Appareils de capture
Pour une sémiotique de la culture

Tarcisio Lancioni

Université de Sienne

https://doi.org/10.25965/as.5399

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : altérité, capture, culture, encodage/décodage, King Kong, monstre, prise, sémiosphère, traduction

Auteurs cités : Hans BELTING, Francesco CASETTI, Gilles DELEUZE, Georges DUMÉZIL, Umberto ECO, Clifford GEERTZ, Algirdas J. GREIMAS, Félix GUATTARI, François HARTOG, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Francesco MARSCIANI, Pierre MAYOL, Victor TURNER

Plan
Texte intégral

Le langage est fait pour cela, pour la traduction,
non pour la communication
.
G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux

1. Culture et traduction

Note de bas de page 1 :

 Youri Lotman, 1985, La sémiosphère, Limoges, PULIM, 1999.

La culture, selon l’image que Youri Lotman en a proposé1, peut être conçue comme un espace relativement clos, la sémiosphère, caractérisée par des formations sémiotiques spécifiques, dont l’organisation constitue l’originalité. La relativité de la clôture de la sémiosphère est ce qui, d’une part, lui permet de se constituer comme un espace «  homogène  » et, de l’autre, d’accueillir en son sein ce qui lui est externe, la rendant ainsi dynamique, en devenir continu. Ce qui est externe ne peut cependant entrer dans la sémiosphère qu’à condition d’être traduit, c’est-à-dire rendu conforme à une des formes sémiotiques spécifiques qui caractérisent la sémiosphère elle-même. Cette image, certainement utile pour exemplifier de manière générique l’idée d’une «  unité culturelle  » conçue comme champ sémiotique autonome, laisse cependant aussi entrevoir une série d’aspects problématiques. Par exemple, elle ne spécifie pas la nature de ce qui est hors de la sémiosphère, ni, par suite, si en dehors d’elle se trouve quelque chose qui a une forme sémiotique différente, à savoir une autre sémiosphère, — ce que Lotman suggère parfois —, ou bien quelque chose qui n’a aucune forme sémiotique, donc quelque chose de «  jamais dit  » ou «  jamais imaginé  ». Question qui conditionne significativement le sens qui peut être attribué au processus de traduction, dont dépend l’accès de l’Étranger dans la sémiosphère, bien qu’il s’agisse toujours de rendre accessible ce qui ne l’est pas : dans le premier cas en effet, deux formes sémiotiques seraient mises en relation, celle de départ et celle de destination, par exemple le passage d’une langue à une autre langue ; alors que dans le second cas nous serions face à la nécessité d’attribuer une forme sémiotique à quelque chose qui n’en a pas encore. Tâche qui dans nos cultures est dans une large mesure accomplie par ces grands appareils de traduction que sont les arts et les sciences, qui travaillent chacun sur les marges du «  culturel  » avec leurs propres outils pour rendre susceptible d’être «  dit  », donc sémiotisé, ce qui ne l’était pas encore.

Note de bas de page 2 :

 Les traductions sont donc nécessaires non seulement pour ce qui concerne ce qui est explicitement externe, mais aussi pour ce qui, tout en étant interne, risque de «  sortir  » et, corrélativement, ce qui, n’étant pas traduit, risque justement d’être expulsé, ou de constituer un corps étranger. En ce sens, la «  traduction  » semble s’opposer diamétralement à l’idée de «  tradition  » là où la tradition est conçue comme pure survivance sans aucune adaptation aux changements des formes culturelles alors que, nous le savons, les traditions se transforment et se reconstruisent continuellement, et l’idée de permanence pure qu’elles essaient de transmettre n’est souvent que le résultat d’une construction idéologique qui passe par la dissimulation des transformations.

D’autre part, le passage d’une forme sémiotique à une autre, soit la traduction selon le premier cas, caractérise également des processus internes à la sémiosphère, et pas uniquement ceux «  de la frontière  ». Par exemple, la transposition d’un texte littéraire en texte cinématographique, ou pictural, ou vice-versa ; ou bien le phénomène, plus complexe, des «  réadaptations  » qui, dans leur tentative de rendre encore plus accessible un texte donné révèlent comment il risque de se transformer en «  étranger  », quand bien même il ne sortirait pas, du moins en apparence, de la sémiosphère où il est né, révélant ainsi comment la «  forme frontière  » ne regarde pas uniquement la limite externe de la sémiosphère, mais qu’elle en parsème aussi l’intérieur, au long de nombreux seuils, variables et pas toujours évidents, qui l’articulent2.

De plus, il nous semble difficile de concevoir que les diverses formes sémiotiques qui constitueraient de manière homogène une sémiosphère puissent toutes avoir la même extension. Certaines langues coïncident assez étroitement avec ce qui peut être défini comme une culture unique, d’autres en revanche franchissent les frontières culturelles, et nous pouvons trouver des formes sémiotiques qui ont une extension différente : les formes de la représentation visuelle, même en restant dans le domaine européen, ont des frontières, territoriales et temporelles, sans aucun doute différentes, et plus étendues, par rapport aux frontières linguistiques, alors que d’autres formes, proxémiques ou gestuelles par exemple, ont souvent des frontières plus étroites, et donc autrement différentes.

Note de bas de page 3 :

 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004 (Bild-Anthropologie. Entwürfe für eine Bildwissenschaft, Paderborn, Wilhelm Fink, 2002).

Note de bas de page 4 :

 Peter Galison, Image and Logic. A Material Culture of Microphysics, Chicago, University of Chicago Press, 1997.

Il apparaît donc toujours plus difficile, en particulier dans un contexte de globalisation, non seulement de concevoir une unité forte entre «  culture  » et «  localité  », comme le souligne bien Hans Belting3, mais c’est la métaphore «  géographique  » même qui doit être repensée, pour concevoir la sémiosphère comme une forme bien plus fragmentée que le suggère Lotman, autant en son intérieur — où des sémiotiques de valeur sociale différentes s’entrecroisent et s’imbriquent continuellement suivant des processus de traduction — que vers l’extérieur, où des sémiotiques d’extension différentes peuvent se superposer, et ces superpositions peuvent servir de « terme médian » pour la traduction d’autres formes sémiotiques. La frontière culturelle, à la différence de la frontière mathématique, est rarement une ligne de démarcation seulement, appartenant à chacun des champs qu’elle délimite. C’est le plus souvent un territoire complexe, une véritable trading zone4 où se développent des formes culturelles spécifiques (créolisations, pidginisations, hybridations diverses), et dans lesquelles les processus de traduction semblent plus fluides et moins systématiques.

