De la cohabitation entre les religions

Confrontation entre deux manières différentes de concevoir les fondements sémiotiques de la prière et, à partir de là, de penser les principes interactionnels susceptibles d’encadrer le libre exercice de la pratique religieuse, le présent dialogue apporte une contribution de fond à un vaste courant de réflexions actuelles sur un problème sociétal et politique devenu majeur : par quelles voies assurer ou, s’il le faut, restaurer les conditions d’une cohabitation apaisée entre confessions distinctes ?

Eric Landowski

 
 
DOCUMENT I

Massimo Leone

« Métaphysique » et « physique » de la liberté religieuse dans la philosophie sémiotique du sens

DOCUMENT II

Jean-Paul PETITIMBERT

Un autre regard sur le fait religieux

DOCUMENT I

« Métaphysique » et « physique » de la liberté religieuse dans la philosophie sémiotique du sens

Massimo Leone

Université de Turin

Index

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Mots-clés : croyance, culture, imagination, langage, potentialité, religion

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 « Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs ». De Trinitate, 11, 10, 17, trad. abbé Duchassaing.

Quis enim vidit cycnum nigrum? Et propterea nemo meminit. Cogitare tamen quis non potest? Facile est enim illam figuram, quam videndo cognovimus, nigro colore perfundere, quem nihilominus in aliis corporibus vidimus ; e quia utrumque sensimus, utrumque meminimus.1
Augustin

Une réflexion sur la signification peut offrir au moins deux contributions au sujet de la liberté religieuse. On les évoquera ici sous les termes de « métaphysique » et de « physique » de la liberté religieuse.

1. Métaphysique de la liberté religieuse

Note de bas de page 2 :

 M. Leone, « Motility, Potentiality, and Infinity. A Semiotic Hypothesis on Nature and Religion », Biosemiotics, 5, 2012, pp. 369-389; id., « Bacteria », in P. Cobley, D. Favareau & K.Kull (éds.), A More Developed Sign. Advancing the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu, University of Tartu Press, 2012, pp. 33-36.

En premier lieu, sur le plan d’une « métaphysique », une telle réflexion suggère de reformuler la conception de la liberté, et en particulier de la liberté religieuse, en la comprenant du point de vue de la relation entre êtres humains et langage. Dans ce domaine, la perspective des disciplines du sens se traduit dans une attitude philosophique qui place le concept même de langage, pris dans une acception particulièrement abstraite et élargie du terme, au centre de la définition de la liberté, et par suite aussi au centre de la définition de l’humain. C’est désormais un postulat des études sur le sens que l’aptitude humaine à signifier est essentiellement fondée sur la capacité de situer et d’explorer les potentialités du réel de façon différente par rapport à la majorité des autres espèces vivantes. Les êtres humains peuvent non seulement faire l’expérience de la réalité par la perception et en construire des simulacres grâce à des dispositifs symboliques complexes enracinés dans la dotation cognitive de l’espèce, mais ils peuvent également accéder à une infinité de telles élaborations par un mécanisme qui, lui aussi, est probablement ancré dans la physiologie de l’humain et qui, du point de vue linguistique, coïncide avec l’exercice de la récursivité. Les êtres humains, et peut-être aussi quelques autres espèces vivantes, peuvent recombiner de façon infiniment variée un nombre fini d’éléments2.

L’expression la plus évidente de cette capacité se trouve dans le langage verbal, où un nombre très limité de phonèmes, opposés entre eux par des traits distinctifs, peuvent être recombinés dans des séries infiniment longues et variées. Toutefois, le langage verbal n’est que la manifestation la plus cristalline de cet accès à une potentialité infinie qui caractériserait l’humain, puisqu’un tel accès semble à l’œuvre dans tous les aspects de l’existence humaine, ou du moins tous ceux doués de sens. Selon cette perspective philosophico-linguistique, si l’humain est tel qu’il est, c’est parce qu’il peut se représenter et construire des alternatives infinies par rapport à l’environnement perçu, apparemment sans autres limites que celles de l’énergie et du temps requis.

Note de bas de page 3 :

 M. Leone, « Rituals and Routines : A Semiotic Inquiry », Chinese Semiotic Studies, 5, 1, pp. 107-20.

Reposant, si on adopte ce cadre de réflexion philosophique, sur les mécanismes profonds du langage, la liberté humaine serait donc une conséquence du rapport privilégié que l’espèce entretient avec l’infini. Si l’être humain n’est pas esclave de la nécessité, c’est parce qu’il peut créer linguistiquement d’infinies variantes du réel, ou mieux, en élaborer des actualisations alternatives infinies — chacune en tant que partie d’un parcours potentiel différent. Le fait qu’il se situe dans le temps et dans l’espace, et qu’il s’engage dans un mouvement et une action par rapport à l’environnement apparaît second au regard du fait que ses mouvements et ses actions sont toujours sous-tendus par une intentionnalité qui, ouvrant sur un infini potentiel, et donc sur un potentiel infini, est constamment appelée à opérer des choix. En d’autres termes, l’être humain n’est esclave que de sa propre liberté. Il est esclave de la responsabilité de ses choix, avec tout ce que cela entraîne sur le plan moral3.

Note de bas de page 4 :

 M. Leone (éd.), Immaginario / Imaginary, Lexia, 7-8, 2011 ; id., « Quanta and Qualia in the Semiotic Theory of Culture », in E.W.B. Hess-Lüttich (éd.), Sign Culture / Zeichen Kultur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, pp. 281-302.

En conséquence, la première contribution que les disciplines du sens peuvent apporter à une réflexion sur la liberté religieuse est de considérer qu’elle est en réalité le résultat, et peut-être l’expression la plus pure, de son émancipation à l’égard de la nécessité et de l’univocité du réel, émancipation qui, bien qu’elle puisse probablement s’analyser en premier lieu comme processus adaptatif servant d’expédient destiné à contrôler la relation avec l’environnement en le préfigurant sous de multiples formes avant qu’elles ne soient effectivement réalisées, engendre aussi, comme son sous-produit, la possibilité de la liberté, elle-même à concevoir comme le fondement de la culture4.

Ce n’est qu’à partir d’une conception de l’humain comme inexorablement potentiel, et donc inexorablement libre, et par suite inexorablement responsable, que la possibilité d’une transmission non-génétique d’information entre humains se dessine dans l’espace aussi bien que dans le temps. Une culture ne peut en effet exister que comme la résultante et l’expression de la multitude des choix qu’entraîne la nécessité d’une sélection de chaque instant entre des possibles, sa transmission, sa mémoire, mais aussi son effacement, sa destruction, son oubli. De ce point de vue, la liberté religieuse ne serait que l’arène dans laquelle l’humain est constamment confronté au drame de la potentialité, à l’impossibilité de ne pas être humain, au fardeau d’une imagination qui ne peut pas ne pas transcender le réel.

Les traditions religieuses seraient donc des « grammaires de l’infini », des codes amoureusement partagés par des groupes et des communautés — et cependant continuellement changeants —, par lesquels l’abîme de la potentialité est en quelque sorte « apprivoisé », pas seulement dans le sens péjoratif du terme (impliquant une dilution de l’expérience du tourbillonnement et du vertige de l’infini), mais également dans le sens, plus proche de l’étymologie, d’une « privatisation » de l’infini. Dans les cultures et dans les traditions religieuses, l’humain parvient à habiter l’infini, à en faire sa demeure, à vivre avec le paradoxe d’une finitude infinie et d’une infinitude finie.

Note de bas de page 5 :

 M. Leone, « Agency, Communication, and Revelation », in M. Leone (éd.) Attanti, attori, agenti : Il senso dell’azione e l’azione del senso ; dalle teorie ai territori / Actants, Actors, Agents : The Meaning of Action and the Action of Meaning ; from Theories to Territories, Lexia, 3-4, 2009.

Il y a plus d’une façon de construire la « maison » de l’infini en tant qu’espace dans lequel les humains explorent l’abîme de la potentialité sans tomber dans le vide du manque de sens. L’histoire et l’anthropologie offrent un kaléidoscope très bariolé de langages, de formes, et de textes par lesquels des groupes variés, dans des contextes et des périodes différents, ont pris en compte la finitude consubstantielle à l’existence humaine, en ce sens qu’ils ont dû la ra-conter, la reconduire à une échelle de commensurabilité. L’idée de révélation, par exemple, abstraitement conçue en tant que fêlure de la transcendance et passage dans l’immanence, brèche de l’infini dans la finitude, incarnation de l’absolument potentiel dans l’absolument empirique, n’est qu’une des façons, centrale dans les religions abrahamiques, de vivre le paradoxe de la potentialité5.

De ce point de vue, la variété des « grammaires de l’infini », c’est-à-dire des élaborations historiques produites par les groupes religieux, est une confirmation vertigineuse de la liberté intrinsèque de l’humain. Cette diversité des traditions tient à ce que le même principe de diversification continuelle, de détournement continuel du réel qui est constamment à l’œuvre dans l’humain imprègne jusqu’aux constructions culturelles qui souhaiteraient le reconduire à une dimension de paisible commensurabilité. Autrement dit, c’est dans la variété même des religions que le principe d’élection dont elles sont constitutivement imprégnées s’exprime de façon stéréoscopique. Une réalité humaine où n’existerait qu’une seule grammaire de l’infini, une seule religion, un seul poème, une seule peinture, contredirait le principe même dont une telle religion, un tel poème, une telle peinture se disent pétris : ce n’est que dans l’infini que l’humain se dérobe au nécessaire, et ce n’est que dans l’infini que la vie est conçue en tant qu’émancipation de la mécanique de lois immuables. Il s’ensuit que paradoxalement, si les religions et les autres grammaires de l’infini sont ce qu’elles sont, ce n’est pas uniquement parce qu’elles construisent des parcours de commensurabilité à l’intérieur d’une prolifération de potentialités, mais c’est également parce qu’elles sont elles-mêmes sujettes à une telle prolifération. Voilà pourquoi il n’y a pas uniquement des grammaires de l’infini, mais aussi une infinité de grammaires.

L’histoire et l’anthropologie des religions en offrent d’abondants témoignages : si d’un côté on peut opérer des coupes orthogonales dans les cultures et les traditions religieuses pour en observer, comme dans un cristal, les articulations internes en un temps et un lieu donnés, d’un autre côté, dès qu’on abandonne cette pratique de laboratoire, ces cultures et leurs traditions explosent dans une myriade d’effervescences plus ou moins saillantes, chacune ajoutant à l’ensemble une virgule ou un chapitre entier, mais en tout cas en le diversifiant par une incessante mutation qui non seulement explore l’infini avec les religions mais également déploie l’infini des religions.

Ne fût-ce que qu’en raison de cette conception de la relation entre potentialité, infini, et langages, les disciplines du sens doivent construire une approche des cultures et des traditions religieuses qui en exalte la variété, ou mieux, qui en atteste la consubstantielle incapacité de piéger l’infini entre quatre murs. Au contraire, l’apprivoisement de ces grammaires est toujours nomadique, entraîné qu’il se trouve dans une dialectique paradoxale qui relance la prolifération des sens possibles au moment même où il semble en limiter la multiplication.

2. Physique de la liberté religieuse

Mais la lecture de la liberté religieuse selon le point de vue linguistique qu’offrent les disciplines du sens ne se réduit pas à la dimension « métaphysique ». En vertu et sur la base d’une telle lecture, elles en proposent aussi une « physique » : non pas une synthèse généralisatrice mais une analyse ponctuelle des modalités spécifiques par lesquelles les cultures et les traditions religieuses considérées une à une construisent à la fois le sens de leurs formes particulières et celui de l’interaction entre ces formes et les formes alternatives élaborées par le même groupe religieux à d’autres époques, ou par d’autres groupes religieux dans des espaces et des temps différents.

