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Mots-clés : culture, nature, réalité (sémiotique), sémiotique du texte, sémiotique générale, sens, signification, socio-sémiotique, texte
1. Un manque à combler
Si la culture est de plus d’une nature, et si la nature recouvre diverses cultures, il est évident que ni l’une ni l’autre, ni la culture ni la nature, ne peuvent être appréhendées autrement qu’à travers les relations qu’elles entretiennent : dépendances d’ordre socio-anthropologique, philosophique et religieux, politique et économique, mais surtout – et c’est notre hypothèse – d’ordre sémiotique. Il n’y a de culture qu’en rapport à une nature qui lui préexiste et inversement : il n’y a de nature que comme fond vague à partir duquel la culture peut surgir et s’articuler. Selon les principes épistémologiques du structuralisme, on le sait, c’est la relation qui est première ; les éléments sont secondaires : c’est pourquoi la corrélation entre culture et nature les constitue en tant que tels – et il s’agit d’une présupposition réciproque, exactement comme les deux plans de tout langage, de tout discours, de tout texte, expression et contenu.
Telle est la base théorique, philosophique et épistémologique, mais également méthodologique et empirique de la sémiotique, notamment dans sa version structurale et générative, telle qu’elle est pratiquée en Italie par un groupe important de chercheurs travaillant dans différentes universités : entre autres – ici représentées – Turin, Milan, Venise, Bologne, Sienne, Rome et Palerme.
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Toutefois, on l’aura remarqué, les noms de trois parmi les représentants les plus influents de cette génération, à savoir Francesco Marsciani, Pierluigi Cervelli et Federico Montanari ne figurent pas au sommaire de ce dossier. La raison en est que le programme de publication des Actes Sémiotiques a conduit à éditer leurs contributions à part et de manière anticipée, dans la livraison précédente de cette revue (Actes Sémiotiques, 117, juin 2014). Nous renvoyons par conséquent les lecteurs d’une part au « grand texte », hors rubrique, de Francesco Marsciani, paru l’an dernier, « À propos de quelques questions inactuelles en théorie de la signification » (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5279), d’autre part aux articles de Pierluigi Cervelli, « Nouvelles frontières de l’espace urbain contemporain : Interprétations et stratégies entre migrations, banlieues et pouvoir politique » (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5233) et de Federico Montanari, « Cartographies ethno et socio-sémiotiques : Considérations théoriques et méthodologiques, et un projet d’analyse sur les espaces urbains » (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5264), l’un et l’autre intégrés dans le dossier « Approches sémiotiques de la notion de territoire ».
Umberto Eco est certainement le nom le plus connu, en France, de la sémiotique italienne. Il a fondé à Bologne, il y a quelques décennies, une école de sémiotique très influente, dite interprétative, d’orientation cognitive et peircienne. Aujourd’hui, de nombreux jeunes chercheurs – pour des raisons académiques très complexes, que nous n’examinerons pas ici – ont pris des postes dans des universités françaises ou francophones (de Toulouse à Lyon, de Limoges à Strasbourg, Lille, Liège, et même Luxembourg). Ils font désormais partie de la grande communauté des chercheurs francophones en sémiotique. Ce qui manque toutefois, en France, c’est une connaissance approfondie de la génération intermédiaire des sémioticiens italiens qui, pour la majorité d’entre eux, ont suivi l’enseignement de Paolo Fabbri, autre célèbre sémioticien « frontalier », entre France et Italie. C’est cette lacune que le présent dossier se propose de combler en offrant une anthologie d’écrits des principaux protagonistes de cette génération intermédiaire1. Une rapide présentation des principes de base de la sémiotique italienne, telle qu’elle est pratiquée par la plupart de ces chercheurs, aidera à mieux comprendre le sens – et la valeur – d’un travail dont est issue une théorie de la signification construite en passant par le terrain empirique de l’analyse de textes et de discours de différentes cultures.
