De l’hésychasme au samâ
Mortesa Babak MOEIN
Université Islamique Azad, Téhéran
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Texte intégral
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Jean-Paul Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417 ; E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (ch. 3, « Sens et interaction »).
Dans son essai sur l’hésychasme orthodoxe, Jean-Paul Petitimbert a cherché à rendre compte sémiotiquement d’une forme spécifique d’expérience mystique dans les termes de la logique de l’union et du régime de l’ajustement tels qu’Eric Landowski les définit dans le cadre de la « socio-sémiotique »1. Selon Petitimbert, l’expérience mystique se présente en effet comme un cas exemplaire d’interaction mettant deux actants en rapport direct selon le principe même du rapport d’« union », par opposition à la syntaxe de la « jonction » traditionnellement reconnue en grammaire narrative, où la relation entre actants-sujets ne s’établit que par la médiation d’un actant-objet, l’« objet de valeur », c’est-à-dire d’un tiers circulant entre eux. Au contraire, dans l’expérience religieuse particulière, d’origine chrétienne orthodoxe, appelée « hésychasme », comme dans toute expérience mystique, le sujet entre dans un rapport direct d’« union » avec un interactant, un « autre », qui est considéré comme étant Dieu lui-même.
A la fin de l’article, l’auteur mentionne une série d’autres pratiques religieuses, extérieures à l’univers chrétien, dont il suggère qu’elles pourraient relever, au moins sous certains aspects, de principes sémiotiquement comparables. Parmi celles-ci, les plus proches de l’hésychasme semblent être, écrit-il, le dhikr (ou Zhikr) musulman et le samâ’ des derviches tourneurs soufis. Cette évocation de rapports possibles, sinon probables, entre une forme de prière chrétienne orthodoxe et une pratique religieuse d’origine musulmane nous a incité à esquisser ici une brève comparaison en cherchant à préciser quels pourraient être, d’un point de vue sémiotique, les points de convergence et les zones de divergence qu’on peut repérer entre elles.
1. Mais un minimum d’informations sur le rituel sacré qu’est le « samâ’ » des derviches tourneurs, en l’occurrence ceux de Konya, en Turquie, paraît tout d’abord nécessaire. Bien que leur rituel de danse et de musique soit trop souvent considéré comme une simple tradition folklorique et comme une sorte de spectacle, il s’agit en réalité de pratiques porteuses d’une signification religieuse très profonde. Leur prière consiste à entrer en extase grâce à des mouvements giratoires qui leur permettent de se distancier du monde et de s’approcher, comme disent les maîtres de la pensée soufie, de « l’âme du monde et de Dieu ».
A vrai dire, le soufisme et principalement la technique des derviches tourneurs sont la recherche d’un état de conscience modifié, d’une expansion de l’être et d’un développement des capacités créatrices. Leur technique, en mêlant le chant, la musique instrumentale et la danse, mobilise l’ouïe, la voix et tout le corps en sorte que le pratiquant entre dans un état cérébral propice à la relaxation psychosomatique. Les derviches, habillés de blanc et coiffés d’une toque noire ou rouge, se placent au centre de l’espace de la réunion et un joueur de ney (flûte à roseau avec un bec de hautbois) improvise une mélodie en fonction de son ressenti du moment. Les pratiquants font alors trois tours de la salle, chaque tour représentant symboliquement l’une des trois sphères nécessaires à l’épanouissement de l’être : le premier est celui de la « connaissance », le deuxième celui de la « vision pénétrante » et le troisième celui d’une « union » où le pratiquant est censé se perdre dans un « océan d’amour » provoqué par l’admiration de Dieu, état l’annihilation de soi appelé fenafillah, comparable au nirvana dans le bouddhisme.Après ces trois tours, ils laissent tomber leurs manteaux, étendent les bras à l’horizontale, perpendiculairement au corps, une main tournée vers le ciel, l’autre vers la terre, inclinent la tête et commencent à tourner sur eux-mêmes avec une régularité de métronome et une vitesse hallucinante, au rythme de la flûte et des tambours.
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Nous nous référons ici à la notion sémiotique de contagion définie par E. Landowski in Passions sans nom, op. it. (ch. 6, « En deça ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse »).