Note de bas de page 5 :

 Umberto Eco, Dire presque la même chose, Paris, Grasset, 2007 (Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milan, Bompiani, 2003).

Dans tous les cas, la traduction, qui assume ici toute sa valeur de moyen culturel fondamental, se présente comme la mise en tension de deux forces opposées ; elle doit en effet, d’une part, conserver la mêmetéde ce qui est traduit, afin que le résultat de la traduction soit « la même chose » ou du moins «  presque la même chose », comme le dit Umberto Eco5, que ce qui existait avant le processus même. D’autre part, pour être rendu accessible, cet « étranger » doit acquérir un visage nouveau par rapport à celui de départ, qui pourra le rendre d’autant plus accessible qu’il sera « familier », d’autant plus donc qu’il effacera son caractère d’« étrangeté » qu’il devrait au contraire conserver pour maintenir sa mêmeté, et éviter que la dynamique culturelle elle-même ne se réduise à sa propre reproduction. Cette stratification de problèmes, depuis le caractère sémiotisé ou non de l’« étranger », au degré de conservation de la mêmeté dans le processus de familiarisation, caractérise aussi la relation entre sémiotiques construiteset monde naturel.

Note de bas de page 6 :

 Algirdas Julien Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970.

Note de bas de page 7 :

 Voir également l’entrée « Monde naturel » du dictionnaire de Greimas et Courtés : « Le monde naturel, de même que les langues naturelles, ne doit pas être conçu comme une sémiotique particulière, mais plutôt comme le lieu d’élaboration de sémiotiques multiples ».

Note de bas de page 8 :

 A ce sujet, voir également le bel essai de Pierre Mayol consacré aux « modes d’habiter » in M. de Certeau et al., L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard (10/18), 1980.

L’expression « monde naturel », à partir du travail de Greimas6, n’indique pas un « monde » subsistant en soi indépendamment de l’homme, et que les pratiques linguistiques se contenteraient de montrer du doigt, comme pure référence extralinguistique ; elle désigne un territoire culturellement structuré par des pratiques et des visions, comme le dit Greimas lui-même, donc par une quantité de formations sémiotiques distinctes, telles les relations spatiales et proxémiques, la gestualité, les pratiques vestimentaires et alimentaires, la catégorisation des percepts, l’organisation des systèmes taxonomiques, etc7. Un monde, donc, que nous pouvons dire « naturel » uniquement en ce qu’il est constitué de formes sémiotiques qui préexistent à l’individu immergé en elles et qui, pour « entrer en société » est amené à les apprendre, de manière explicite (au moyen de métalangages) ou implicite (en se conformant aux pratiques elles-mêmes)8. Cette conception du monde naturel permet à Greimas de résoudre de manière originale la question de la « référence » ; selon l’acception générale en effet, elle mettrait en corrélation deux entités de nature complètement différente et incomparable : la langue et ses structures d’un côté, et de l’autre les choses du monde de référence, existantes en soi ; selon la conception de Greimas au contraire, ce sont deux formes comparables et de la même nature qui sont mises en corrélation, dans la mesure où d’un côté comme de l’autre nous retrouverons des structures sémiotiques.

Le rapport entre les textes des « sémiotiques construites » et le « monde naturel » ne semble pas, en effet, se laisser réduire à une simple question de référence, ou de représentation, où il s’agirait de donner une forme sémiotique à ce qui n’en a pas ; elle pourrait au contraire  plus précisément relever du champ conceptuel de la « traduction ». La « traduction » ne n’intéresserait donc pas uniquement les transpositions entre sémiotiques construites (entre deux langues verbales ou, par exemple, entre la langue verbale et le cinéma), mais également les transpositions qui impliquent les sémiotiques « naturelles ». Une opération diffuse au point de passer inaperçue, au point que, justement, face à des textes littéraires, picturaux ou cinématographiques, on en arrive souvent à considérer que ces textes se limitent à dénoter les choses en soi, sans se rendre compte qu’ils mettent en scène non tant les choses que les processus de signification, tout sauf naturels, dans lesquelles ces « choses » sont engagées.

Une conception aussi étendue de la traduction nous permet de rendre compte des modes culturels au moyen desquels les objets sémiotiques peuvent être rendus accessibles selon des formes diverses, mais elle semble également lui faire perdre une de ses particularités, qui réside dans sa capacité à rendre accessible quelque chose qui autrement ne le serait pas ; nous pourrions même suggérer que la différence entre transposition et traduction pourrait tenir à cela : la première attribue une nouvelle manifestation sémiotique à quelque chose de déjà accessible, en en changeant le sens, en l’étendant, en le glosant, en l’intégrant à d’autres processus, etc., alors que la seconde rend accessible ce qui autrement le serait difficilement. Avec la seconde, le caractère d’altérité de ce qui est traduit acquiert une valeur centrale, alors qu’avec la première il paraît marginal. De plus, il nous semble que l’« altérité » elle-même puisse dans ce contexte admettre deux acceptions différentes selon que nous la considérons comme quelque chose de « bien formé » à l’intérieur d’une sémiotique autre, différente de celle qui l’accueille, ou bien comme quelque chose qui n’a pas encore de forme sémiotique spécifique. Dans le premier cas, le passage pourra relever de règles plus ou moins susceptibles d’être explicitées, alors que dans le second un effort créatif majeur de configuration semble nécessaire.

Note de bas de page 9 :

 Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.

Note de bas de page 10 :

 Sur ce thème, cf. T. Lancioni, Immagini narrate. Semiotica figurativa e testo letterario, Milan, Mondadori, 2009.

Il s’agirait donc de distinguer, selon les termes de Deleuze et Guattari9, une forme d’altérité « lisse » d’une forme d’altérité « striée ». Dans le premier cas, la traduction doit imposer une forme sémiotique (le « strié »)  à ce qui à l’origine est « lisse », en d’autres termes, à ce qui n’a pas encore de forme sémiotique, alors que dans le second cas la traduction devra substituer au « strié » de la culture d’origine celui de la culture d’accueil dans un processus, toujours selon les termes de Deleuze et Guattari, de décodage (dans le sens d’annulation de la codification préexistante) et d’encodage. Mais cette distinction n’est pas toujours aussi simple, comme le savent les anthropologues, qui face à des cultures différentes doivent avant tout décider si les phénomènes qu’ils observent sont des formes signifiantes (sémiotiques, « striées ») ou pas10, pour la compréhension desquelles des formes sémiotiques « semblables » déjà connues, qui pourraient servir de structures de médiation et d’outils pour une première « traduction » approximative, pour comprendre et ensuite faire comprendre le sens de ces phénomènes, ne sont pas toujours disponibles.

