Nouvelles frontières de l’espace urbain contemporain
Interprétations et stratégies entre migrations, banlieues et pouvoir politique

Pierluigi Cervelli

Université de Rome «La Sapienza»

https://doi.org/10.25965/as.5233

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : banlieue, pratiques d’espace, territoire

Auteurs cités : Michel de CERTEAU, Maurizio Marcelloni, Leonardo Piasere

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 Traduction de l’italien: “Piano Regolatore Generale”.

Dans cet article, je me propose de réfléchir aux processus de catégorisation de l’espace urbain à partir du Plan d’Aménagement Général du Territoire1 de la ville de Rome et, en particulier, à la définition de la banlieue. Je souhaite montrer qu’il est possible d’articuler cette définition en passant de la prise en compte de l’espace bâti de la ville à celle des pratiques d’espace des habitants, en considérant spécifiquement les modalités de concentration et de dispersion sur le territoire urbain de certaines collectivités de migrants. Dans ce cadre je me propose de mettre en évidence la dimension stratégique des pratiques d’espace et leurs relations avec la politique de gestion de l’espace urbain. À partir du cas de la ville de Rome j’avance l’idée selon laquelle, du fait des processus migratoires et de globalisation de l’espace urbain contemporain, celui-ci peut être approché comme un espace traversé par de nouvelles frontières, les frontières internes des villes globales, déterminées par les pratiques d’espace des différentes collectivités culturelles qui cohabitent aujourd’hui et transforment profondément les relations entre parties prenantes à la ville.

1. La Rome contemporaine : un nouveau plan urbain

Note de bas de page 2 :

 Soit 250.640 personnes résidant sur le territoire municipal (au 1/1/2007), un chiffre supérieur à la moyenne nationale qui se situe autour de 5%. Ce chiffre est porté à 431.418 personnes si l’on inclut aussi les immigrés habitant durablement dans la ville. Mais il faut aussi considérer que cette population habite le territoire de la Province de Rome et pas seulement celui de la ville (parmi ces personnes, 52997 sont présentes pour des raisons religieuses).

Note de bas de page 3 :

 Pour les données et les informations sur le PAGT je me réfère à Marcelloni 2003.

La ville de Rome a vécu ces dernières années des transformations radicales : devenue une ville au visage multiethnique (elle est aujourd’hui habitée par des personnes appartenant à 182 nationalités différentes, et environ 9% de sa population est constituée de citoyens “immigrés”, où ayant un background migratoire2), elle a connu un très fort développement immobilier ponctué de nombreux épisodes spéculatifs (en rapport aux prix des logements). En 2009, un très long processus de planification urbaine s’est conclu par la rédaction et l’approbation, en Conseil municipal, du nouveau “Plan d’Aménagement général du territoire urbain” (PAGT). Le PAGT a été adopté 46 ans après le précédent plan (1962) et à presque un siècle de distance du dernier qui ait été approuvé par le Conseil municipal (1909). Je considèrerai exclusivement l’articulation générale du PAGT avec les questions qui me semblent pertinentes dans le cadre d’une recherche sémiotique sur l’espace urbain. Je m’intéresserai au PAGT élaboré jusqu’à 2002 sur la base notamment d’un livre de Maurizio Marcelloni, un des urbanistes qui ont le plus contribué à son élaboration, en tant que directeur du groupe de travail sur le nouveau PAGT, de 1994 à 2001. Dans son texte il a décrit et documenté en détail les bases du travail prévu par le PAGT, ainsi que la situation de départ de la ville3. Ce qui me semble particulièrement intéressant est la classification de la ville en parties différenciées (à la base de la définition de la banlieue de la ville) qui est articulée uniquement sur la base de l’organisation du bâti, et principalement d’un point de vue historique. Je cherche au contraire à mettre en relation cette classification avec d’autres dynamiques d’articulation de l’espace urbain, liées aux pratiques d’espace (de Certeau, 1990), et donc plutôt aux manières d’habiter et de se déplacer dans la ville mais également la question de modification des relations entre espaces bâtis, en définissant le sens de la ville en tant que forme (ou organisme) global, ou bien en posant la question de sa prétendue unité. Je montrerai qu’en passant de la seule prise en compte du bâti à celle des pratiques d’espace (et des modèles sémiotiques sous-jacents) il devient possible de définir plusieurs formes de banlieues, qui coexistent en même temps dans l’espace urbain. La spécificité d’une approche sémiotique pourrait ainsi rendre dynamiques certaines définitions, comme celles de “centre” et “banlieue” (periferia, en italien et dans le PAGT), en réfléchissant sur le devenir de l’espace urbain à partir des manières effectives de l’habiter.

