Les traductions liturgiques du « Notre Père »
Un point de vue sémiotique sur les théologies qui les sous-tendent

Jean-Paul PETITIMBERT

CeReS - Université de Limoge

https://doi.org/10.25965/as.5594

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : dette, épreuve, manipulation, offense, parabole, prière, tentation, théologie, traduction

Auteurs cités : Jean CARMIGNAC, Jacques GENINASCA, Erving GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Marcel JOUSSE, Eric LANDOWSKI, Roland MEYNET, Louis PANIER, Herman PARRET, Claude TRESMONTANT

Plan
Texte intégral

Parmi les textes les plus traduits au monde on peut sans doute compter la prière du « Notre Père », techniquement appelée l’oraison dominicale et couramment le Pater, qui est récitée par l’ensemble de la communauté chrétienne mondiale, de quelque obédience qu’elle soit : catholique romaine, protestante ou orthodoxe, avec toute la diversité que ces deux dernières confessions recouvrent aujourd’hui.

Note de bas de page 1 :

 Les deux versions sont d’une part une recension longue dans Mt 6, 9-13 et une plus courte dans Lc11, 1-4.

Note de bas de page 2 :

 Parmi les défenseurs croyants de l’origine hébraïque des textes, voir en particulier Claude Tresmontant, Le Christ hébreu : La langue et l’âge des évangiles [1983], Paris, François-Xavier de Guibert, 1989 ; Jean Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », Paris, Letouzey & Ané, 1969 ; À l’écoute du « Notre Père » [1984], Paris, François-Xavier de Guibert, 1995 ; La Naissance des évangiles synoptiques, Paris, François-Xavier de Guibert, 1984 ; Rolland Philippe (P.), L’origine et la date des évangiles : Les témoins oculaires de Jésus,Paris, éd. Saint-Paul, 1994 ; André Paul, Jésus Christ, la rupture : Essai sur la naissance du christianisme, Paris, Bayard, 2001 ; ou encore le Père Edouard-Marie Gallez et Pierre Perrier, « Un Matthieu araméen », in Le christianisme au-delà du Jourdain, Résurrection n° 128, novembre-décembre 2008. Parmi les auteurs athées, citons Jacqueline Genot-Bismuth, Un homme nommé Salut : Genèse d’une hérésie à Jérusalem [1986], Paris, François-Xavier de Guibert, 1995 ; ou encore Bernard Dubourg, L'Invention de Jésus, tome I : L’Hébreu du Nouveau Testament, Paris, Gallimard, 1987, suivi de L’Invention de Jésus, tome II : La Fabrication du Nouveau Testament, Paris, Gallimard, 1989.

Note de bas de page 3 :

 Traduction « officielle » arrêtée à la suite du concile œcuménique Vatican II, en 1966. Depuis 2013, à l’initiative du pape François, la sixième demande deviendrait : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».

Telle qu’elle est prononcée de nos jours, une fois traduite en langue vernaculaire, sa spécificité est double. Tout d’abord, les deux versions des évangiles, celle de Matthieu et celle de Luc1, qui sont parvenues jusqu’à nous, en grec, et dont elle est tirée, sont reconnues par un nombre croissant d’exégètes et d’historiens comme étant probablement elles-mêmes déjà des traductions de textes — ou de notes — originellement écrits dans une langue sémitique, soit en hébreu, soit en araméen (le débat reste ouvert, y compris entre croyants et athées2). D’autre part, ses diverses traductions en langues modernes font apparaître de profonds écarts quant à la nature de la relation qu’elles instaurent entre l’orant et l’oré, c’est-à-dire des différences fondamentalement théologiques. C’est avant tout des versions en français que nous traiterons, même si, ici ou là, l’analyse amènera à les comparer à celles qui ont été produites dans d’autres langues vivantes. Si les traductions des trois premières des sept demandes dont cette prière se compose font plus ou moins consensus, la quatrième et les trois dernières sont en revanche très diversement traduites selon les obédiences. Certaines communautés continuent d’ailleurs à les discuter âprement, ainsi qu’en atteste la récente proposition de révision de la sixième demande du « Notre Père conciliaire », également appelé œcuménique, faite par le Vatican (« et ne nous soumets pas à la tentation »)3.

D’un point de vue sémiotique, ces divergences incitent à engager une réflexion d’ordre à la fois énoncif et énonciatif. Au plan de l’énonciation, il s’agira de cerner les différents profils que ces traductions dessinent et attribuent à l’énonciataire-oré ; et symétriquement, d’identifier la posture que chacune d’entre elles engage l’énonciateur-orant à adopter face à celui qu’il prie. Quant à la teneur énoncive de chaque version, c’est du côté des systèmes de valeurs en jeu que ces diverses traductions invitent à se tourner, en examinant en particulier les axiologies et les idéologies qui sous-tendent les options théologiques adoptées par telle ou telle traduction, et donc confession ou communauté linguistique. Ainsi, on tentera de clarifier les enjeux spirituels concurrents que cachent, en profondeur, les différentes traductions de cette prière paradoxalement censée manifester l’unité des chrétiens.

1. Les textes, leur structure et une diable de question

Note de bas de page 4 :

 Les manuscrits primitifs du Nouveau Testament se divisent en deux grandes familles : les Byzantins (qui ont donné le Textus Receptus) et les Alexandrins (qui ont donné par exemple le texte établi par Nestlé-Aland).

Avant toute chose, il est important de faire remarquer que parler du Notre Père ou du Pater est en réalité une forme d’abus de langage. En effet, il serait plus juste d’en parler comme des Notre Père, car il en existe non seulement de nombreuses traductions, mais surtout parce que les évangiles nous en livrent deux versions, l’une due à Matthieu, l’autre à Luc. Les traductions récitées aujourd’hui au cours de la liturgie, chacune étant présentée comme unique, sont en réalité le fruit de synthèses et d’interprétations établies à partir de ces deux sources, elles-mêmes parfois divergentes selon les manuscrits4.

Note de bas de page 5 :

 Mt 18, 21-22 : « Alors Pierre s’approcha et lui dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ».

Note de bas de page 6 :

 Un décalque est une forme de traduction littérale qui respecte l’ordre et le nombre des mots du texte de la langue de départ sans faire cas de la syntaxe de la langue d’arrivée.

Les deux versions en question présentent trois demandes en commun. Mais alors que celle de Matthieu comporte au total sept demandes, celle de Luc n’en formule que cinq, raison pour laquelle c’est en général surtout à partir de la version matthéenne, tenue pour la plus complète, que ces synthèses ont été élaborées par les diverses églises. L’adresse introductive est également plus développée chez Matthieu. Par ailleurs, quand on sait l’importance du chiffre sept dans la Bible (la création en sept jours, les soixante dix fois sept fois pardon de l’évangile5 ou encore les sept sceaux et les sept trompettes de l’Apocalypse, etc.), on ne peut guère s’étonner que ce soit le Notre Père matthéen qui ait été retenu comme texte de référence. Le tableau comparatif ci-dessous tente de rendre compte de ces différences et de ces ressemblances entre les deux originaux simplifiés. Nous avons assorti chaque texte grec d’un décalque6 provisoire en français et y avons fait ressortir les variations entre l’une et l’autre version en italique gras, et ce dans les deux langues :

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Note de bas de page 7 :

 Roland Meynet, sj, « La composition du Notre Père », Liturgie, 119, 2002 ; repris et corrigé dans Studia Rhetorica, 18, 2005. (http://www.retoricabiblicaesemitica.org/Pubblicazioni/Studia_Rhetorica/18_141216.pdf). Cf. aussi R. Meynet, sj, L’évangile de Luc, Paris, Lethielleux, 2005.

Précisons d’emblée qu’un tel découpage et une telle distribution des deux textes sont déjà le résultat d’un parti pris. En effet, les manuscrits originaux étant pour la plupart dépourvus de ponctuation et a fortiori de majuscules ou de lettrines car ils sont parfois écrits en lettres capitales, la structure même du Notre Père divise les exégètes. Dans sa version matthéenne de référence, on considère tantôt qu’il se compose de douze formules, tantôt de onze, voire de dix, selon qu’on en regroupe certaines entre elles ou qu’on en scinde d’autres ; pour les mêmes raisons, le nombre de demandes que la prière recouvre se montera à six pour certains, sept pour d’autres ; on les répartira en deux strophes de cinq ou de six stiques (ou vers), quand on n’y verra pas deux séries de triades suivies d’une diade. Cet inventaire est loin d’être exhaustif. Pour notre part, nous nous sommes rallié à l’opinion et aux analyses du Père Roland Meynet, sj, professeur d’exégèse à la faculté de théologie de l’Université Grégorienne de Rome, telles qu’il les a développées dans plusieurs ouvrages et en particulier dans son article « La composition du Notre Père », sur lesquelles nous appuierons en grande partie notre propre travail7.

On remarque que si ces deux versions du Notre Père comportent chacune un nombre impair de demandes, l’une et l’autre s’articulent autour de la même requête centrale qu’elles ont en commun et que nous avons encadrée dans notre tableau. Il s’agit de la demande de pain, qui ne varie entre les deux versions qu’en termes de nuances de temporalité. Quel que soit le nombre de suppliques qui la précède et qui la suit, elle donne à l’ensemble une structure symétrique, ou plus exactement concentrique, formant pour ainsi dire un triptyque. Le caractère nodal, voire focalisateur, qu’on peut dès lors attribuer à cette demande centrale de pain semble attesté par un certain nombre d’arguments exégétiques et sémiotiques que nous allons rapidement présenter. Mais surtout, dans le cadre qui nous occupe, ce segment de texte est d’autant plus remarquable qu’il présente un des problèmes de traduction les plus épineux et les plus discutés par les théologiens depuis vingt siècles.