Dans ce rituel de danse sacrée, on a affaire à un certain nombre d’acteurs individuels — chacun des derviches tourneurs — qu’on peut considérer initialement comme distincts et autonomes mais qui, par « contagion », c’est-à-dire en épousant une dynamique esthésique commune, vont se constituer en une totalité et accomplir ensemble un seul et même programme2. Il s’agit donc de la constitution d’un actant collectif — le groupe des danseurs — dont l’activité consiste à faire « la même chose » qu’autrui, et plus précisément à la faire en concomitance et en accord, « ensemble », en coopérant à la réalisation d’une « œuvre », en l’occurrence une dynamique corporelle, créée en commun. Cette danse ne peut donc jamais être exécutée par une seule personne. Nous assistons en effet ici à un concert où les états d’âme aussi bien que les états somatiques des acteurs résultent directement de rapports de co-présence mutuelle entre sujets, face à face ou corps à corps. On a là, autrement dit, un mode d’interaction et de construction de sens conditionné par la proximité sinon par le contact entre corps-sujets in praesencia et par la possibilité matérielle d’un rapport sensible entre eux. Ainsi, moyennant une forme d’ajustement esthésique, des unités initialement posées comme distinctes en viennent à constituer ensemble, pour un temps déterminé, une entité complexe nouvelle, une totalité inédite.
2. A ces divers égards, la prière du samâ’, réalisée par un actant collectif et vécue comme l’expérience à la fois d’un « être ensemble » et d’un « faire ensemble », s’oppose à l’expérience de l’hésychasme, puisque celle-ci est au contraire vécue individuellement dans le silence d’une cellule, par un orant qui se veut exclu du monde et cherche à se replier sur lui-même.
- Note de bas de page 3 :
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Amélie Neuve Église, « L’oratorio spirituel ou le sâma’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.
En revanche, tout comme dans l’expérience qui procède de la doctrine hésychaste, on a affaire, dans celle du samâ’, à une forme de connaissance de nature expérientielle, d’ordre esthésique, et non pas d’odre cognitif. Dans les deux cas, le sujet de la pratique mystique projette, pour reprendre ici aussi la terminologie conceptuelle de Landowski, le même « mode de regard » sur le monde : il ne « lit » pas la réalité qui l’entoure (comme si c’était un livre exposé devant ses yeux) mais accède à la connaissance d’un sens moyennant une « saisie » esthésique. Selon Ibn Arabi, en effet, comme l’explique Amélie Neuve Église, « la pratique du samâ’ doit permettre de prendre conscience que tout l’univers, toute la création, ne sont eux-mêmes qu’un grand Samâ’ chantant les louanges du Créateur. C’est dire que cette pratique est étroitement liée à une conception du divin considéré comme n’étant pas seulement une entité qui se pense et s’appréhende au moyen de l’intellect, mais qui, avant tout, se contemple et se vit »3.
- Note de bas de page 4 :
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Cf. Jean Meyendorff, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005, p. 45.
- Note de bas de page 5 :
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Cf. Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.
- Note de bas de page 6 :
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Cf. Alberto Fabio Ambrosio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.