2. Territoire de vides et formes de l’indistinction : la définition des parties de la ville dans le nouveau PAGT

Note de bas de page 4 :

 Il s’agit donc d’une catégorisation qui réunit deux typologies très différentes : la première ressemble à l’image de Rome qu’on pourrait retrouver dans les films de Pier Paolo Pasolini (par exemple Uccellacci e Uccellini). L’autre s’inscrit au contraire dans un panorama plus récent et complètement différent.

En analysant la condition de la ville avant la rédaction du PAGT, point de départ du travail, Marcelloni souligne l’hétérogénéité du territoire urbain, classifié dans le Plan en trois types, sur la base des seules caractéristiques du bâti : la “ville historique”, la “ville consolidée” (bâtie dans les années 1950-60, période de développements urbains intensifs) et enfin la “périphérie de la dispersion”, caractérisée par sa fragmentation due à ce que l’auteur appelle “espaces vides”. Il s’agit de “restes” : des fragments de campagne, englobés par la ville en expansion mais non bâtis, qui se présentent comme des lacunes, où des fractures, dans les quartiers de la banlieue la plus éloignée du centre de Rome. La présence constante de ces lieux qui ne sont plus “naturels” puisqu’englobés dans la ville, mais néanmoins non bâtis, est un phénomène répandu dans les arrondissements de la périphérie de Rome, soit qu’ils aient été l’objet de petites constructions, fréquemment illégales (les “bourgades” de Rome), soit qu’il s’agisse de quartiers HLM principalement constitués de grands ensembles (dont l’édifice de béton armé d’un kilomètre appelé Corviale offre un bon exemple)4. La seule partie de la ville qui dans le PAGT est définie comme “banlieue” (de façon remarquable les autres parties, bien que différenciées, sont appelées “ville”) se distingue donc des autres parties de la ville par le continuum indifférencié de “terrains vagues” qui pénètre dans les “bourgades illégales” et dans les “quartiers HLM”. Marcelloni décrit cette partie de la ville comme “un archipel sans connexions”, dans lequel quartiers de HLM et bourgades “flottent”. Les effets sémantiques de cette organisation urbaine sont exprimés par l’auteur dans cette définition :

Cette partie du territoire urbain […] manquant de l’effet-ville qui connote la ville ancienne et moderne, caractérisée au contraire par la présence d’une séquence d’épisodes “déposée” dans le temps sans aucune logique évidente, qu’il s’agisse de constructions légales où illégales »(2003, p. 169).

Note de bas de page 5 :

 Cf. Salvagni 2005.

La dispersion ne peut doncpas être réduite à la distance entre les bâtiments : on pourrait au contraire trouver le principal trait distinctif connotant la banlieue dans une carence structurelle d’organisation et de cohérence, au-delà des types de constructions. Ce qui “marque” la banlieue “de la dispersion” est la présence constante et régulière de déficits fonctionnels désormais stabilisésayant la capacité de la rendre reconnaissable et constituant la base d’un système implicite de classification et d’interdéfinition réciproques des quartiers. Cette morphologie urbaine exprime une différence sémantique entre parties de la ville : si une partie de la ville est structurée comme un ensemble organisé, la banlieue est au contraire décrite comme une agglomération d’éléments ponctuels, privés d’un tissu de connexion, sans cohérence propre et ainsi sans capacité à redéfinir les signifiés des éléments qu’elle renferme, dans le cadre d’une unité plus générale. Afin de modifier cette situation les opérations les plus importantes prévues par le PAGT sont identifiées dans la construction des complexes urbanistiques définis comme “centralités” : des ensembles de bâtiments destinés aux habitations de propriété privée (de bonne qualité) et aux bureaux, incluant aussi des lieux publics (bibliothèques, centres culturels et commerciaux), des stations de métro où des gares de trains urbains. Ces lieux, définis dans le PAGT comme des “centralités”, devront opérer comme des “insertions de ville dans la non-ville” (c’est l’expression utilisée dans le PAGT), leur effet se diffusant aux territoires environnants (en agissant “comme des aimants”, lit-on dans le PAGT). Il sera ainsi possible, selon le Plan, de créer les conditions pour une transformation polycentrique de la ville, structurée comme un réseau, et ce pour sortir du modèle actuel d’une ville “centripète” fondée sur le centre historique, en allant vers un modèle “multipolaire”. En considérant les caractéristiques et la position des “centralités” sur la base de projets spécifiques5 on s’aperçoit néanmoins d’une possibilité paradoxale : elles vont se configurer comme des quartiers compacts et autonomes, cohérents d’un point de vue architectural, avec des habitations privées dont la qualité sera très supérieure aux bâtiments environnants (ceux qui constituent les autres quartiers de la banlieue “de la dispersion”) et qui seront connectées au réseau de transports publics et avec les uniques espaces culturels et sociaux permettant une mobilité piétonne, où l’on pourra se promener et rencontrer des personnes. Elles vont donc devenir, dépassant peut-être ainsi les intentions des auteurs des projets, des “ îles ”, des unités séparées des quartiers–archipels qui les entourent. La question suivante se pose donc en relation avec le changement de modèle de la ville : comment est-il possible de transformer une ville centripète en un réseau si les “centralités” qui doivent opérer cette transformation reproduisent, en relation avec les banlieues dans lesquelles elles seront introduites, le même rapport hiérarchique qui structure la relation actuelle entre le centre de la ville et la totalité de sa banlieue ? Il me semble que la création de ces nouveaux centres en banlieue risque ainsi de reproduire, en le multipliant à l’échelle locale, le modèle de ville monocentrique actuellement en crise. Je pense que c’est aussi pour éviter ce résultat qu’est plusieurs fois soulignée, dans le PAGT, la nécessité que les centralités soient composées pour la plupart d’édifices publiques.