Note de bas de page 8 :

 Cf. Lc 11, 11-12 (soit sept versets plus loin) : « Et quel est-il donc celui d’entre vous, si son fils lui demande, à lui son père, une boule de pain, est-ce que c’est une pierre qu’il va lui donner ? Ou bien s’il lui demande un poisson, est-ce qu’à la place du poisson il va lui donner un serpent ? Ou bien encore s’il lui demande un œuf, est-ce qu’il va lui donner un scorpion ? »

A l’appui de ce découpage tripartite de la prière, en particulier dans sa version matthéenne, et donc en faveur de la mise en valeur particulière de la quatrième demande, les arguments exégétiques sont de plusieurs ordres. En premier lieu, il s’agit de la seule demande dont la formule commence par l’objet demandé (τὸν ἄρτον ἡμῶν / tòn árton hêmỗn : « le pain de nous »), alors que les six autres commencent par un verbe. Cet objet est unique en ce sens qu’il se trouve être le seul objet matériel ou concret de l’ensemble de la prière, tous les autres étant de nature immatérielle : la sanctification, la royauté, la volonté, la tentation, le mal…, et qu’il est le seul qui relève des fonctions traditionnelles d’un père au sein d’une cellule familiale, au moins à l’époque de la rédaction de ces textes8. On note également qu’elle se trouve enserrée entre deux formules en expansion, la troisième et la cinquième demandes, composées l’une comme l’autre de deux segments parallèles à valeur comparative qui se répondent en écho : comme au ciel... , comme nous remettons… Par ailleurs, si les trois dernières demandes sont coordonnées (καὶ…, καὶ…, ἀλλὰ… / kaì…, kaì…, allá… : et…, et…, mais…), les trois premières sont, elles, simplement juxtaposées. Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses caractéristiques, le P. Meynet fait remarquer combien cette composition du Pater rappelle par sa forme celle de la menorah, le chandelier à sept branches du Temple de Salomon, forme septénaire analogique que l’on retrouve dans d’autres textes aussi bien de l’Ancien Testament (notamment dans le livre de l’Exode lors de la description de la menorah elle-même) que des évangiles, ce qui ne saurait surprendre que ceux qui ignorent, négligent ou simplement oublient le contexte culturel hébraïque dans lequel ces deux textes ont été rédigés.

Il se trouve que cette organisation concentrique n’a pas toujours été identifiée et qu’une certaine tradition exégétique s’est longtemps contentée de scinder le Notre Père en deux, prenant pour assise le jeu et la répartition des pronoms personnels, c’est-à-dire les demandes en « tu » qui ouvrent la prière et les demandes en « nous » qui la concluent. D’un point de vue sémiotique, cette bipartition traditionnelle est à rapprocher du distinguo que Landowski opère à propos du terme français prière lui-même, qui, selon lui, recoupe, contrairement à la langue anglaise qui les distingue, deux acceptions très différentes, celle d’adoration et celle de supplique :

Note de bas de page 9 :

 Eric Landowski, « Shikata ga nai ou Encore un pas pour devenir vraiment sémioticien ! », Lexia, 11-12 (Culto / Worship), 2012, p. 55.

Au contraire [de l’anglais], le mot prière, en français, présente, du point de vue analytique, l’inconvénient de recouvrir indistinctement les deux acceptions. Comme worship, il désigne un geste d’homage [en anglais dans le texte], autrement dit de reconnaissance et de glorification — « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié… » — ou de vénération : « Je vous salue Marie pleine de grâce… ». Et en même temps, comme l’anglais prayer, il désigne un acte du type petition [idem], un geste de demande ou de supplication qui, lui-même, peut viser l’obtention d’un objet de valeur précis — « ... donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien » — ou celle d’un objet « modal », par exemple de l’ordre du pouvoir — « … ne nous laissez pas succomber à la tentation » —, à moins qu’il n’ait pour but, indirect, la grâce d’une intercession : « ... Marie pleine de grâce, priez pour nous ».9

Note de bas de page 10 :

 Ibid., p. 51 : « L’indicible rapport à la Présence trouve alors son expression dans une relation quasi dialogique de communication avec une instance objectivable, sémiotiquement “discrète” et par suite apte à porter un nom — Dieu — ainsi qu’à recevoir des attributs — Dieu tout-puissant, Dieu miséricordieux. Une telle figure une fois reconnue (ou inventée), tout invite à s’y “adresser” (…) ».

Note de bas de page 11 :

 Mt 23, 9.

Note de bas de page 12 :

 Ils « désignent syntaxiquement, l’un au regard du “croyant”, l’autre par rapport au “sujet” [non croyant], une seule et même instance : celle, transcendante, dont dépendent, pour l’un comme pour l’autre, et la valeur des choses et le sens de la vie ». « Shikata ga nai », art. cit., p. 51.

Au niveau narratif, en écartant provisoirement la proposition centrale encadrée (la demande de pain), et en ne considérant dans un premier temps que les propositions encadrantes, on remarque que les relations jonctives entre les objets en circulation et les actants-sujets (l’oré et l’orant collectif) viennent renforcer cette complémentarité des deux formes de prière ici concaténées. Dans les trois premières demandes (ou les deux premières chez Luc), il s’agit d’une relation de conjonction entre le sujet destinataire oré et des objets valorisés positivement : le nom, le royaume et le vouloir. En revanche, dans les trois (Mt) ou deux (Lc) dernières, il s’agit plutôt d’une relation de disjonction ou en majorité de non-conjonction entre un sujet destinataire orant et des objets valorisés négativement : les dettes (ou les torts), la tentation (ou l’épreuve) et le mauvais (ou le méchant). Le « père de nous » assume donc au moins deux rôles actantiels différents : destinataire des trois premières requêtes et sujet-de-faire dans les trois dernières. Au niveau discursif, la spatialisation matthéenne vient renforcer cette caractéristique narrative du texte. D’une part, l’adresse introductive spécifie qu’il ne s’agit pas d’un père terrestre, d’un quelconque pater familias présent ici-bas avec lequel s’établirait une relation dialogique triviale, mais bien d’une instance posée comme Présence située dans l’au-delà, autrement dit Dieu10. Matthieu est non seulement coutumier de cette expression (il l’utilise quinze fois dans le Sermon sur la Montagne, soit sous la forme « le Père céleste », soit sous la forme « le Père qui est aux cieux »), mais il va jusqu’à la clarifier de la bouche même de Jésus : « N’appelez personne “père” sur la terre, parce vous n’avez qu’un père, le Père céleste »11. Les trois demandes qui suivent cette adresse, caractérisées par la répétition de la formule « de toi » (« le nom de toi, le royaume de toi, le vouloir de toi »), forment ainsi un premier récitatif qu’on pourrait alors spatialiser comme « dans le ciel de toi » où circulent donc des objets « célestes ». Et comme pour mieux le faire ressortir, il se termine par le mot « terre », son contraire, qui non seulement sert d’agrafe ou de transition pour passer au deuxième récitatif, mais vient souligner le contraste entre ces deux espaces par le souhait même que cette terre se mette à ressembler au ciel : ὡς ἐν οὐρανῷ καὶ ἐπὶ γῆς / hôs en ouranỗi kaì epì gễs (« comme au ciel ainsi sur terre »). Ce deuxième récitatif concerne alors pour ainsi dire « la terre de nous ». Les objets négatifs qui y circulent (les dettes, les torts, la tentation) sont donc des objets qu’on peut qualifier de « terrestres ». Au niveau narratif à nouveau, à la lumière de l’analyse de la prière conduite par Landowski (pour qui « “Dieu” et “Destinateur” sont presque synonymes »12), l’examen de ces trois dernières demandes fait apparaître qu’entre sujet-orant et Destinateur-oré les rôles s’inversent,

Note de bas de page 13 :

 Ibid., p. 52.

rien n’interdisant au sujet de chercher à peser sur la volonté de son Destinateur et par là, moyennant une sorte de manipulation à rebours, à orienter en sa faveur la conduite de l’instance supérieure dont il dépend.13

En l’occurrence, cette section de la prière en forme de petition fait du « père de nous » un Destinateur-sujet-de-faire manipulé par le sujet-orant qui endosse alors la fonction de Mandateur dans un triple programme narratif de disjonction ou de non-conjonction avec les trois objets de « la terre de nous ».

Note de bas de page 14 :

 Expression du P. Carmignac, qui y décèle un procédé littéraire hébreu répandu. Cf. J. Carmignac, À l’écoute du « Notre Père », op. cit.

Note de bas de page 15 :

 Jérôme de Stridon (v. 347-420), moine canonisé, élevé au rang de docteur de l’église, considéré comme un des pères fondateurs de l’église latine pour son immense travail de traduction de la Bible grecque (la Septante) en latin (la Vulgate).

Note de bas de page 16 :

 Jn 8, 44 : « Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds ; car il est menteur et le père du mensonge ».

Note de bas de page 17 :

 Jn 14, 30 : « Je ne parlerai plus guère avec vous ; car le Prince de ce monde vient ; mais il n’a aucun empire sur moi ».