En ce qui concerne la nature même de l’« union » entre le sujet mystique et le « tout-autre » — autrement dit, Dieu lui-même —, on peut repérer certains points de convergence et de divergence entre ces deux pratiques. Après avoir posé l’une des questions les plus épineuses de sa recherche — « (…) comment prétendre que l’union à Dieu est possible ? » —, Jean-Paul Petitimbert développe l’idée de Grégoire Palamas, qui pose la grande distinction de principe entre Dieu « Imparticipable » et inconnaissable en son essence, et Dieu participable et connaissable dans ses opérations, appelées « énergies incréés ». Suivant la doctrine de Grégoire Palamas, l’« union » à Dieu, ou Théosis, est une union avec ces énergies incréés ; cette union à Dieu consiste en la participation, en tant que corps-âme-esprit, aux énergies incréés de Dieu, à l’infini divin qui se communique dans ses opérations. En d’autres termes, il s’agit d’une union intime avec Dieu en tant, comme le rappelle Jean Meyendorff, qu’il est acte (energeia), tout en restant par ailleurs inaccessible dans son essence4. De même, du côté de la doctrine soufie, Dieu, selon Ibn Arabi, tout en restant inconnaissable dans sa Réalité essentielle (c’est le côté « imparticipable » de Dieu), est connaissable par le biais de Ses noms divins (côté « participable »). Car tous les dons de Dieu à l’égard de la création sont censés se manifester à travers les noms divins. Les noms divins sont le reflet des attributs de Dieu dans la création. La création est conçue par Ibn Arabî et les soufis à sa suite comme un miroir qui réfléchit l’image de Dieu. Il s’agit pour eux de ne pas tomber dans le piège du panthéisme. Alors que le propre du panthéisme est de placer Dieu dans l’immanence en le naturalisant, ce qu’Henry Corbin analyse, chez Ibn Arabî, sous le nom de « théomonisme » consiste, inversement, à maintenir la transcendance de Dieu tout en divinisant la nature5 — ce qui ne fait que confirmer que dans la hiérarchie du Samâ’, comme le rappelle A.F. Ambrosio, l’homme est « un degré en-dessous du Dieu unique »6. Ainsi distingue-t-on, d’un côté, l’Être absolu de Dieu, de l’autre, différents degrés d’êtres subordonnés, parmi lesquels les uns sont plus proches de l’Être absolu, les autres plus éloignés. De ce point de vue, le Samâ’ peut être considéré comme un exercice spirituel permettant d’accéder à l’unicité de l’Être (Wahdat al-Wujûd), autrement dit préparant l’union intime entre l’Être absolu et les autres êtres conditionnés.
3. En ce point apparaît une autre différence essentielle par rapport à la pratique de l’hésychasme. Car l’expérience des derviches tourneurs n’est pas réductible à une forme d’ajustement entre des sujets égaux. Au contraire, dans l’hésychasme, comme le souligne J.-P. Petitimbert, la théosis « opération de divinisation de l’homme »,
« consiste théologiquement, pour l’oré, Jésus, à infuser sa divinité dans l’humanité de l’orant, de sorte que celui-ci se retrouve à égalité de nature avec lui, les deux interactants jouissant alors à parts égales, à l’instar du Christ depuis sa conception, d’humanité et de divinité ».
- Note de bas de page 7 :
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Sur la distinction entre « assentiment » et « ajustement » en tant que régimes de sens et d’interaction envisagés sous l’angle de la religion, cf. E. Landowski, « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.
En d’autres termes, alors qu’il s’agit bien, dans un cas, d’une relation d’ajustement entre pairs, on passe, avec le samâ’, à un tout autre régime d’interaction, dans lequel le sujet mystique, être contingent et conditionné, donne son assentiment à un actant transcendant, nécessaire et inconditionné7.
Un autre parmi les critères définitoires du régime de l’ajustement qui opposent l’hésychasme à l’expérience mystique des derviches tourneurs tient à ce que, refusant toute visée ponctuelle et instrumentale, ce régime d’interactiontend vers l’accomplissement mutuel des interactants. Or, étant donné que, comme nous l’avons souligné, Dieu est l’Être Absolu, nécessaire et inconditionné, toute idée d’un « accomplissement », dans la mesure même où il présupposerait un potentiel initialement inaccompli, est par construction en l’occurrence exclue. Notons cependant que malgré l’absence de l’idée d’un accomplissement mutuel des interactants, la relation bilatérale entre le mystique et Dieu repose sur l’« amour », notion sur laquelle nous reviendrons in fine.
Si, dans ce contexte, la notion d’ajustement nous semble néanmoins pertinente, c’est par conséquent à d’autres niveaux : non pas dans le rapport à la divinité mais dans la dynamique des relations entre les participants du rite, et même entre eux et ceux qui les entourent et les observent, non pas en simples spectateurs tenus et se tenant à distance (tel le public d’une salle de théâtre) mais à la manière de quasi-participants. Eux aussi — c’est du moins ce qu’affirment divers auteurs qui ont été témoins du rite et dont nous avons nous-même reçu plusieurs témoignages directs — sont emportés par le mouvement rythmé des danseurs et, en l’épousant par contagion, se mettent (en tout cas « intérieurement ») à tourner à la manière de toupies. Cette expérience d’un être et d’un faire ensemble ne se réduit donc pas au corps des derviches tourneurs mais s’étend également au public-témoin.
- Note de bas de page 8 :
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Isma’il Rusukhi Anqaravî, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.
