« Métaphysique » et « physique » de la liberté religieuse dans la philosophie sémiotique du sens
Massimo Leone
Université de Turin
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Mots-clés : croyance, culture, imagination, langage, potentialité, religion
Texte intégral
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« Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs ». De Trinitate, 11, 10, 17, trad. abbé Duchassaing.
Quis enim vidit cycnum nigrum? Et propterea nemo meminit. Cogitare tamen quis non potest? Facile est enim illam figuram, quam videndo cognovimus, nigro colore perfundere, quem nihilominus in aliis corporibus vidimus ; e quia utrumque sensimus, utrumque meminimus.1
Augustin
Une réflexion sur la signification peut offrir au moins deux contributions au sujet de la liberté religieuse. On les évoquera ici sous les termes de « métaphysique » et de « physique » de la liberté religieuse.
1. Métaphysique de la liberté religieuse
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M. Leone, « Motility, Potentiality, and Infinity. A Semiotic Hypothesis on Nature and Religion », Biosemiotics, 5, 2012, pp. 369-389; id., « Bacteria », in P. Cobley, D. Favareau & K.Kull (éds.), A More Developed Sign. Advancing the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu, University of Tartu Press, 2012, pp. 33-36.
En premier lieu, sur le plan d’une « métaphysique », une telle réflexion suggère de reformuler la conception de la liberté, et en particulier de la liberté religieuse, en la comprenant du point de vue de la relation entre êtres humains et langage. Dans ce domaine, la perspective des disciplines du sens se traduit dans une attitude philosophique qui place le concept même de langage, pris dans une acception particulièrement abstraite et élargie du terme, au centre de la définition de la liberté, et par suite aussi au centre de la définition de l’humain. C’est désormais un postulat des études sur le sens que l’aptitude humaine à signifier est essentiellement fondée sur la capacité de situer et d’explorer les potentialités du réel de façon différente par rapport à la majorité des autres espèces vivantes. Les êtres humains peuvent non seulement faire l’expérience de la réalité par la perception et en construire des simulacres grâce à des dispositifs symboliques complexes enracinés dans la dotation cognitive de l’espèce, mais ils peuvent également accéder à une infinité de telles élaborations par un mécanisme qui, lui aussi, est probablement ancré dans la physiologie de l’humain et qui, du point de vue linguistique, coïncide avec l’exercice de la récursivité. Les êtres humains, et peut-être aussi quelques autres espèces vivantes, peuvent recombiner de façon infiniment variée un nombre fini d’éléments2.
L’expression la plus évidente de cette capacité se trouve dans le langage verbal, où un nombre très limité de phonèmes, opposés entre eux par des traits distinctifs, peuvent être recombinés dans des séries infiniment longues et variées. Toutefois, le langage verbal n’est que la manifestation la plus cristalline de cet accès à une potentialité infinie qui caractériserait l’humain, puisqu’un tel accès semble à l’œuvre dans tous les aspects de l’existence humaine, ou du moins tous ceux doués de sens. Selon cette perspective philosophico-linguistique, si l’humain est tel qu’il est, c’est parce qu’il peut se représenter et construire des alternatives infinies par rapport à l’environnement perçu, apparemment sans autres limites que celles de l’énergie et du temps requis.
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M. Leone, « Rituals and Routines : A Semiotic Inquiry », Chinese Semiotic Studies, 5, 1, pp. 107-20.
Reposant, si on adopte ce cadre de réflexion philosophique, sur les mécanismes profonds du langage, la liberté humaine serait donc une conséquence du rapport privilégié que l’espèce entretient avec l’infini. Si l’être humain n’est pas esclave de la nécessité, c’est parce qu’il peut créer linguistiquement d’infinies variantes du réel, ou mieux, en élaborer des actualisations alternatives infinies — chacune en tant que partie d’un parcours potentiel différent. Le fait qu’il se situe dans le temps et dans l’espace, et qu’il s’engage dans un mouvement et une action par rapport à l’environnement apparaît second au regard du fait que ses mouvements et ses actions sont toujours sous-tendus par une intentionnalité qui, ouvrant sur un infini potentiel, et donc sur un potentiel infini, est constamment appelée à opérer des choix. En d’autres termes, l’être humain n’est esclave que de sa propre liberté. Il est esclave de la responsabilité de ses choix, avec tout ce que cela entraîne sur le plan moral3.