Ces remarques narratives et discursives amènent à conclure à une polarisation entre deux espaces ou deux univers, celui du divin, le « ciel », étant posé comme modèle pour l’autre, celui de l’humain, la « terre », ici-bas dysphorique et à (faire) corriger. En reprenant la nomenclature et les exemples de Landowski, les deux types de prière contenus dans le Notre Père sont donc bien, respectivement, pour la partie céleste, de l’ordre de l’adoration (worship), sous la forme d’une série de bénédictions à destination de Dieu, et pour la partie terrestre plutôt de l’ordre de la supplique (petition), sous la forme d’une série de conjurations, c’est-à-dire de demandes de protection pour l’orant. En renfort de la vision du monde ainsi posée, notons au passage le « chiasme antithétique »14 qui ouvre et clôture la prière : au πάτερ / páter initial répond, en s’y opposant, le πονηροῦ / ponêroû final, c’est-à-dire le mauvais. Bien que ce terme puisse certes être traduit aussi par le neutre — « ce qui est mal » (option prise par Jérôme15 dans la Vulgate, sa traduction latine de Matthieu : Sed libera nos a malo) —, il est ici, notamment à raison de sa position remarquable, en fin de phrase, interprétable comme un masculin : « celui qui est mauvais », c’est-à-dire le malfaisant ou le pervers, le rusé, le sournois ou le trompeur, autrement dit celui que, dans le quatrième évangile, Jésus appelle tantôt le « père du mensonge »16, tantôt plus précisément le « prince de ce monde »17 (d’ici-bas). C’est d’ailleurs ainsi que la plupart des Pères de l’Église, théologiens des premiers siècles, l’ont entendu. Pour eux, la présence de l’article (τοῦ πονηροῦ / toû ponêroû) milite en faveur de cette interprétation qui fait de ponêroû (génitif de πονηρός / ponêrόs) un adjectif substantivé qui renvoie à un actant sujet immatériel, au même titre que páter, plutôt qu’à un objet. S’il s’agissait d’un objet, nous aurions alors πονηρόv / ponêrόn sans article ou précédé de πᾶς / pâs. Dans cette optique, il s’agit donc bien plus de l’auteur du mal que du mal en général, c’est-à-dire de la cause plutôt que de ses effets. Ainsi ce chiasme antithétique viendrait-il confirmer la mise en tension de ces deux univers figuratifs où règnent deux Destinateurs transcendants, deux « pères », respectivement Dieu au ciel, le « père de nous », et Satan sur terre, le « père du mensonge ».

Examinons maintenant les différences de traduction de ponêroû en français moderne, telles qu’elles apparaissent à la dernière ligne du tableau comparatif ci-dessous.

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Note de bas de page 18 :

 C’est-à-dire récitées lors de la célébration du culte (différentes des traductions des diverses versions du Nouveau Testament : Bible de Jérusalem, T.O.B., etc.).

Note de bas de page 19 :

 Église Catholique Orthodoxe de France.

Note de bas de page 20 :

 Assemblée des Évêques Orthodoxes de France.

Note de bas de page 21 :

 Date à laquelle elle a définitivement renoncé à la traduction dite œcuménique de 1966. Voir en particulier Jean-Marie Gourvil, Ne nous laisse pas entrer dans l’épreuve : Une nouvelle traduction du Notre Père, Paris, François-Xavier de Guibert, 2004.

En simplifiant un peu, on peut ramener à trois les traductions liturgiques couramment utilisées en France aujourd’hui18. La plus répandue est sans conteste la traduction conciliaire dite œcuménique datant de 1966, utilisée par les catholiques et les protestants, dont la requête finale dérive directement du latin de la Vulgate Sed libera nos a malo : « Mais délivre-nous du mal ». Les deux autres, issues du grec d’origine sont les versions utilisées par les orthodoxes : la traduction de l’E.C.O.F.19 qui date de 1945 et celle de la Fraternité orthodoxe russe en Europe occidentale recommandée par l’A.E.O.F.20 qui, elle, date de 200421. Elles se terminent toutes deux par « mais délivre nous du Malin ». D’un point de vue sémiotique, c’est la question du statut actantiel du ponêrόs qui se pose. Soit il s’agit d’un objet cognitif, autrement dit d’un concept : c’est l’idée de mal — du mal sous toutes ses formes, subi ou causé : maladie, souffrance, cruauté, vengeance, etc. Soit il s’agit d’un sujet de faire, et en l’occurrence, d’un anti-sujet, l’anti-Destinateur auteur du mal. D’un point de vue théologique, on se trouve alors confronté à deux problèmes. D’une part celui de la source scripturaire, d’autre part celui de la croyance aux « forces du mal », autrement dit à l’existence du Diable, du « séparateur » (διά-βολος / diá-bolos).

A ces deux questions, les chrétiens orientaux apportent des réponses cohérentes et sans équivoque. En ce qui concerne leurs sources, il y a d’abord les manuscrits néotestamentaires primitifs écrits en grec, langue qu’ils ont par définition toujours parlée ; il y a ensuite les interprétations qu’en ont faites les Pères de l’Église, auxquels nous faisions référence plus haut, et qui pour la plupart s’exprimaient également en grec. Ainsi, entre autres, Jean Chrysostome précise-t-il :

Note de bas de page 22 :

 Jean Chrysostome (st), Œuvres Complètes, trad. M. Jeannin, T. VIII, « Commentaire sur l’Evangile selon Saint Matthieu », Homélie XIX, Bar-le-Duc, L. Guérin, 1864. Édition numérisée : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/.

Jésus entend par ce mot, « du mal », qui signifie aussi « du méchant », le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une inimitié irréconciliable. (…). Jésus-Christ l’appelle absolument « le méchant », parce qu’il l’est au suprême degré ; et comme, sans avoir jamais reçu de nous la moindre injure, il nous fait une guerre qui ne connaît pas de trêve, le Seigneur nous fait dire non pas : « Délivrez-nous des méchants », mais « du méchant » ; afin de nous commander de n’avoir point d’aigreur contre nos frères dans les maux que nous en souffrons, mais de tourner toute notre haine sur cet esprit de malice, l’auteur et le principe véritable de tous les maux.22

Note de bas de page 23 :

 Mt, Mc, Lc.

Si l’orthodoxie a donc opté pour une traduction française de ponêrόs par « le Malin », c’est par fidélité et aux textes et à la pensée des Pères grecs des premiers conciles, mais surtout parce qu’elle n’a jamais renoncé à la tradition judéo-chrétienne la plus ancienne — tradition ancrée aussi bien dans l’Ancien Testament, puisque, dès le Livre de la Genèse, on y voit cet anti-Destinateur mis en scène sous la forme actorialisée du serpent tentateur (nous reviendrons plus loin sur la question de la « tentation », autre problème de traduction du Notre Père), que dans le Nouveau Testament, où les quatre évangélistes relatent à de nombreuses reprises le combat entre Jésus et l’esprit du mal ou ses suppôts : ainsi des récits d’exorcisme à répétition dans les Synoptiques23, du fameux « Vade retro Satana » en Mt 16, 23, ou encore de la référence constante à l’opposition entre lumière et « ténèbres » dans les textes johanniques.

Note de bas de page 24 :

 « La perfection de l’univers exige qu’il y ait inégalité entre les créatures, (…) car certaines choses sont de telle manière qu’elles ne peuvent perdre leur être : telles les choses incorruptibles, et d’autres le peuvent : ce sont les choses corruptibles. », Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima, Question 48, article 2 (souligné par nous).

Note de bas de page 25 :

 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Prima Secundae, Question 87, article 3.

Pour ce qui est du catholicisme romain, et incidemment de ses branches « dissidentes » (protestantes), les réponses à ces deux questions sont un peu plus complexes et appellent quelques développements plus amples. Si, de ce côté occidental du christianisme, il y a aussi une grande part de tradition, elle est surtout attachée non pas aux textes grecs mais aux textes latins (d’où l’importance par exemple de la pensée d’un Augustin d’Hippone, qui de son propre aveu ne savait que très mal le grec). Pour cette raison, c’est plutôt à la Vulgate que cette tradition se raccroche. Or d’une part, nous l’avons déjà signalé, Jérôme, son auteur, a pris le parti de traduire le dernier stique du Notre Père matthéen par Sed libera nos a malo, « Mais délivre-nous du mal ». Mais aussi, d’autre part, au sein de cette même tradition de langue latine, il faut prendre en compte l’importance de l’influence, quelques siècles plus tard, de la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, dont la pensée s’appuie, pour traiter du mal et de ses causes, davantage sur la philosophie « païenne » d’Aristote que sur la Bible et le Livre de la Genèse. Thomas d’Aquin ne fait pas du péché dit originel la cause du mal, ni celle de la mort, mal suprême souvent présenté ailleurs comme la conséquence du péché. Il n’en rend pas responsable l’anti-Destinateur, malgré le rôle central qu’il joue dans le récit fondateur de la désobéissance d’Adam et Ève, sujets-destinataires créés par Dieu. Thomas d’Aquin justifie le mal en le définissant comme une absence de bien, une privation tolérée et utilisée par Dieu pour en tirer un bien supérieur. En simplifiant beaucoup, pour la pensée thomiste, la cruauté du lion envers l’agneau qu’il tue pour le dévorer permet à la fois au prédateur de survivre, ce qui est un bien, et à l’innocence de sa victime, qui est un bien encore supérieur, d’être magnifiée. Cette justification qui va jusqu’à poser la nécessité du mal24, notamment comme punition dans l’exercice de la justice divine, fait écrire à ce docteur de l’Église : « Dieu ne prend pas plaisir aux peines [châtiments] pour elles-mêmes, mais il prend plaisir à l’ordre de sa justice qui requiert ces peines »25. En somme, il faut bien qu’il y ait des bourreaux pour qu’il y ait des martyrs. Sans pousser le raisonnement jusqu’à en faire un des attributs de Dieu, Thomas d’Aquin fait donc du mal un instrument à son service, un outil entre les mains de Dieu, qui lui sert à mieux manifester sa puissance en même temps que, par contraste, sa bonté et sa justice.