2. La notion sémiotique de texte
Le texte est l’objet de la sémiotique, théorie des systèmes de signification et des processus de communication. Se préoccupant de retracer les formes avec lesquelles les diverses cultures se dotent d’un sens humain et social, la sémiotique décrit des textes en en analysant les modes de fonctionnement, les stratégies de constitution et les tactiques de dissolution, les stratifications successives, les transformations internes et les procédures de traduction en textes ultérieurs. Une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble irrégulier et changeant de textes qui se parlent les uns aux autres en construisant entre eux des hiérarchies variables. Comme pour les biosphères étudiées par les sciences de la vie, pour la sémiotique, les cultures sont des sémiosphères à l’intérieur desquelles s’agitent des textes qui parlent d’autres textes, pour les motiver, les décrire, les expliquer, les interpréter, les évaluer, les modifier, les détruire, donnant par la même occasion un certain nombre de raisons qui justifient de telles manœuvres, construisant des fondations plus ou moins stables sur lesquelles on peut opérer, supposant des systèmes de valeurs grâce auxquels on peut se doter d’une certaine forme d’identité individuelle et collective.
Mais qu’est ce qu’un texte, selon l’acception spécifique de la sémiotique ? Il s’agit de toute configuration de sens – une nouvelle, un poème, une image, une chanson, un film, un objet, un comportement, une conversation du quotidien, une émission télévisuelle, un repas entre amis, une stratégie de séduction, une campagne publicitaire, une ville, un projet de vie… – qui se donne comme empiriquement perceptible à travers une ou plusieurs substances : linguistique, visuelle, gestuelle, sonore, spatiale, corporelle et ainsi de suite. En d’autres termes, pour parler du monde et pour le remplir de sens en dotant de signification leur propre vie, les hommes utilisent ce qu’ils trouvent à leur disposition : les lieux où ils décident d’habiter, les aliments qu’ils utilisent pour se nourrir, les vêtements pour se couvrir, les outils pour travailler, les objets pour meubler leur maison, les corps dont ils sont dotés, jusqu’aux choses « superflues » de l’existence – œuvres d’art, formes de conduite, bonnes manières, rituels, croyances, symboles… – dotées elles-mêmes d’une fonction sociale et culturelle aussi précise que nécessaire : construire et faire circuler le sens, l’articuler formellement sur la signification, le renforçant jusqu’à en faire une partie constitutive et indispensable de l’existence et une véritable nature.
Le texte, du point de vue sémiotique, n’est pas une chose tangible, un objet naturel, une entité du monde physique ou social ; mais s’il faut le définir en termes à la fois plus précis et plus abstraits, c’est une relation entre telle chose, objet ou entité et un certain contenu articulé qu’il se charge de rendre présent en en faisant saisir la portée cognitive, la dimension pratique et affective et la valeur sociale. En termes plus techniques, nous dirions que les textes de la culture sont des modes de mise en présupposition réciproque d’un plan de l’expression (où des éléments construisent entre eux des relations nécessaires) avec un plan du contenu (structuré lui aussi selon des dispositions variables, plus ou moins simples ou complexes).
Pour le moment, les textes avec lesquels on a le plus affaire, au point de leur attribuer une valeur prédominante dans notre culture, sont les textes linguistiques ou verbaux ; c’est à eux que le sens commun pense quand il s’agit d’évoquer des caractéristiques spécifiquement textuelles. Les textes linguistiques sont en effet liés à la forme de la communication verbale que l’espèce humaine, volontairement ou par hasard, a décidé de privilégier pour véhiculer la majeure partie des messages explicites, et qui a donc acquis au cours de l’histoire occidentale un rôle de premier plan, rôle dont, cependant, à y regarder de près, il n’a pas le monopole. D’une part, en effet, la langue spécifie ses propres capacités expressives en recourant à la communication littéraire de façon à ce que le texte par définition, comme il est enseigné à l’école, finit par devenir celui des œuvres de la grande littérature. D’autre part, cependant, le champ d’action de l’expression de la communication et de la signification humaine est extraordinairement plus ample que celui de la dimension littéraire ou de la linguistique en général. Les configurations de sens qui, au niveau macroscopique ou microscopique, sont utilisées par les sujets pour donner un sens à leur existence individuelle et collective, pour connaître le monde, comprendre les choses et les autres, prendre des décisions, arrêter des jugements, élaborer des systèmes de valeurs, et qui construisent la sociabilité sous ses formes plus ou moins élémentaires ou complexes, ces configurations de sens dépassent souvent la sphère linguistique. Mieux encore, elles intègrent la sphère linguistique dans d’autres substances activant le corps dans sa totalité et convoquant l’environnement où il doit vivre, agir, pâtir et sentir. Un des instruments que les sociétés utilisent pour se représenter elles-mêmes leurs propres hiérarchies internes et leurs propres systèmes de valeurs est par exemple celui de l’espace : les façons