Quant à ce qui concerne la relation dynamique entre les corps des participants proprement dits, on trouve des éléments qui permettent aussi de la décrire en termes d’ajustement. C’est notamment la notion d’« Assimilation » développée par Ismaîl Rusûhî Anqaravî (né en 1631), cheikh du couvent de Galata à Istanbul,dans son livre, Minhâj’ul-fuqarâ(« la voie des pauvres »)8. Dans le cadre du troisième type de Samâ’, celui qu’il qualifie de « sensuel » (ou « charnel »), Anqaravî décrit une stratégie qualifiée d’« Assimilation », où les corps ne sont pas considérés comme des « corps-objets » mais comme des « sujets-corps » qui font sens. Une des prescriptions de la cérémonie prévoit que les derviches soient déjà en état d’extase avant de se lever, de saluer le cheikh et d’entamer leur danse giratoire. Si tel n’est pas le cas, ils doivent quand même saluer le cheikh, prononcer la Bismillah et se mettre à tourner sur eux-mêmes. En effet, si la danse peut certes être une manifestation extériorisée de l’état d’extase vécue en son for intérieur, elle peut aussi jouer comme ce qui la produit, par réaction et « assimilation » à la dynamique de la danse en commun. Celui qui n’avait pas encore atteint l’extase avant de se mettre à tournoyer sera alors entraîné vers cet état par les girations des autres derviches qui, eux, s’y trouvent déjà, par « contagion ». Il s’agit effectivement d’une ivresse spirituelle communicative, de la transmission d’une expérience extatique produite par les mouvements giratoires des corps.
4. Un autre point de comparaison qui mériterait d’être approfondi concerne la position et la gestuelle de l’orant dans chacune des expériences mystiques que nous confrontons. Alors que l’hésychaste adopte la position assise et se tient immobile dans une attitude de repli somatique sur soi-même censée aller de pair avec la plus grande concentration spirituelle — position qui suggère, comme le relève Jean-Paul Petitimbert, l’idée d’une « entase » —, le rituel du samâ’, à l’opposé, en commandant une gestuelle, une cadence et une dynamique d’ensemble qui lient chacun des pratiquants en un seul tout, suggère l’idée d’une sortie « hors de soi », d’une « ex-tase », au sens originaire du terme.
- Note de bas de page 9 :
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Cf. E. Landowski, « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).
En termes esthésiques, ce mouvement giratoire qui emporte en un seul tourbillon non seulement l’ensemble des participants mais même ceux qui les observent évoque irrésistiblement la figure de la volute , figure tourbillonnaire à l’intérieur de laquelle s’entrelacent et s’« ajustent » un nombre potentiellement infini de corps en mouvement et dont Landowski fait précisément l’emblème, en termes de spatialité dynamique, du régime de l’ajustement9.
A ce déploiement horizontal s’en ajoute un autre, qui va dans le sens de la verticalité, lorsque les participants lèvent les bras, une main tournée vers le ciel, l’autre vers la terre, la paume de la main droite tournée vers le ciel pour recevoir la grâce d’Allah, celle de la main gauche vers la terre pour l’y répandre. En effet, si, à la différence de l’hésychaste qui s’immobilise totalement (un peu comme le yogi) en rentrant complètement en lui-même, le danseur fait l’expérience d’une ex-tase, c’est au sens d’un « ravissement », comme porté au-delà de son propre corps, dans une sorte d’envol qui, de nouveau, évoque intuitivement la dynamique ascendante de la « volute ». Et c’est au moment même où culminent ses mouvements giratoires que le sujet « tombe » — mais il faudrait plutôt dire « s’élève » — dans l’extase.
5. La confrontation mériterait aussi d’être développée sur le plan du dispositif actantiel. Petitimbert observe que l’expérience de l’hésychasme met en relation deux actants : le sujet de la prière, l’« orant », qui cherche « la réalisation de soi à travers l’“union” avec Dieu, et l’oré, cette instance divine à laquelle pour se réaliser, il s’adresse ». Cette seconde instance revêt, au yeux de l’hésychaste, le statut d’un sujet, ou plutôt d’un partenaire potentiel. Car en raison de l’incarnation de l’instance « Dieu » en la personne de Jésus, l’oré dont il est question apparaît comme un Dieu à la fois incréé et créé, et par conséquent situé exactement au même niveau que les hommes. Il en résulte que la figure du Christ revêt souvent la forme actantielle d’un adjuvant plutôt que celle d’un destinateur : entre Dieu et les hommes, Jésus joue ainsi le rôle d’une sorte de catalyseur qui rend possible leur union.