Note de bas de page 6 :

 M. Leone (éd.), Culto / Worship, Lexia, 11-12, 2012.

Ce n’est pas uniquement dans leur intériorité que les croyants vivent la religion, en mesurant, grâce à ses formes partagées par une communauté, l’espace paradoxal entre finitude et infini. Toutes les cultures et les traditions religieuses, en effet, bien que chacune dans une mesure inégale et selon des modalités spécifiques, prennent corps dans l’espace et dans le temps moyennant des signes, des discours, des textes, des langages. L’idée même d’« intériorité » est elle aussi une métaphore architecturale — comme quoi, y compris dans l’imaginaire de l’intimité, du secret, du silence, les humains ne sont jamais croyance pure mais croyance qui se fait énoncé en tissant les filsofferts par une culture religieuse et par l’esprit, l’« épistémé », de son temps. C’est ici qu’on voit tout l’intérêt d’une réflexion sur la liberté religieuse du point de vue de la signification. Si d’une part les disciplines du sens reconnaissent dans l’infini la définition de l’humain, et dans le religieux l’expression la plus élevée de la codification de cet infini, d’autre part, elles sont bien conscientes qu’une telle codification est tout d’abord construction, édification, en ce sens qu’elle ne s’effectue pas dans le vide mais, comme toute signification humaine, s’exprime par l’agencement d’un certain nombre de matérialités issues d’un temps et d’un espace précis, avec des acteurs et des modalités précis6.

Note de bas de page 7 :

 M. Leone, « Petition and Repetition : On the Semiotic Philosophy of Prayer », in Culto / Worship, op. cit., pp. 631-664.

On vient de le souligner, même dans l’intériorité du croyant, la liberté religieuse ne consiste pas simplement dans le fait que l’esprit plane dans une spiritualité sans confins, mais dans la construction, autour de la croyance, d’une structure plus ou moins contraignante d’espaces et detemps imaginaires, dont la modulation invisible fournit au fidèle l’architecture indispensable à son adhésion religieuse. Se retirer en soi-même, se concentrer dans la prière, s’absenter du monde, sont bien, en eux-mêmes, des gestes mentaux qui séparent un dedans d’un dehors, mais aussi un avant d’un après, un centre de la spiritualité de sa périphérie, ainsi qu’une certaine relation avec le corps, les sens et l’environnement. Prier tout seul, par exemple, füt-ce dans le vide et la solitude du désert, implique une structure intérieure de la signification qui, inévitablement, se construit avec des éléments fournis par une certaine tradition, si labile, si lointaine soit-elle7.

A plus forte raison, quand on observe que la croyance prend corps en dehors de l’intériorité du fidèle, non pas seulement dans un temps et dans un espace déterminés, mais surtout dans le partage qu’elle instaure avec le passé d’une tradition, avec le présent d’une communauté et avec le futur d’une eschatologie, on se rend bien compte alors de ce que la liberté religieuse ne s’exerce pas seulement comme un principe abstrait et inaliénable d’exploration de l’infini, mais également comme la construction d’un monde en simulacre, fait non plus d’espaces, de temps et d’acteurs, mais de lieux, de calendriers et de célébrants.

Les disciplines du sens ont l’ambition d’observer, de décrire, d’analyser et d’interpréter la diversité des manières dont, à partir du temps et de l’espace, les religions, grammaires de l’infini, adoptent les matériaux du monde — sans négliger le corps, les formes, les couleurs, et en général tout ce qui peut être manifesté aux sens —, et de rendre compte de la façon dont elles découpent et réarticulent ces matériaux pour édifier leur propre présence dans le monde, pour construire chacune une certaine maison de l’infini que les fidèles d’une communauté donnée sont invités à habiter. La manière dont les cultures religieuses modèlent le langage verbal dans la syntaxe, la sémantique et la pragmatique des différents discours spirituels — ceux des textes sacrés, du rite, de la prière — fournit sans doute l’exemple le plus riche, et peut-être aussi le plus étudié, de la façon dont la liberté religieuse se traduit en signification. Toutefois, le mécanisme même de transformation de la matérialité sensible de l’environnement en surface expressive d’une certaine grammaire de l’infini se retrouve dans chaque molécule de sens d’une culture et d’une tradition religieuse donnée, en y manifestant, comme on vient de le dire, une certaine imagination du rapport entre intérieur et extérieur, entre intime et public, entre spirituel et mondain, imagination faite de pensée visuelle interne, mais néanmoins influencée par l’aperception spécifique du monde et de ses formes, propre à une communauté déterminée de fidèles.

Si la première contribution des disciplines du sens à une réflexion sur la liberté religieuse consistait à emphatiser son lien avec la notion de potentialité infinie, et donc à nier toute limite à la façon dont l’humain peut librement explorer l’infini en mobilisant l’aptitude sémiotique à produire du sens dont il est cognitivement doté, la seconde contribution va dans la direction opposée. Elle consiste en effet à souligner qu’aucune codification de l’infini ne peut se présenter à la perception autrement que revêtue d’une surface signifiante, et que la matérialité intrinsèque d’une telle surface signifiante condamne à la finitude toute spiritualité humaine. A commencer par l’espace et le temps, aucune des coordonnées sur la base desquelles les scènes discursives du religieux prennent forme n’est concevable comme infiniment vide, si ce n’est dans l’abstrait ; dès qu’elles se remplissent de signes, qu’elles s’investissent dans des formes, qu’elles se chargent de couleurs, etc., elles deviennent des lieux bornés par des limites précises et animés selon des rythmes qui leurs sont propres.

Et c’est là la raison pour laquelle, comme on l’a précédemment suggéré, les disciplines du sens n’élaborent pas seulement une métaphysique de la liberté religieuse mais aussi une physique de cette liberté. Considérons le cas extrême de l’individu qui prie dans le désert : même dans l’arène de l’ascèse, sa « tactique religieuse » devra d’abord prendre en compte l’alternance physiologique de la veille et du sommeil, puis la finitude des énergies corporelles, et enfin l’obnubilation de la concentration. Le rêve illusoire d’une prière continuelle qui, telle un sifflement sans fin, percerait le voile entre immanence et transcendance ne peut avoir de place que dans le mythe. En réalité, même dans le désert, la liberté religieuse ne s’exerce qu’en construisant une pensée verbale intérieure — ou bien une pensée iconique intérieure — avec les ressources finies de sa propre physiologie, traduites dans ce cas en matière signifiante d’un monologue spirituel ; l’exténuante recherche d’un affinement continuel dans l’usage de telles ressources suivant une asymptote mystique aiguillée vers l’oraison incessante ne fait que réaffirmer a contrario le joug de la finitude.

Le déchirant paradoxe de l’existence humaine consiste également en cela : les êtres humains ont accès à l’infini en vertu de la physiologie de leur cognition, mais c’est toujours en vertu de cette même physiologie qu’un tel accès doit se manifester sous des formes finies, avec des ressources limitées. Cet aspect se laisse saisir de manière éclatante non pas tellement dans la mystique solitaire, mais surtout dans la communauté spirituelle, et encore plus dans la rencontre, voire le télescopage, avec d’autres groupes.

Note de bas de page 8 :

 M. Leone, « The Paradox of Shibboleth: Immunitas and Communitas in Language and Religion », in G. Gallo (éd.) Natura umana e linguaggio, Rivista italiana di filosofia del linguaggio, 1, 2009, pp. 131-157.

Une première série de limites que la physique de la liberté religieuse impose à sa métaphysique dérive effectivement des dynamiques de la communauté. On sait, à partir de l’étymologie de ce terme, qu’elle s’oppose à l’immunité, à proportion exacte de la volonté, propre au croyant, de renoncer à une certaine partie du Soi pour en faire hommage au groupe8. Cette renonciation est donc la première limite, mais également la première ressource, qui procède du fait que la foi se vit non pas de façon solitaire mais dans l’échange avec d’autres êtres humains. C’est une limite qui, au delà des différences entre les diverses « grammaires de l’infini », concerne tout le monde, même l’ermite : comme on l’a suggéré, en effet, on doit céder à la pression d’une communauté symbolique non seulement lorsqu’on partage avec d’autres l’espace et le temps de la spiritualité, mais aussi lorsqu’on recherche une voie tout à fait idiosyncratique d’accès à l’infini. De la même façon qu’il n’existe pas de langages individuels, il ne peut pas y avoir d’idiolectes de la spiritualité, pas même dans la folie. Les humains étant pétris de langage, une première limite de l’accès humain à l’infini est l’impossibilité de la solitude : intrinsèquement, l’humain ne peut pas explorer l’infini avec une parole qui lui appartienne de façon exclusive — il ne le peut qu’à travers une parole partagée, ne fût-ce que par le fait même d’être parole.

La liberté religieuse affiche donc toujours la limite consubstantielle qu’impose la dimension linguistique de l’existence, dimension qui, du point de vue des disciplines du sens, se confond avec l’existence en soi, ou constitue son fondement. D’où un nouveau paradoxe : le langage est une matrice de l’expérience humaine conçue comme capacité à explorer le potentiel ad libitum — mais il en est en même temps la définition, ou la constriction,la délimitation, voire la restriction, la contrainte, la limite, à la fois en tant que matrice qui, bien qu’elle permette une telle exploration, ne peut pas, même à la faveur de cette exploration, être transcendée, et en tant que dispositif partagé par une espèce, ancré dans sa physiologie. En définitive, il n’y a pas de surhumains devant l’infini, mais uniquement des humains.

La nature intrinsèquement communautaire de la spiritualité impose à la métaphysique de la liberté religieuse la limite du partage du langage en tant que dispositif d’exploration de l’infini, mais aussi la limite, plus spécifique et plus concrète, du partage d’une certaine grammaire de l’infini. On peut choisir de vivre la spiritualité dans la solitude de son intériorité, ou même dans la folie d’un supposé idiolecte religieux, mais même en pareils cas, comme on vient de l’affirmer, s’impose et demeure l’exigence de se situer dans une sémiosphère, c’est-à-dire dans un ensemble articulé de signes, de discours, de textes et de langages partagés par une communauté.

Cela est vrai de façon déchirante dans le cas des cultures et des traditions religieuses qui ont traversé l’histoire de l’humanité et qui, comme à l’issue d’un procès de sélection non pas naturelle mais culturelle, ont gagné, en des termes encore mystérieux et à éclairer, le défi que pose la question de déterminer celle qui, parmi elles, serait la plus apte à mesurer l’infini pour le rendre commensurable, pour en construire la maison et permettre sa difficile cohabitation avec l’humain. Dans ces cultures et ces traditions, rien n’est parfaitement statique : les langues naturelles, les images, les effigies, toutes les formes de ritualité sont changeantes ; changent également les interprétations des textes « sacrés », et les textes « sacrés » eux-mêmes, si on considère non seulement leurs traductions mais également les modifications que leur apportent les sciences des textes, ou encore les recodifications produites par l’arbitrage interprétatif des groupes ou de leurs leaders.

Cependant, même dans cette nébuleuse toujours changeante qu’est toute culture religieuse — car, comme on vient de le soutenir, une telle culture ne peut apparaître comme statique ou comme figée que dans la fiction du laboratoire ou dans la concentration de la croyance —, même dans cette évolution continuelle, donc, les fidèles ne sont pas parfaitement libres de réarranger à leur goût les éléments d’une « grammaire de l’infini ». Afin que cette grammaire soit telle, et qu’elle produise le résultat souhaité, c’est-à-dire qu’elle soit capable de mesurer l’infinitude et de la rendre accessible à une communauté de croyants, une telle grammaire doit, encore une fois de façon paradoxale, imposer des limites, des confins, autrement dit des interdictions établissant la distinction entre des parcours licites d’exploration de l’infini potentiel — ceux qui entrent dans le patrimoine d’une communauté — et des parcours illicites qui, au contraire, n’en font pas partie. De telles limites, de telles barrières, de telles interdictions, peuvent être plus ou moins flexibles, mais elles sont néanmoins indispensables. Sans les restrictions et les contraintes d’une grammaire, le langage demeure virtualité pure, mécanisme sans exercice, dispositif enrayé, folie. Ce n’est que grâce aux limites de la liberté d’imaginer l’infini que la maison de l’infini peut être bâtie et habitée par l’homme.