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M. Leone (éd.), Immaginario / Imaginary, Lexia, 7-8, 2011 ; id., « Quanta and Qualia in the Semiotic Theory of Culture », in E.W.B. Hess-Lüttich (éd.), Sign Culture / Zeichen Kultur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, pp. 281-302.
En conséquence, la première contribution que les disciplines du sens peuvent apporter à une réflexion sur la liberté religieuse est de considérer qu’elle est en réalité le résultat, et peut-être l’expression la plus pure, de son émancipation à l’égard de la nécessité et de l’univocité du réel, émancipation qui, bien qu’elle puisse probablement s’analyser en premier lieu comme processus adaptatif servant d’expédient destiné à contrôler la relation avec l’environnement en le préfigurant sous de multiples formes avant qu’elles ne soient effectivement réalisées, engendre aussi, comme son sous-produit, la possibilité de la liberté, elle-même à concevoir comme le fondement de la culture4.
Ce n’est qu’à partir d’une conception de l’humain comme inexorablement potentiel, et donc inexorablement libre, et par suite inexorablement responsable, que la possibilité d’une transmission non-génétique d’information entre humains se dessine dans l’espace aussi bien que dans le temps. Une culture ne peut en effet exister que comme la résultante et l’expression de la multitude des choix qu’entraîne la nécessité d’une sélection de chaque instant entre des possibles, sa transmission, sa mémoire, mais aussi son effacement, sa destruction, son oubli. De ce point de vue, la liberté religieuse ne serait que l’arène dans laquelle l’humain est constamment confronté au drame de la potentialité, à l’impossibilité de ne pas être humain, au fardeau d’une imagination qui ne peut pas ne pas transcender le réel.
Les traditions religieuses seraient donc des « grammaires de l’infini », des codes amoureusement partagés par des groupes et des communautés — et cependant continuellement changeants —, par lesquels l’abîme de la potentialité est en quelque sorte « apprivoisé », pas seulement dans le sens péjoratif du terme (impliquant une dilution de l’expérience du tourbillonnement et du vertige de l’infini), mais également dans le sens, plus proche de l’étymologie, d’une « privatisation » de l’infini. Dans les cultures et dans les traditions religieuses, l’humain parvient à habiter l’infini, à en faire sa demeure, à vivre avec le paradoxe d’une finitude infinie et d’une infinitude finie.
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M. Leone, « Agency, Communication, and Revelation », in M. Leone (éd.) Attanti, attori, agenti : Il senso dell’azione e l’azione del senso ; dalle teorie ai territori / Actants, Actors, Agents : The Meaning of Action and the Action of Meaning ; from Theories to Territories, Lexia, 3-4, 2009.
Il y a plus d’une façon de construire la « maison » de l’infini en tant qu’espace dans lequel les humains explorent l’abîme de la potentialité sans tomber dans le vide du manque de sens. L’histoire et l’anthropologie offrent un kaléidoscope très bariolé de langages, de formes, et de textes par lesquels des groupes variés, dans des contextes et des périodes différents, ont pris en compte la finitude consubstantielle à l’existence humaine, en ce sens qu’ils ont dû la ra-conter, la reconduire à une échelle de commensurabilité. L’idée de révélation, par exemple, abstraitement conçue en tant que fêlure de la transcendance et passage dans l’immanence, brèche de l’infini dans la finitude, incarnation de l’absolument potentiel dans l’absolument empirique, n’est qu’une des façons, centrale dans les religions abrahamiques, de vivre le paradoxe de la potentialité5.