Note de bas de page 11 :

 François Hartog, Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980.

Sur ce thème de la mise en forme de l’altérité et sur la nécessité de construire des structures de médiation, en particulier là où la distance entre nous et un Autre pour ainsi dire « informe » nous apparaît insurmontable — « informe » parce que jamais encore « formé », ou parce qu’appartenant à un « monde barbare » incompréhensible — la contribution sémiotique de l’historien François Hartog est particulièrement intéressante : analysant le texte d’Hérodote, il cherche à traduire, pour les Grecs, les coutumes et les pratiques d’une population étrangère, comme le sont les Scythes11. En soulignant le rôle des forces qui opèrent dans la sélection des « choses » à traduire, le travail de Hartog, nous semble t-il, met indirectement en évidence une autre limite de la conception lotmanienne de la traduction. Celle-ci en effet, lorsqu’elle se focalise uniquement sur la configuration « topologico-spatiale » des sphères culturelles et de leurs lignes de contact, risque d’endosser une dimension « excessivement objectivée », en ce sens qu’elle semble réduire la traduction à la seule traversée de cette ligne de frontière, appartenant simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de la sémiosphère, sans prêter la moindre attention aux forces d’attraction, de poussée ou de sélection qui agissent pour que certaines choses soient attirées ou poussées à traverser cette frontière.

2. Appareils de capture

Nous souhaitons ici, en particulier, souligner la dimension « performative » sous-jacente aux divers phénomènes de traduction, qui consiste d’une part à définir un espace « particulier » à l’intérieur de la culture dans laquelle le nouveau texte pénètre, et à permettre à ce texte de s’adapter à cet espace. Cela revient à dire que pour que le nouveau texte apparaisse, du moins dans une certaine mesure, « familier », sa forme doit nécessairement être en quelque sorte préconçue et il faut qu’un réseau de liens avec les autres phénomènes culturels du système soit déjà défini, sinon il risque de rester un corps étranger, avec toute sa charge d’altérité.

Cette dimension performative est liée au fait que la traduction est la dernière phase d’un processus de sélection et de recherche. Ce qui est traduit souvent ne l’est pas par hasard, mais est présélectionné dans le champ externe, où il occupe un espace à soi, dans un réseau de relations sémiotiques qui le lient au tissu culturel. Mais il peut aussi être introduit, de l’extérieur, comme un infiltré, éventuellement dans le but d’insérer dans la nouvelle sémiosphère non seulement un phénomène isolé et adapté, mais bien le système auquel il appartient, de manière à ce qu’il puisse y prendre racine et y diffuser son propre système de valeur. Opérations contraires, donc, dans lesquelles le jeu deleuzien du décodage et de l’encodage peut recouvrir des portées très différentes.

Note de bas de page 12 :

 Le processus de réduction de l’altérité et de familiarisation présentera des degrés différents selon qu’il aspire au plus haut degré de consommation, comme dans de nombreux processus de la culture de masse, et dans ce cas il tendra à réduire au minimum les traits d’altérité, ou bien qu’il vise à la transformation et au renouvellement de la culture « d’accueil », auquel cas il tendra à maintenir autant que possible l’altérité.

C’est donc, en arrière-plan des processus de traduction, tout un travail d’agencement de mécanismes de sélection, d’infiltration, de découpage, de restructuration, de préformation textuelle, qui ont pour fonction de créer un espace sémiotique spécifique à l’intérieur de la culture, et de moduler le degré d’altérité/familiarité qui est introduit dans la sémiosphère, selon le jeu doublement paradoxal, inhérent à toute traduction, qui consiste à rendre l’Autre comme Soi-même sans qu’il perde son altérité, pour qu’il puisse aider à rendre Soi-même comme un autre, en d’autres termes, à se renouveler, sans pour autant perdre sa mêmeté. Avec une autre expression volée au même livre de Deleuze et Guattari, nous appellerons appareils de capture ces machines d’appropriation de l’altérité visant à son incorporation12.

Dans son contexte original, cette expression revêt un sens qui pourra sembler tout à fait étranger au sujet qui nous intéresse, en ce qu’elle désigne un caractère constitutif de la « forme-État » en opposition à la « forme-ville », conçue dans le cadre de la philosophie politique qui développe la thèse (à la suite de Castoriadis) selon laquelle les diverses formes d’agrégation sociale, que le récit historique inscrit selon une succession, devraient au contraire être pensées comme des formes coexistant, capables de se conditionner et de se constituer réciproquement. Parmi elles, précisément, c’est la forme-État qui est capable de s’approprier les autres formes sociales, de contrôle, de production, de gestion des rapports de force, en les soustrayant à leur territoire spécifique (en les déterritorialisant) pour les reterritorialiser dans le tissu de la forme-État. L’appareil de capture est par conséquent la forme-État elle-même, qui met en œuvre un travail continu d’encodage, de remise en forme de ce qui lui est extérieur pour se l’approprier. Et c’est ce travail « traductionnel » qui permet de concevoir ces appareils comme des « machines sémiotiques » :

Note de bas de page 13 :

 G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 555.

Ce qui commence avec l’État ou appareil de capture, c’est une sémiologie générale, surcodant les sémiotiques primitives. Au lieu de traits d’expression qui suivent un phylum machinique, et l’épousent dans une répartition de singularités, l’État constitue une forme d’expression qui s’asservit le phylum : le phylum ou la matière n’est plus qu’un contenu comparé, homogénéisé, égalisé, tandis que l’expression devient forme de résonance ou d’appropriation. L’appareil de capture, opération sémiologique par excellence…13

Le déplacement (traduction) de ce concept, depuis son domaine d’origine (définition de la forme-État) jusqu’à une définition sémiotique du culturel en général, porte en soi l’idée de ce que Lotman a appelé la sémiosphère ne serait pas simplement un « territoire » mais bien une force active qui se constitue, comme la forme-État chez Deleuze, au moyen d’un travail continu d’appropriation et d’assujettissement du « phylum » qui est incorporé et reformé par des processus continuels de traduction, de décodage et d’encodage.