Cet escamotage du Diable dû à une suspicion grandissante vis-à-vis du surnaturel maléfique se retrouve tout au long de l’histoire théologique de l’église catholique. Une thèse d’histoire contemporaine soutenue en 2008 en trouve des échos dans les années 1640, avec la montée de l’intellectualisme, les progrès de la raison et l’engouement pour l’esprit critique, puis montre comment

Note de bas de page 26 :

 Justine Louis, L’Eglise catholique face à l’extraordinaire chrétien depuis Vatican II, thèse de doctorat d’Histoire contemporaine sous la direction de Régis Ladous, université Jean Moulin, Lyon 3, Institut d’histoire du christianisme, 2008, p. 20 (c’est nous qui soulignons).

au XVIIIe siècle, cette orientation de l’autorité catholique se confirme. Le siècle des lumières se caractérisant en effet par la poussée du rationalisme, la hiérarchie catholique tient à se montrer raisonnable et promeut une religion « éclairée » où l’extraordinaire chrétien est écarté. Le Diable, lui, est toujours présent, mais subit une évolution spectaculaire, passant du stade de l’obsession religieuse [moyenâgeuse et inquisitoriale] à celui du mythe littéraire.26

Note de bas de page 27 :

 Ibid., p. 22.

Note de bas de page 28 :

 Voir entre autres Jésus : mythologie et démythologisation, préf. de Paul Ricœur, Paris, Seuil, 1968 ; ou encore Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013.

Au XIXe siècle, les progrès des sciences, notamment médicales, font ranger toutes les manifestations de type démoniaque, par exemple les cas de possession, dans la catégorie des troubles psychiatriques, de l’hystérie, des hallucinations ou des attaques d’épilepsie. Enfin, aujourd’hui, « face à cette crise interne [celles des vocations en particulier] et devant la montée du rationalisme, l’autorité vaticane porte (…) peu d’intérêt à l’extraordinaire chrétien »27. On le voit donc bien, du côté romain, l’influence du rationalisme venu de la philosophie, de l’histoire naturelle, de la médecine ou de bien d’autres sciences encore, a peu à peu écarté la théologie romaine de ses sources scripturaires traditionnelles et lui a donné une coloration « positiviste » qui, bien qu’ayant été combattue un certain temps sous le vocable de « modernisme », laisse des traces jusque dans la traduction contemporaine du Notre Père. Rares sont d’ailleurs aujourd’hui les membres du clergé catholique français à croire à l’existence du Diable, et, bien que chaque diocèse soit officiellement doté d’un prêtre exorciste, seule une petite poignée d’entre eux exerce effectivement son ministère et croit à son efficacité. Quant à la branche protestante de ce christianisme occidental, bornons-nous à rappeler l’influence qu’un Rudolf Bultmann, théologien allemand de tradition luthérienne, professeur à l’université de Marbourg, a pu avoir au milieu du XXe siècle, avec la diffusion à grande échelle de ses travaux sur la « démythologisation des évangiles »28.

Note de bas de page 29 :

 Voir en particulierJean Bernardi, « La rédaction matthéenne du Notre Père et ses auteurs », Revue des Études Grecques, t. 116, 2003, pp. 707-710.

Note de bas de page 30 :

 La Septante est une traduction de la Bible Hébraïque (la Torah) en langue grecque.

Note de bas de page 31 :

 Claude Tresmontant (trad. et notes), Évangile de Matthieu, Paris, François-Xavier de Guibert (OEIL), 1986 ; Évangile de Luc, Paris, François-Xavier de Guibert (OEIL), 1987.

Note de bas de page 32 :

 J. Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », op.cit.

Mais pour revenir au sujet qui nous occupe, celui de la traduction, il n’a pourtant pas manqué de voix en occident pour faire valoir non pas l’origine grecque ou latine, mais hébraïque, ou à tout le moins sémitique, du Notre Père. Ainsi que nous le faisions remarquer en introduction, pour un certain nombre de chercheurs de la fin du XXe siècle, les versions du Pater parvenues jusqu’à nous en grec ne seraient elles-mêmes, fort probablement, que des traductions de manuscrits primitifs perdus, en hébreu ou en araméen. Pour certains d’entre eux qui tiennent la version matthéenne pour la plus authentique (Luc ayant tendance à simplifier les messages évangéliques pour les rendre plus accessibles à son auditoire), le Notre Père sémitique d’origine serait en fait un psaume, c’est-à-dire un poème destiné à être chanté, que son traducteur grec se serait efforcé de conserver sous une forme psalmodiable dans cette langue.29 Parmi les plus connus d’entre eux, Claude Tresmontant, professeur de philosophie des sciences pendant de nombreuses années à la Sorbonne, a opté pour un texte hébreu sous-jacent au texte grec et effectué des rétroversions des deux originaux grecs, en se servant de la Septante30 comme dictionnaire, puis il a ensuite retraduit, ou plutôt décalqué, l’hébreu ainsi obtenu en français31. Dans sa traduction du dernier stique matthéen, et comme pour mieux souligner que ponêrόs est pour lui la traduction grecque de l’hébreu rascha’ (רָשָׁע), c’est-à-dire le « criminel », le « pervers » ou l’« impie », il va même jusqu’à préciser son interprétation entre parenthèses : « mais arrache-nous [de la main] du méchant ». Autrement dit, pour Tresmontant, comme d’ailleurs pour le P. Jean Carmignac32 qui dans ses propres rétroversions a recours au même terme hébreu, il s’agit d’un actant-sujet agissant (l’anti-Destinateur), actorialisé et anthropomorphisé (doté de mains), et non pas d’un actant-objet purement cognitif. Or les voix de ces différents chercheurs ne se sont fait entendre que très timidement, et la traduction catholique du Notre Père est restée inchangée.

Il ressort de ce premier éclairage rapide sur les deux traductions du dernier stique de cette prière à vocation universelle que le christianisme semble en fait théologiquement divisé. Il est vrai qu’un texte en hébreu — ou en araméen — d’abord traduit en grec, puis du grec en latin et enfin du latin en français (et dans toutes les autres langues vernaculaires) avait toutes les chances d’être déformé au cours de l’histoire. Il n’en reste pas moins que dès la traduction grecque des premiers siècles, ce sont des options théologiques divergentes qui ont influencé les différentes interprétations. Du côté des chrétiens orientaux, la croyance au surnaturel, c’est-à-dire à la présence de forces immatérielles maléfiques agissantes en ce bas-monde, héritée de la tradition biblique, semble être restée inchangée depuis vingt siècles, préservant ainsi au niveau actoriel et intersubjectif du récit contenu dans le Notre Père sa forte dimension polémique. L’occident, quant à lui, semble avoir largement dévié de cette ligne de pensée et peu à peu affaibli cette dimension polémique en « désactorialisant » le mauvais. En effet, au cours des trois ou quatre siècles qui viennent de s’écouler, tout en continuant à déplorer le mal qui affecte « la terre de nous » et en demandant à Dieu d’en soulager l’humanité, il a renoncé à en désigner explicitement le fautif, et a poussé son raisonnement jusqu’à en nier l’existence même. A partir de l’examen de ce seul stique se dessine alors une opposition fondamentale entre ces deux approches théologiques, l’une marquée par l’acceptation d’une dimension surnaturelle de la foi, l’autre, au contraire, plus marquée par une certaine rationalité, pour ne pas dire un certain rationalisme. C’est cette hypothèse d’axiologies contraires, sous-jacentes aux versions françaises du Notre Père, qu’il s’agit à présent d’approfondir à travers l’analyse des autres grands problèmes de traduction posés par ce texte.

2. La demande centrale : La manne ou l’hostie ?

 Au-delà de la triviale polarisation entre ciel et terre, entre le monde de Dieu le père et celui des hommes et du « père du mensonge », établie par les trois premières et les trois dernières demandes du texte matthéen, qu’en est-il donc de la quatrième, celle que R. Meynet pose comme charnière entre ces deux récitatifs et que nous avions provisoirement laissée de côté ? L’exégèse classique, à partir du seul critère pronominal qu’elle s’était fixé, la faisait appartenir à la sphère terrestre, ce qui aboutissait à une structure asymétrique ou bancale de trois demandes célestes suivies de quatre terrestres. Quoi de plus naturel s’agissant d’une demande de nourriture ? A y regarder de plus près, son objet, τὸν ἄρτον / tòn árton (le pain), possède des caractéristiques qui le font en fait appartenir aux deux sphères. En effet, si du point de vue morphologique, les pronoms ἡμῶν / hêmỗn et ἡμῖν / hêmîn renvoient à « la terre de nous », en revanche, d’un point de vue sémiotique, la valorisation positive et la relation de conjonction demandée le feraient plutôt se raccorder aux objets « célestes » des trois premiers stiques. On pourrait alors espérer que le qualificatif qui lui est attaché permette de désambiguïser ce statut hybride. Or, rien n’est plus illusoire dans la mesure où c’est précisément ce qualificatif qui présente le plus gros problème de traduction de l’ensemble de la prière.

Note de bas de page 33 :

 « Il faut d’abord savoir que le mot “epioúsion” n’a cours chez aucun Grec ni aucun savant, qu’il n’est pas non plus employé dans l’usage des simples gens, mais qu’il a tout l’air d’être une création des évangélistes ». Origène, De la Prière, XXVII, 7, cité et traduit par Christian Boudignon, « La terre et le pain : Archéologie d’une lecture “matérialiste” du “Notre Père” », ATALA, 6, 2003, « Approcher l’Antiquité aujourd’hui », p. 104.