De ce point de vue, la variété des « grammaires de l’infini », c’est-à-dire des élaborations historiques produites par les groupes religieux, est une confirmation vertigineuse de la liberté intrinsèque de l’humain. Cette diversité des traditions tient à ce que le même principe de diversification continuelle, de détournement continuel du réel qui est constamment à l’œuvre dans l’humain imprègne jusqu’aux constructions culturelles qui souhaiteraient le reconduire à une dimension de paisible commensurabilité. Autrement dit, c’est dans la variété même des religions que le principe d’élection dont elles sont constitutivement imprégnées s’exprime de façon stéréoscopique. Une réalité humaine où n’existerait qu’une seule grammaire de l’infini, une seule religion, un seul poème, une seule peinture, contredirait le principe même dont une telle religion, un tel poème, une telle peinture se disent pétris : ce n’est que dans l’infini que l’humain se dérobe au nécessaire, et ce n’est que dans l’infini que la vie est conçue en tant qu’émancipation de la mécanique de lois immuables. Il s’ensuit que paradoxalement, si les religions et les autres grammaires de l’infini sont ce qu’elles sont, ce n’est pas uniquement parce qu’elles construisent des parcours de commensurabilité à l’intérieur d’une prolifération de potentialités, mais c’est également parce qu’elles sont elles-mêmes sujettes à une telle prolifération. Voilà pourquoi il n’y a pas uniquement des grammaires de l’infini, mais aussi une infinité de grammaires.
L’histoire et l’anthropologie des religions en offrent d’abondants témoignages : si d’un côté on peut opérer des coupes orthogonales dans les cultures et les traditions religieuses pour en observer, comme dans un cristal, les articulations internes en un temps et un lieu donnés, d’un autre côté, dès qu’on abandonne cette pratique de laboratoire, ces cultures et leurs traditions explosent dans une myriade d’effervescences plus ou moins saillantes, chacune ajoutant à l’ensemble une virgule ou un chapitre entier, mais en tout cas en le diversifiant par une incessante mutation qui non seulement explore l’infini avec les religions mais également déploie l’infini des religions.
Ne fût-ce que qu’en raison de cette conception de la relation entre potentialité, infini, et langages, les disciplines du sens doivent construire une approche des cultures et des traditions religieuses qui en exalte la variété, ou mieux, qui en atteste la consubstantielle incapacité de piéger l’infini entre quatre murs. Au contraire, l’apprivoisement de ces grammaires est toujours nomadique, entraîné qu’il se trouve dans une dialectique paradoxale qui relance la prolifération des sens possibles au moment même où il semble en limiter la multiplication.
2. Physique de la liberté religieuse
Mais la lecture de la liberté religieuse selon le point de vue linguistique qu’offrent les disciplines du sens ne se réduit pas à la dimension « métaphysique ». En vertu et sur la base d’une telle lecture, elles en proposent aussi une « physique » : non pas une synthèse généralisatrice mais une analyse ponctuelle des modalités spécifiques par lesquelles les cultures et les traditions religieuses considérées une à une construisent à la fois le sens de leurs formes particulières et celui de l’interaction entre ces formes et les formes alternatives élaborées par le même groupe religieux à d’autres époques, ou par d’autres groupes religieux dans des espaces et des temps différents.
- Note de bas de page 6 :
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M. Leone (éd.), Culto / Worship, Lexia, 11-12, 2012.
Ce n’est pas uniquement dans leur intériorité que les croyants vivent la religion, en mesurant, grâce à ses formes partagées par une communauté, l’espace paradoxal entre finitude et infini. Toutes les cultures et les traditions religieuses, en effet, bien que chacune dans une mesure inégale et selon des modalités spécifiques, prennent corps dans l’espace et dans le temps moyennant des signes, des discours, des textes, des langages. L’idée même d’« intériorité » est elle aussi une métaphore architecturale — comme quoi, y compris dans l’imaginaire de l’intimité, du secret, du silence, les humains ne sont jamais croyance pure mais croyance qui se fait énoncé en tissant les filsofferts par une culture religieuse et par l’esprit, l’« épistémé », de son temps. C’est ici qu’on voit tout l’intérêt d’une réflexion sur la liberté religieuse du point de vue de la signification. Si d’une part les disciplines du sens reconnaissent dans l’infini la définition de l’humain, et dans le religieux l’expression la plus élevée de la codification de cet infini, d’autre part, elles sont bien conscientes qu’une telle codification est tout d’abord construction, édification, en ce sens qu’elle ne s’effectue pas dans le vide mais, comme toute signification humaine, s’exprime par l’agencement d’un certain nombre de matérialités issues d’un temps et d’un espace précis, avec des acteurs et des modalités précis6.