En plus, il faudrait souligner que les espaces vides dont Marcelloni a parlé sont privés de passants et d’habitants : ils sont avant tout “vides de personnes”. Ils sont en fait situés dans les quartiers caractérisés par la plus grande concentration des bâtiments et par le vidage systématique des rues et des places, au point qu’il est très difficile de croiser quelqu’un en marchant dans les rues (on pourrait donc s’accorder avec l’auteur quand il les définit comme “no man’s land”). Une prise en compte différente des parcours et des processus de concentration des habitants aurait pu restituer une image urbaine qui manque dans le PAGT : celle du territoire urbain comme ensemble vivant, en mouvement, capable de se modifier en relation au temps. Un ensemble dynamique : pratiqué où pas, traversé et stratifié par contractions et dissipations, par concentration et dispersion de personnes, où des “lieux du vide” peuvent se créer presque partout dans la ville. Une analyse qualitative, sémiotique, de ces phénomènes sera je l’espère à même de contribuer à l’approfondissement de la définition et de la connaissance de la banlieue, et elle pourrait opérer aux cotés de l’analyse urbanistique mais aussi, en renversant son approche, substituer au regard de l’en haut, cartographique, un regard “habitant”, inséré dans la ville.

3. Se situer dans les vides : banlieues culturelles et modèles sémiotiques de l’espace urbain

Note de bas de page 6 :

 Comme l’a montré Sassen (1999).

Note de bas de page 7 :

 Je préfère utiliser le terme « collectivité » plutôt que “communauté” afin d’éviter les connotations d’  « homogénéité » et de « solidarité » que le terme « communauté » peut impliquer, et qui cachent les différences et les stratifications de classe et de pouvoir internes aux collectivités migrantes conçues comme des ensembles pré-politiques et d’une certaine manière, présociaux.

Note de bas de page 8 :

 Cf. Fabbri (1994).

En considérant les dynamiques d’habitat il me semble en effet que l’on peut observer d’autres manières d’identifier et de “remplir” les espaces vides dans le tissu urbain, dont la prise en compte est absente du PAGT de Rome. Cela est d’autant plus évident si l’on approche les changements du territoire urbain sur la base des phénomènes migratoires. Bien que le texte se réfère à plusieurs reprises au processus de mondialisation, le mot “migrations” en est, lui, absent. Il s’agit pourtant à mon sens d’un phénomène fondamental dans la structuration actuelle des territoires urbains. Au niveau global les migrations possèdent une structure propre et contribuent à la définition des États-nation6. De la même façon, les différentes logiques de positionnement des collectivités7 immigrées et leurs manières de s’insérer dans la ville de Rome ne sont pas anodines. Leur analyse pourrait ainsi nous renseigner sur le fonctionnement et la structure sémantique des villes, et surtout sur les nouvelles frontières qui stratifient la ville contemporaine. Dans la Rome d’aujourd’hui en effet, les limites administratives ont perdu leur capacité de définition : il s’agit de frontières qui ne délimitent plus rien (puisque la ville continue, identique, au-delà d’elles), alors que se créent dans le même temps de nouvelles frontières, du fait des habitants immigrés. Il s’agit d’un phénomène général : les capitales européennes sont devenues des “villes-frontières”, qui intègrent désormais les frontières autrefois cantonnées aux limites des États nationaux8, et qui sont maintenant constituées par les «banlieues culturelles», lieux de frontières identitaires et de traduction, dans lesquels au moins deux langues sont parlées, et qui sont habités par différents groupes migrants (Lotman, 1985). Il s’agit là à mon sens des nouvelles frontières des villes globalisées.