Pour mieux caractériser cette idée d’appareil de capture, et la dimension pragmatique des processus traductionnels dont cet appareil fait partie, nous nous servirons d’un vieux texte cinématographique, duquel nous proposons une brève analyse, strictement destinée à l’observation de ces aspects. Il s’agit du film de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack réalisé en 1933, King Kong. Film à voir en cassette vidéo, et pourtant, nous semble t-il, objet théorique en mesure de nourrir de manière peu banale une réflexion sur les mécanismes de l’appropriation culturelle, et sur le rôle joué en ce sens par la culture de masse naissante, celui de l’industrie cinématographique en particulier. King Kong est de façon absolument explicite un film qui traite du cinéma, à l’orientation apparemment « sociale » puisqu’il met en évidence les lois du marché qui l’assujettissent, l’absence de scrupules des réalisateurs et des producteurs, les séductions du succès, etc. Il nous semble cependant que le thème « cinéma » y soit également abordé à un niveau plus théorique, ou métathéorique, en ce sens que le cinéma y est représenté comme un instrument de mise en forme de la réalité, et des conditions nécessaires à ce que ce qui existe dans le monde, en soi difficile à « dire », et illustré dans le film par un monstre « inouï », puisse être rendu accessible à une culture donnée, et donc porté vers elle, incorporé dans son système culturel. King Kong se présente donc comme un film sur le rapport entre une forme sémiotique donnée — cinématographique — et une forme précise « d’existence empirique », donc comme un film sur la traduction du monde naturel en monde cinématographique, ou mieux encore, comme nous le verrons, sur la possible constitution d’un monde naturel entendu comme espace sémiotique, à travers la médiation de la caméra, capable de traduire un univers phénoménal donné en un univers, en définitive, sémiotisé, et ainsi intégrable, acceptable, lisible ou pouvant être dit, dans une culture donnée.

Note de bas de page 14 :

 Le dictionnaire Devoto-Oli définit ainsi le monstrueux : « Créature mythique résultant de la contamination irréelle d’éléments divers, et en mesure de  susciter l’horreur et la stupeur ».

Note de bas de page 15 :

 Par exemple, si nous articulons la catégorie des êtres animés en « humain » vs « animal » comme deux genres dont les caractéristiques seraient mutuellement exclusives, le « monstre » sera au contraire le produit de leur combinaison, comme c’est le cas chez les sirènes, les centaures, le minotaure, etc.

Note de bas de page 16 :

 Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (et scénario en partie de Edgar Wallace) ont réalisé KingKong en 1933. Ernest B. Schoedsack a réalisé une suite la même année, The son of Kong; John Guillermin a réalisé un remake en 1976, King Kong, avec le final sur les Twin Towers au lieu de l’Empire State Building, et une suite en 1986, King Kong Lives ; Peter Jackson a réalisé un nouveau remake en 2005, King Kong. Dans les années soixante le personnage de King Kong est le protagoniste de plusieurs films japonais, dans lesquels il affronte divers monstres. Retenons en particulier, de Ishiro Honda, Godzilla VS King Kong (Godzilla), de 1962, et La revanche de King Kong (1967). C’est en 1976 qu’est réalisé le film parodie, Queen Kong, avec final à Londres et non New York, qui présente une inversion des genres.

Le cinéma, donc, y est présenté comme un véritable « appareil de capture » en conflit avec des appareils de capture différents, tous engagés dans un jeu unique, bien qu’articulé, de captures-traductions. Des stratégies alternatives sont ainsi développées visant à la capture d’un même « Autre », qui adopte cependant différentes configurations, qui maintient des degrés divers de « mêmeté » selon qu’il est soumis à telle ou telle stratégie, à telle « machine à capturer » plutôt que telle autre. Un premier point intéressera donc cette « altérité » que le film prétend montrer à son public, et par conséquent à nous, spectateurs de deuxième degré. La fonction de l’« Autre » est confiée à une des « figures » emblématiques de l’altérité, celle de la « monstruosité », c’est-à-dire à quelque chose qui « par essence » semble difficile à définir. Difficulté surmontée, au cours du temps, en adoptant des stratégies spécifiques de figurativisation, à tel point que nous pourrions presque parler d’une stylistique du monstrueux. Des stratégies différentes, dont la plus courante est certainement celle qui permet de représenter le monstrueux à travers l’hybridation d’éléments relevant de catégories différentes, et qui en tant que tels ne pourraient pas être présents simultanément à l’intérieur d’une même configuration14. C’est ce qui se produit avec les « chimères », produites par l’assemblage d’éléments appartenant à des catégories animales différentes, pour donner forme à une « créature » unique et totalement singulière. Sémiotiquement, nous pourrions définir ce travail de production des figures du monstrueux comme une forme de « complexification », dans la mesure où elle implique l’union dans une unique unité d’éléments « contraires »15. Une autre modalité habituelle de production du monstrueux, mais qui relève en partie de la précédente, consiste en la transformation des dimensions de figures déjà connues (le gigantisme ou le nanisme). Il s’agit d’une sorte d’hyperbolisation de la figure qui conserve une configuration « régulière » et donc reconnaissable comme « normale » dans un domaine donné, pour une catégorie donnée, mais qui acquiert des dimensions anormales. Nous pourrions dire, comme nous l’avons déjà suggéré, qu’il s’agit d’un cas relevant du principe précédent, puisque la structure figurative d’une catégorie donnée est conservée, et les dimensions caractéristiques d’individus appartenant à des catégories différentes lui sont attribuées. Dans notre cas, par exemple, depuis le film de Merian Cooper jusqu’à la version de Peter Jackson en 2005, en passant par les deux versions de John Guillermin (1976 et 198616), le monstre Kong est décrit comme « un gros singe, grand comme un dinosaure » tandis que dans les variantes japonaises, où nous passons des 8 mètres de hauteur « habituels » à 30, voire carrément 80 mètres, Kong devient « haut comme une montagne ». Soit une figure « normale » de « grand singe » hybridée avec les dimensions d’une catégorie animale différente, ou « orographique ».