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M. Leone, « Petition and Repetition : On the Semiotic Philosophy of Prayer », in Culto / Worship, op. cit., pp. 631-664.
On vient de le souligner, même dans l’intériorité du croyant, la liberté religieuse ne consiste pas simplement dans le fait que l’esprit plane dans une spiritualité sans confins, mais dans la construction, autour de la croyance, d’une structure plus ou moins contraignante d’espaces et detemps imaginaires, dont la modulation invisible fournit au fidèle l’architecture indispensable à son adhésion religieuse. Se retirer en soi-même, se concentrer dans la prière, s’absenter du monde, sont bien, en eux-mêmes, des gestes mentaux qui séparent un dedans d’un dehors, mais aussi un avant d’un après, un centre de la spiritualité de sa périphérie, ainsi qu’une certaine relation avec le corps, les sens et l’environnement. Prier tout seul, par exemple, füt-ce dans le vide et la solitude du désert, implique une structure intérieure de la signification qui, inévitablement, se construit avec des éléments fournis par une certaine tradition, si labile, si lointaine soit-elle7.
A plus forte raison, quand on observe que la croyance prend corps en dehors de l’intériorité du fidèle, non pas seulement dans un temps et dans un espace déterminés, mais surtout dans le partage qu’elle instaure avec le passé d’une tradition, avec le présent d’une communauté et avec le futur d’une eschatologie, on se rend bien compte alors de ce que la liberté religieuse ne s’exerce pas seulement comme un principe abstrait et inaliénable d’exploration de l’infini, mais également comme la construction d’un monde en simulacre, fait non plus d’espaces, de temps et d’acteurs, mais de lieux, de calendriers et de célébrants.
Les disciplines du sens ont l’ambition d’observer, de décrire, d’analyser et d’interpréter la diversité des manières dont, à partir du temps et de l’espace, les religions, grammaires de l’infini, adoptent les matériaux du monde — sans négliger le corps, les formes, les couleurs, et en général tout ce qui peut être manifesté aux sens —, et de rendre compte de la façon dont elles découpent et réarticulent ces matériaux pour édifier leur propre présence dans le monde, pour construire chacune une certaine maison de l’infini que les fidèles d’une communauté donnée sont invités à habiter. La manière dont les cultures religieuses modèlent le langage verbal dans la syntaxe, la sémantique et la pragmatique des différents discours spirituels — ceux des textes sacrés, du rite, de la prière — fournit sans doute l’exemple le plus riche, et peut-être aussi le plus étudié, de la façon dont la liberté religieuse se traduit en signification. Toutefois, le mécanisme même de transformation de la matérialité sensible de l’environnement en surface expressive d’une certaine grammaire de l’infini se retrouve dans chaque molécule de sens d’une culture et d’une tradition religieuse donnée, en y manifestant, comme on vient de le dire, une certaine imagination du rapport entre intérieur et extérieur, entre intime et public, entre spirituel et mondain, imagination faite de pensée visuelle interne, mais néanmoins influencée par l’aperception spécifique du monde et de ses formes, propre à une communauté déterminée de fidèles.
Si la première contribution des disciplines du sens à une réflexion sur la liberté religieuse consistait à emphatiser son lien avec la notion de potentialité infinie, et donc à nier toute limite à la façon dont l’humain peut librement explorer l’infini en mobilisant l’aptitude sémiotique à produire du sens dont il est cognitivement doté, la seconde contribution va dans la direction opposée. Elle consiste en effet à souligner qu’aucune codification de l’infini ne peut se présenter à la perception autrement que revêtue d’une surface signifiante, et que la matérialité intrinsèque d’une telle surface signifiante condamne à la finitude toute spiritualité humaine. A commencer par l’espace et le temps, aucune des coordonnées sur la base desquelles les scènes discursives du religieux prennent forme n’est concevable comme infiniment vide, si ce n’est dans l’abstrait ; dès qu’elles se remplissent de signes, qu’elles s’investissent dans des formes, qu’elles se chargent de couleurs, etc., elles deviennent des lieux bornés par des limites précises et animés selon des rythmes qui leurs sont propres.