Concrètement, en retournant à la matérialité du signifiant, toute grammaire de l’infini, tout code de spiritualité, tout langage religieux irradie autour de soi un certain nombre de lignes directrices qui orientent la disposition de l’espace et du temps, qui l’articulent dans des lieux et des calendriers sacrés, qui agencent les postures et les mouvements des corps, les expressions des visages, l’énonciation de la parole, la constellation d’images, de sons, et les sensibilia de tous ordres qui composent les atmosphères spécifiques d’une culture religieuse. On peut s’écarter de ces lignes directrices, mais seulement à l’intérieur de limites définies, sauf à rompre l’enchantement qui permet la construction d’une communauté, puisqu’une telle communauté repose précisément sur le sacrifice mutuel des idiosyncrasies au bénéfice de l’édification d’une maison commune de l’infini, d’une grammaire dans laquelle, comme dans une danse, des acteurs différents peuvent, à l’unisson ou presque, explorer l’infini en transformant le joug du langage en une expression de poésie partagée.

Ceux qui séparent la communitas du religieux de son immunitas se trompent. La construction d’un édifice commun grâce au don des idiosyncrasies ne se limite pas à unir les individus — en même temps aussi, et du même coup, elle écarte ceux qui ne sont pas disposés à donner, ceux qui dévient des lignes directrices tracées par une grammaire, ou simplement ceux qui suivent d’autres grammaires en les partageant avec d’autres communautés.

3. Vers une manutention de l’infini

La contribution la plus directement utile que les disciplines du sens peuvent offrir à la demande sociale de connaissance à l’égard de la gestion de la liberté religieuse consiste peut-être en cela. Paradoxalement enserrée entre la promesse de l’infini et l’actualité de ses limites, l’exercice de la liberté religieuse a besoin de méta-codes de manutention, à savoir de grammaires de grammaires, ou, en termes plus simples, de modalités qui permettent à des styles différents de cohabitation avec l’infini de cohabiter à leur tour dans le même espace et le même temps, lorsque les accidents de l’histoire et l’évolution des cultures produisent une telle coïncidence.

Note de bas de page 9 :

 M. Leone, « La religione tra libertà e oppressione », in M. Flores (éd.) Diritti umani : Cultura dei diritti e dignità della persona nell’epoca della globalizzazione, 6 vol., Turin, UTET, 2007, vol. 3, pp. 273-313.

Note de bas de page 10 :

 M. Leone, « Conflitti religiosi », ibid., vol. 1, pp. 165-169 ; id., « Violenza religiosa », ibid., vol. 2, pp. 1380-1384.

Ceci pose une ultime limite à la liberté religieuse, cette liberté déjà limitée non seulement intrinsèquement — du fait du partage linguistique —, et pas seulement non plus extrinsèquement — du fait de sa codification —, mais également contextuellement, du fait de la liberté même. Les ressources matérielles que les religions utilisent afin de construire leur discours, et qui sont limitées par définition dans leur organisation interne à chaque communauté, le sont davantage, ou du moins de manière encore plus criante, lorsque de telles ressources sont revendiquées en même temps par plusieurs grammaires, chacune souhaitant les utiliser selon sa syntaxe contraposée à celles des autres. Les exemples de telles frictions, où les confins de toute codification de l’infini se découvrent et parfois s’accentuent et même s’exacerbent, sont innombrables, et ils le sont tout particulièrement à l’époque contemporaine, où le développement économique et technologique offre aux membres de l’espèce humaine la possibilité de couvrir en peu de temps des distances énormes, et bien sûr de connaître les manifestations symboliques les uns des autres grâce à l’accès virtuel aux représentations médiatiques numériques9. Les conflits, la violence, la mort ont été et sont encore, dans de nombreux contextes, la conséquence dramatique de la découverte de l’autre, de la surprise sinon du choc éprouvé en constatant que l’autre vise à utiliser les ressources symboliques de sa propre grammaire de l’infini afin de l’explorer et de l’exploiter de manière différente et inacceptable10.

Il est dès lors inévitable qu’une dimension essentielle de ces méta-grammaires qu’on souhaite, de ces dépôts de règles, et surtout des tactiques applicables au commerce symbolique interculturel, soit d’ordre juridique : là où l’exercice absolu de la liberté religieuse génère conflit, violence et mort, il faut qu’il y ait un méta-niveau qui limite cet exercice même, puisque la mort, ou la douleur qui la précède, en sont la négation absolue ; si l’humain est intrinsèquement libre parce qu’il est capable d’explorer infiniment le potentiel, alors le meurtre de son semblable le prive de toute potentialité, le réduit d’un coup à la nécessité absolue de la nature aveugle, aux lois physiques de la décomposition. La violence est donc prodrome à l’implosion de l’infini, et tout exercice de la liberté religieuse qui y conduit produit de fait une négation d’elle-même.

Note de bas de page 11 :

 M. Leone, « The Semiotic Therapy of Religious Law », International Journal for the Semiotics of Law, 24, 3, 2009, pp. 293-306.

L’absolutisme de la liberté religieuse requiert donc par définition d’être contrebalancé par une méta-grammaire qui dégage avec attention les limites intrinsèques de toute formation symbolique, à partir de celles qu’on vient de souligner. C’est à la philosophie du droit qu’il appartient de développer une réflexion sur les fondements de cette mesure, sans oublier cependant que pour ne pas déboucher sur une prévarication violente de la liberté religieuse d’autrui, aucun exercice normatif de restriction juridique d’une telle liberté ne peut être mené sans être guidé par la compréhension des mécanismes fins de la signification religieuse11.

Ce n’est pas, en effet, dans l’abstrait que la liberté religieuse peut être normée. Toute tentative de construire une architecture juridique autour de la métaphysique de la liberté est vouée à la dénaturer, à exercer la même violence et la même prévarication que celles que les cultures religieuses s’infligent entre elles. L’aspiration de l’humain à l’infini doit rester une asymptote-guide dans la conception de la liberté religieuse, y compris dans la réflexion juridique sur la gestion de ses codes.

C’est au contraire au niveau le plus concret de la physique de la liberté religieuse, dans sa manifestation sous la forme de grammaires, de codes, de signes, de textes, de discours, de langages, et surtout dans son rapport paradoxal avec les materialia et les sensibilia à partir desquels elle construit ses rhétoriques, qu’une réflexion juridique peut conduire à des ajustements normatifs qui ne frustrent pas la spécificité du religieux, qui est également la spécificité de l’humain. Il faudra accepter, tout d’abord, que toute culture religieuse est, en tant que langage, clouée à l’exigence du partage ; ainsi qu’à la nécessité d’ériger des confins, des limites, des frontières et des interdictions par des mécanismes hybrides de communitas et immunitas ; et à l’inéluctable construction de sa propre maison de l’infini avec des ressources insuffisantes, en compétition avec elle-même et surtout, parfois de façon farouche, avec les autres cultures.

Mais il faudra également garder à l’esprit la considération suivante : cette physique de la liberté religieuse, où l’accès à l’infini ne se construit que moyennant la détermination de séparations entre des parcours par lesquels il est licite de l’explorer et des parcours par lesquels cette exploration ne l’est pas, trouve son fondement paradoxal dans la dialectique avec la métaphysique de la liberté religieuse, avec ce « goût » de l’infini qui est à la base de l’humain et de son essence existentielle faite de liberté. Toute réflexion sur le sens normatif de la gestion des libertés religieuses doit se fonder sur la conscience de cette dialectique, sur la présupposition que si la substance de la liberté religieuse réside dans sa limitation, son essence fleurit dans son vertige illimité.

Notes - document 1

1  « Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs ». De Trinitate, 11, 10, 17, trad. abbé Duchassaing.

2  M. Leone, « Motility, Potentiality, and Infinity. A Semiotic Hypothesis on Nature and Religion », Biosemiotics, 5, 2012, pp. 369-389; id., « Bacteria », in P. Cobley, D. Favareau & K.Kull (éds.), A More Developed Sign. Advancing the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu, University of Tartu Press, 2012, pp. 33-36.

3  M. Leone, « Rituals and Routines : A Semiotic Inquiry », Chinese Semiotic Studies, 5, 1, pp. 107-20.

4  M. Leone (éd.), Immaginario / Imaginary, Lexia, 7-8, 2011 ; id., « Quanta and Qualia in the Semiotic Theory of Culture », in E.W.B. Hess-Lüttich (éd.), Sign Culture / Zeichen Kultur, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, pp. 281-302.

5  M. Leone, « Agency, Communication, and Revelation », in M. Leone (éd.) Attanti, attori, agenti : Il senso dell’azione e l’azione del senso ; dalle teorie ai territori / Actants, Actors, Agents : The Meaning of Action and the Action of Meaning ; from Theories to Territories, Lexia, 3-4, 2009.

6  M. Leone (éd.), Culto / Worship, Lexia, 11-12, 2012.

7  M. Leone, « Petition and Repetition : On the Semiotic Philosophy of Prayer », in Culto / Worship, op. cit., pp. 631-664.

8  M. Leone, « The Paradox of Shibboleth: Immunitas and Communitas in Language and Religion », in G. Gallo (éd.) Natura umana e linguaggio, Rivista italiana di filosofia del linguaggio, 1, 2009, pp. 131-157.

9  M. Leone, « La religione tra libertà e oppressione », in M. Flores (éd.) Diritti umani : Cultura dei diritti e dignità della persona nell’epoca della globalizzazione, 6 vol., Turin, UTET, 2007, vol. 3, pp. 273-313.

10  M. Leone, « Conflitti religiosi », ibid., vol. 1, pp. 165-169 ; id., « Violenza religiosa », ibid., vol. 2, pp. 1380-1384.

11  M. Leone, « The Semiotic Therapy of Religious Law », International Journal for the Semiotics of Law, 24, 3, 2009, pp. 293-306.

DOCUMENT II

Un autre regard sur le fait religieux

Jean-Paul PETITIMBERT

Centre de Recherches Sémiotiques, université de Limoges

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, bricolage, manipulation, modes d’existence sémiotique, praxis énonciative, sémiosphère

Auteurs cités : Émile DURKHEIM, Jean-Maris FLOCH, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Massimo LEONE, Claude LÉVI-STRAUSS, Vladimir LOSSKY, Youri LOTMAN, Louis PANIER

Texte intégral

Au risque de tomber dans la platitude en paraphrasant le très beau texte qu’on vient de lire, où Massimo Leone expose des réflexions à la fois originales, profondes et complexes, nous voudrions en proposer une lecture et avancer quelques remarques et analyses complémentaires quant au contenu tant anthropologique et sémiotique que religieux et philosophique qu’il y développe.

1. La liberté religieuse comme praxis énonciative

Note de bas de page 1 :

 « La praxis énonciative gère entre autres le mode d’existence des grandeurs et des énoncés qui composent le discours : elle les saisit au stade virtuel (en tant qu’entités appartenant à un système) ; elle les actualise (en tant qu’êtres de langage et de discours) ; elle les réalise (en tant qu’expressions) ; elle les potentialise (en tant que produits de l’usage) ». J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999, p. 287.

Note de bas de page 2 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrées « Actuel », « Virtuel », « Réalisé ».

La thèse défendue dans ce court traité de métaphysique du sens religieux, telle que nous la comprenons et l’interprétons selon les catégories qui nous sont plus familières — car nous ne sommes ni philosophe ni historien des religions — consiste à homologuer l’exercice de la liberté religieuse à une forme de praxis énonciative, telle que décrite, entre autres, par Jacques Fontanille dans son ouvrage Sémiotique du discours1. Il nous semble en effet que l’auteur assimile implicitement les religions, dans leur dimension anthropologique fondamentale et universelle (le fait religieux, ou plus simplement l’idée du divin), comme dans la diversité culturelle des formes synchroniques et diachroniques qu’elles prennent (les « églises »), à des grandeurs sémiotiques dont l’économie générale, décrite comme compétitive et parfois conflictuelle, serait gérée selon leurs modes d’existence sémiotique2.