Le film de Merian Cooper s’écarte une première fois de cette « stylistique du monstrueux » quand, au lieu d’adopter une de ces stratégies de complexification, il met en œuvre, au contraire, une stratégie de neutralisation : le monstrueux n’est pas « et… et », c’est-à-dire le résultat d’une combinatoire entre catégories, mais « ni… ni » : « ni bête ni homme. Quelque chose de monstrueux, de formidable », comme le définit Carl Denham, personnage du réalisateur, le protagoniste du film. Au lieu d’une combinatoire, comme un pont entre catégories, le monstrueux apparaît comme un « trou » entre les catégories, et il est donc, par dessus tout, quelque chose d’impensable, d’indicible, qui met en échec nos capacités de catégorisation : notre culture ne possède pas les catégories susceptibles de l’« encadrer », pour le « dire », ou pour s’en faire une image. A cette impossibilité cognitive, le film répond suivant une stratégie très précise, pour remédier à l’incapacité des mécanismes conceptuels et linguistiques de notre « civilisation » de « prendre prise » sur cette « entité » inconnue : si nous ne pouvons pas la dire, nous pouvons essayer de la filmer, nous dit Denham. Il existerait donc une possibilité de « prise » de cette altérité indicible, pour la « capturer » et la rendre accessible aux « blancs », à la « civilisation ». Une alternative à la langue, que le cinéma mettrait à notre disposition : la caméra, nous suggère t-on, peut remédier à l’incapacité de « dire » grâce au « faire voir ». Les images pourraient donc rendre compte d’une chose que le langage n’est pas capable de représenter.

Note de bas de page 17 :

 En italien, caméra se dit « macchina da presa », littéralement « machine à prise », sous entendu « de vue ». Pour une élaboration ultérieure du concept de « prise » dans une perspective sémiotique, cf. Eric Landowski,« Avoir prise, donner prise », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009 ; tr. it., « Avere presa, dare presa », Lexia, 3-4, 2009.[NdT]

Note de bas de page 18 :

 L’idée de la caméra comme « cage » m’a été suggérée par la lecture du livre de Francesco Casetti, L’occhio del Novecento, Milan, Bompiani, 2005.

C’est ainsi que nous voyons apparaître le premier appareil de capture installé par notre film, et mieux, nous en verrons même deux : le premier est constitué par la caméra, et qu’est ce qui pourrait, mieux que la « machine à prise »17, exemplifier l’idée d’« appareil de capture »18 alors que les deux expressions sont pratiquement synonymes ? Et le deuxième, plus traditionnellement, est constitué d’une sorte de dispositif de guerre, fait de bombes et de filets, destiné à soutenir une autre stratégie éventuelle de prise de l’Autre, explicite dans le film : « Et s’il n’avait pas envie de se faire photographier ? » A ce propos, il est particulièrement intéressant de noter la coïncidence avec le fait que Deleuze et Guattari suggèrent une forme double de l’appareil de capture. Forme double qu’ils déduisent de la lecture d’un essai de Georges Dumézil, Mitra Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, qui semble s’adapter parfaitement à notre double mécanisme de « prise du monstre ».

3. Le Borgne et le Manchot

Note de bas de page 19 :

 «  Revenons aux thèses de Dumézil : 1) la souveraineté politique aurait deux pôles, l’Empereur terrible et magicien, opérant par capture, liens, nœuds et filets, le Roi prêtre et juriste, procédant par traités, pactes, contrats » (G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 528).

L’appareil de capture se déclinerait, dans la tradition indo-européenne, selon les deux types de souveraineté reconnus par Dumézil, chacun associé à une figure emblématique particulière. Nous trouvons en effet, d’une part, une forme de souveraineté fondée sur le lien symbolique, représentée par le Souverain magique, celui qui lie symboliquement, d’autre part une souveraineté fondée sur le contrat et la technique, représentée par la figure du Roi prêtre et juriste, celui qui lie au moyen de pactes19. Opposition qui, selon Dumézil, articule les positions de Varuna et Mitra, Oddhin et Týr, Ouranos et Zeus. Comme le rappellent Deleuze et Guattari, les deux figures, l’empereur magique et le roi-juriste, semblent caractérisées par un manque : l’empereur magique est borgne, le roi-juriste est manchot. Les deux appareils de capture sont ainsi figurativisés par deux acteurs « infirmes » :

Note de bas de page 20 :

 G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 529.

« C’est un curieux rythme qui anime ainsi l’appareil d’État, et c’est d’abord un grand mystère, celui des Dieux-lieurs ou des empereurs magiques, Borgnes émettant d’un œil unique les signes qui capturent, qui nouent à distance. Les rois-juristes sont plutôt des Manchots, qui lèvent l’unique main comme élément du droit et de la technique, de la loi et de l’outil. […] La combinaison signes-outils constitue de toute façon le trait différentiel de la souveraineté politique […].20

Note de bas de page 21 :

 Pour Deleuze et Guattari aussi, la distinction signes/outils n’est pas exclusive ; elle indique plutôt des polarités : «  Ce n’est pas que l’un ait l’exclusivité des signes, et l’autre, des outils. L’empereur terrible est déjà maître des grands travaux ; le roi sage emporte et transforme tout le régime des signes  » (ibid.).

Il ne s’agit certainement que d’une coïncidence, mais les deux appareils de capture installés par Merian C. Cooper sont curieusement confiés à un borgne, de manière explicite, puisque tel est le réalisateur avec sa caméra monoculaire — il correspond, empereur magique, à celui qui « lie symboliquement », dans la mesure où la capture qu’il cherche à opérer n’est qu’une capture d’image. Il a donc un fondement purement symbolique, et la technique n’assume un rôle qu’en tant qu’instrument de production et de reproduction symbolique. Par opposition, l’appareil de capture du roi-prêtre, le manchot, serait à proprement parler technologique, toujours imparfait et générateur d’échecs, comme le soulignent Deleuze et Guattari : figure personnifiée, dans le film, par Denham, lui qui, avec ses filets et ses bombes, essaie de mettre en cage le monstre, passant d’une « prise » symbolique à une « prise » matérielle, qui, à son tour, comme nous le verrons, ne peut être complètement séparée d’un projet symbolique efficace21.

Le réalisateur (diégétique) est donc amené, à des moments différents, à interpréter les deux rôles : d’abord celui d’empereur magique, borgne, qui cherche à lier symboliquement King Kong, puis, immédiatement après l’échec symbolique (il ne parvient pas à filmer Kong), il recourt à des outils pour le lier physiquement — bombes, pièges, etc. qui, comme le premier appareil, ne fonctionneront pas : double manque, il est d’abord borgne, puis manchot, et dans les deux cas Kong semble se soustraire à la capture, qu’il s’agisse de la prise de vue, ou de la mise en cage.