Et c’est là la raison pour laquelle, comme on l’a précédemment suggéré, les disciplines du sens n’élaborent pas seulement une métaphysique de la liberté religieuse mais aussi une physique de cette liberté. Considérons le cas extrême de l’individu qui prie dans le désert : même dans l’arène de l’ascèse, sa « tactique religieuse » devra d’abord prendre en compte l’alternance physiologique de la veille et du sommeil, puis la finitude des énergies corporelles, et enfin l’obnubilation de la concentration. Le rêve illusoire d’une prière continuelle qui, telle un sifflement sans fin, percerait le voile entre immanence et transcendance ne peut avoir de place que dans le mythe. En réalité, même dans le désert, la liberté religieuse ne s’exerce qu’en construisant une pensée verbale intérieure — ou bien une pensée iconique intérieure — avec les ressources finies de sa propre physiologie, traduites dans ce cas en matière signifiante d’un monologue spirituel ; l’exténuante recherche d’un affinement continuel dans l’usage de telles ressources suivant une asymptote mystique aiguillée vers l’oraison incessante ne fait que réaffirmer a contrario le joug de la finitude.
Le déchirant paradoxe de l’existence humaine consiste également en cela : les êtres humains ont accès à l’infini en vertu de la physiologie de leur cognition, mais c’est toujours en vertu de cette même physiologie qu’un tel accès doit se manifester sous des formes finies, avec des ressources limitées. Cet aspect se laisse saisir de manière éclatante non pas tellement dans la mystique solitaire, mais surtout dans la communauté spirituelle, et encore plus dans la rencontre, voire le télescopage, avec d’autres groupes.
- Note de bas de page 8 :
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M. Leone, « The Paradox of Shibboleth: Immunitas and Communitas in Language and Religion », in G. Gallo (éd.) Natura umana e linguaggio, Rivista italiana di filosofia del linguaggio, 1, 2009, pp. 131-157.
Une première série de limites que la physique de la liberté religieuse impose à sa métaphysique dérive effectivement des dynamiques de la communauté. On sait, à partir de l’étymologie de ce terme, qu’elle s’oppose à l’immunité, à proportion exacte de la volonté, propre au croyant, de renoncer à une certaine partie du Soi pour en faire hommage au groupe8. Cette renonciation est donc la première limite, mais également la première ressource, qui procède du fait que la foi se vit non pas de façon solitaire mais dans l’échange avec d’autres êtres humains. C’est une limite qui, au delà des différences entre les diverses « grammaires de l’infini », concerne tout le monde, même l’ermite : comme on l’a suggéré, en effet, on doit céder à la pression d’une communauté symbolique non seulement lorsqu’on partage avec d’autres l’espace et le temps de la spiritualité, mais aussi lorsqu’on recherche une voie tout à fait idiosyncratique d’accès à l’infini. De la même façon qu’il n’existe pas de langages individuels, il ne peut pas y avoir d’idiolectes de la spiritualité, pas même dans la folie. Les humains étant pétris de langage, une première limite de l’accès humain à l’infini est l’impossibilité de la solitude : intrinsèquement, l’humain ne peut pas explorer l’infini avec une parole qui lui appartienne de façon exclusive — il ne le peut qu’à travers une parole partagée, ne fût-ce que par le fait même d’être parole.
La liberté religieuse affiche donc toujours la limite consubstantielle qu’impose la dimension linguistique de l’existence, dimension qui, du point de vue des disciplines du sens, se confond avec l’existence en soi, ou constitue son fondement. D’où un nouveau paradoxe : le langage est une matrice de l’expérience humaine conçue comme capacité à explorer le potentiel ad libitum — mais il en est en même temps la définition, ou la constriction,la délimitation, voire la restriction, la contrainte, la limite, à la fois en tant que matrice qui, bien qu’elle permette une telle exploration, ne peut pas, même à la faveur de cette exploration, être transcendée, et en tant que dispositif partagé par une espèce, ancré dans sa physiologie. En définitive, il n’y a pas de surhumains devant l’infini, mais uniquement des humains.