Note de bas de page 3 :

 Au sujet de la praxis conçue comme activité créatrice, voir aussi J. Fontanille « Décrire, faire, intervenir » (§II : Intentionnalité et modes d’existence), Protée, 26, 1998, pp. 112-116.

A chacune de ces grandeurs réalisées (les « grammaires de l’infini ») et nécessairement actualisées par le fait même de leur sélection, de leur convocation, de leur assomption et de leur énonciation par un groupe humain donné qui exerce en cela sa « liberté religieuse », s’opposent non seulement les grammaires concurrentes réalisées par d’autres groupes (sous d’autres latitudes ou en d’autres temps), mais aussi l’infinité des grandeurs alternatives non retenues et donc maintenues à l’état virtualisé. Ainsi, l’invention d’une religion — son émergence et son apparition — nous est-elle présentée comme le fruit, à l’intérieur d’une culture, d’un processus assimilable à un acte créateur et producteur d’un énoncé. De même, son éventuel déclin ou sa disparition semblent, sans que l’auteur l’explicite en ces termes, équivalentes à sa potentialisation. Une fois « potentialisée », une religion deviendrait susceptible de rejoindre, sous forme de praxème, le stock des grandeurs sémiotiques virtuelles disponibles (qu’en l’occurrence il dénomme « potentielles ») à partir duquel d’autres énoncés sans précédent, pris en charge par d’autres énonciateurs en d’autres temps pourront être actualisés puis réalisés, dans une dynamique anthropologique sans fin3.

En d’autres termes, cette description n’est rien moins que l’application au fait religieux de l’articulation éminemment sémiotique entre la finitude du système de la langue et l’infinité des procès discursifs que ce système rend possibles et permet de générer, de combiner et de recombiner. En l’espèce, à la finitude du système, l’auteur fait correspondre la finitude du réel perçue par l’expérience, contrainte par l’immutabilité et la nécessité des lois naturelles qu’elle y constate et qu’elle constitue, en les interprétant, en autant de composants, ou unités paradigmatiques virtuelles. Et à l’infinité des procès possibles, il homologue l’infinité des simulacres explicatifs produits par l’imagination et la créativité humaine. La liberté religieuse est donc ici conçue comme la praxis qui permet à l’homme, en fabriquant par récursivité d’infinies variantes d’interprétation du réel, de s’émanciper des limites que la nécessité lui impose, et par là de « mieux contrôler sa relation avec l’environnement. »

Selon notre lecture, ces « grammaires de l’infini » que sont les traditions religieuses seraient donc l’équivalent d’autant d’énoncés innovants, advenus au stade de la manifestation. Créées et produites au terme d’un processus « vertigineux » où elles se disputent entre elles l’avènement au stade de la réalisation, leur choix manifeste la liberté de leurs énonciateurs, engagés dans la dynamique de ce jeu concurrentiel d’interactions entre niveaux de profondeur discursive. Et c’est au travers d’une métaphore architecturale, les « maisons de l’infini », que l’auteur expose comment ces choix, une fois arrêtés, permettent à leurs énonciateurs, devenus narrateurs, « d’apprivoiser l’infini » et de « l’habiter » en le racontant « par l’agencement d’un certain nombre de matérialités dans un temps et un espace précis, avec des acteurs et des modalités précis », dans la mesure où ces choix de demeures-récits mettent un terme provisoire à ce « tourbillonnement » abyssal auquel l’homme semble  condamné. D’un point de vue diachronique, l’histoire montre en effet que l’exercice de cette liberté énonciative et narrative créatrice amène les cultures à produire une « infinité de grammaires » (ou du moins de récits), selon le même principe de praxis énonciative, dans une dynamique récursive incessante de diversification et d’innovation.

Note de bas de page 4 :

 Voir J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995.

Sur la base de cette même logique de production du sens de la liberté religieuse, l’auteur décrit ensuite ce qu’il nomme non plus la métaphysique des religions, mais leur physique, c’est-à-dire les modalités matérielles et concrètes à partir desquelles une croyance peut prendre corps, à titre individuel mais surtout à titre collectif. On ne peut pas ne pas songer ici à la notion anthropologique de bricolage, empruntée à Lévi-Strauss par Jean-Marie Floch pour l’analyse d’objets plus profanes et plus prosaïques (un logo, un magasin, une recette de cuisine, un couteau…), et dont il parlait précisément en termes de praxis énonciative4. De fait, quand l’auteur file la métaphore architecturale pour rendre compte de la manière dont les cultures « édifient » ces demeures de l’infini pour les rendre habitables, il décrit un processus par lequel chaque religion pioche dans les « matériaux du monde (…) en les recoupant, en les réarticulant », pour élaborer ses textes sacrés, ses rites, ses prières, c’est-à-dire sa « codification de l’infini », elle aussi provisoirement soumise à la finitude et destinée à être à son tour potentialisée. C’est bien d’une autre forme de praxis énonciative qu’il s’agit ici, dans la mesure où ces productions humaines — liturgies, lieux de cultes, calendriers, etc. — manifestent la même liberté créatrice exercée selon la même mécanique d’articulation entre la finitude du système (celui du nombre limité de matériaux sources) et l’infinité des procès, bricolés mais néanmoins « sacrés », que l’humain est capable d’en tirer. Ce bricolage culturel est d’autant plus manifeste qu’il peut d’ailleurs advenir par « télescopage avec d’autres groupes », c’est-à-dire par glanage ou pillage, mais surtout par emprunt de « codes, signes, textes, discours, langages, formes, couleurs, etc. ». Et ici aussi, cette praxis semble vouée à une récursivité sans fin, ainsi qu’en atteste l’histoire :

Dans ces cultures et traditions, rien n’est parfaitement statique : les langues naturelles, les images, les effigies et toutes les formes de ritualité sont changeantes ; changent également les interprétations des textes « sacrés », et les textes « sacrés » eux-mêmes, si on considère non seulement leurs traductions mais également les modifications que leur apportent les sciences des textes, ou encore les recodifications produites par l’arbitrage interprétatif des groupes ou de leurs leaders.

Cette règle valable pour le groupe semble l’être aussi pour l’individu, dans sa pratique religieuse intérieure : l’orant est conçu non pas comme le sujet d’une « croyance pure » mais comme celui d’une croyance « qui se fait énoncé » en tissant les fils de la « culture religieuse » propre à son temps. Sa prière se déploie au sein d’une « structure intérieure de la signification qui, inévitablement, se construit avec des éléments fournis par une certaine tradition, si labile, si lointaine soit-elle ». Il exerce donc cette même liberté religieuse qui consiste à combiner, recouper, réarticuler des bribes du système fini et défini par son groupe d’appartenance pour élaborer ses propres énoncés, son propre dialogue avec l’infini, c’est-à-dire sa prière personnelle. En d’autres termes, il est lui aussi le producteur-créateur-énonciateur d’un discours généré selon la même praxis énonciative à l’œuvre dans toute activité humaine, y compris — semble-t-il donc — religieuse.

2. Présupposés anthropologiques et épistémologiques

Trois grands présupposés épistémologiques nous paraissent sous-tendre l’argumentation de Leone. Nous dirions d’une part que pour lui le fait religieux (et ses occurrences sous forme de croyances et de pratiques) relève avant tout du social du fait même qu’il y voit un phénomène essentiellement langagier. D’autre part que l’exercice de la liberté religieuse est pour lui (toujours selon la lecture que nous en faisons) la manifestation d’une praxis énonciative rendue possible par la faculté que possède l’homme d’imaginer à l’infini ce que ses sens restreints ne lui permettent pas de percevoir, ou d’interpréter ce que son intellect limité n’arrive pas à concevoir. En troisième lieu, il semblerait que l’anthropologie qui sustente son propos relève du dualisme classique qui oriente la pensée occidentale de Platon jusqu’à aujourd’hui, en passant par René Descartes.

Note de bas de page 5 :

 Toutefois, pour Durkheim, cette origine sociale ne serait pas sous-tendue par la double articulation du langage mais par une énergie collective qu’il appelle mana, cette force d’effervescence électrique, d’exaltation et de cohésion, qui, projetée sur les objets du monde réel, les institue comme des objets sacrés. (E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968.)

Note de bas de page 6 :

 Emile Durkheim, Les formes…, op . cit., livre 1, chap. 2, pp. 97-98.

En premier lieu, il nous semble en effet y entendre — à la fois au travers de l’homologation linguistique qu’il établit entre fait religieux et praxis énonciative, et du primat du groupe sur l’individu qu’il fait sien par voie de conséquence — comme des échos lointains des thèses d’Émile Durkheim, pour qui le fondement de l’idée du divin se situe uniquement dans le social5. Cependant, à la différence de Durkheim, qui affirme que les religions ne sont pas des « représentations hallucinatoires sans aucun fondement objectif » ou qui dénonce ceux pour qui la religion n’est « en définitive qu’un rêve systématisé et vécu, mais sans fondement dans le réel » — autrement dit une production illusoire ou fantasmagorique de l’imagination humaine — Leone donne au contraire à l’imagination un rôle central6.

En effet, en deuxième lieu, il fait appel à « la liberté d’imaginer l’infini », au « fardeau d’une imagination qui ne peut pas ne pas transcender le réel », à « l’imaginaire de l’intimité », ou parle encore « d’espaces et de temps imaginaires ». C’est donc bien qu’il place cette faculté humaine, l’imagination, au cœur de son propos et du principe génératif qu’il décrit en matière de croyances. Il va d’ailleurs plus loin, avec l’idée que les « grammaires de l’infini » ont pour visée de permettre à l’homme de « mieux contrôler son environnement » et que « le mécanisme même de transformation de la matérialité sensible de l’environnement en surface expressive d’une (…) tradition religieuse » (autrement dit l’avènement du concept de sacré par hypostase du religieux dans la matière) procède « d’une certaine imagination du rapport entre intérieur et extérieur ».

Note de bas de page 7 :

 C’est nous qui soulignons.

Enfin,en troisième lieu, le rapport qu’il pose dans cette dernière remarque comme principe discriminant entre sacré et profane, derrière lequel nous entrevoyons l’opposition entre l’homo imaginans et les « materialia » du monde réel qui l’entoure et que nous pouvons comprendre dans ce contexte comme analogue à la catégorie psyché vs matière, renvoie directement à une certaine anthropologie qui semble aller parfaitement de soi. On y reconnaît en effet le dualisme d’inspiration platonicienne entre « physicalité » des choses (apparence sensible, extérieure et matérielle) et « intériorité » de l’homme (conscience réflexive, âme ou essence immatérielle) qui sous-tend depuis des siècles la culture occidentale et régit les modes de pensée sous nos latitudes cartésiennes. En d’autres termes, il nous semble que l’auteur n’attribue de réalité qu’à la matière finie de l’environnement naturel de l’homme et qu’il n’envisage le fait religieux que comme un produit de l’imagination constituant pour l’humanité, comme il l’exprime clairement, un « expédient »qui lui permet tant bien que mal — mais sans doute de manière insatisfaisante puisque le phénomène est récursif — de s’émanciper (fantasmatiquement ?) du « joug de la finitude » dont elle a conscience qu’il l’emprisonne et d’ainsi accéder, par l’esprit, à l’infini auquel elle aspire fondamentalement sans jamais parvenir à l’atteindre7. Cette anthropologie sous-jacente semble aller d’autant plus de soi dans le cadre qui nous occupe qu’on y reconnaît aussi, et dirions-nous surtout, l’opposition entre les domaines du sensible et de l’intelligible qui sous-tend actuellement encore la quasi-totalité des développements de la sémiotique en tant que discipline et que projet scientifique.

Or précisément, il nous semble que traiter scientifiquement de la question religieuse au sens large supposerait de l’envisager, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, selon d’autres points de vue possibles et dans le cadre d’anthropologies alternatives, régissant d’autres cultures que la nôtre.

3. Un autre regard sur le fait religieux

Note de bas de page 8 :

 J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe», Actes Sémiotiques, 118, 2015.