Il nous semble du reste, dans le mouvement qui s’ouvre entre ces deux alternatives, pouvoir au fond reconnaître un code culturel qui caractérise fortement notre « civilisation ». Ne serait-ce que par son mouvement entre ces deux possibilités de « prise de l’autre », l’ingénuité du film n’est telle qu’en apparence. En tout cas, le regard avec lequel il capte nos mécanismes culturels n’est sûrement pas ingénu. King Kong, et c’est ce qui nous apparaît comme son aspect théorique le plus important, est non seulement capable de caractériser efficacement cette dimension sémiotique des appareils de capture, mais il nous fait également voir que le « véritable » appareil de capture pour l’appropriation de l’altérité n’est pas l’appareil mécanique mais l’appareil sémiotique qui, plus que le redoubler, le constitue, qu’il s’agisse de « lier symboliquement » ou, comme nous le verrons, de « lier physiquement » : l’appareil de capture est une machine sémiotique. D’ailleurs, Deleuze et Guattari s’exprimaient déjà de cette manière quand ils définissaient l’appareil de capture comme « opération sémiologique par excellence ». Selon nous, cela signifierait simplement qu’on ne peut lier ou encadrer en dehors d’un « projet de sens » et, en effet, il n’est pas demandé à la caméra d’enregistrer passivement la présence de cette chose « hors catégorie », « hors taxinomie », qui est l’altérité, pour en saisir au moins l’aspect sensible, mais, surtout, de « trouver une place » pour l’autre, de lui assigner une position à l’intérieur du système culturel qui doit l’accueillir ou, en termes plus strictement sémiotiques, une Valeur. Mais pour cela la caméra seule ne suffit pas, il faut autre chose.

Avant l’arrivée sur l’île mystérieuse, où on suppose que vit la créature monstrueuse et mystérieuse, le film à réaliser est préparé, et dans cette préparation nous saisissons déjà le sens de l’opération de capture et de traduction, en d’autres termes d’appréhension d’une altérité monstrueuse — qui dans son monde particulier joue un « rôle » précis —, et de re-proposition dans un univers culturel différent à l’intérieur duquel un nouvel espace sera défini, ainsi qu’un rôle nouveau pour cette identité. Si là-bas, comme nous le verrons, le monstre vit caché derrière un mur insurmontable qui le rend inaccessible et invisible, et derrière lequel il terrorise les humains en demandant des tributs de sang, dans la sémiosphère qui, avec Denham, se prépare à l’accueillir, il aura nécessairement une fonction différente : on ne vient pas le chercher pour qu’il sème la terreur dans les rues de New York. Cela ne signifierait pas le « traduire », mais seulement l’« importer » sans traduction, laissant inaltérée l’entière charge d’altérité. Pour traduire le monstre, il s’agirait donc non seulement de le filmer, mais aussi de construire l’« espace » où le déposer pour qu’il puisse entrer en relation avec le reste de la culture dont il devra faire partie, et donc dessiner une configuration et une narration qui soient surtout cohérentes avec l’univers culturel de destination et en mesure de lui « faire une place ». C’est bien cette structure sémio-culturelle élaborée à dessein pour permettre le transport et l’accueil de l’autre à l’intérieur de l’espace de destination, que nous voudrions indiquer avec l’expression « appareil de capture » : une machine sémiotique qui serve à prédisposer l’acquisition de l’altérité à l’intérieur d’un contexte culturel (traduction), en lui conférant espace et sens.

Les essais de prises de vue effectués à bord du bateau mettent en scène uniquement la protagoniste (Miss Darrow, « le joli visage sans lequel le film ne peut avoir de succès »), mais pour jouer une scène de couple : le réalisateur lui demande de regarder de côté et vers le haut, très haut, puis d’afficher une véritable terreur, à couper le souffle, causée par « ce qu’elle voit », une terreur qui la paralyse, jusqu’à ce qu’elle arrive à se « libérer » de cette « prise » dans un hurlement horrifiant. La mise en scène de la belle et de sa terreur suffit à caractériser la figure absente, celle du monstre, évoquée au moyen d’une opposition entre termes contraires, la beauté d’une part et ce qui la terrorise de l’autre. Nous avons ainsi deux figures, l’une explicite, l’autre évoquée par contraste, « liées » par la seule relation pathémique de terreur, qui marque leur distance et leur déséquilibre. Mais le déséquilibre qui traverse ce contraste a déjà été élaboré et assimilé par notre culture, qui l’a raconté et résolu sous la forme du conte : c’est l’histoire bien connue de La belle et la bête, interprétée à son tour par Denham. Conte tout prêt pour dessiner un modèle déjà assimilé de l’histoire de Kong : un déséquilibre figuratif fondamental, puis une organisation narrative capable de construire une relation entre les termes de ce déséquilibre, transformant la disjonction initiale en une possible conjonction et, enfin, un développement pathémique qui accompagne cette transformation, en modulant la tension entre les deux états et le passage d’une condition de peur et de terreur aux « transports » langoureux d’une relation « amoureuse ». Tel est le destin de Kong, interprète d’une histoire déjà racontée et, avec sa figure, certes réactualisée, peut-être même plus captivante et émouvante que jamais, et pourtant déjà dite.

Note de bas de page 22 :

 Le thème de la bestialité humaine, dans le film de Merian C. Cooper n’est en réalité qu’ébauché, alors qu’il sera développé de manière significative dans les remake. Dans les films de Guillemin, et en particulier dans King Kong Lives, de 1986, il est évident que la bestialité véritable est humaine, alors que dans le remake de Jackson, de manière plus subtile, la bestialité humaine est convoquée autant par les citations de Au cœur des ténèbres de Conrad (appareil de capture à son tour, puisqu’il offre un modèle d’indicible déjà dit) que par le voyage qu’il fait réaliser à l’amoureux de Darrow — réalisateur du film qu’ils entendent tourner — à l’intérieur d’une cage pour animaux, et pendant lequel on lui demande : «  Et toi, quel animal es-tu?  », jeu qui suggère continuellement que l’altérité ne se situe pas nécessairement en un ailleurs géographique, qu’elle peut aussi être intérieure.

Le motif du conte de La belle et la bête est évoqué à plusieurs reprises par Denham, mais il est thématisé en particulier avec un petit gag suivant les essais dont nous avons parlé, et auquel participent Miss Darrow, le réalisateur, le capitaine du navire (et futur sauveur de la belle), et un petit singe qui accompagne un des marins. La jeune fille joue avec le singe et le réalisateur qui les regarde évoque l’attraction irrésistible que la beauté peut exercer sur la « bête ». Une minuscule « bête » et une gigantesque « belle » sont ainsi rapprochées. Une inversion figurative a donc lieu, par rapport au contraste entre la menue « belle » et la gigantesque « bête » de la scène des essais, mais aussi dans laquelle la bête revêt une figurativité somatique propre, qu’elle n’avait pas alors, caractérisée par les traits « simiesques » qui seront ceux du monstre. Au commentaire de Denham, le capitaine réagit en souriant, comme si le terme « bête » s’adressait à lui — il est sûrement déjà capturé par la belle —, suggérant que le caractère « bestial », compris comme manifestation de dureté et d’insensibilité, serait un trait non seulement animal, mais aussi potentiellement humain, établissant une ouverture critique sur les développements de la narration, que les versions successives du film développeront de manières distinctes, mais toujours plus accentuées22.