La nature intrinsèquement communautaire de la spiritualité impose à la métaphysique de la liberté religieuse la limite du partage du langage en tant que dispositif d’exploration de l’infini, mais aussi la limite, plus spécifique et plus concrète, du partage d’une certaine grammaire de l’infini. On peut choisir de vivre la spiritualité dans la solitude de son intériorité, ou même dans la folie d’un supposé idiolecte religieux, mais même en pareils cas, comme on vient de l’affirmer, s’impose et demeure l’exigence de se situer dans une sémiosphère, c’est-à-dire dans un ensemble articulé de signes, de discours, de textes et de langages partagés par une communauté.
Cela est vrai de façon déchirante dans le cas des cultures et des traditions religieuses qui ont traversé l’histoire de l’humanité et qui, comme à l’issue d’un procès de sélection non pas naturelle mais culturelle, ont gagné, en des termes encore mystérieux et à éclairer, le défi que pose la question de déterminer celle qui, parmi elles, serait la plus apte à mesurer l’infini pour le rendre commensurable, pour en construire la maison et permettre sa difficile cohabitation avec l’humain. Dans ces cultures et ces traditions, rien n’est parfaitement statique : les langues naturelles, les images, les effigies, toutes les formes de ritualité sont changeantes ; changent également les interprétations des textes « sacrés », et les textes « sacrés » eux-mêmes, si on considère non seulement leurs traductions mais également les modifications que leur apportent les sciences des textes, ou encore les recodifications produites par l’arbitrage interprétatif des groupes ou de leurs leaders.
Cependant, même dans cette nébuleuse toujours changeante qu’est toute culture religieuse — car, comme on vient de le soutenir, une telle culture ne peut apparaître comme statique ou comme figée que dans la fiction du laboratoire ou dans la concentration de la croyance —, même dans cette évolution continuelle, donc, les fidèles ne sont pas parfaitement libres de réarranger à leur goût les éléments d’une « grammaire de l’infini ». Afin que cette grammaire soit telle, et qu’elle produise le résultat souhaité, c’est-à-dire qu’elle soit capable de mesurer l’infinitude et de la rendre accessible à une communauté de croyants, une telle grammaire doit, encore une fois de façon paradoxale, imposer des limites, des confins, autrement dit des interdictions établissant la distinction entre des parcours licites d’exploration de l’infini potentiel — ceux qui entrent dans le patrimoine d’une communauté — et des parcours illicites qui, au contraire, n’en font pas partie. De telles limites, de telles barrières, de telles interdictions, peuvent être plus ou moins flexibles, mais elles sont néanmoins indispensables. Sans les restrictions et les contraintes d’une grammaire, le langage demeure virtualité pure, mécanisme sans exercice, dispositif enrayé, folie. Ce n’est que grâce aux limites de la liberté d’imaginer l’infini que la maison de l’infini peut être bâtie et habitée par l’homme.
Concrètement, en retournant à la matérialité du signifiant, toute grammaire de l’infini, tout code de spiritualité, tout langage religieux irradie autour de soi un certain nombre de lignes directrices qui orientent la disposition de l’espace et du temps, qui l’articulent dans des lieux et des calendriers sacrés, qui agencent les postures et les mouvements des corps, les expressions des visages, l’énonciation de la parole, la constellation d’images, de sons, et les sensibilia de tous ordres qui composent les atmosphères spécifiques d’une culture religieuse. On peut s’écarter de ces lignes directrices, mais seulement à l’intérieur de limites définies, sauf à rompre l’enchantement qui permet la construction d’une communauté, puisqu’une telle communauté repose précisément sur le sacrifice mutuel des idiosyncrasies au bénéfice de l’édification d’une maison commune de l’infini, d’une grammaire dans laquelle, comme dans une danse, des acteurs différents peuvent, à l’unisson ou presque, explorer l’infini en transformant le joug du langage en une expression de poésie partagée.
Ceux qui séparent la communitas du religieux de son immunitas se trompent. La construction d’un édifice commun grâce au don des idiosyncrasies ne se limite pas à unir les individus — en même temps aussi, et du même coup, elle écarte ceux qui ne sont pas disposés à donner, ceux qui dévient des lignes directrices tracées par une grammaire, ou simplement ceux qui suivent d’autres grammaires en les partageant avec d’autres communautés.