A première vue, cette place et cette fonction font défaut dans l’expérience mystique du samâ’. On y reconnaît immédiatement deux actants : d’une part, le corps-sujet collectif composé par les derviches tourneurs engagés dans une quête, à la fois individuelle et nécessairement partagée, d’accomplissement de soi ; d’autre part, l’instance divine à laquelle le groupe s’adresse. Cette relation est cependant médiatisée par la présence du sheikh, figure qui tient lieu d’intermédiaire entre le ciel et la terre, et qui, à ce titre, doit être sémiotiquement reconnue en tant qu’un authentique adjuvant. Formellement, syntaxiquement, son rôle peut donc être assimilé à celui de Jésus bien que, du point de vue des investissements sémantiques, les deux figures soient sans commune mesure étant donné que l’intercesseur n’est aucunement, ici, Dieu-fait-homme, c’est-à-dire une instance à la fois « incréée et créée ». A défaut, la présence, l’autorité et les objurgations du sheikh (c’est lui le « maître de cérémonie ») canalisent les énergies des derviches.
Mais outre cet acteur individué, on peut reconnaître aussi un autre actant-adjuvant, non individué, la musique, qui intervient, elle, non plus, à la différence du sheikh, sur le plan des rapports manipulatoires entre sujets, mais sur le plan pragmatique, plus précisément celui de la dynamique esthésique entre les corps. Djalâl ad-Dîn Rûmi (1207-1273), un des maîtres à penser des confréries soufies, accorde effectivement une place très importante à la musique, qu’il considère comme une voie essentielle de la spiritualité, du mysticisme et du cheminement vers le Divin. L’émotion mystique des participants, dans leur mouvement giratoire, est rendue plus intense par la musique. Et l’extase en devient d’autant mieux accessible.
- Note de bas de page 10 :
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Cf. Eero Tarasti, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; id., Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.
6. La dernière partie du texte de Petitimbert invite aussi à quelques remarques. C’est là que s’engage plus spécialement une discussion des positions théoriques de Natalie Depraz et de leur articulation avec la phénoménologie de Husserl. A partir des trois qualités d’attention et d’émotion dont Petitimbert montre la correpondance avec les trois étapes du processus où s’enchaînent la nepsis, la prosochi et l’hésychia, nous pouvons établir des relations avec la théorie de la transcendance proposée par Eero Tarasti et en suggérer une application à nos expériences mystiques10. A défaut de prétendre appliquer exactement les théories de Tarasti concernant le parcours du sujet existentiel à notre corpus d’ordre métaphysique, nous nous contenterons de relever de fortes analogies entre l’analyse qu’il donne de ce parcours et celle des deux expériences ici envisagées.
L’idée de départ, chez E. Tarasti, est que le sujet vivant dans le monde (ou Dasein) a la capacité d’entrapercevoir la transcendance, et qu’il tente de l’atteindre à proportion même du sentiment d’insatisfaction que lui inspire le seul Dasein. Sans chercher une identité thématique complète entre ce point de départ et l’idée d’ascension spirituelle qui est à la base des deux expériences mystiques ici considérées, on y trouve un mouvement commun de réduction transcendantale ou époché, soit sous la forme d’une prière, soit dans le cadre d’un rituel de danse, qui se traduit par une suspension de la vie ordinaire. Autrement dit, ces expériences mystiques peuvent être considérées comme une sorte de rejet, ou pour le moins d’interruption du cours quotidien des états psychiques, des habitus sédimentés et de la doxa qui structure ordinairement la pensée.