Il se trouve qu’ayant eu récemment l’occasion de travailler sur une doctrine et une pratique religieuse assez mal connue en occident, l’hésychasme des chrétiens orthodoxes d’orient, nous avons précisément découvert une anthropologie et une ontologie très différentes de celles qui sous-tendent implicitement l’analyse de Massimo Leone. Par ailleurs, à l’occasion de ce travail, nous nous sommes intéressé à la littérature mystique, et en particulier au témoignage de ceux qui déclarent avoir fait l’expérience du divin — expérience spirituelle solitaire et non « intrinséquement communautaire » (à la différence de celle dont traite l’auteur) — et la décrivent, ou plus exactement tentent de la décrire8.

Note de bas de page 9 :

 C’est nous qui soulignons.

Ce qui apparaît d’emblée, c’est qu’ils affirment tous que leurs expériences ont lieu en dehors de tout langage, de toute pensée, de tout concept, à l’exact opposé de l’affirmation selon laquelle « le langage est une matrice de l’expérience humaine (…) » — et en même temps en droite ligne de cette autre affirmation qui suit immédiatement sous la plume de Leone : « (…) mais il est aussi sa constriction »9. Dans le domaine qui nous occupe, c’est sans doute la pensée d’Eric Landowski qui résume le mieux ce que les mystiques vivent et dont ils témoignent :

Note de bas de page 10 :

 Eric Landowski, « Shikata ga nai ou Encore un pas pour devenir vraiment sémioticien ! », Lexia, 11-12 (Culto / Worship), 2012, p. 50.

Au départ, un vécu, « indicible » : l’expérience même, (…), celle d’une Présence autre, ressentie comme d’ordre « surnaturel ». Puis, émergeant de cet ineffable comme par une conquête de la raison — et cela non pas par miracle mais parce que le langage le permet —, le sens articulé, le discursif, le communicable, le textuel, bref le « positif », par opposition à l’évanescent.10

Note de bas de page 11 :

 Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (chap. 5, « La rencontre esthétique », pp. 94-96).

« L’idée du divin » qu’ils acquièrent au cours de leurs expériences est donc « indicible », c’est-à-dire ni simplement une pure connaissance cognitive, ni le fruit de leur imagination exaltée (à condition bien sûr de faire l’hypothèse honnête que ces expériences et ce vécu sont « vrais »), mais constitue bien plutôt un savoir paradoxal, de nature esthésique. Autrement dit, pour utiliser la conceptualisation développée par Landowski, cette connaissance n’est pas le résultat de la « lecture » d’un monde qui paraîtrait « avoir de la signification » aux yeux d’un pur sujet de langage (doté qui plus est de compétences modales) mais d’une « saisie » par un sujet que sa sensibilité perceptive rend esthésiquement compétent pour « faire sens » de son expérience du monde11.

Note de bas de page 12 :

 Notons que cette hypothèse, loin d’être une simple vue de l’esprit (ou pour simples d’esprit), est débattue par un certain nombre de chercheurs en dehors des sciences dites humaines, telles l’astrophysique qui s’intéresse précisément à l’infiniment grand, ou la mécanique quantique qui étudie au contraire l’infiniment petit. En astrophysique, c’est par exemple le débat entre principe anthropique qui gouvernerait les constantes de l’univers et donc son devenir depuis l’hypothétique big bang, et théories des multivers ou des cordes ; en physique quantique c’était, entre autres, la thèse du boson de Higgs, autrement appelé « particule de Dieu », prédit par le modèle standard, et dont la recherche a été très controversée jusqu’à la découverte de ce quanta par le CERN en 2012.

Note de bas de page 13 :

 Vladimir Lossky, Vision de Dieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1962, p. 120.

Sans aller jusqu’à statuer sur l’existence d’une réalité autre, d’un ordre qui nous dépasse, auquel eux seuls auraient accès et qui — contrairement à la finitude de la réalité dont traite l’auteur — serait infini, il semble que nous ayons là un indice très fort d’un « mécanisme » de constitution du fait religieux qui n’entre pas dans un cadre exclusivement linguistique et imaginaire, car il pourrait bien lui être logiquement sinon chronologiquement antérieur. Cet indice aurait pu constituer la base d’une autre hypothèse de travail qui aurait d’une part éliminé le facteur « imagination » et d’autre part remis en question le présupposé dualiste que nous avons décelé12. En effet, il se trouve que théologiens hésychastes comme mystiques ne cessent d’affirmer que l’expérience du divin se situe au-delà de cette dichotomie : « Les réalités éternelles auxquelles on participe ne sont à proprement parler ni sensibles ni intelligibles ; mais, justement parce qu’elles transcendent l’intellect aussi bien que les sens, elles sont perçues par l’homme entier, et non par l’une de ses facultés », affirme le théologien orthodoxe Vladimir Lossky13.

Note de bas de page 14 :

 Par opposition aux voies dites cataphatiques qui prônent que Dieu possède des qualités positives, les voies apophatiques nient qu’on puisse définir Dieu par des termes positifs et les remplacent par des termes négatifs ou privatifs. Voir à ce sujet Louis Panier, « Quelques notes sur la “théologie négative” — Incidences sémiotiques », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

De fait, l’anthropologie qui fonde la doctrine et la pratique hésychaste diffère du tout au tout de celle qui prévaut en occident. Il s’agit d’une anthropologie dite « moniste » selon laquelle l’être humain est un composé totalement uni où son corps de chair matérielle et son âme spirituelle immatérielle sont liées de manière substantielle en une seule et unique substance. Celle-ci relève de l’ordre du « créé », qui s’oppose à celui de l’« incréé » — ordre inaccessible sauf aux mystiques précisément —, et sur lequel l’homme ne peut rien avancer, sinon par défaut, selon des voies dites apophatiques14.

Il existe donc d’autres moyens d’accès à l’idée du divin, à la construction du fait religieux et à l’exercice de la liberté religieuse que le seul processus imaginaire, compensatoire et libératoire. Et de fait, il existe bien entendu d’autres anthropologies et d’autres ontologies que celles qui prévalent en occident ! Enfin il existe aussi, et nous serions tenté de dire surtout, d’autres régimes de sens que ceux reconnus par la sémiotique standard à laquelle se rattache la praxis énonciative sous-jacente à la thèse de notre collègue : les « disciplines du sens » ont développé aussi (Deo gratias ?) d’autres ressources et d’autres grilles d’analyse des phénomènes humains.

4. La liberté religieuse comme aventure

Note de bas de page 15 :

 Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005 ; sur l’ajustement mystique, J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière », art. cit., § VII. Périchorèse et ajustement.

C’est au modèle interactionnel développé par Landowski que nous voulons faire référence ici car de nombreuses expériences religieuses, celles en tout cas de type mystique, relèvent très précisément, à ce qu’il nous semble, de l’un des régimes d’interaction, de risque et de sens constitutifs de ce modèle : celui de l’ajustement15.

Note de bas de page 16 :

 A savoir ceux de la programmation (où les actants interagissent sur fond de régularité et de causalité linéaire), de la manipulation (qui correspond à la définition factitive qu’en donne la syntaxe narrative standard) et de l’assentiment (où, sur fond de causalités stochastiques, règne en maître l’aléa, à l’arbitraire duquel il s’agit simplement de se plier).

A la différence des trois autres régimes16, qui mettent en place divers types de dissymétrie entre actants (notamment entre Destinateur transcendant et sujet), l’ajustement se caractérise par une interaction de nature contagieuse et réciproque entre partenaires égaux, sur la base d’une sensibilité esthésique instituée en compétence commune, et selon une logique de l’« union » qui tend à leur accomplissement mutuel. Outre de former avec le régime de l’assentiment la constellation de l’aventure, il a pour caractéristique principale de « faire sens », c’est-à-dire de permettre entre actants une « véritable création de sens et de valeur » à la faveur d’une dynamique se déployant entre eux sans que rien ne vienne spécifiquement l’encadrer a priori.

Note de bas de page 17 :

 Notons que c’est précisément à propos de la pensée mythique, et donc de l’élaboration des croyances sociales (des « grammaires de l’infini »), que l’anthropologue s’est servi de la notion de bricolage. Voir Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

Cela fait directement écho — pour s’y opposer — à la praxis énonciative dont nous avons usé plus haut comme grille d’interprétation. En effet, avec l’ajustement, ce n’est pas du tout le même processus qui est à l’œuvre dans la « création de sens ». Si nous avons évoqué le principe du bricolage, traduit par Floch comme une forme de praxis énonciative, c’est précisément parce que l’imagination créative à l’œuvre dans la « physique de la liberté religieuse » et la construction des « demeures de l’infini » nous semble extensible aussi à la « métaphysique de la liberté religieuse ». Dans les deux cas, s’agissant d’une dialectique entre la finitude d’un système (soit matériel, soit conceptuel) et l’infinité des procès qu’on peut en tirer, le libre exercice de la créativité humaine se limite à « faire du neuf avec du vieux » (ou à tout le moins avec des matériaux disparates existants), comme l’expliquait Lévi-Strauss lui-même.17 En termes socio-sémiotiques, ces différentes praxis énonciatives n’ont donc ni pour visée ni pour effet de « faire sens » (de créer véritablement du sens ex nihilo) mais de « donner de la signification », que ce soit à la « nécessité des lois naturelles » qui contraignent l’homme pour les ériger ensuite en ce qu’on pourrait appeler des dogmes, ou que ce soit aux « matériaux du monde » pour en faire des rites, des liturgies, des textes ou des objets sacrés.

Il s’ensuit que le régime d’interaction duquel Leone fait implicitement dépendre ces phénomènes n’est autre que celui de la manipulation. Pour preuve, l’affirmation selon laquelle « les fidèles ne sont pas parfaitement libres de réarranger à leur goût les éléments d’une “grammaire de l’infini” », car celle-ci doit « imposer des limites, des confins, autrement dit des interdictions … », et que « de telles limites, de telles barrières, de telles interdictions peuvent être plus ou moins flexibles, mais elles sont néanmoins indispensables ». Les grammaires et demeures de l’infini seraient donc de prudentes et paradoxales constructions anthropologiques. Librement engendrées par l’imagination bricoleuse de groupes humains en vue de se libérer de la finitude du réel, elles prennent la forme d’instances transcendantes manipulatrices qui, en retour, imposent nécessairement des règles entravant la liberté des membres des groupes dont elles sont issues, cela pour s’auto-protéger de la dilution et sous peine de perdre leur statut de « grammaires ». Il n’est donc guère étonnant que la « méta-grammaire » que l’auteur appelle de ses vœux pour mettre de l’ordre dans ce foisonnement chaotique de religions concurrentes et parfois belliqueuses, soit d’une part désignée sous le vocable de « manutention », cousin étymologique de manipulation, et d’autre part décrite par lui comme « inéluctablement » vouée à être pensée en des termes juridiques relevant de la « philosophie du droit ». Autrement dit, c’est une manipulation des manipulations, opérée par un Destinateur des Destinateurs du haut de sa méta-transcendance qui serait « l’inévitable » solution pour limiter les risques de « conflits, de violence et de mort » que représente cette cohabitation des cohabitations avec l’infini, cette coprésence dangereuse des religions sur terre.

A cette conception des conditions de création, d’exercice et de contrôle de la liberté religieuse — respectivement comme praxis, manipulation et méta-manipulation — aurait pu s’adjoindre en contrepoint une tout autre perspective, certes plus aventureuse et risquée, mais néanmoins tout aussi défendable dans son principe, ou en tout cas envisageable à titre d’hypothèse.

Note de bas de page 18 :

 Cf. « Prière et lumière… », art. cit. (§8, Interprétations).