Note de bas de page 9 :

 Cf. les données officielles au 31/12/2007, élaborées par l’Office municipal de statistique (récemment supprimé par l’administration municipale).

Note de bas de page 10 :

 Le territoire de la commune de Rome est divisé en 19 arrondissements, appelés “Municipi” (l’équivalent des « Mairies d’arrondissements » à Paris, Lyon et Marseille).

Si l’on considère les données des dernières années, il est possible de repérer une configuration très particulière des parties de la ville de Rome habitées par certaines collectivités immigrées. Il semble possible de retrouver des formes de régularité, qui je crois pourraient être mises en relation avec la forme globale du territoire urbain : le complexe de relations dans lequel les différentes parties de la ville définissent réciproquement leurs identités individuelles. Les pratiques d’espace (de Certeau, 1990) de deux collectivités immigrées sont particulièrement intéressantes à cet égard, en cela qu’elles diffèrent par rapport à la condition distributive de la population italienne et à celles des autres collectivités immigrées : il s’agit de la collectivité chinoise d’une part et de la bangladaise d’autre part. Si ces collectivités ne sont pas les principales en termes numériques9 elles sont sans doute les plus concentrées et donc les plus visibles par rapport aux autres, dont la distribution sur le territoire urbain est plus homogène (en particulier les philippine, romaine, péruvienne). Les aspects spécifiques de cette concentration méritent quelque remarques : ces collectivités habitent principalement dans deux arrondissements10 : le premier et le sixième, tous deux situés dans des zones (plus ou moins) centrales de la ville, stratégiques par rapport à la mobilité et aux processus de requalification urbaine. Il y a 15 ans il s’agissait de quartiers peu sûrs, très dégradés du point de vue urbain et de l’habitat, et très peu à même d’attirer habitants et investissements économiques italiens.

Note de bas de page 11 :

 Le terme anglais « gentrification » est parfois traduit en français par « boboïsation ».

Note de bas de page 12 :

 Dans un article, paru dans la revue D, le magazine du quotidien italien « La Repubblica », décrivant le travail d’une jeune styliste italienne, une partie de cette zone est ainsi définie comme une partie du « centre » de la ville : « Dans son laboratoire dans le centre de Rome, dans le quartier du Pigneto » (D, 20/9/2008, article de Gabriella Colarusso). Le quartier du Pigneto, une ancienne-bourgade maintenant gentrifiée, fait partie du sixième arrondissement, intégré dans la zone urbanistique 6A de “Torpignattara”.

Il s’agit aujourd’hui de deux zones qui ont été le théâtre de processus de gentrification11 et qui sont toujours en train de se transformer progressivement : une fois banlieue de la partie la plus centrale de la ville, elles ont aujourd’hui l’image de quartiers multiculturels qui intéressent certains secteurs de population italienne12. Actuellement les potentialités que ces quartiers possédaient déjà il y a 15 ans sont devenues visibles aux yeux de tous, et ce uniquement du fait des processus de réévaluation et de repeuplement actifs par leurs nouveaux habitants étrangers.

Note de bas de page 13 :

 Ces chiffres se fondent sur les registres d’état civil (voir Caritas, 2008) et sur les données produites par l’Institut national italien de statistique (Istat).

Note de bas de page 14 :

 Dans neuf des arrondissements de Rome se concentrent moins de 2% de la collectivité bangladaise ; le même phénomène se répète dans 6 arrondissements pour les habitants chinois.

Note de bas de page 15 :

Soit 1098 habitants bangladais sur 11.235 et 973 habitants chinois sur 9655 (2008). Dans les années 2009-2012 le processus de concentration est augmenté (Cervelli, 2013).

Note de bas de page 16 :

 En analysant les registres d’état civil on peut noter une donnée apparemment anormale : presque 11% des bangladais sont résidents dans le quartier historique et touristique de Trastevere (Zone urbanistique 1B, arrondissement 1), où la gentrification s’est déjà accomplie il y a plus de 30 ans. Cette donnée pourrait être expliquée si l’on considère la présence dans ce quartier de deux associations qui fournissent assistance légale et soutien aux migrants, la Communauté de S. Egidio et le Bangladesh Cultural Institute of Italy, deux lieux importants puisque nombre d’immigrés sans résidence stable à Rome  les déclarent comme leurs lieux de résidence. De plus, sur la base des contacts avec des membres de cette collectivité, on peut faire l’hypothèse qu’en réalité ces personnes vivent dans les lieux de la ville où la plupart des membres de leur collectivité se concentrent et où les phénomènes de surpeuplement sont fréquents. Il suffit de se promener dans ces quartiers pour noter la présence visible des habitants bangladais, dans le paysage linguistique et les commerces.