3. Vers une manutention de l’infini
La contribution la plus directement utile que les disciplines du sens peuvent offrir à la demande sociale de connaissance à l’égard de la gestion de la liberté religieuse consiste peut-être en cela. Paradoxalement enserrée entre la promesse de l’infini et l’actualité de ses limites, l’exercice de la liberté religieuse a besoin de méta-codes de manutention, à savoir de grammaires de grammaires, ou, en termes plus simples, de modalités qui permettent à des styles différents de cohabitation avec l’infini de cohabiter à leur tour dans le même espace et le même temps, lorsque les accidents de l’histoire et l’évolution des cultures produisent une telle coïncidence.
- Note de bas de page 9 :
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M. Leone, « La religione tra libertà e oppressione », in M. Flores (éd.) Diritti umani : Cultura dei diritti e dignità della persona nell’epoca della globalizzazione, 6 vol., Turin, UTET, 2007, vol. 3, pp. 273-313.
- Note de bas de page 10 :
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M. Leone, « Conflitti religiosi », ibid., vol. 1, pp. 165-169 ; id., « Violenza religiosa », ibid., vol. 2, pp. 1380-1384.
Ceci pose une ultime limite à la liberté religieuse, cette liberté déjà limitée non seulement intrinsèquement — du fait du partage linguistique —, et pas seulement non plus extrinsèquement — du fait de sa codification —, mais également contextuellement, du fait de la liberté même. Les ressources matérielles que les religions utilisent afin de construire leur discours, et qui sont limitées par définition dans leur organisation interne à chaque communauté, le sont davantage, ou du moins de manière encore plus criante, lorsque de telles ressources sont revendiquées en même temps par plusieurs grammaires, chacune souhaitant les utiliser selon sa syntaxe contraposée à celles des autres. Les exemples de telles frictions, où les confins de toute codification de l’infini se découvrent et parfois s’accentuent et même s’exacerbent, sont innombrables, et ils le sont tout particulièrement à l’époque contemporaine, où le développement économique et technologique offre aux membres de l’espèce humaine la possibilité de couvrir en peu de temps des distances énormes, et bien sûr de connaître les manifestations symboliques les uns des autres grâce à l’accès virtuel aux représentations médiatiques numériques9. Les conflits, la violence, la mort ont été et sont encore, dans de nombreux contextes, la conséquence dramatique de la découverte de l’autre, de la surprise sinon du choc éprouvé en constatant que l’autre vise à utiliser les ressources symboliques de sa propre grammaire de l’infini afin de l’explorer et de l’exploiter de manière différente et inacceptable10.
Il est dès lors inévitable qu’une dimension essentielle de ces méta-grammaires qu’on souhaite, de ces dépôts de règles, et surtout des tactiques applicables au commerce symbolique interculturel, soit d’ordre juridique : là où l’exercice absolu de la liberté religieuse génère conflit, violence et mort, il faut qu’il y ait un méta-niveau qui limite cet exercice même, puisque la mort, ou la douleur qui la précède, en sont la négation absolue ; si l’humain est intrinsèquement libre parce qu’il est capable d’explorer infiniment le potentiel, alors le meurtre de son semblable le prive de toute potentialité, le réduit d’un coup à la nécessité absolue de la nature aveugle, aux lois physiques de la décomposition. La violence est donc prodrome à l’implosion de l’infini, et tout exercice de la liberté religieuse qui y conduit produit de fait une négation d’elle-même.
- Note de bas de page 11 :
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M. Leone, « The Semiotic Therapy of Religious Law », International Journal for the Semiotics of Law, 24, 3, 2009, pp. 293-306.
L’absolutisme de la liberté religieuse requiert donc par définition d’être contrebalancé par une méta-grammaire qui dégage avec attention les limites intrinsèques de toute formation symbolique, à partir de celles qu’on vient de souligner. C’est à la philosophie du droit qu’il appartient de développer une réflexion sur les fondements de cette mesure, sans oublier cependant que pour ne pas déboucher sur une prévarication violente de la liberté religieuse d’autrui, aucun exercice normatif de restriction juridique d’une telle liberté ne peut être mené sans être guidé par la compréhension des mécanismes fins de la signification religieuse11.