En effet, il se trouve que ce qualificatif ἐπιούσιος / epioúsios, unique adjectif de cette prière, est un hapax non seulement biblique, mais semble-t-il également introuvable où que ce soit dans l’ensemble de la littérature grecque antique. Il n’apparaît que dans nos deux évangiles et uniquement dans ce stique central commun, avec pour principales différences entre les deux textes des nuances temporelles, marquées par le temps du verbe « donner » employé par chaque auteur et par la locution adverbiale qu’il a choisie pour l’accompagner. Chez Matthieu, l’impératif aoriste δὸς / dòs marque une action ponctuelle et ne vise que l’instant même de l’énonciation, ce que vient renforcer l’adverbe σήμερον / sếmeron (aujourd’hui), alors que chez Luc, l’impératif présent δίδου / dídou suppose une certaine itérativité et une certaine durativité, ce que là aussi vient souligner le choix de la locution τὸ καθ’ ἡμέραν / tὸ kath’ hêméran (chaque jour). Mais par ailleurs, et comme pour augmenter la perplexité des exégètes, la Vulgate de Jérôme donne pour ce même ἐπιούσιος deux traductions différentes, une dans chaque évangile. Il est rendu par quotidianus ou cotidianus (quotidien) dans sa traduction de Luc, et par supersubstantialis (supersubstantiel) dans celle de Matthieu. La raison de cette divergence tient certainement au fait qu’il s’agit d’un néologisme, probablement forgé — d’après Origène qui, dès le troisième siècle, avoue, embarrassé, que le mot n’existe plus à son époque — par les évangélistes eux-mêmes ou leurs traducteurs33. Pour sa version latine de Luc, Jérôme semble s’être appuyé plutôt sur la syntaxe de la phrase, et pour celle de Matthieu plutôt sur l’étymologie du mot. Comment se décompose cet hapax ? Il serait vain de chercher à compter les hectolitres d’encre que la réponse à cette question a fait couler depuis vingt siècles. Essayons plutôt de résumer les diverses interprétations que les spécialistes en ont donné. En simplifiant à l’extrême, on peut les scinder en deux grandes écoles de pensée : d’un côté les tenants du pain spirituel, celui de la vie céleste à venir, et de l’autre ceux du pain matériel, celui de la subsistance terrestre présente.

Note de bas de page 34 :

 Comme l’atteste par exemple le néologisme datant du concile de Nicée (325), puis confirmé par celui de Chalcédoine (451), ὁμοούσιος / homo-oúsios, forgé par les Pères de l’Église pour signifier la consubstantialité du Christ d’abord avec Dieu et ensuite aussi avec l’ensemble des êtres humains, c’est-à-dire sa double nature divino-humaine.

Note de bas de page 35 :

 Saint Jérôme, Commentaires sur Matthieu, livre I, Mt 6, 11, Migne, vol. XXVI, col. 43 ; traduction d’après J. Bareille, vol IX, p. 552.

Note de bas de page 36 :

 Saint Jérôme, Traité sur le Livre des Psaumes, Ps 135, 25, Turnhout, Brepols, vol. LXXVIII, 1958, p. 295.

Note de bas de page 37 :

 La koinè désigne la langue véhiculaire du monde hellénistique ancien, composée essentiellement de grec mais aussi d’emprunts à d’autres dialectes du pourtour méditerranéen. L’appellation complète est κοινὴ διάλεκτος / koinè dialektos qui signifie « dialecte commun ».

Note de bas de page 38 :

 « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. » (Jn 1, 1) ; « Et le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous » (Jn 1, 14).

Note de bas de page 39 :

 Jn 6, 35.

Pour les premiers, ce néologisme est formé du préfixe ἐπί / epi, qui signifie « sur » ou « au-dessus », et de ούσιος / oúsios, participe présent du verbe « être » είμι / eimí, qui a donné le substantif ούσία / oúsίa, qui signifie « essence », « substance » ou encore « nature »34. Selon cette interprétation, le pain est super-substantiel, ce qui signifie (comme le précise Jérôme lui-même dans un de ses Commentaires sur saint Matthieu) qu’il est « … au-dessus de toutes substances et dépasse absolument toutes les créatures ». D’où son décalque latin dans la Vulgate : super (epi) – substantialem (oúsios). En d’autres termes, il s’agit d’un pain qui, étant au-delà de la nature, est donc à comprendre comme « surnaturel ». Dans un autre passage de ses mêmes Commentaires, Jérôme insiste sur la signification spirituelle de cet adjectif énigmatique. Affirmant avoir eu en mains un manuscrit en hébreu du texte matthéen, il écrit : « Dans l’Evangile appelé “selon les Hébreux”, à la place du mot supersubstantiel, j’ai trouvé mahar, qui signifie de demain, en sorte que le sens est : “Donne-nous aujourd’hui notre pain de demain”, c’est-à-dire de l’avenir »35. Autrement dit, il s’agirait du « pain céleste », celui des bienheureux en paradis, ce qu’il explicite plus clairement encore dans son Traité sur le Livre des Psaumes : « ... “Donne-nous aujourd’hui notre pain supersubstantiel”, c’est-à-dire qui provient de ta substance. Dans l’Evangile hébreu selon Matthieu, on trouve : “Donne-nous aujourd’hui notre pain de demain”, c’est-à-dire le pain que tu nous donneras dans ton royaume »36. C’est sur la base de cette dimension surnaturelle mais surtout prospective, voire eschatologique, donnée par Jérôme que d’autres chercheurs auront tendance à préférer adjoindre au préfixe ἐπί le verbe εἶμι / eîmi, qui signifie « aller » ou « arriver », ce qui permet de décomposer ἐπιούσιος en έπ-ιούσιος (au lieu de έπι-ούσιος). Dans ce cas, le contexte du stique permettant par ailleurs de sous-entendre le mot ἡμρα / hêméra (jour), le pain serait celui « du jour qui vient », (εἶμι : ίοῦσα ἡμρα / eîmi : ίοûsa hêméra), c’est-à-dire le pain de demain. Ils appuient cette interprétation sur une formule connue du grec classique : ἡ ἐπιούσα ἡμρα / hê epioúsa hêméra qui signifie « le jour suivant » ou « le lendemain » et avancent également que dans la koinè37 le ἡμρα final est très souvent omis. Enfin, c’est aussi à partir des évangiles eux-mêmes qu’ils étayent leur opinion, arguant du fait que le pain dont parle fréquemment Jésus est avant tout une analogie, un pain essentiel ou plutôt suressentiel parce qu’il est de nature spirituelle, qui désigne soit son propre corps ou sa propre personne (en référence, pour les croyants, à l’hostie de l’Eucharistie), soit la parole de Dieu, son Verbe (ce qui pour eux revient au même38). Entre autres, ils citent l’évangile de Jean : « Je suis le pain de vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim ; qui croit en moi n’aura jamais soif »39. Ou encore :

Note de bas de page 40 :

 Jn 6, 47-51.

Je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts. Voici le pain qui descend du Ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant, qui suis descendu du Ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde.40

Note de bas de page 41 :

 Mt 4, 4.

Mais aussi, Matthieu lui-même : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »41.

Note de bas de page 42 :

 Par exemple, Platon, Le Criton, 44.a. : Le navire n’arrivera pas aujourd’hui… mais demain, Οὐ τοίνυν τῆς ἐπιούσης ἡμέρας… ἀλλὰ τῆς ἑτέρας (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 43 :

 Henri Bourgoin, « ἐπιούσιος expliqué par la notion de préfixe vide », Biblica, 60, 1979, pp. 91-96.

Note de bas de page 44 :

 Cependant Origène l’interprétait très différemment : il voyait dans ἐπιούσιον un participe formé sur le modèle de l’hapax qu’on rencontre en Ex 19, 6 : « vous serez pour moi un peuple πἐρι-ούσιος », qu’il entendait comme « un peuple participant de la substance divine ».

Note de bas de page 45 :

 La Peshitta est une très antique version syriaque de l’Ancien et du Nouveau Testament. Elle aurait été traduite directement de l’hébreu.

Note de bas de page 46 :

 Ex 16, 4.

Quant à la deuxième école, dont Erasme est sans doute le plus célèbre représentant, certains de ses tenants vont conserver l’hypothèse de cette ellipse du mot « jour » mais revenir au verbe être είμι, et ainsi traduire le pain « du jour présent », « du jour qui est » (είμι : οῦσα ἡμέρα / eimí : oûsa hêméra). Certains autres argueront du fait que le mot ne peut pas être morphologiquement rapproché de ούσία car dans ce cas ἐπί- aurait dû perdre son iota final par élision pour donner ἐπούσιος / epoúsios et non ἐπιούσιος, et, s’appuyant sur des textes classiques (Xénophon, Platon, Aristophane…), ils vont soutenir que l’expression ἡ ἐπιούσα ἡμέρα peut aussi signifier « aujourd’hui » ou « le jour-même »42. On trouve également dans la vaste littérature sur le sujet l’idée que le préfixe ἐπι- serait un « préfixe vide » qui, « ayant évacué tout contenu sémantique ne change pas la signification du radical auquel il s’accorde »43, un peu comme en français re- dans « rechercher » qui a peu ou prou le même sens que « chercher ». L’exemple grec donné est ἐπιφλὲγω / epiphlègô qui signifie « brûler à la flamme », « consumer » et qui a le même sens que φλὲγω / phlègô. D’où l’idée que ἐπιούσιος est à comprendre dans le seul sens de οὑσιος, ce qui concerne la substance, « substantiel », c’est-à-dire destiné à sustenter, à nourrir : « Donne-nous notre pain pour notre substance, notre subsistance ». On a aussi rapproché ἐπι- d’autres préfixes et, Origène en tête, suggéré un parallèle entre ἐπιούσιος et περιούσιος / périoúsios qui signifie « superflu », « en abondance », « plus qu’assez »44. Il s’agirait alors d’une demande de pain en quantité généreuse : « Donne-nous notre pain en surabondance ». Enfin, les derniers vont plutôt avancer des arguments historiques et mettre en avant que si le jour oriental commence la veille au soir, demander le pain du lendemain, c’est l’obtenir le jour même, car dans l’antiquité les boulangers ne travaillaient pas la nuit et en conséquence on achetait la veille au soir le pain du lendemain matin, ce qui a sans doute conduit Jérôme, dans sa traduction latine du Notre Père lucanien, à choisir « quotidien ». Il s’agit donc pour toute cette école d’un objet bien concret, d’un aliment, le pain nécessaire et indispensable pour vivre, ce que confirmerait la version de la Peshitta45 : « le pain de notre nécessité ». A l’appui de leur thèse, ils vont y voir également une allusion à la manne de l’Ancien Testament où il est rapporté que, pendant l’Exode des Hébreux au désert, Dieu dit à Moïse : « Du haut du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour la ration quotidienne… »46. Le P. Carmignac fait partie de ces partisans. Se fondant à la fois sur cet épisode vétérotestamentaire et sur les dires de Jérôme qui affirmait avoir lu mahar (demain) dans l’évangile des Hébreux, il propose de le rendre par « notre pain jusqu’au lendemain ». De même Claude Tresmontant qui restituait ainsi sa rétroversion en hébreu : « notre pain du jour qui vient [du lendemain] donne-le-nous aujourd’hui (Mt) / chaque jour (Lc) ». Pour tous ces auteurs, défenseurs de cette interprétation matérielle et terrestre du pain du Notre Père, l’orant demande à l’oré de l’aider à satisfaire ses besoins physiologiques naturels, condition nécessaire à sa survie terrestre au jour le jour, ce que confirment à leurs yeux les consignes données par le Christ lui-même :

Note de bas de page 47 :

 Mt 6, 34.

Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine.47

Ou encore :

Note de bas de page 48 :

 Mt 6, 31-33.

Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : « Qu’allons-nous manger ? » ou bien : « Qu’allons-nous boire ? » Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît.48

Note de bas de page 49 :

 J. Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », op. cit., p. 143.

Note de bas de page 50 :

 Cf. « A vous le mystère du règne de Dieu a été donné. A ceux-là par contre, à ceux du dehors, toutes les choses adviennent dans des paraboles, afin que regardant ils regardent et ne voient pas et qu'écoutant ils écoutent et ne comprennent pas, de peur qu'ils ne changent d'esprit et qu'il ne leur soit fait rémission. Vous ne saisissez pas cette parabole ? Et comment comprendrez-vous toutes les paraboles ? » (Mc. 4,11-13).

Note de bas de page 51 :

 A.J. Greimas, « La parabole : une forme de vie », in L. Panier (éd.), Le Temps de Lecture. Exégèse biblique et sémiotique. Recueil d’hommages pour Jean Delorme, Paris, Cerf, 1993, p. 383 (c’est nous qui soulignons).

L’adjectif ἐπιούσιος restera donc sans doute à jamais une énigme aussi bien pour les exégètes que pour les traducteurs. Même si d’aventure ressurgissait de quelque fouille archéologique un manuscrit plus ancien en hébreu ou en araméen, on ne cesserait de se demander pourquoi le traducteur grec a choisi de construire ce néologisme. Et si le P. Jean Carmignac concluait à regret : « Qu’on interroge les Pères, la philologie grecque ou la philologie sémitique, jusqu’à présent aucun argument irréfutable n’établit vraiment le sens du mystérieux epioúsios »49, de son côté, le P. Roland Meynet propose plutôt de s’en réjouir. Car selon ses analyses, les textes bibliques à structure concentrique obéissent à une forme rhétorique qui se caractérise par la présence en leur centre d’une question sans réponse, d’un proverbe sibyllin, d’une parabole — en hébreu mâschâl — à interpréter, c’est-à-dire d’un message énigmatique ou analogique à méditer et à approfondir, que certains comprendront et d’autres non50. Le Notre Père ne dérogerait pas à cette règle, et si c’est une curieuse demande d’une indécidable sorte de pain qui en occupe le centre plutôt que par exemple l’avènement du royaume de Dieu auquel on aurait pu s’attendre, c’est précisément pour amener le lecteur, l’auditeur ou en l’occurrence l’orant, à s’interroger et à réfléchir au sens spirituel des paroles qu’il lit ou prononce et à en tirer une compréhension personnelle par lui-même. Ce mâschâl central de la composition concentrique du Notre Père serait en quelque sorte la manifestation standard d’une forme de maïeutique néotestamentaire destinée à déclencher un dialogue intérieur. On ne peut pas ne pas songer ici à l’un des derniers textes que Greimas nous ait laissés, précisément consacré à la parabole et dans lequel il pousse son analyse exactement dans ce sens : « Car qu’est-ce qu’une parabole si ce n’est une ouverture sur l’imaginaire, une problématisation du quotidien et de l’événementiel pour les ériger en interrogation et en responsabilisation de l’énonciataire, auditeur ou lecteur ? »51. Nous y reviendrons (infra, 5).

Note de bas de page 52 :

 Voir en particulier Christian Boudignon (qui défend la thèse matérialiste contraire, mais expose clairement la pensée d’Origène), « La terre et le pain … », art. cit.

Note de bas de page 53 :

 Le slavon d’église (aussi appelé vieux-slave liturgique) est une langue morte qui, à l’instar du latin chez les catholiques romains, est avec le grec la principale langue liturgique de l’Église orthodoxe.

Mais c’est d’abord aux diverses traductions liturgiques de cette quatrième demande qu’il faut revenir. Il se trouve que la tradition occidentale, depuis ceux qu’on appelle les « Pères latins de l’Église » (Tertullien, Cyprien ou Augustin, entre autres) jusqu’aux catholiques et protestants contemporains, a toujours défendu, malgré les explications de Jérôme (pourtant lui aussi docteur de l’Église), l’interprétation matérielle du pain demandé, et a donc « renoncé » d’une certaine façon à laisser à ce qualificatif du pain sa part de mystère. En effet, le Notre Père catholique, récité en latin puis en français, a depuis des siècles évacué le problématique panem supersubstantialem de la version matthéenne et l’a remplacé par le prosaïque panem quotidianum qu’il a emprunté à la traduction de Luc et rendue en français, jusqu’en 1966, par « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien (ou de chaque jour) », et depuis par « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». De leur côté, les orientaux orthodoxes, grecs et slaves, depuis les Pères grecs de l’Église, notamment Origène52, sont restés attachés à l’autre interprétation, plus spirituelle, du pain du Notre Père. La liturgie grecque orthodoxe s’en tient bien sûr à la version matthéenne d’origine dans son intégrité. Quant aux Russes ainsi que tous les orthodoxes des pays de l’est, ils l’ont traduite littéralement en slavon53, ainsi que l’atteste l’historien Boris Mouravieff, dans un court article datant de 1956 :

Note de bas de page 54 :

 Boris Mouravieff, « Du pain quotidien », in Rencontre Orient-Occident, Genève, 4, 1956, repris dans : Ecrits sur Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne, Paris, Trédaniel-Dervy, 2008.

Le texte slave de l’Evangile fut établi au IXe siècle par Constantin le Philosophe, plus connu sous le nom de Saint Cyrille, et par son frère, Saint Méthode, savants grecs, natifs de Salonique, sachant la langue slave à la perfection. Et il n’est pas douteux qu’à l’époque, si riche en exégèses sacrées, l’esprit primitif des textes ait été traduit selon le sens originel. Les langues slaves modernes, notamment le russe, demeurent très proches du vieux slavon. Et on l’a déjà vu, le terme slavon, qui passa dans le russe sans modifications correspond exactement à celui de pain supersubstantiel et non de pain quotidien.54

Note de bas de page 55 :

 Ibid. (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 56 :

 Cf. Noël Tanazacq, « Le Notre Père, une prière divine pour l’homme » (http://sainte-genevieve-paris.fr/le-notre-pere-conference-des-26-et-27-mars-2012).

Dans ce même article, il dénonce alors la version « lucanisée » des Romains, qui, pour lui et pour la plupart des orthodoxes, représente une grave dérive théologique de la part des chrétiens d’occident : « Depuis lors, cette formule [pain quotidien] s’est tellement enracinée dans les esprits qu’on ne veut même pas croire qu’en répétant depuis son enfance les paroles sacrées du Pater Noster, on prie pour quelque chose qui est au fond diamétralement opposé à ce qu’enseignait Jésus »55. Les versions orthodoxes françaises actuelles, même si elles ont quelque peu dévié du littéral supersubstantiel des Grecs et des slaves n’en restent pas moins résolument opposées à l’usage du prosaïque et rationnel « pain quotidien ». Elles laissent à l’objet de la demande son énigmatique hybridité, son indécidabilité, en d’autres termes son mystère, tels que souhaités, selon la théorie rhétorique du P. Meynet, par l’auteur même du texte : « Donne-nous aujourd’hui notre pain essentiel » (A.E.O.F) ou « Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel » (E.C.O.F). Mais il ne manque pas de voix, parmi les orthodoxes français qui trouvent ces traductions encore trop faibles parce que trop immédiatement compréhensibles, pour s’élever et proposer de renforcer cette caractéristique propre à la demande centrale du Notre Père par une nouvelle traduction. Tel est le cas du P. Noël Tanazacq, de la Métropole Orthodoxe Roumaine d’Europe Occidentale et Méridionale, qui en 2012, lors d’une conférence donnée dans le cadre du Centre Orthodoxe d’Études et de Recherche Dumitru Staniloae, a proposé d’adopter soit « pain suressentiel », soit, dans l’idéal selon lui, et à l’instar du slavon, « pain supersubstantiel »56. D’autres orthodoxes se sont ont également ralliés à la proposition « supra essentiel ».

Note de bas de page 57 :

 Au sens théologique de « dogmes révélés, que le fidèle doit croire, mais qu’il ne peut comprendre » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie) et, ajouterions-nous, « ou qu’il ne finira jamais de comprendre totalement ».

Note de bas de page 58 :

 Cf. infra, n.85 ; voir également J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière. Lecture sémiotique d’une pratique et d’une interaction particulières : l’hésychasme orthodoxe », Actes Sémiotiques, 118, 2015, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5417.