dont les corps se réfèrent à un certain lieu en l’habitant de l’intérieur et en se l’appropriant ; celles où les sujets structurent le corps en parties et qu’ils valorisent différemment, ou même celles où les espaces sont divisés et articulés, créant des systèmes de préférences et des parcours possibles. La sémiotique part ainsi de l’affirmation que les textes ne sont que des mécanismes formels divers grâce auxquels les cultures existent et résistent en se parlant et en se modifiant continuellement : plusieurs d’entre eux sont retenus tels quels et sont explicitement dotés de propriétés significatives ; d’autres, en revanche, sont utilisés pour ainsi dire silencieusement, secrètement, inconsciemment, et ce faisant, agissant en profondeur, finissent par devenir encore plus importants que les premiers. Les hommes gèrent le sens en se parlant entre eux et jusqu’ici ils en sont conscients. Mais parallèlement, les hommes construisent plusieurs autres systèmes de sens – manger, s’habiller, meubler la maison, marcher, jouer, dessiner, bouger, construire… – qui ne sont pas reconnus comme tels, qui finissent par être repensés de façon instrumentale, fonctionnelle et banalement pratique. On crée et on articule le sens humain et social en s’alimentant, en s’habillant, en construisant des maisons ou des objets, etc. Seulement, contraints de motiver tout cela par la suite, on pense et on soutient qu’on mange pour se nourrir, qu’on s’habille pour se couvrir, qu’on construit pour s’abriter et ainsi de suite selon autant de simplifications. Les signes non linguistiques deviennent des fonctions, et demeurent cependant, pour ainsi dire, encore « plus signes » que les signes linguistiques. C’est pour cela qu’avant même d’étudier les systèmes de signes, la sémiotique doit se fixer pour tâche d’en retracer l’existence, d’en désigner la portée et d’en dévoiler les mécanismes secrets.
Comment redéfinir alors, à partir de ces premières observations, la sémiotique du texte ? Par comparaison avec d’autres disciplines qui étudient des entités textuelles socialement reconnues, telle la linguistique ou la théorie littéraire, la sémiotique couvre un domaine de recherche beaucoup plus large, qui coïncide de fait avec la culture – ou mieux avec les cultures – en général. S’inspirant des modèles descriptifs et des appareils méthodologiques de ces disciplines qui se sont occupées, les premières, de types particuliers de textes, linguistiques et littéraires, l’analyse sémiotique du texte a cependant des ambitions beaucoup plus vastes, qui en font, d’un côté, une méthodologie générale des sciences humaines et sociales, et de l’autre, une nouvelle forme de critique de la culture. N’importe quel phénomène humain et social est pour elle réinterprétable comme un texte (d’où sa valeur méthodologique), même si les différentes cultures tendent souvent à en masquer la valeur textuelle (d’où sa valeur critique). Avant de l’analyser et de le comprendre, il importe donc de flairer le sens, de le porter à la lumière, d’en désigner l’existence, l’état et l’efficacité.
En revanche, pour ce qui est de la relation entre la sémiotique du texte et d’autres champs, d’autres déclinaisons ou acceptions du sens et de la signification, on peut dire que cela relève de la sémiotique générale. Cependant, tandis que la sémiotique générale assume des styles de pensée repris de la tradition philosophico-linguistique d’où elle tire son origine historiquement, la sémiotique du texte revendique un caractère essentiellement opératoire, mesurant la valeur de ses propres modèles en fonction de leur capacité descriptive, explicative, interprétative et critique. De même, il n’y a pas de différences de principe entre sémiotique du texte et socio-sémiotique : partant d’occurrences que le sens commun reconnaît d’emblée comme textuelles (récit, poésie, film, tableau), la sémiotique du texte ne fait qu’exporter progressivement ses propres modèles d’analyse vers toutes les autres occurrences textuelles que le même sens commun peine cependant à reconnaître comme tels. Le sens commun les considère, de fait, comme des phénomènes sociaux plus amples et plus insaisissables, auxquels on reconnaît seulement le statut de « contexte », de situation de communication, de circonstance de réception, de relation intersubjective ou intime. Mais raisonner en termes de textes et de contexte signifie hypostasier, soit les premiers soit les seconds, pour ensuite leur trouver des relations et des dépendances. Pourtant, si un quelconque phénomène social peut être reconsidéré comme un texte, ce n’est qu’après en avoir reconstitué étape par étape les articulations internes et externes. Car ce qui se présente comme de nature textuelle, c’est tout simplement ce qui est pertinent pour la constitution du sens ; de même, ce qui relève de l’ordre contextuel, c‘est ce qui n’est pas pertinent pour sa constitution. En d’autres termes, est contexte ce qui n’est pas nécessaire au but de l’analyse. Les mêmes considérations épistémologiques valent pour la relation entre sémiotique du texte et sémiotique de la culture, dont la différence est plus nominale qu’effective. Si les cultures sont des sémiosphères, c’est-à-dire des lieux de diffusion et de croisement entre textes, alors, même des modèles culturels plus importants et plus abstraits sont interprétables comme des textes.