Les processus de concentration sont particulièrement évidents : dans les arrondissements qui comprennent ces zones, le premier et le sixième (sur un total de 19) se concentrent13 environ 40% de la collectivité bangladaise et 35% des Chinois qui vivent à Rome. Des phénomènes de concentration des autres collectivités immigrées sont également visibles : en particulier les collectivités roumaine dans le huitième arrondissement, sri-lankaise dans le vingtième, ces deux arrondissements comptant respectivement pour presque 20%  de chacune de ces deux collectivités à Rome. Qu’est ce qui rend spécifique la modalité d’habiter la ville des Chinois et des Bangladais ? Deux phénomènes évidents au regard des données statistiques : leur concentration est fortement localisée, contrastant avec une quasi absence dans les autres arrondissements14 et, à l’intérieur de ces deux arrondissements ces groupes sont encore une fois concentrés en deux “zones urbanistiques” (unités administratives qui forment les arrondissements de Rome), correspondant aux unités urbaines définies comme quartiers par le sens commun. On peut donc observer deux collectivités sans relations avant le phénomène migratoire et qui présentent le même pourcentage de concentration urbaine et les mêmes modalités de localisation dans la ville. En considérant le sixième arrondissement la concentration est visible en particulier dans le quartier de Torpignattara (zone urbanistique 6A), où au moment de notre enquête se concentraient environ le 10% des collectivités bangladaise et chinoise de Rome15. Le même phénomène est observable dans le quartier de l’Esquilino (zone 1E de l’Arrondissement 1) où se concentrent officiellement plus de 12% des chinois présents à Rome et environ le 7% des Bangladais. Il s’agit aussi d’une population résidante probablement stable, composée de manière homogène d’hommes et de femmes (d’une façon absolument paritaire pour les Chinois et avec une prévalence de jeunes hommes parmi les Bangladais, une des caractéristiques actuelles de l’immigration bangladaise)16 :

Figure 1 : Les quartiers avec la concentration des résidents Chinois et Bangladais à Rome

Figure 1 : Les quartiers avec la concentration des résidents Chinois et Bangladais à Rome

Note de bas de page 17 :

 Les citoyens italiens étaient peu intéressés par ces quartiers pour des raisons différentes : le quartier Esquilino avait commencé à perdre des habitants à partir des années 1950, à cause du mauvais état des immeubles. Dans les années 1980, du fait de sa proximité de la gare Termini, la principale de Rome, ce quartier était particulièrement fréquenté par les toxicomanes. Torpignattara était un quartier très dégradé du point de vue de l’urbanisme et en relation à la criminalité. Il fait d’ailleurs aujourd’hui partie du secteur de la ville ayant le pourcentage le plus bas de citoyens possédant un diplôme de premier cycle universitaire (cf. Frudà, 2007).

Note de bas de page 18 :

 Cf. Pittau, Kovalska, Melina (2007).

Ce qui me semble frappant c’est la capacité, à mon avis extraordinaire, de ces collectivités migrantes à identifier certaines zones de la ville dégradées où négligées, mais possédant des potentialités et à même de devenir des “centralités”, et à se situer de manière stratégique. Il me semble en fait que ces collectivités ont eu la capacité de s’insérer de façon compacte, comme des blocs, dans les interstices du centre de la ville, dans des quartiers (Esquilino et Torpignattara), que pour des raisons différentes leurs habitants italiens avaient abandonnés17. Ce positionnement semble être relié avec la forme générale de la ville et avec les dynamiques de valorisation sous-jacentes, nettement en contradiction avec les modalités d’habitat (prises aussi dans ses tendances historiques) des habitants italiens18. Analyser les pratiques d’espace des collectivités migrantes pourrait aussi nous aider à comprendre, dans une perspective comparative, comment les habitants italiens et immigrés se représentent la ville, quelle est son organisation actuelle en terme de valeurs sémantiques, et surtout, chose qui me semble vraiment fondamental, quels sont les processus de transformation et de re-catégorisation des relations entre les parties qui la composent. À côté de la stabilité de la ville, ces pratiques d’espace nous montrent sa transformation dynamique pour ce qui est des valeurs et des relations.