Ce survol des interprétations et des traductions de la quatrième demande du Notre Père liturgique semble bien confirmer l’opposition axiologique que nous avions dégagée à l’examen de la septième. Le débat sur la nature du pain demandé met en évidence deux approches contraires de la théologie : l’une tout empreinte de spiritualité, pour ne pas dire de mysticisme, prête à payer le prix d’une certaine inintelligibilité pour conserver à la foi qu’elle défend sa part de mystère57, et l’autre plus encline à renoncer au surnaturel, aussi paradoxale qu’une telle attitude puisse paraître de la part de religieux, pour faciliter, selon les voies de la raison raisonnante et raisonnable, la compréhension de ses messages et l’adhésion à leur contenu. D’un point de vue sémiotique, si cette demande de pain s’inscrit bien dans le registre de la prière au sens de petition que Landowski soulignait et si, comme il l’a analysé, elle prend la forme de cette configuration inversée des rapports entre l’instance orée et le sujet-orant, les deux traductions du Notre Père sont de ce point de vue comparables. Mais ce qui creuse narrativement l’écart entre elles, c’est la différence fondamentale entre la valeur de l’objet de la quête orthodoxe et celle que lui attribue la quête catholique. Il en résulte non pas deux types de transcendance — car jusqu’en ce point de nos analyses, son statut et son rôle (en tant que pourvoyeuse de cet objet) semblent le même des deux côtés — mais plutôt deux types de sujets orants et donc deux formes de croyance et d’aspirations. Le sujet byzantin, en cherchant à se conjoindre à un objet « céleste », cherche à obtenir ici-bas un avant-goût des « réalités éternelles » de l’au-delà, auxquelles il aspire et qui ont à ses yeux une valeur supérieure aux « réalités terrestres », ce qui n’est pas sans faire écho à la pratique orthodoxe de l’hésychasme fondée sur sa théologie de la déification58. En revanche, c’est non seulement à un « objet terrestre » que le sujet romain, plus soucieux de sa pitance, semble accorder de la valeur, mais c’est sur l’au-delà auquel il s’adresse qu’il compte pour le lui fournir ici-bas. C’est en somme, du point de vue spatial et relationnel, à deux types de dynamique verticale dans les rapports entre sujet et Destinateur que nous aurions affaire : une dynamique ascendante du côté orthodoxe où le sujet cherche un moyen de s’élever jusqu’à l’instance transcendante, et au contraire du côté latin une dynamique plutôt descendante, où le sujet attend de la transcendance divine qu’elle « lui donne la becquée » pour assurer sa survie terrestre. Du point de vue de la temporalité, le maintien orthodoxe de la demande matthéenne à l’impératif aoriste, auquel certains accordent une nuance eschatologique, témoigne de cette sensibilité pour les « réalités spirituelles », alors que sa substitution catholique romaine par la version lucanienne à l’impératif présent, qui marque la répétition dans la durée et s’accorde avec le « chaque jour » de la finale, renforce cette préoccupation « temporelle » ou « mondaine ». En somme, si l’on peut dire que chaque type de sujet-orant cherche à obtenir une « longue vie », c’est à la vie éternelle de l’au-delà que pense l’orthodoxe alors que le catholique romain se soucie plutôt de sa durée de vie ici-bas.

Quel rapport peut-on alors établir entre la quatrième demande et la septième que nous avions examinée plus haut ? Dans l’une et l’autre des traductions du Pater, il semble que le pain demandé représente un programme d’usage au service d’un programme de base dont l’objet ultime serait, comme on vient de le voir, la vie : vie « éternelle » pour les Byzantins, vie « terrestre » pour les Romains. Dès lors, ce détour par la valeur du pain de la quatrième demande permet d’éclairer et de mieux comprendre la disparition de la figure du Diable de la septième du Pater occidental. En effet, théologiquement, le Diable est cette figure spirituelle qui a pour unique rôle de faire obstacle à l’obtention de la vie éternelle. Narrativement parlant, il ne peut donc prendre une place légitime que dans le programme de base des orthodoxes, en tant qu’anti-Destinateur dont la fonction est de ravir au sujet l’objet de sa quête. Étant donné que le Pater romain a évacué la valeur « céleste », c’est-à-dire spirituelle, du pain demandé dans le programme d’usage et que, par ricochet, son programme de base se limite à la quête d’une vie « terrestre », il devient évident que la suppression dans la septième demande de l’anti-Destinateur Diable, dès lors devenu « inutile », présente une parfaite cohérence interne. Ce rapprochement entre le pain et le Malin, quelque abrupt qu’il paraisse au premier abord, nous permet donc d’affermir l’hypothèse de l’opposition radicale que nous avons initialement posée entre un occident chrétien à tendance rationaliste et un orient pour qui le surnaturel fait partie intégrante de la foi. On va le voir, l’analyse des traductions des deux autres demandes concernant la « terre de nous » ne fera que creuser et enrichir cette opposition de base.

3. La cinquième demande : Lèse-divinité ou peine de cœur ?

Note de bas de page 59 :

 Voir en particulier l’article de Pierre Keith : « La prière du Notre Père à la lumière de l’Ancien Testament », in Quand vous priez dites : Notre Père, Actes du colloque de Lourdes 2010, Lourdes, NDL, 2011.

Note de bas de page 60 :

 Marc Eugène Philonenko, Le Notre Père : De la prière de Jésus à la Prière des disciples, Paris, Gallimard, 2001.

Note de bas de page 61 :

 Le kaddish (ou Qaddish) est l’une des pièces centrales de la liturgie juive, inspirée d’Ézéchiel. Cette prière a pour thème la glorification et sanctification du nom et du royaume divin : « Que soit magnifié et sanctifié son grand nom dans le monde qu’il a créé selon sa volonté ; et qu’il établisse son règne de notre vivant et de vos jours et du vivant de toute la maison d’Israël, bientôt et dans un temps proche ; et dites : Amen ! »

Si nous n’avons pas abordé jusqu’à présent les trois premières demandes (celles du « ciel de toi »), c’est qu’en dépit des différences qu’elles présentent entre Matthieu et Luc, il n’y a pas, pour le sujet qui nous occupe, d’écarts majeurs de traduction entre les versions catholique et orthodoxe. Quelques brèves remarques sur les deux variantes grecques sont toutefois nécessaires avant de passer à la suite du deuxième récitatif. Si l’adresse matthéenne est plus longue, c’est d’une part pour les raisons que nous venons d’exposer, mais c’est aussi vraisemblablement pour des raisons énonciatives : Matthieu évangélisait un public-énonciataire de culture hébraïque et Luc un public-énonciataire de culture grecque. Pour les hébréophones auquel Matthieu s’adressait, la formule « notre père » était ambigüe et pouvait faire référence à Abraham (« Abraham notre père ») plutôt qu’à Dieu. A cet effet, Matthieu précise « père de nous le dans les cieux », c’est-à-dire père céleste, pour ne pas le confondre avec Abraham, « père de nous le sur la terre. » C’est sans doute la raison qui a poussé Luc à supprimer jusqu’au pronom possessif qu’il devait certainement considérer comme une complication hébraïsante incompréhensible et donc superflue pour son auditoire hellénophone. Ces deux constatations mises bout à bout, et accompagnées d’un autre hébraïsme sous-jacent à la formule matthéenne, à savoir l’utilisation du pluriel pour désigner le ciel (οὐρανοῖς / ouranoîs : cieux), contraire à tous les usages attestés de la langue grecque et probablement délibérément choisi par le traducteur pour rendre le duel hébreu shammaïm, mais aussi sans doute pour rimer avec le γῆς / gễs (la terre) de la troisième demande et ainsi mieux s’y opposer, font partie de l’arsenal d’arguments déployés pour étayer la théorie du substrat sémitique du texte primitif dont le grec qui est parvenu jusqu’à nous ne serait qu’une traduction. Les trois demandes qui suivent cette adresse (ou les deux lucaniennes) sont d’ailleurs de pure tradition vétérotestamentaire59 et ne font que prolonger, selon, entre autres, l’orientaliste Marc Eugène Philonenko60, la liturgie juive du kaddish61 célébrée au temple et dans les synagogues, et reprise littéralement par nos versions françaises, catholique et orthodoxe. Même si certaines très légères nuances de traduction font s’escrimer les exégètes entre eux, il n’est guère utile de s’y attarder pour notre propos.

En revanche, il se trouve d’autres hébraïsmes dans les demandes concernant « la terre de nous » face auxquels nous constatons d’importantes divergences de traduction en français. En les prenant dans leur ordre d’apparition, c’est sur celui de la cinquième demande que nous allons nous arrêter pour l’instant. On en trouve quatre versions : deux grecques (Matthieu, Luc), et deux françaises (catholique et orthodoxe).

Note de bas de page 62 :

 Par exemple, le Deutéronome (15, 1-11) prévoit qu’une obligation est faite tous les sept ans de remettre les dettes, et le Lévitique (25, 1-55) prévoit également, pour l’Année Sainte (Jubilé qui a lieu tous les cinquante ans), qu’il y ait une amnistie générale, accompagnée de la remise des dettes et de l’affranchissement des esclaves (d’ailleurs assez souvent tombés en esclavage pour cause de dettes).

Note de bas de page 63 :

 Cf. supra, n. 21.

Note de bas de page 64 :

 Mt 6, 14-15.