Selon Eero Tarasti, le sujet ne devient effectivement un être « existentiel », créateur de sens, qu’en effectuant deux actes, l’un de négation, l’autre d’affirmation, grâce auxquels s’établit la relation à la transcendance. Le premier est un acte purifiant qui libère le sujet de son enveloppe extérieure. Le second est celui par lequel le sujet accède à un ordre de la « plénitude » où les signes sont chargés de sens inédits. L’acte de négation est effectué tant par l’hésychaste que par le mystique du samâ’ si on admet que par leur rotation de plus en plus rapide les derviches tourneurs vivent une sorte d’ivresse du vide qui les coupe du « réel ». Cette négation première est figurée aussi par un geste de dégagement lorsque les derviches laissent tomber leurs manteaux. Puis, moyennant des rotations qui se font de plus en plus rapide, cette dématérialisation des corps s’accompagne d’un simulacre de lévitation qui figure le dégagement des enveloppes terrestres et conduit à l’extase mystique, elle-même interprétée comme « union » suprême avec l’âme du monde.
L’état d’hésychia, comparé à une deuxième forme de réduction, à savoir celle du laisser-être heideggerien, qui suppose quant à elle une qualité d’attention plus ouverte, semble correspondre à l’état du soufi lorsque, détaché de tous les attraits du monde terrestre, sans volonté de puissanceou de possession, il parvient à s’ouvrir à toutes les potentialités du monde (ce qui constitue le principe même du régime de l’« ajustement »). « Laisser être » plutôt que retenir, contempler (ou « saisir », dans le sens de Landowski) plutôt que comprendre (en « lisant »), tel est le travail de la pensée quand elle est sans effort et tranquille ; travail du miroir plutôt que du filet, elle voit tout et ne cherche rien à retenir. L’attitude première de la pensée est l’Écoute (samâ’ est d’ailleurs un mot arabe qui renvoie à la notion d’audition spirituelle) et le déploiement premier de l’être est la Parole. Le soufi, comme l’orant, est doté d’une qualité d’attention ouverte, d’une réceptivité totale face à ce qui peut advenir, pour pouvoir l’accueillir pleinement.
Enfin l’« auto-affection », réduction radicale du sujet à lui-même, concept philosophique qui permet de définir l’être immanent de la vie et qui, selon Petitimbert, entre en parfaite résonnance avec l’état d’entase de l’hésychaste, s’avère également le support principal du rituel du samâ’. A vrai dire, l’auto-affection, l’amour de soi, qui est l’amour de « dieu déjà présent en soi », reprend l’idée de l’amour chez Rûmî, qui enseigne que pour s’ouvrir à l’amour de Dieu, il faut ainsi s’immerger à l’intérieur de soi. Dans les deux univers, bien que par des voies différentes, la proximité absolue avec Dieu implique le renoncement à soi-même, l’anéantissement total de l’ego, siège de toute illusion.
Références
Ambrosio, Alberto Fabio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.
Corbin, Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.
Landowski, Eric, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004.
— « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).
— « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.
Meyendorff, Jean, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005.
Neuve Église, Amélie, « L’oratorio spirituel ou le samâ’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.
Petitimbert, Jean-Paul, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe», Actes Sémiotiques, 118, 2015 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417).
Rusukhi Anqaravî, Isma’il, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.
Tarasti, Eero, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000.
— Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.
Notes - document 1
1 Jean-Paul Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417 ; E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (ch. 3, « Sens et interaction »).
2 Nous nous référons ici à la notion sémiotique de contagion définie par E. Landowski in Passions sans nom, op. it. (ch. 6, « En deça ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse »).
3 Amélie Neuve Église, « L’oratorio spirituel ou le sâma’, une liturgie du souvenir entre ciel et terre », La revue de Téhéran, 21, 2007.
4 Cf. Jean Meyendorff, Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, Seuil, 2005, p. 45.
5 Cf. Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Flammarion, 1958 ; rééd. Flammarion-Aubier, 1993.
6 Cf. Alberto Fabio Ambrosio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ‘îl Rusûkhî Anqaravî », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.
7 Sur la distinction entre « assentiment » et « ajustement » en tant que régimes de sens et d’interaction envisagés sous l’angle de la religion, cf. E. Landowski, « Shikata ga nai », Lexia, 11-13, 2012.
8 Isma’il Rusukhi Anqaravî, Minhâj ul-fuqarâ, Le Caire, Bulaq, 1840.
9 Cf. E. Landowski, « Régimes d’espace », Actes Sémiotiques, 113, 2010 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1743).
10 Cf. Eero Tarasti, Existencial Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; id., Fondements de la sémiotique existentielle, Paris, L’Harmattan, 2009.