4. L’espace des Rom

Note de bas de page 19 :

 J’ai reçu ces données concernant les camps habités par les Rom de l’association Arci Karin, qui s’occupe des droits et de l’assistance aux populations rom en Italie (je remercie en particulier Andrea Masala, chef du projet). Je voudrais aussi remercier Franco Pittau, directeur du centre d’étude Idos-Caritas Migrantes pour les données sur les camps en 2006 et Francesco Carchedi pour son soutien et son amitié. Pour l’analyse de ces données il me faut remercier Marianna Onano, dont l’aide a été fondamentale.

À propos de création et de “remplissage” des espaces vides il semble à la fois nécessaire et utile de considérer aussi une autre forme, très particulière, de positionnement dans la ville, celle des camps habités par les collectivités tziganes, et principalement par des familles Rom en provenance d’Europe de l’Est (pour la plupart de Roumanie, d’ex-Yougoslavie et de Bulgarie). Le modèle d’habitat de ces camps ne semble pas non plus anodin. Sur la base des données disponibles, partielles et se modifiant rapidement en raison de la destruction des camps par la police et des déménagements, au mois d’août 2008 (moment de la première rédaction de cet article), il existait 133 camps irréguliers (généralement très petits), créés spontanément par leurs habitants et logeant 4179 personnes (il s’agit aussi parfois de camps où vivent des non-tziganes). Ces camps se composent de groupes de roulottes où de baraques, quelquefois à coté ou dans des bâtiments abandonnés, distribués d’une manière étonnement homogène dans toute la ville, dans 18 arrondissement sur 1919. Les camps, surtout les plus petits, sont généralement privés d’eau potable, d’électricité, de sanitaires et leurs contacts avec les agences d’assistance sociale sont très rares. Autre élément important, leur dimension minimale : la plupart sont composés d’une où deux familles, de 5 à 30 personnes. Selon les données, seuls 8 camps sur 133 comptaient plus de 100 habitants et un seul avait 300 habitants. Dans 125 camps habitaient 2818 personnes. Il semble donc possible de parler d’une structure “à poudre”, expression par laquelle le modèle d’habitat de certaines collectivités Rom a été défini par Leonardo Piasere (1999), l’un des plus importants anthropologues italiens des cultures tziganes. Les recherches approfondies de Piasere confirment la régularité de cette manière d’habiter, dispersée sur le territoire et caractérisée par une mobilité très fréquente.

Figure 2 : Les camps non autorisés, habités par les Rom en août 2008 à Rome

Figure 2 : Les camps non autorisés, habités par les Rom en août 2008 à Rome

Note de bas de page 20 :

 Une campagne de discrimination contre les rom, médiatique et politique, d’une extrême intensité, s’est développée à partir du mois d’avril 2008 (pendant la campagne pour les élections à la Mairie de Rome), après le viol et l’homicide d’une femme italienne, Giovanna Reggiani, commis par un rom roumain (il avait été dénoncé par les autres habitants du camp où il vivait). Suite à ce crime de fréquentes agressions contre des immigrés ont commencé à Rome et des incendies de camps habités par les Rom ont eu lieu à Naples. Le gouvernement national a décidé d’effectuer un recensement de la population rom, volontaire et conçu comme un fichage de tous les rom (dont les enfants à partir de deux ans) identifiés à partir de photos et d’empreintes digitales, dont l’objectif déclaré était la lutte contre la mendicité. Jusqu’à 2006, les Rom habitant à Rome vivaient dans 34 camps recensés, classés en “équipés”, “partiellement équipés” ou irréguliers.

Note de bas de page 21 :

 Celles que j’utilise ont été rassemblées à travers l’analyse des relevés effectués pour la rédaction du dossier Caritas-Migrantes sur les migrations à Rome, l’une des plus importantes publications nationales annuelles sur ce champ de recherche (Cf. Motta, Geraci, 2007). Ces données ne proviennent pas de l’office communal de statistique notamment parce que la Mairie de Rome n’à jamais produit un ensemble complet et organisé de données sur la présence des Rom à Rome.

Note de bas de page 22 :

 Pendant la deuxième campagne « Santé sans exclusion. Campagne pour l’accessibilité aux services socio-sanitaires et l’éducation à la santé en faveur des Rom et Sinti”.

Note de bas de page 23 :

 Comme cela a été soutenu pendant la campagne électorale de 2008. Au contraire les données montrent très clairement que cette “invasion” n’a jamais existé. En additionnant ces 4179 habitants aux presque 7900 habitants des camps “équipés” où “partiellement équipés” en 2006, selon les données de la Caritas, on obtient un chiffre total de 12.079 personnes. Il faudrait aussi rappeler qu’il s’agit de quelques milliers de personnes dans une ville comptant, en 2008, presque 2 800 000 habitants.