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En fait, les séquences décrites ci-dessus nous donnent déjà la capture du monstre : certes nous ne l’avons pas encore emprisonné, nous ne l’avons même pas encore vu, et l’aspect qu’il pourrait avoir nous est seulement suggéré indirectement, mais, sémiotiquement, nous l’avons capturé : nous sommes parvenus à donner un sens au monstre en lui donnant une position narrative et une valeur passionnelle, nous avons donc la mise en fonction d’une machine narrative et pathémique qui a déjà capturé le monstre avant même de l’avoir rencontré. Notre idée de l’appareil de capture sémiotique est exactement celle-ci : des organisations sémiotiques peuvent être préaménagées pour donner une place à l’Altérité, pour en canaliser le sens à l’intérieur d’une structure qui la fasse devenir « déjà acquise ». Il s’agit de dispositifs qui sont déjà caractérisés à l’intérieur de la culture et qui peuvent par conséquent rendre « familier » l’Étranger — leur forme sémiotique en définit la compréhension et le potentiel passionnel — et qui peuvent être spécifiés jusqu’à la définition d’une connotation stylistique, d’un registre expressif particulier, ou d’une valeur esthétique donnée. Une fois l’appareil de capture préparé, il s’agira d’opérer la capture elle-même, mais ce programme échoue car Denham perd la caméra, la machine « à prendre », et il ne pourra pas filmer King Kong, c’est à dire le « lier » par le fait filmique en utilisant les structures sémiotiques préaménagées. Pour pouvoir l’offrir à l’« Occident », des stratégies et des programmes différents devront donc être adoptés. L’unique scène filmée sur l’île traite du rite propitiatoire qui précède l’offre du sacrifice à Kong, et dans lequel Kong lui-même occupe une place, présentifié par des masques qui le figurent. Le rite qui mime l’offrande et la manière dont elle sera accueillie par Kong, est un autre appareil de capture, qui redouble celui des répétitions sur le bateau : de la même manière en effet, un espace « culturel » est mis en place pour accueillir le monstre et lui donner un sens. La mise en place d’une machine comparable à celle que Denham a prédisposée, qui opère cependant sur un seuil de traduction différent, celui qui sépare le monde de ce côté-ci du monde de l’autre côté, et qui vise à incorporer le monstre dans la culture des indigènes de l’île. Il s’agit cependant pour nous d’une scène particulièrement problématique car elle constitue à son tour une forme d’altérité — une culture sauvage inconnue — qui pour être acceptable doit elle aussi en quelque sorte être conforme à un modèle culturel reconnaissable, qui rende le rite compréhensible pour le public auquel le film est destiné, le public de Broadway en premier lieu (énonciateur interne), et nous, spectateurs indirects du film de Cooper. C’est la problématisation de la mise en forme de l’altérité qui se présente à nouveau, non plus théorisée de manière abstraite, mais opérant bien de manière implicite.

Le cadre de cet appareil est défini, encore une fois, par la voix de Denham, véritable réalisateur non seulement du film manqué, mais aussi de l’acquisition culturelle dont il énonce, en deux phrases, l’absolue altérité (« n’avez-vous jamais rien vu de semblable ? »), pour la nier immédiatement, reconduisant le phénomène qu’il a devant les yeux à un « genre » qui caractérise sa propre culture, et nous transporte directement à Broadway (« Capitaine, quel spectacle ! »). Ce caractère « spectaculaire » ne doit pas, en effet, être entendu seulement métaphoriquement, comme quelque chose de « surprenant », mais littéralement, puisque c’est justement selon cette forme culturelle que le film met en scène le rite. Grâce à la musique — clairement orchestrale avec de rares accents de musique « tribale » — qui accompagne et souligne les mouvements rituels, glissant de l’extradiégétique au diégétique, le rite prend la forme, évidente, du « ballet ».

Dans le film sont donc théorisées des formes sémiotiques qui peuvent être utilisées pour mettre l’Autre en cage et, en même temps, dans la tentative d’installations, de mise en scène, de l’altérité, le mécanisme directement utilisé est celui que nous avons appelé appareil de capture, qui consiste à préaménager des modèles culturels utiles pour donner une forme sensée à l’Autre, et qui, selon nous, constitue la dynamique soutenant toute pratique de traduction. La tentative de prise cinématographique, de lien symbolique, ayant échoué, le film met en scène la deuxième forme d’appareil, celui qui caractérise le roi prêtre, fondé ici sur la ruse (forme inversée du pacte), qui se manifeste comme un « piège », et sur l’utilisation de moyens technologiques (bombes, gaz et chaînes) pour avoir raison de la force de Kong. Nous nous trouvons apparemment sur le terrain de la pratique pure, engageant la force seule, et où la traduction est remplacée par la translation, sans aucune importance sémiotique appréciable : l’Autre est capturé et transporté ailleurs, et le film semble vouloir signifier exactement cela : s’il est impossible de le lier symboliquement, il sera lié physiquement. Mais en réalité, comme nous l’avons avancé, cette capture aussi est l’expression d’une structure de valorisation et donc d’une forme sémiotique, non seulement parce que les pratiques en général, et les techniques appliquées, sont de toute façon régulées par des perspectives de sens qui déterminent les valeurs à poursuivre ou à transformer, mais aussi parce que, dans ce cas précis, un appareil de capture semble indispensable pour donner aussi un sens à la présence physique de Kong au sein de notre monde. Cette altérité emprisonnée ne peut pas simplement être jetée là, au cœur de la ville : pourquoi la capturer et la transporter ? Dans quel but ? Pour qui ? Encore une fois, la révélation nous est donnée par Denham : « Je vois déjà les enseignes briller à Broadway : Kong la huitième merveille du monde ». Kong n’est pas simplement « emporté » mais, au moment déjà de sa capture, il est inséré dans un contexte culturel spécifique, fortement connoté, avec une position précise à l’intérieur du système d’arrivée : Broadway, lieu de spectacle par excellence. Le changement d’appareil, de la caméra au piège, ne semble être qu’un changement de genre : du cinéma au « musée » où il sera possible d’exposer « la huitième merveille du monde ». De cette manière, Kong est classé à l’intérieur d’une « série » culturelle, mis en cage dans une catégorie taxinomique, celle des étrangetés et des raretés merveilleuses, qui permettra de « dire » ce qui semblait indicible.