Ce n’est pas, en effet, dans l’abstrait que la liberté religieuse peut être normée. Toute tentative de construire une architecture juridique autour de la métaphysique de la liberté est vouée à la dénaturer, à exercer la même violence et la même prévarication que celles que les cultures religieuses s’infligent entre elles. L’aspiration de l’humain à l’infini doit rester une asymptote-guide dans la conception de la liberté religieuse, y compris dans la réflexion juridique sur la gestion de ses codes.
C’est au contraire au niveau le plus concret de la physique de la liberté religieuse, dans sa manifestation sous la forme de grammaires, de codes, de signes, de textes, de discours, de langages, et surtout dans son rapport paradoxal avec les materialia et les sensibilia à partir desquels elle construit ses rhétoriques, qu’une réflexion juridique peut conduire à des ajustements normatifs qui ne frustrent pas la spécificité du religieux, qui est également la spécificité de l’humain. Il faudra accepter, tout d’abord, que toute culture religieuse est, en tant que langage, clouée à l’exigence du partage ; ainsi qu’à la nécessité d’ériger des confins, des limites, des frontières et des interdictions par des mécanismes hybrides de communitas et immunitas ; et à l’inéluctable construction de sa propre maison de l’infini avec des ressources insuffisantes, en compétition avec elle-même et surtout, parfois de façon farouche, avec les autres cultures.
Mais il faudra également garder à l’esprit la considération suivante : cette physique de la liberté religieuse, où l’accès à l’infini ne se construit que moyennant la détermination de séparations entre des parcours par lesquels il est licite de l’explorer et des parcours par lesquels cette exploration ne l’est pas, trouve son fondement paradoxal dans la dialectique avec la métaphysique de la liberté religieuse, avec ce « goût » de l’infini qui est à la base de l’humain et de son essence existentielle faite de liberté. Toute réflexion sur le sens normatif de la gestion des libertés religieuses doit se fonder sur la conscience de cette dialectique, sur la présupposition que si la substance de la liberté religieuse réside dans sa limitation, son essence fleurit dans son vertige illimité.
Notes - document 1
1 « Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs ». De Trinitate, 11, 10, 17, trad. abbé Duchassaing.
2 M. Leone, « Motility, Potentiality, and Infinity. A Semiotic Hypothesis on Nature and Religion », Biosemiotics, 5, 2012, pp. 369-389; id., « Bacteria », in P. Cobley, D. Favareau & K.Kull (éds.), A More Developed Sign. Advancing the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu, University of Tartu Press, 2012, pp. 33-36.
3 M. Leone, « Rituals and Routines : A Semiotic Inquiry », Chinese Semiotic Studies, 5, 1, pp. 107-20.
4 M. Leone (éd.), Immaginario / Imaginary, Lexia, 7-8, 2011 ; id., « Quanta and Qualia in the Semiotic Theory of Culture », in E.W.B. Hess-Lüttich (éd.), Sign Culture / Zeichen Kultur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, pp. 281-302.
5 M. Leone, « Agency, Communication, and Revelation », in M. Leone (éd.) Attanti, attori, agenti : Il senso dell’azione e l’azione del senso ; dalle teorie ai territori / Actants, Actors, Agents : The Meaning of Action and the Action of Meaning ; from Theories to Territories, Lexia, 3-4, 2009.
6 M. Leone (éd.), Culto / Worship, Lexia, 11-12, 2012.
7 M. Leone, « Petition and Repetition : On the Semiotic Philosophy of Prayer », in Culto / Worship, op. cit., pp. 631-664.
8 M. Leone, « The Paradox of Shibboleth: Immunitas and Communitas in Language and Religion », in G. Gallo (éd.) Natura umana e linguaggio, Rivista italiana di filosofia del linguaggio, 1, 2009, pp. 131-157.
9 M. Leone, « La religione tra libertà e oppressione », in M. Flores (éd.) Diritti umani : Cultura dei diritti e dignità della persona nell’epoca della globalizzazione, 6 vol., Turin, UTET, 2007, vol. 3, pp. 273-313.
10 M. Leone, « Conflitti religiosi », ibid., vol. 1, pp. 165-169 ; id., « Violenza religiosa », ibid., vol. 2, pp. 1380-1384.
11 M. Leone, « The Semiotic Therapy of Religious Law », International Journal for the Semiotics of Law, 24, 3, 2009, pp. 293-306.