À propos de son expérience dans une recherche ethnographique auprès d’un groupe de Rom venant du Kosovo, dans le nord de l’Italie, Piasere (1999, p. 87) a écrit: “Dans les huit mois où j’ai campé avec eux, nous avons été chassés huit fois et nous avons donc reconstruit huit camps différents, un par mois en moyenne” (trad. de l’auteur). Cette affirmation est cohérente avec l’image qu’on pourrait retirer à travers l’analyse comparative des données actuellement disponibles. Dans les derniers mois de 2008 la situation des camps est devenue encore plus “pulvérisée”, et ce afin de résister dans une société italienne devenue progressivement plus hostile20, jusqu’à ce que l’on en arrive à une situation dans laquelle les micro-camps sont de plus en plus petits et cachés, habités par des groupes toujours plus restreints. Toutefois la dimension et le positionnement des camps rendent évidentes leurs dimensions stratégique et politique dans l’usage de l’espace et il faut donc tenter de les analyser dans une perspective historique, et bien que fondée sur des données très fragmentaires21. On recensait en 1995, 5467 citoyens Rom et Sinti à Rome, distribués en 51 camps, lesquels n’avaient pas tous l’aval des autorités publiques. En 2002 la mairie de Rome avait créé 32 camps autorisés nommés “camps équipés”. Il s’agissait généralement de vieux camps irréguliers dotés d’installations minimales (toilettes chimiques, accès à l’électricité, fontaines d’eau potable). Ils étaient distribués en 16 arrondissements sur 19. Dans le même temps on dénombrait presque 60 camps irréguliers habités par environ 6000 Rom roumains, dont le nombre avait été recensé pendant une campagne sanitaire pour la vaccination des enfants rom22. Suite aux actions de la mairie de Rome à l’époque (2008) 26 des 51 camps irréguliers sont devenus “équipés”, mais les presque 60 camps non autorisés de 2006 ont plus que doublé alors que la population de chacun d’entre eux se réduisait fortement. Point très important, leur population a en effet globalement diminué : passant de 6000 environ à 4179 recensés (au mois d’août 2008), notamment à cause des “rapatriements volontaires”, ces voyages de retour aux pays d’origine “offerts” après la destruction des camps irréguliers (surtout les Roumains) et associés à l’octroi d’un petit viatique. Loin d’être un phénomène stable, ces retours sont plutôt à l’origine de parcours migratoires circulaires entre l’Italie et la Roumanie, et donc un autre élément d’instabilité et de précarité de la vie. Ce qui semble très important est le fait que ces données confirment la nature stratégique de la distribution des rom et des sinti et de sa “structure à poudre”. Elles viennent confirmer l’affirmation de Leonardo Piasere, selon laquelle Rom et Sinti se rendent invisibles quand la répression à leur encontre s’accentue, avant de réapparaître dès que la situation est plus calme. En considérant ces données, il est en outre possible de démontrer qu’il n’y a eu aucune “invasion”23 de Rom roumains, contrairement à ce qui avait été soutenu dans les media et les discours politiques (en particulier par le maire de Rome, Giovanni Alemanno, qui avait déclaré dans sa campagne électorale qu’étaient nécessaires 20 000 expulsions de “Rom et immigrés irréguliers”, comme s’il s’agissait de la même chose) mais que l’apparition des camps irréguliers peut être rapportée à une dimension conflictuelle et politique dans laquelle les Rom répondent à la répression par une pratique d’espace stratégique de construction d’invisibilité. En inversant les cartes touristiques, ils individualisent les interstices et les lieux où il leur est possible de se rendre invisibles. En rapport avec ce point il pourrait être utile de considérer aussi les lieux à l’intérieur ou autour desquels ces micro-camps sont bâtis : passages souterrains abandonnés, digues des fleuves urbains, pistes cyclables isolées, petits espaces et passages situés sous des ponts où à coté des autoroutes urbaines, bâtiments abandonnés, et enfin lieux inaccessibles à l’intérieur des parcs publics.

5. Redéfinir la banlieue

Ces exemples peuvent démontrer que la définition de la banlieue change si on la considère, à partir d’une logique processuelle, comme le résultat des relations mobiles que structurent les rapports entre les collectivités qui habitent la ville et leurs manières différentes de penser et de pratiquer l’espace urbain. Selon ce point de vue on pourrait affirmer qu’il est actuellement possible de distinguer à Rome au moins trois banlieues et que chacune d’entre elles correspond à une image de la ville qui traduit des relations de pouvoir (soit des relations stratégiques entre groupes et acteurs sociaux considérés à travers le concept sémiotique d’actant).