Partant des conclusions provisoires que nous avions tirées de l’analyse de l’hésychasme et du régime de l’ajustement entre le mystique et « l’infini » — conservons, pour simplifier, la terminologie de Massimo Leone —, il apparaît que le processus de création de sens et de valeur que permet ce régime est pour ainsi dire l’inverse de celui qu’il décrit. En effet, loin de s’enraciner dans l’expérience de la finitude (que ce soit celle des lois naturelles qui régissent l’homme et son environnement ou celle du système d’où, par sélection et actualisation de certains de ses composants, peut surgir un énoncé réalisé), c’est au contraire dans l’expérience de l’inifini lui-même que ce processus se déroulerait. Nous en avons ébauché ailleurs une description syntagmatique : l’ajustement aurait pour première propriété de ramener le sujet à un stade « protensif » tel que postulé par Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions, autrement dit à un niveau pré-sémiotique antérieur à la remontée du sens le long du parcours génératif18. Ce « retour », transformant le sujet en « proto-actant », se caractériserait par la dissolution des formes établies du contenu et de l’expression, plongeant ainsi le sujet dans le continuum amorphe de leurs substances respectives. La deuxième propriété que possèderait alors l’ajustement consisterait à re-catégoriser différemment ces substances informes, et précisément à les réinformer complètement, pour permettre une sémiose inédite entre unités de la forme de l’expression et de la forme du contenu nouvellement créées par l’interaction elle-même. En d’autres termes, avec l’ajustement, la sémiose ne consisterait pas à mettre en relation des formes préétablies par l’usage (selon la formule « avoir de la signification »), mais bien à véritablement innover, non par bricolage et agencement original de formes préconçues mais par création de formes nouvelles, jusque là « impensées », aptes à produire par leur mise en correspondance un sens entièrement insoupçonné ou inattendu (« faire sens »).

Note de bas de page 19 :

 Moine égyptien du IVe siècle, théologien aux origines de l’ascétisme chrétien.

Il se trouve justement que la théologie orthodoxe n’a cessé de développer des catégories conceptuelles et expressives innovantes tout au long de son histoire : consubstantialité, périchorèse, divinisation, énergies incréées, etc. et que par ailleurs, au-delà de sa complexité « byzantine », elle repose sur un principe simple établi de longue date par Évagre le Pontique : « Nul n’est théologien s’il n’a vu Dieu »19. De fait, l’élaboration de cette « grammaire de l’infini » particulière qu’est la foi de cette branche du christianisme s’est faite au gré des hasards de l’histoire, émaillée çà et là des expériences ponctuelles et erratiques de l’infini faites par les mystiques, c’est-à-dire dans une dynamique assumée d’oscillation entre ajustements et assentiments successifs. L’exercice de la liberté religieuse, dans ce cas, a donc pris — et prend encore — la forme insécurisante et risquée d’une aventure.

Cette aventure spirituelle particulière a plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, celle de considérer l’infini non pas comme un terme présupposé par une finitude qui en serait le (désespérant) terme présupposant et dont il permettrait de s’émanciper, mais au contraire de faire de l’infini un allié. Car en second lieu, plutôt qu’un objet-valeur qui, aussitôt conquis (à l’issue de cette quête d’émancipation du réel), doit être prudemment « apprivoisé » ou plutôt domestiqué — enfermé entre les murs culturellement clos des domus de l’infini — parce qu’il s’avère un « drame » d’une grandeur « abyssale » ou « vertigineuse », « l’infini » devient un partenaire précieux dans une interaction productrice de sens. Enfin, cette aventure spirituelle présente la caractéristique de ne pas être le processus récursif que le paradoxe précédent entraîne nécessairement, mais de relever d’une logique cumulative qui permet, ajustement après ajustement, d’approfondir la forme de connaissance dite mystique, de nature à la fois empirique et esthésique, constitutive de cette « grammaire » spécifique qu’est la théologie orthodoxe.

En résumé et pour rebondir sur la conclusion de l’auteur, la liberté religieuse n’a pas ici pour substance la finitude et les limitations du monde physique, et pour essence le vertige illimité de l’infini, mais bien l’inverse : c’est dans le terreau de l’infini, dans sa fréquentation aussi assidue que possible, dans l’ajustement et l’union intime avec lui qu’émane l’être même de cette liberté, à savoir la création véritablement innovante de sens et de valeur qui donnent un but, et donc précisément un sens à l’existence humaine.

Peut-on généraliser à l’ensemble des religions ? Rien n’est moins sûr. En revanche, ce qui nous semble possible de tirer de l’analyse de cette hypothèse, c’est une proposition alternative à la mise en place d’un méta-Destinateur, sorte de gendarme des religions proposé par Leone comme solution au problème de la dégénérescence des frictions confessionnelles en violences et qu’il envisage comme seule et « inéluctable » issue. Nous ne pouvons pas ne pas imaginer qu’il existe une autre solution.

5. La « précarité » comme condition sensible de cohabitation

Si nous ne pouvons être qu’en accord avec notre interlocuteur sur l’auto-négation qu’engendre tout exercice de la liberté religieuse quand il incite à la violence et mène au chaos et à la mort, en revanche nous ne sommes pas sûr de le suivre quant à la nécessité d’administrer un remède préventif tel que la mise en place d’une méta-instance régulatrice transcendante de nature juridique et nous nous permettons d’émettre quelques doutes sur sa justification.

Note de bas de page 20 :

 E. Landowski, « Accord, justesse, ajustement », Actes Sémiotiques, 117, 2014 (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 21 :

 Cf. Raymond-Alain Thiétart, « Gérer entre l’ordre et le chaos », Cahiers de recherche, Centre de Recherche Dauphine Marketing Stratégie Prospective, Université Paris Dauphine, 283, 2000 ; J.-P. Petitimbert, «Entre l’ordre et le chaos», Actes Sémiotiques,116, 2013. Au demeurant, nous ne pensons pas que ces deux domaines soient si éloignés l’un de l’autre, dans la mesure où l’un et l’autre mettent en relation des acteurs modalisés essentiellement par le croire.

En termes plus interactionnels et socio-sémiotiques que philosophiques et juridiques, nous dirions que cette préconisation conclusive découle de la logique narrative standard qui gère la métaphore langagière tranversale au texte. Cette logique exclut de facto, et en l’espèce nous serions tenté de dire aussi de jure, la possibilité (en l’occurrence, entre religions ou en leur sein), d’une « forme d’interaction sans destinateur ni règles préétablies, hors contrat, où le “meilleur” ne peut être atteint qu’au risque assumé du “pire” et l’accomplissement mutuel des partenaires qu’à la limite de l’accident »20. Or, face à un risque de chaos incontrôlable, il nous semble que les stratégies de type manipulatoire ou programmatique ont de longue date montré leurs limites. C’est du moins ce qui nous est apparu, dans un domaine qui, il est vrai, semblera peut-être très éloigné des problématiques religieuses — celui des stratégies d’entreprises, à la lumière des réflexions d’un spécialiste en la matière.21

Les habitants des différentes « maisons de l’infini » apparaissent comme des agents dont les rapports sont tellement polémiques qu’ils peuvent virer à des confrontations belliqueuses dont l’enjeu semble être, sans que ce soit dit explicitement, la domination de « l’autre » et l’issue sa mort. A l’appui de cette vision, il y a, pour ce qui est de l’époque contemporaine et comme le souligne l’auteur, le rôle démultiplicateur de tensions imputable au progrès des technologies, notamment celles de l’information et de la communication, qui auraient pour principal défaut de mettre en contact les diverses religions entre elles. Cette découverte de l’autre, comme concurrent et comme prévaricateur, aurait pour effet, selon un processus de causalité linéaire à caractère très programmatique, d’engendrer rivalité et hostilité réciproques et d’aboutir fatalement à de meutrières conflagrations. En somme, la rencontre entre sémiosphères de l’infini ne saurait produire que des catastrophes explosives. A cette hypothèse, nous aimerions apporter deux éléments de réflexion aptes sinon à la réfuter, au moins à la nuancer.

Note de bas de page 22 :

 Cf. Juri Lotman, La Sémiosphère,Limoges, PULIM, 1998 ; J. Fontanille, « Décrire, faire, intervenir », Protée, art. cit., p. 110.

Note de bas de page 23 :

 Cf. par exemple Jean-François Baudet, « “Aussi insensé que les pauvres indiens”. Les coureurs de bois et l’univers spirituel amérindien », Religiologiques, 6, 1992, pp. 41-61.

D’une part, les réflexions de Juri Lotman sur le dialogue des cultures et des sémiosphères, et l’exploitation qu’en fait Fontanille, montrent que la découverte et le devenir d’un apport extérieur à une culture peuvent prendre plusieurs formes.22 Le raisonnement de Leone semble se limiter au cas de figure où cet apport est perçu comme éclatant et singulier mais axiologisé négativement, parce que jugé subversif et dangereux. Or, on trouve au long de l’histoire de nombreux contre-exemples heureux de métissages, de syncrétismes, de transferts ou d’incorporations mutuelles entre cultures religieuses perméables les unes aux autres. Ainsi en a-t-il été, entre autres, lors de la conquête du Canada par les Européens : non seulement leur culture chrétienne fut traduite par les Amérindiens selon leurs propres catégories spirituelles et religieuses, mais aussi, en retour, elle fut elle-même infléchie à la faveur de ces échanges23.

Note de bas de page 24 :

 R.-A. Thiétart, art. cit., p.  5.

D’autre part, l’étude des « systèmes complexes » —et c’est bien d’un système de ce genre qu’il s’agit aujourd’hui, où, grâce au (ou à cause du) numérique interagissent un nombre sans cesse croissant d’acteurs aux croyances divergentes — montre que les raisonnements en termes de causalité linéaire et de déterminisme mécanique sont de plus en plus illusoires : « Appréhender un phénomène sous l’angle de la complexité pousse à remettre en cause les démarches linéaires classiques, à s’interroger sur le paradigme de la commande et du contrôle et à ne plus accepter les distinctions simplificatrices de cause et d’effet », affirme R.-A. Thiétart24. L’interdépendance des parties du système génère l’imprévisibilité des conséquences qu’une action sur l’une d’elles peut avoir sur les autres. Et la quantité des facteurs à l’origine d’une situation rend hasardeuse sa mise en équation. Sont dès lors vouées à l’échec les tentatives volontaristes d’imposer au système un ordre en fixant des réglementations rigides dans le but de prévenir son emballement. Car dans ces systèmes où règnent complexité, imprévisibilité et incertitude, règne également l’entropie, dont la caractéristique paradoxale et perverse est d’opérer une corrélation inversement proportionnelle entre les mesures prises et les résultats obtenus : plus on recourt à l’imposition de normes ou d’interdits ou à la planification d’hypothétiques effets en vue de prévenir les désordres, plus croît la probabilité de les voir surgir (où on ne les attend pas).

Note de bas de page 25 :

 « Entre l’ordre et le chaos… », art. cit.

L’approche ainsi critiquée se ramène à deux types de visées aussi contre-productives les unes que les autres : les unes ont pour objectif de réguler le comportement des hommes, en les manipulant, les autres de contrôler le déroulement des choses, en le programmant. Or ni l’un ni l’autre de ces deux régimes d’interaction n’est vértitablement « sensible » — ni au sens que les Anglais donnent à ce terme (« make sense », que sa traduction littérale, « faire sens », met au cœur de notre développement), ni, surtout, au sens français qui, en l’espèce, renvoie au seul régime qui nous paraisse pertinent en matière de « cohabitation » : seul en effet le régime de l’ajustement, où nul Destinateur transcendant, qu’il soit mandateur ou opérateur, ne définit les normes et les valeurs en jeu ni ne fixe a priori le sens de l’action, peut permettre, entre les confessions, l’avènement d’une coprésence sensible (aux deux sens du terme). Ce régime qu’ailleurs nous avions baptisé, faute de mieux, la précarité suppose de déplacer le regard qu’on porte sur les interactions entre grandeurs en présence25. Quel autre regard s’agit-il alors de porter ?

Note de bas de page 26 :

 E. Landowski, « Ajustements stratégiques », Actes Sémiotiques, 110, 2007, p. 11;id., La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, p. 235.