3. La réalité sémiotique
Pour illustrer les principes d’analyse de la sémiotique du texte, qui interagit de façon étroite avec la sémiotique générale, la socio-sémiotique et la sémiotique de la culture, les auteurs de ce dossier utilisent des exemples très diversifiés – poèmes, œuvres littéraires, photographies, films, extraits de presse ou émissions télévisuelles, packaging ou annonces publicitaires, objets de design, formes d’interaction, musées, salles de sports, espaces urbains, etc. – à partir de quatre domaines sémiotiques distincts : la vie quotidienne (première partie), l’espace construit (deuxième partie), les stratégies de marque (troisième partie), l’altérité (quatrième partie).
Il s’agit de croiser des conjonctures conceptuelles et des problèmes théoriques hétérogènes à première vue, souvent traités et discutés par diverses disciplines de façon isolée et sans grande ouverture entre elles : linguistique et théorie littéraire comme nous l’avons déjà dit, mais aussi sociologie et cultural studies, architecture et urbanisme, mass-médiologie et histoire de l’art, et ainsi de suite. Tout cela cependant – et il importe de le dire clairement – ne comporte aucun impérialisme culturel, aucune envie préméditée de parler de tout indistinctement. Ce qui demeure établi pour l’analyse sémiotique du texte, c’est le fait qu’un phénomène quelconque peut être étudié si, et seulement si, il a une valeur significative, un sens humain et social. La sémiotique, en d’autres termes, ne parle pas de tout comme si c’était un texte mais cherche à savoir si l’objet d’étude en est un et pourquoi il l’est, même si, comme nous l’avons dit, il y a des résistances à le considérer comme tel. Analyser sémiotiquement, c’est justifier à la fois la sémioticité de ce qui est en train d’être analysé et la nature textuelle des objets du monde et de la culture.
De là, cette dernière considération : si la sémiotique ne parle pas de choses mais de relations, et si de telles relations surgissent au cours de l’analyse de façon à justifier n’importe quel champ d’étude par les modèles qui ont été utilisés pour le comprendre, ce qui doit être rejeté, c’est toute attitude ontologique face à la « réalité ». La réalité, du point de vue sémiotique, est le résultat de relations et de pertinences, de dispositifs textuels et de stratégies discursives, de constructions culturelles et de sens. Ce qui ne signifie pas en nier la consistance matérielle, l’épaisseur perceptible et la dureté substantielle : cela veut dire, tout au plus, assumer l’hypothèse que ladite réalité est toujours et de toute façon recouverte de sens, chargée de significations humaines et sociales sans lesquelles non seulement elle ne serait ni analysable ni évaluable, mais pas non plus compréhensible, ni même perceptible. Regarder les objets et les formes du monde « comme tel », les choses « pour elles-mêmes », en tant que données présumées « pures et dures », cela reviendrait à leur dénier l’horizon du sens, à ignorer leurs déclinaisons culturelles, les principes qui permettent de les distinguer les unes des autres, les critères qui servent à en évaluer la portée humaine et les conséquences pratiques. L’approche sémiotique réfute l’ontologie sans pour autant être relativiste ; elle ne réduit pas les différents systèmes de valeur à une équivalence de principe mais établit les bases pour pouvoir les comparer, les motivations pour pouvoir les choisir, et les raisons pour pouvoir les exclure.