèces considérées. Une fois encore, le schéma le plus simple, l’exemple le plus commode concerne les végétaux dont le développement, la croissance et la survie dépendent, comme le relevait déjà Aristote dans son Péri Psuchè (De Anima), de deux sources principales : de l’atmosphère pour la lumière, et du sol pour les nutriments. On peut donc considérer en première intention que le règne végétal s’approche au plus près de la positivité pure que nous évoquions au début. Dans un tel contexte, l’énergie assurant la survie et la croissance des individus est tirée directement du monde physique. A l’instar du monde animal il peut exister une compétition entre les individus et les espèces végétales pour l’occupation de l’espace et le partage des ressources. L’exemple de la recolonisation du carré de terre labouré du jardin de Darwin l’illustre parfaitement. Il suffit que les graines produites puissent être transportées à distance par les vents, les oiseaux et/ou les prédateurs pour que les végétaux trouvent des conditions favorables à leur développement et puissent conquérir de nouveaux espaces. Le système est donc équilibré. Il l’est d’autant plus lorsqu’on considère le fait que les végétaux fertilisent également le sol. Il existera donc bien un cycle vertueux de la vie végétale qui semble largement exempte de dimension négative. Le prix à payer pour la conquête de cette relative autonomie énergétique, ainsi que pour la préservation de cette espèce de neutralité, est pourtant relativement élevé. C’est l’absence de mouvement. C’est-à-dire l’absence de liberté. L’évolution des végétaux se trouve alors réduite au seul processus de diversification des espèces. Qu’en est-il maintenant pour le monde animal ? Et surtout : en quoi son fonctionnement peut-il l’apparenter pour nous à celui du Libertin sadien ? Le fonctionnement des animaux s’y apparente en ce que pour avoir une jouissance pleine et entière de leurs facultés, notamment motrices, les animaux tirent les ressources énergétiques de la consommation d’autres êtres vivants, animaux ou végétaux. Ceci nous renvoie à une logique spinoziste, tout au moins dans la lecture qu’en donne G. Deleuze : les échanges énergétiques assurant le maintien de l’intégrité du corps reposent sur l’appropriation permanente de parties extensives. C’est-à-dire sur une économie de la mort. Il y a bien ici une part négative constitutive du vivant. Le prix de la survie des individus, ainsi que de la conquête de nouveaux espaces géographiques et de nouveaux degrés de liberté, c’est la mort des autres. L’économie du monde animal est fondée sur la consommation ininterrompue d’individus appartenant à d’autres espèces, c’est-à-dire sur la construction d’une chaîne alimentaire. Cette part négative constitue aussi un moteur extraordinairement puissant pour l’Evolution en ce que c’est d’abord le mouvement qui permet la conquête de nouveaux espaces et de nouveaux degrés de liberté, qui permet de multiplier et de diversifier les critères de sélection des individus. Ceci a comme principale conséquence d’ajouter une dimension supplémentaire au mouvement évolutif des animaux. Leur Evolution ne se limite pas, comme dans le règne végétal, à un simple processus de diversification orienté par les contraintes de l’environnement. Elle ouvre sur le vaste mouvement de complexification des molécules, des cellules et des organismes, mouvement dont l’espèce humaine constitue l’un des produits les mieux aboutis.
7. Conclusion: Le problème de la forme et du langage
Le détour par l’économie sadienne nous a été très utile. Il nous aura permis en effet de définir avec précision la part de négativité pure des êtres vivants. La situation est sensiblement différente lorsqu’on s’intéresse aux processus développementaux qui, à l’échelon cellulaire, se traduisent par des processus de différenciation. Nous nous contenterons de donner deux exemples dont la pertinence est essentiellement d’ordre économique. Celui des cellules souches embryonnaires totipotentes, tout d’abord, pour rappeler que leur raison d’être est précisément d’être « totipotentes ». En d’autres termes, ces cellules ne peuvent tout faire que parce qu’elles ne font rien. Leur toute-puissance les réduit et les condamne à l’inaction. De la même façon, les processus de différenciation cellulaire correspondent à des phénomènes de spécialisation fonctionnelle. Ici, le prix à payer, la valence négative, pour qu’une cellule remplisse efficacement sa fonction, c’est la perte des autres potentiels. Ceci nous introduit à autre dimension de notre questionnement biologique. A travers l’exemple de Sade, nous nous sommes concentrés sur les aspects énergétiques de l’existence des êtres vivants. Nous n’avons rien dit à propos de leur forme. Car pour générer une forme encore faut-il disposer d’un élément organisateur local qui soit susceptible d’assurer le fonctionnement harmonieux du plan interne d’immanence. C’est en cela que résidait le sens de la démarche que nous avons mise en œuvre avec D. Bertrand pour explorer les relations entre le vivant et le langage, démarche que nous serions tentés de résumer par cette formule lapidaire : est vivant ce qui prend la forme d’un langage. La formulation peut paraître discutable, mais nous n’en avons pas trouvé d’autre. La dimension biologique du langage a toutefois ceci de paradoxal qu’elle ne nous parle pas, et que le fait de nous être constitutive nous la rend irréductiblement étrangère. Ce mode de formulation présente au moins deux avantages. Le premier est de permettre le dépassement des conceptions du vivant fondées sur une dualité pure : âme – corps ou psyché – soma. Le second, c’est de pouvoir faire en sorte que la matière dont nous sommes constitués ne soit pas considérée seulement comme notre part négative, mais davantage comme ce qui nous permet d’exister en tant que « positivité pure ».
Afin de faire en sorte que la boucle soit bouclée, il nous faut revenir au Marquis de Sade. On peut légitimement s’interroger sur ce qui a préservé cet homme du destin funeste auquel il semblait avoir été promis : la folie, la destruction et le crime. Il me semble en effet que ce n’est pas tant l’enfermement que l’écriture elle-même qui l’a protégé. Car peut-être Sade avait-il fini par comprendre que la seule jouissance qui puisse être infinie, c’est-à-dire inépuisable, auto-entretenue et sans limite, c’est bien le langage lui-même. Et c’est peut-être en cela qu’il reste toujours aussi actuel.