Note de bas de page 27 :

 Une des caractéristiques d’un écosystème complexe est ce qu’on appelle l’émergence, ou auto-organisation. Elle désigne le mécanisme par lequel un processus collectif complexe apparaît comme la résultante d’un ajustemententre processus individuels simples. L’émergence a pour effet de réduire le désordre ambiant, contrairement aux structures de type pyramidal qui tendent inexorablement vers un état de chaos. C’est ce qu’on appelle en systémique la disentropie. On a montré que sa substance est constituée d’information et que sa dynamique processuelle est fondée sur l’idée de propagation, qu’on pourrait en l’occurrence requalifier ici sous le vocable de contagion. Non planifié, non planifiable et non explicable par un enchaînement causal, l’ordre de la structure émergente ne peut pas être préfiguré a priori, mais défini seulement chemin faisant, « en avançant ». Autrement dit, c’est « en acte » que l’émergence « fait sens ».

Il convient d’abord de cesser d’envisager le champ social comme un champ de bataille où des forces concurrentes s’affrontent en termes polémiques et où il suffirait de « manœuvrer (technocratiquement) les hommes comme s’ils n’étaient que des choses » pour que la situation évolue dans le sens qu’on souhaite26. Ce changement de point de vue amène à penser le champ d’interaction en termes d’écosystème, si bien qu’un raisonnement de type écologique se substitue au raisonnement technocratique linéaire, mécanique et, le cas échéant, juridique27.

En conséquence, en contrepoint de l’hypothèse selon laquelle le progrès des technologies de l’information serait à l’origine de tensions exacerbées parce qu’il met en contact dangereux les « maisons de l’infini », nous proposons l’hypothèse inverse : la multiplication des interactions individuelles de type dialogique pourrait au contraire développer la « contagion disentropique de l’information », assouplir les frontières entre sémiosphères et permettre la prise de conscience qu’entre le « nous » et le « eux », s’il y a certes différence, il peut y avoir complémentarité : la conception que « l’autre » a du divin peut éclairer et enrichir la mienne, m’aider à l’approfondir, et vice versa. Plutôt que provoquer discordes et antagonismes, ces interactions numériques à petite échelle auraient le potentiel de réduire l’ignorance — dont Averroès affirmait le rôle moteur dans le recours à la violence — et à encourager l’épanouissement spirituel des interactants et leur enrichissement mutuel dans le respect de leurs croyances respectives. De la multiplication de ces processus interindividuels peut alors émerger, à l’échelle collective, un ordre non seulement inédit et pacifique, mais encore où chaque « maison de l’infini » aura trouvé sa forme la plus accomplie, grâce à l’approfondissement qu’elle aura pu faire sur elle-même et dont elle aura puisé les sources dans ses visites de fond en comble des maisons voisines.

Note de bas de page 28 :

 Cf. J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière », art. cit. (§ VIII, « Interprétations »).

Cette manière de voir n’est certes pas sans risque et ne peut pas garantir la disparition de phénomènes adventices de violence. Mais contrairement à l’autre manière de voir, elle assume ce risque et cette insécurité au lieu de les conjurer (utopiquement ?) par d’illusoires mesures régulatrices. La manipulation et la programmation juridiques n’ont jamais garanti la disparition des crimes et des criminels ! Et il nous semble qu’il y a au contraire fort à parier que précisément la mise en place d’un système juridico-répressif en matière de religions peut accroître exponentiellement le risque de vocation au martyr qu’il est susceptible de susciter. Alors que sous le régime de l’ajustement, si ce risque demeure, c’est seulement sous la forme d’effets secondaires et de dommages collatéraux assumés, extrêmement regrettables certes, mais plus marginaux. Si méta-Destinateur transcendant il devait y avoir, il pourrait alors avoir pour unique rôle de valoriser et de diffuser des modalités telles que, par exemple, le laisser-être heideggerien (Gelassenheit) et son corollaire l’ouverture au mystère (Offenheit für das Geheimnis), propres à réunir les conditions favorables à un ajustement entre « maisons de l’infini »28.

Note de bas de page 29 :

 « Entre l’ordre et le chaos », art. cit. (§ VII, La stratégie des « interactions risquées »).

Toute solution juridique se situe du côté de ce qu’on a appelé la « constellation de la prudence », qui par nature est aussi celle de la « méfiance » vis-à-vis de l’autre29. Nous plaidons, on le voit, pour l’adoption d’un autre point de vue, situé à l’autre bout du spectre, celui d’une « constellation de l’aventure » qui, symétriquement, ne saurait être, surtout s’agissant de la sphère du religieux, qu’une constellation de la confiance.

6. Vers une conciliation des points de vue ?

Nous l’avons dit en introduction, le texte de Massimo Leone nous est apparu à la fois beau, original, complexe et profond. Il ne s’est agi pour nous que d’en étendre la portée, de le compléter, en exposant une hypothèse de travail alternative.

Note de bas de page 30 :

 E. Landowski, « Shikata ga nai,… », art.cit., p. 50 ; J.-P. Petitimbert, « Sémiotique des pratiques mystiques », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

La fréquentation des théologiens orthodoxes et des « doctrinaires » hésychastes nous a fait découvrir que si la prière intérieure, qu’ils appellent la « prière pure », part techniquement du langage sous la forme de l’incessante répétition d’un syntagme figé (la « prière de Jésus »), elle a pour finalité programmatique de le rendre insignifiant, de le vider entièrement de son sens et surtout de faire taire, d’anesthésier les facultés linguistique, conceptuelle et imaginative de l’orant. Elle n’est que le programme d’usage d’annihilation du langage au service d’un programme de base qui le dépasse infiniment. Pour les mystiques, le langage n’est rien d’autre qu’une des conditions de la prière, il n’est que préambule, que pré-texte verbal à un texte non-verbal expérientiel. La prière ne commence que là où le langage n’est plus rien, dans ce vide absolu où, une fois qu’il a été réduit à néant, l’intériorité devenue silence laisse toute sa place à l’expérience d’une présence, cette « présence autre, ressentie comme d’ordre “surnaturel” », puis au contact et à l’union avec elle30. Aucun mystique hésychaste ne souscrirait à l’affirmation selon laquelle « le rêve illusoire d’une prière continuelle qui, telle un sifflement sans fin, percerait le voile entre immanence et transcendance ne peut avoir de place que dans le mythe ». Pour eux, cette expérience n’est aucunement un « rêve illusoire », un produit de leur imagination — elle est au contraire bien réelle. C’est sur ce point nodal — le rôle de l’imaginaire — que les deux approches divergent.

Faut-il pour autant conclure qu’elles sont inconciliables ? Ce serait aller trop vite. L’essentiel de notre critique n’a porté que sur deux questions : « la métaphysique de la liberté religieuse » et « la manutention de l’infini », autrement dit, sur le rôle central attribué à la faculté humaine d’imagination dans la constitution du fait religieux et sur le rôle de la loi comme antidote ou comme remède préventif à la violence entre « grammaires de l’infini » concurrentes (ou, préfèrerions-nous dire, cooccurrentes). En revanche, nous devons bien reconnaître avec lui que la plupart des religions construisent leur « physique », non seulement par bricolage, mais en grande partie selon les deux régimes d’interaction que sont la manipulation et la programmation. Cette physique des religions, en particulier au travers des morales que la plupart d’entre elles élaborent et promeuvent, et des rites et des liturgies qu’elles font pratiquer, les pose en Destinateurs transcendants par rapport à leurs fidèles. D’un côté, elles fixent les valeurs en jeu et établissent des axiologies, qui en général visent l’après-vie. De l’autre, pour garantir au sujet une issue heureuse à son passage de ce monde à l’autre quel qu’il soit, elles fixent des procédures, des rituels, des sacrements, des vademecum, des agenda qui sont autant de programmes d’actions que les sujets sont censés respecter et effectuer pour obtenir ce que la manipulation initiale et son axiologie leur a promis.

Note de bas de page 31 :

 Cf. J.-P. Petitimbert, « Les traductions liturgiques du Notre Père. Un point de vue sémiotique sur les théologies qui les sous-tendent », Actes Sémiotiques, 119, 2016.

Note de bas de page 32 :

 Sur la dimension programmatique de certaines liturgies, cf. « Sémiotique des pratiques mystiques », art. cit.

Note de bas de page 33 :

 Baptiser vient du grec βαπτίζειν / baptízein, « plonger dans un liquide », « immerger ».

Sous bien des aspects, en particulier liturgique et rituel, cette physique des religions s’apparente à ce que nous qualifierions, en prenant le risque de choquer certains, de superstition. Par superstition, nous entendons toute croyance en l’efficacité automatique, pour ne pas dire magique, tirée de la stricte observance de protocoles et de pratiques propitiatoires fixés par tradition : récitations de formules, gestes et postures du corps, port d’objets protecteurs, cérémonies chorégraphiées, etc. Par exemple, côté catholique, le rite du trentain, série de trentes messes devant être célébrées quotidiennement pendant un mois à la suite d’un décès et supposée sauver l’âme du défunt, ne peut atteindre son objectif si, par malheur, la série est interrompue. En pareil cas, elle doit être recommencée depuis le début. Autre exemple : il a été longtemps admis que pour être sauvé il faut non seulement croire à ce que l’église croit (manipulation que résume la formule « hors de l’église point de salut »), mais surtout suivre à la lettre toutes ses prescriptions, notamment sacramentelles. Ainsi du baptême : jusqu’à il y une cinquantaine d’années, l’église romaine professait que seuls les nouveaux nés baptisés, s’ils mouraient en bas âge, avaient droit à la béatitude éternelle. Les autres, morts sans avoir reçu ce sacrement, étaient expédiés dans les limbes, ou pire encore, au cours des siècles qui ont précédé l’invention de ce « lieu intermédiaire », directement en enfer cum diabolo31. Le baptême prenait donc un caractère quasi magique relevant directement du régime de la programmation32. Les orthodoxes ne sont pas exempts de cette approche programmatique dans la mesure où à leurs yeux le baptême catholique, avec sa simple onction d’eau et de chrême, n’est pas valide : seul le baptême par immersion (selon l’étymologie du mot) est efficace et peut garantir le salut33.

Note de bas de page 34 :

 Sept Upanishads, trad. commentée par Jean Varenne, Paris, Seuil, 1981, p. 120, cité par le P. Francois Brune dans Christ et karma : la réconciliation ?,Agnières, Le temps présent, 2012, p. 60.

Note de bas de page 35 :

 Cf. Alexandra David-Néel, Immortalité et réincarnation, Paris, Le Rocher, 1978, p. 96 (cité in Fr. Brune, Christ et karma, op. cit., p. 65).

Ce purisme présent dans de nombreuses religions confirme la dimension superstitieuse attachée aux rites puiqu’il lie la croyance en leur efficacité à la condition expresse de leur parfaite exécution formelle, sans erreur ni modification. En Islam, si après chacune des prières prescrites l’orant ajoute, sans jamais faillir, la récitation du Verset du Trône, à sa mort son âme obtiendra automatiquement le privilège inouï d’être emportée au ciel dans les mains de Dieu en personne, comme si cette récitation et ce verset lui-même possédaient quelque pouvoir magique. Dans l’hindouisme ancien, il était établi que la récitation de l’Advaya-Taraka Upanishad, même une seule fois, suffit à assurer la libération du sujet du samsara, le cycle infernal des réincarnations, et de ce fait à le laver de « tous ses péchés, même de ceux qu’il a commis dans des vies antérieures »34. On peut aussi citer le bouddhisme, notamment dans sa version thibétaine où, d’après Alexandra David-Néel, il est possible d’aider un mourant à échapper à ce même cycle des réincarnations en poussant correctement trois fois à ses oreilles le cri hick, puis une fois le cri péth35. On pourrait ainsi, ad libitum, aligner les exemples de ces rites et rituels superstitieux qui constituent en grande partie ce que Leone appelle la physique des religions et leurs maisons de l’infini respectives.

Note de bas de page 36 :

 Lev 19, 19.