La première forme, celle de la “banlieue de la dispersion”, correspond à celle considérée dans le PAGT (indiquée sous cette dénomination par Marcelloni) dans laquelle habitent principalement des italiens en provenance du centre et du sud de l’Italie, immigrés dans les années 1950 et 1960. Elle s’est développée et a été habitée suivant une logique d’addition à la ville existante, et a été englobée dans les expansions successives, sur la base de la représentation d’un territoire centralisé sur lequel les frontières ont une grande importance.

Une deuxième forme, une “banlieue en blocs”, située dans les lieux de créolisation aux marges de la partie centrale de la ville, est habitée suivant une logique d’insertion compacte dans les interstices, basée sur la compréhension des formes de catégorisation et de hiérarchie qui existent dans la ville, en exploitant les espaces vides qu’elles produisent.

Enfin, une troisième forme, une “banlieue pulvérisée”, encore différente d’un point de vue culturel et morphologique, constituée par les petits camps habités par les Rom avec leur “structure en poudre”, basée sur un modèle acentrique et stratifié de territoire urbain, apte à se déplacer rapidement, à se défendre et à se cacher.

Du point de vue de la relation entre modèle général de territoire et manières de l’habiter on pourrait distinguer, sous cette forme de banlieue, trois modèles différents d’espace urbain liés aux interprétations stratégiques (“tactiques” selon de Certeau) des configurations urbanistiques.

Note de bas de page 24 :

 Cf. Deleuze et Guattari (1980).

Dans le premier modèle la forme du territoire est celle d’un espace “strié”24, un ensemble fortement centralisé avec des frontières reconnaissables (typique des formes d’habiter des immigrés italiens des années 1950-60 et qui aujourd’hui semble se reproduire dans les pratiques d’espace des collectivités immigrées d’Europe de l’Est, qui se situent dans la banlieue la plus éloignée du centre de la ville où dans les petites cités de la province de la ville de Rome).

Dans le second modèle l’espace de la ville est considéré comme un ensemble compact, la valeur de ses parties diminuant à mesure que l’on s’éloigne du centre, mais “percé” de “trous” dans lesquels elles s’insèrent en blocs.

Enfin le troisième modèle d’espace, qu’on peut déduire de l’organisation et du positionnement des camps irréguliers (non autorisés) des Rom, et qui pourrait être considéré comme une anti structure, se base sur un modèle stratifié et acentrique de territoire, où aucune hiérarchie n’est reconnue et où n’existent pas de frontières définies, mais dans lequel seuls importent les relations d’accessibilité et d’inaccessibilité, l’encerclement par les gagè (ceux qui ne sont pas Rom) et les manières de leur échapper en se rendant invisibles et en se déplaçant continuellement. Il s’agit donc de trois stratégies différentes de réarticuler un système de lieux selon des “syntaxes” spécifiques (manifestées par les processus d’habitat).

Conclusion

Pour mettre en évidence cette relation il est nécessaire d’associer à la considération de l’espace bâti celle de l’espace pratiqué et habité, rendu dynamique par les relations entre individus et par les programmes conflictuels ou coopératifs sous-jacents. Il s’agit de l’objectif de la recherche sur les pratiques de l’espace que Michel de Certeau (1990) proposait il y a plus de 20 ans, en établissant la distinction entre “espaces” et “lieux”. Aujourd’hui il serait ainsi possible de reprendre et étendre sa proposition en considérant les flux de population qui caractérisent la ville contemporaine et les dimensions politiques qu’ils impliquent : celles liées aux conditions d’accessibilité diversifiées, aux différentes enclaves existantes dans les archipels métropolitains et aux formes d’invisibilité qu’elles déterminent. Ainsi, une analyse des formes concrètes de l’habiter nous donne une hypothèse d’organisation politique de l’espace, qu’il serait, à partir de Rome, possible d’étendre à d’autres villes en passe de devenir globales : celle d’un territoire fortement connecté globalement mais en même temps stratifié et séparé par de nouvelles frontières internes que structurent les villes contemporaines, les frontières internes des ville globales. Afin de mettre en évidence ces frontières, il serait nécessaire de les observer depuis plusieurs points de vue. En considérant ces différentes collectivités migrantes peut être serait-il ainsi possible de comprendre les processus de changement de nos villes mais aussi ne pas oublier que, face à beaucoup de situations tragiques, nous risquons de rester seulement des spectateurs détachés.

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