Mais cette solution ne semble pas suffire à Denham, qui organise un spectacle de présentation pour exhiber devant les habitants le monstre qu’il a capturé. Présentation dans laquelle les deux appareils se fondent ; nous trouvons en effet d’une part la pleine exposition « technique » des installations de contrainte, qui permettent de montrer Kong tout en le maintenant isolé, mettant en évidence que l’espace qui lui est assigné à l’intérieur de la nouvelle sémiosphère n’est pas intégré en elle. Appareil en outre qui permet d’« encadrer » le monstre, rendant pertinentes seules certaines de ses caractéristiques, celles « visuelles », et excluant celles qui menaceraient de le rendre inacceptable, comme sa force et son « indépendance ». L’appareil met ainsi en évidence l’étrangeté totale de Kong au système de règles du monde qui « l’accueille » et fait de lui un pur objet destiné à la seule observation par un public payant. D’autre part, Denham n’entend pas renoncer complètement au premier appareil. Il prétend que Kong accepte de jouer son rôle dans l’intrigue qu’il avait élaborée pour le film, susceptible de générer des effets passionnels plus complexes que la « stupeur nue » du monstre exhibé. La présentation prévoit en effet de proposer une nouvelle fois le contraste figuratif initialement prévu, avec le rapprochement du monstre, bien présent cette fois, et de la belle, et la convocation du motif narratif du conte : « La belle et la bête, c’est tout à fait ça ! C’est ça le sujet ». La combinaison des deux appareils, d’encadrement par la contrainte physique et d’encadrement par un contraste figuratif et un développement narratif, produit un autre changement de genre, qui semble convenir à Broadway, où « l’histoire » avec happy end devient une pièce de théâtre.

Mais la combinaison des fonctions de l’empereur-borgne et du roi-manchot ne produit pas de meilleurs résultats que les fonctions disjointes. Kong se soustrait encore à la capture en refusant les deux « schémas » proposés puisqu’il rompt d’une part le système de contrainte, rendant pertinentes ses qualités qu’on voulait justement exclure, d’autre part l’appareil narratif en proposant une histoire bien différente, déclenchée par l’irruption du « monstrueux » non apprivoisé, incompris, hors système, non traduit. Cette narration s’achèvera sur la mort de Kong, à savoir sur son « expulsion » du corps social qui voulait se l’approprier en lui imposant ses conditions. Et ce qui reste à contempler, à assimiler de la « réalité » de King Kong, n’est que le cadavre, la dépouille, l’enveloppe vide. Mais s’il en est ainsi à un certain niveau d’appréhension de l’altérité, celui des pratiques « matérielles » d’inclusion et d’exclusion, les choses sont un peu différentes sur le plan sémiotique de la constitution symbolique de l’altérité, plan sur lequel il restera de King Kong davantage qu’une enveloppe morte.

Note de bas de page 23 :

 Cette non-altérité dans le film de Cooper n’est donnée que par la réduction complète de Kong à la narration de Denham, alors que dans les remake de Guillermin et de Jackson cette réduction de l’altérité est plus complexe et associée à la définition d’un lien affectif entre Kong et Miss Darrow, laquelle représente des valeurs contraires à celles du monstre dont elle subit tout d’abord les attentions importunes, mais n’en fait pas moins ensuite son possible pour le sauver, avant de verser des larmes au moment de sa mort.

Note de bas de page 24 :

 Sur ces thèmes du travail d’intégration et de conservation de l’altérité dans les dynamiques culturelles, voir en particulier Eric Landowski, Présences de l’autre (Paris, PUF, 1997).

Le film donne en effet à voir avec précision que les machines de capture utilisées, même pour la capture et la contrainte matérielles, ne sont pas de simples appareils technologiques mais qu’ils sont toujours « doublés » d’une dimension sémiotique pertinente à des fins de l’appropriation culturelle. Cette dimension sert à produire des « images » grâce auxquelles l’Autre peut entrer en circulation à l’intérieur de la culture qui s’en approprie, et qui sont destinées à un parcours de vie différent de celui du corps matériel. D’autant que même ce corps privé de vie, sur lequel les photographes s’acharnent et sur lequel Denham cherche jusqu’au bout à affirmer sa « souveraineté », avec l’« oraison » finale, se montre encore bien « vivant » sur le plan symbolique, en nous montrant un Autre finalement apprivoisé et en adéquation avec l’espace préparé pour lui, sans plus aucun écart, au point de ne plus être « Autre »23. L’appareil de capture, en tant que machine de traduction pour l’appropriation et l’intégration de l’altérité, offre donc l’avantage d’un modèle de sens « préaménagé » où déposer ce qui est nouveau, mais aussi le défaut dangereux de menacer d’effacement les caractères spécifiques qui constituent l’altérité en tant que telle, rendant les traductions de fait pratiquement inutiles et ne laissant à l’Étranger que la seule fonction de divertissement, de distraction, où il n’apparaîtra que comme quelque chose d’étrange. La mêmeté discutée au début de cet article, qui devrait continuer à constituer l’identité de l’Autre transposé dans un univers culturel différent, risque d’être fortement reconfiguré par le travail d’intégration de l’appareil de capture. Le risque serait un effacement de la spécificité « autre » de l’altérité, qui serait « intégrée » au nom de sa pure et simple acceptabilité. Nous voilà en jeu sur le seuil qui sépare une traduction susceptible d’enrichir la culture de destination et une traduction qui se limite à banaliser l’Autre en le conformant aux modèles partagés par la culture de destination24. Même si, dans ce cas aussi, la fonction de la traduction peut toujours être de revitaliser ces modèles déjà partagés.

Tout choix de traduction semble destiné à se mouvoir entre prise inconditionnelle de l’Autre, au risque d’être stérile car dans l’impossibilité de l’accueillir et de l’intégrer (et donc génératrice de conflits), et une conformation totale de l’Autre qui risque d’être tout aussi stérile, puisqu’elle l’annule et le dilue dans sa propre « normalité ». C’est entre ces deux extrêmes que s’étend l’espace des échanges productifs, générateurs de sens.

Traduction par Céline Kraus

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