La dimension programmatique de ces pratiques est évidente dans la mesure où le sens des comportements adoptés, des gestes effectués ou des mots prononcés n’est pas ce qui compte, mais plutôt l’exactitude de leur application, reproduction et répétition à laquelle, dans une confiance aveugle, on accorde un pouvoir opératoire effectif. Cette forme de causalité linéaire fondée sur des régularités strictement formelles dépourvues de raison intelligible vide l’interaction entre le sujet et l’infini de sens et de valeur, la rendant parfaitement insignifiante. Cette insignifiance va même parfois jusqu’à être non seulement manifeste et explicite mais revendiquée ; par exemple, dans le judaïsme rabbinique, parmi les six cent treize prescriptions de la loi juive, les mitzvot shem'aïot sont celles dont le sens reste inaccessible à la raison, par opposition aux mitzvot sikhliot, dont le sens « tombe sous le sens ». Aucun rabbin ne saurait en effet donner d’explication, entre autres, à l’interdiction vestimentaire faite par le Livre du Lévitique du port du sha’atnez (le mélange de laine et de lin)36. C’est pourtant selon ce principe, celui de ce régime interactionnel particulier qu’est la programmation, que fonctionnent les « physiques de l’infini », avec comme point d’horizon cette parfaite insignifiance. Sur cette question, les deux analyses convergent pleinement.

Note de bas de page 37 :

 « Unitif » est unterme de théologie qui désigne précisément l’union à Dieu.

Note de bas de page 38 :

 « Dans la réalité, les religions du monde n’ont jamais pu se passer d’une participation, à tel ou tel degré, de la psychologie magique », écrit Juri Lotman. « Deux modèles archétypes de culture : “conclure un pacte” et “s’en remettre à autrui” », in J. Lotman et B. Uspenski, Sémiotique de la culture russe, Lausanne, L’âge d’homme, 1990, pp. 140-162. (Cité par E. Landowski, « Shikata ga nai », art. cit.).

Cette convergence appelle en conclusion quelques commentaires et soulève surtout quelques interrogations. D’une part, dans le cas de l’hésychasme, et aussi d’autres pratiques religieuses psalmodiques du même type (mantra, japa-yoga, dhikr, samâ, etc.), l’insignifiance du langage est intentionnellement recherchée en tant qu’objet modal d’un programme d’usage subordonné à un programme de base expérientiel unitif37 et risqué entre le sujet et l’infini (le contact de la prière pure), alors que l’insignifiance de la supersition est loin d’être un effet intentionnellement recherché mais plutôt le sous-produit d’une quête de sécurité, d’« assurance-vie » (sur l’après-vie), c’est-à-dire son exact opposé. D’autre part, si l’insignifiance de la répétition hésychaste se fonde sur une connaissance de l’expérience qu’elle peut amener à vivre, ne serait-il pas légitime de se demander si l’insignifiance superstitieuse n’est pas au contraire fondée sur une forme d’ignorance ? Le motif à l’origine de ces pratiques n’est peut-être, en effet, qu’un calcul du type « on ne sait jamais », « ça peut toujours servir » ou encore « si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal », etc. Nous retrouverions alors ici l’ignorance humaine dont on soupçonne le rôle central dans la production de la violence et des conflits entre « grammaires et maisons de l’infini ». Aussi, à ce stade, est-il légitime de se demander si le texte de Leone n’a pas en fait pour objet non point la religion, mais — sans doute à son insu — la superstition. Ne s’agirait-il pas plutôt d’un problème de délimitation de l’objet d’étude, et en l’occurrence de frontière entre ces deux notions intimement liées l’une à l’autre ?38 Si l’étymologie du mot religio partage les spécialistes entre relegere (relire) et religare (relier), on peut alors émettre l’hypothèse que c’est d’une relecture (du réel) par les sujets que Leone nous a entretenu, relecture qui serait pour lui à l’origine de la métaphysique comme de la physique des religions, alors que c’est plutôt du lien, aussi bien entre sujets eux-mêmes qu’entre eux et l’infini, que nous-même avons traité.

Pour réconcilier les deux points de vue, il faut alors passer du aut exclusif au vel inclusif, à l’instar des deux instruments mis en œuvre dans ces analyses respectives : la syntaxe de la jonction de la sémiotique narrative classique d’un côté, et de l’autre celle de l’union, issue des avancées proposées par la socio-sémiotique. Loin de se concurrencer, elles se complètent harmonieusement, et si une quelconque valeur pouvait être attribuée au présent travail, nous souhaiterions que ce soit d’avoir illustré cette heureuse complémentarité méthodologique.

Références

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Notes - document 2

1  « La praxis énonciative gère entre autres le mode d’existence des grandeurs et des énoncés qui composent le discours : elle les saisit au stade virtuel (en tant qu’entités appartenant à un système) ; elle les actualise (en tant qu’êtres de langage et de discours) ; elle les réalise (en tant qu’expressions) ; elle les potentialise (en tant que produits de l’usage) ». J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999, p. 287.

2  Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrées « Actuel », « Virtuel », « Réalisé ».

3  Au sujet de la praxis conçue comme activité créatrice, voir aussi J. Fontanille « Décrire, faire, intervenir » (§II : Intentionnalité et modes d’existence), Protée, 26, 1998, pp. 112-116.

4  Voir J.-M. Floch, Identités visuelles, Paris, PUF, 1995.

5  Toutefois, pour Durkheim, cette origine sociale ne serait pas sous-tendue par la double articulation du langage mais par une énergie collective qu’il appelle mana, cette force d’effervescence électrique, d’exaltation et de cohésion, qui, projetée sur les objets du monde réel, les institue comme des objets sacrés. (E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968.)

6  Emile Durkheim, Les formes…, op . cit., livre 1, chap. 2, pp. 97-98.

7  C’est nous qui soulignons.

8  J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe», Actes Sémiotiques, 118, 2015.

9  C’est nous qui soulignons.

10  Eric Landowski, « Shikata ga nai ou Encore un pas pour devenir vraiment sémioticien ! », Lexia, 11-12 (Culto / Worship), 2012, p. 50.

11  Cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (chap. 5, « La rencontre esthétique », pp. 94-96).

12  Notons que cette hypothèse, loin d’être une simple vue de l’esprit (ou pour simples d’esprit), est débattue par un certain nombre de chercheurs en dehors des sciences dites humaines, telles l’astrophysique qui s’intéresse précisément à l’infiniment grand, ou la mécanique quantique qui étudie au contraire l’infiniment petit. En astrophysique, c’est par exemple le débat entre principe anthropique qui gouvernerait les constantes de l’univers et donc son devenir depuis l’hypothétique big bang, et théories des multivers ou des cordes ; en physique quantique c’était, entre autres, la thèse du boson de Higgs, autrement appelé « particule de Dieu », prédit par le modèle standard, et dont la recherche a été très controversée jusqu’à la découverte de ce quanta par le CERN en 2012.

13  Vladimir Lossky, Vision de Dieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1962, p. 120.

14  Par opposition aux voies dites cataphatiques qui prônent que Dieu possède des qualités positives, les voies apophatiques nient qu’on puisse définir Dieu par des termes positifs et les remplacent par des termes négatifs ou privatifs. Voir à ce sujet Louis Panier, « Quelques notes sur la “théologie négative” — Incidences sémiotiques », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

15  Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005 ; sur l’ajustement mystique, J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière », art. cit., § VII. Périchorèse et ajustement.

16  A savoir ceux de la programmation (où les actants interagissent sur fond de régularité et de causalité linéaire), de la manipulation (qui correspond à la définition factitive qu’en donne la syntaxe narrative standard) et de l’assentiment (où, sur fond de causalités stochastiques, règne en maître l’aléa, à l’arbitraire duquel il s’agit simplement de se plier).

17  Notons que c’est précisément à propos de la pensée mythique, et donc de l’élaboration des croyances sociales (des « grammaires de l’infini »), que l’anthropologue s’est servi de la notion de bricolage. Voir Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

18  Cf. « Prière et lumière… », art. cit. (§8, Interprétations).

19  Moine égyptien du IVe siècle, théologien aux origines de l’ascétisme chrétien.

20  E. Landowski, « Accord, justesse, ajustement », Actes Sémiotiques, 117, 2014 (c’est nous qui soulignons).

21  Cf. Raymond-Alain Thiétart, « Gérer entre l’ordre et le chaos », Cahiers de recherche, Centre de Recherche Dauphine Marketing Stratégie Prospective, Université Paris Dauphine, 283, 2000 ; J.-P. Petitimbert, «Entre l’ordre et le chaos», Actes Sémiotiques,116, 2013. Au demeurant, nous ne pensons pas que ces deux domaines soient si éloignés l’un de l’autre, dans la mesure où l’un et l’autre mettent en relation des acteurs modalisés essentiellement par le croire.

22  Cf. Juri Lotman, La Sémiosphère,Limoges, PULIM, 1998 ; J. Fontanille, « Décrire, faire, intervenir », Protée, art. cit., p. 110.

23  Cf. par exemple Jean-François Baudet, « “Aussi insensé que les pauvres indiens”. Les coureurs de bois et l’univers spirituel amérindien », Religiologiques, 6, 1992, pp. 41-61.

24  R.-A. Thiétart, art. cit., p.  5.

25  « Entre l’ordre et le chaos… », art. cit.

26  E. Landowski, « Ajustements stratégiques », Actes Sémiotiques, 110, 2007, p. 11;id., La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989, p. 235.

27  Une des caractéristiques d’un écosystème complexe est ce qu’on appelle l’émergence, ou auto-organisation. Elle désigne le mécanisme par lequel un processus collectif complexe apparaît comme la résultante d’un ajustemententre processus individuels simples. L’émergence a pour effet de réduire le désordre ambiant, contrairement aux structures de type pyramidal qui tendent inexorablement vers un état de chaos. C’est ce qu’on appelle en systémique la disentropie. On a montré que sa substance est constituée d’information et que sa dynamique processuelle est fondée sur l’idée de propagation, qu’on pourrait en l’occurrence requalifier ici sous le vocable de contagion. Non planifié, non planifiable et non explicable par un enchaînement causal, l’ordre de la structure émergente ne peut pas être préfiguré a priori, mais défini seulement chemin faisant, « en avançant ». Autrement dit, c’est « en acte » que l’émergence « fait sens ».

28  Cf. J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière », art. cit. (§ VIII, « Interprétations »).

29  « Entre l’ordre et le chaos », art. cit. (§ VII, La stratégie des « interactions risquées »).

30  E. Landowski, « Shikata ga nai,… », art.cit., p. 50 ; J.-P. Petitimbert, « Sémiotique des pratiques mystiques », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

31  Cf. J.-P. Petitimbert, « Les traductions liturgiques du Notre Père. Un point de vue sémiotique sur les théologies qui les sous-tendent », Actes Sémiotiques, 119, 2016.

32  Sur la dimension programmatique de certaines liturgies, cf. « Sémiotique des pratiques mystiques », art. cit.

33  Baptiser vient du grec βαπτίζειν / baptízein, « plonger dans un liquide », « immerger ».

34  Sept Upanishads, trad. commentée par Jean Varenne, Paris, Seuil, 1981, p. 120, cité par le P. Francois Brune dans Christ et karma : la réconciliation ?,Agnières, Le temps présent, 2012, p. 60.

35  Cf. Alexandra David-Néel, Immortalité et réincarnation, Paris, Le Rocher, 1978, p. 96 (cité in Fr. Brune, Christ et karma, op. cit., p. 65).

36  Lev 19, 19.

37  « Unitif » est unterme de théologie qui désigne précisément l’union à Dieu.

38  « Dans la réalité, les religions du monde n’ont jamais pu se passer d’une participation, à tel ou tel degré, de la psychologie magique », écrit Juri Lotman. « Deux modèles archétypes de culture : “conclure un pacte” et “s’en remettre à autrui” », in J. Lotman et B. Uspenski, Sémiotique de la culture russe, Lausanne, L’âge d’homme, 1990, pp. 140-162. (Cité par E. Landowski, « Shikata ga nai », art. cit.).