Cette cinquième demande est une requête en grâce. Comme nous le faisions remarquer plus haut, elle concerne un objet terrestre valorisé négativement dont le sujet-orant demande au Destinateur-oré, selon la manipulation à rebours que nous avons déjà rencontrée, de le disjoindre. C’est sur la traduction de cet objet-valeur que va se concentrer notre attention. Chez Matthieu, il s’agit d’une remise de « dettes » (ὀφειλήματα / ὀpheilêmata), ce que Jérôme a traduit et fidèlement rendu en latin par : « Et dimitte nobis debita nostra » (Et remets-nous nos dettes). Chez Luc, c’est de « torts », d’« erreurs » ou de « fautes » (ἁμαρτίας / hamartias) qu’il s’agit, traduits par peccata (péchés) dans la Vulgate. Cette variation d’un texte grec à l’autre vient d’ailleurs renforcer la théorie du substrat sémitique dans la mesure où l’on retrouve la notion de dettes — en hébreu nâshâ — dans un certain nombre de textes de l’Ancien Testament où le mot désigne aussi bien les dettes que les oublis ou les omissions62. Il est donc fort probable que Luc, toujours soucieux de se faire entendre sans ambiguïté par son public non-juif, ait choisi là aussi de passer sous silence ces allusions vétérotestamentaires et de remplacer le terme « dettes » judaïsant par « erreurs », plus directement compréhensible par des hellénophones. C’est pourquoi, la version matthéenne ayant été choisie comme la référence liturgique par ces deux branches du christianisme, pendant fort longtemps orient et occident ont partagé la même traduction de cette cinquième demande de remise de dettes, c’est-à-dire aussi longtemps qu’en occident le latin était resté l’unique langue dans laquelle la Bible était traduite et surtout l’unique langue dans laquelle on célébrait la messe. Mais aujourd’hui, si tous les orthodoxes francophones récitent à l’unisson « (et) remets-nous nos dettes » (même si ce n’est que depuis 2004 pour certains63), c’est de leurs » offenses » que catholiques et protestants demandent à être pardonnés. Il semblerait que ce concept du « pardon des offenses » soit apparu pour la première fois dans une traduction française de la Bible établie en 1524 par un certain Lefèvre d’Étaples, catholique qui avait de la sympathie pour les réformés, et qui rendit le debita matthéen qui le gênait par cette notion, dont on peut supposer qu’il l’a tirée soit de la version lucanienne en pensant l’améliorer, soit d’un autre passage, de Matthieu, parlant d’« infraction » (παράπτωμα / paráptôma64). Cette invention, qui fut d’ailleurs très vite adoptée par Calvin, se propagea peu à peu au cours des siècles suivants et se généralisa à l’ensemble de la chrétienté occidentale, jusqu’au milieu du XXe où le concile Vatican II officialisa la traduction française dite œcuménique actuelle : « Pardonne-nous nos offenses ». Nombreux sont les orthodoxes à considérer cette traduction non seulement comme gravement fautive en comparaison avec la leur, mais surtout, pire encore, comme parfaitement blasphématoire par rapport à la lettre du texte de Matthieu, à laquelle ils sont restés fidèles.

On se rend vite compte, sans pousser très loin l’analyse comparative entre « dettes » (à se faire remettre) et « offenses » (à se faire pardonner), que si ces deux notions, en tant que concepts, appartiennent à un champ sémantique commun assez lâche — celui des objets contractuels (avec un contrat en général plutôt explicite pour la dette, et plutôt implicite pour l’offense) —, et si les rapports que ces objets établissent entre actants-sujets sont l’un et l’autre dissymétriques, force est de reconnaître qu’en termes d’affects ils n’ont pas la même dimension et n’engagent pas la relation intersubjective dans la même direction passionnelle, le même type de coloration émotionnelle. De plus, comme nous allons essayer de le montrer, les deux termes renvoient à des fondements théologiques et sotériologiques parfaitement antithétiques.

Du côté de la « dette », ce qui paraît la caractériser en tant qu’objet contractuel, c’est qu’elle est d’abord un objet complexe dans la mesure où il constitue lui-même un tiers-objet : on doit toujours quelque chose, que ce tiers-objet soit matériel (de l’argent) ou immatériel (de la gratitude). Par ailleurs, la complexité de cet objet « à tiroir » se double d’une dimension temporelle essentielle, au moins dans les termes économiques qui nous sont le plus familiers. Une dette contractée connaît plusieurs stades de développement dans ses modalités d’acquittement, dans le devoir qu’elle engage à être rendue : elle peut être encore à échoir, auquel cas le remboursement ne prend pas effet immédiatement, ou elle peut être échue, et dans ce cas il s’agit de la dette qu’on aurait déjà dû honorer. Il y a donc plusieurs niveaux ou degrés d’endettement. Autre aspect qui caractérise la dette, c’est la nature de la dissymétrie du rapport entre les actants-sujets : l’un (le débiteur) est nécessairement en relation de dépendance et de reconnaissance envers l’autre (son créancier) dans la mesure où le prêt consenti par celui-ci à celui-là est un service qu’il lui rend, ou pour le dire plus simplement une aide. En termes économiques, on parle d’ailleurs de « reconnaissance de dette », avec le sens technique qu’on lui connaît. Arrêtons-nous d’abord sur l’idée de reconnaissance de l’orant vis-à-vis de l’oré qui, d’un point de vue théologique, importe tant aux orthodoxes et que le mot « offenses », entre autres inconvénients à leurs yeux, ne rend absolument pas. La raison en est que si la dette engage un devoir sous forme de promesse faite par « l’emprunteur » au « prêteur » (la reconnaissance de dette), elle suppose aussi, et surtout, une créance de la part de ce dernier, c’est-à-dire étymologiquement et sémiotiquement parlant un croire, une relation de confiance accordée à l’emprunteur par le prêteur, une fiducie vis-à-vis de celui-ci, qui dès lors se trouve crédité d’un sens de la « parole donnée ». Autrement dit, tout créancier a foi en son débiteur. La relation de reconnaissance, certes initialement dissymétrique et unilatéralement ascendante, se double donc en retour d’un croire descendant et par là même réciproque qui rétablit un certain équilibre, une certaine symétrie. En d’autres termes, s’il va de soi que l’orthodoxe croit (a foi) en Dieu, symétriquement il croit aussi, ce qui va moins de soi pour le sens commun occidental, que Dieu croit en lui, a foi en lui, lui fait confiance.

Note de bas de page 65 :

 Sur ce thème, voir Alain Houziaux, « L’argent et le profit dans la tradition biblique », in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, 40, 1993, pp. 50-55, ainsi que ses sources : E. Deutsch et A.-A. Fraenckel, in G. Levitte, J. Halperin (éds), L’Argent. Données et débats, Actes du XXVIIIe colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Denoël, 1989, pp. 69-82.

Note de bas de page 66 :

 Voir Bernard-Marie (Fr.), La langue de Jésus : L’araméen dans le Nouveau Testament, Paris, Pierre Tequi, 1999, p. 75 et 77.

Note de bas de page 67 :

 Lc 15, 11-32.

A noter au passage et pour terminer sur cette relation de reconnaissance, qu’une certaine exégèse va jusqu’à voir dans la mention de la dette du Notre Père matthéen une référence à l’« amour », via la racine d’un des trois termes hébreux qui signifient « richesse » ou « argent », à savoir le mot zahav, apparenté à ahava, qui désigne l’amour. Selon cette théorie, l’amour dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament a une signification précise, dénuée du sentimentalisme qu’on lui attribue aujourd’hui, selon laquelle aimer quelqu’un, c’est être conscient de la dette qu’on a à son égard et lui en être reconnaissant65. La même remarque a pu être faite par les défenseurs de l’araméen comme langue d’écriture du texte primitif ; en effet, dans cette langue le mot dette se dit hawebâ’ et amour houbâ’66. Quant à la relation de dépendance qui, également, importe tant aux orthodoxes, elle peut aller jusqu’à s’inverser. Combien de créanciers ne se retrouvent-ils pas dépendants de leurs débiteurs et de l’acquittement de leur dette ? Remarquons au passage que les théologiens orientaux n’hésitent pas à parler de Dieu comme d’un « mendiant (d’amour) », non seulement infiniment patient et obstiné, mais surtout discret, attitude qu’ils aiment à qualifier d’« humilité » de Dieu. Une autre des spécificités de cette version traduite littéralement de la cinquième supplique matthéenne, c’est qu’elle reste totalement muette sur la nature du tiers-objet au cœur de la dette. Ce mutisme a pour effet de mettre plus l’accent sur la relation entre actants-sujets que nous venons de décrire que sur les conditions contractuelles censées l’encadrer et définir le tiers-objet dû, les modalités de son acquittement, notamment dans le temps (échéancier de remboursement, par exemple) et leur état d’avancement (dette échue ou à échoir). Narrativement parlant, il ressort de ces deux caractéristiques relationnelles mises en avant par ce silence que la figure paternelle divine actorialise non seulement le rôle de Destinateur-Mandateur, mais aussi celui d’adjuvant qui communique au sujet un objet mystérieux (le tiers-objet dû et tu) dont on peut tout au plus supposer qu’il est d’ordre modal. Car le texte restant volontairement muet sur la question, seules des spéculations exégétiques peuvent se permettre hypothétiquement d’en déterminer la nature. Théologiquement, cette emphase sur la relation a pour les orthodoxes une incidence considérable sur leur définition de la notion de péché, si on garde à l’esprit que la dette matthéenne (ὀφειλήματα / opheilêmata, debita) est l’équivalent du péché ou du tort lucanien (ἁμαρτίας / hamartias, peccata). De fait, dans l’incise comparative et conditionnelle qui suit ce stique, « comme nous remettons… », Luc fait aussi référence à « …chaque débiteur de nous » (παντὶ ὀφείλοντι ἡμῖν / pantì opheílonti hêmîn, omni debenti nobis). Ce qui va donc définir et cerner la notion de péché en orient, c’est d’une part l’omission (précisément un des sens de la racine du mot hébreu, nâshâ, reconstitué sous le opheilêmata de Matthieu dans les rétroversions), autrement dit l’oubli de l’acquittement de cette dette du côté de l’orant-débiteur. Mais c’est d’autre part et surtout la conséquence de cet oubli du côté de l’oré, à savoir l’attente et la confiance déçues. Pécher ne revient donc pas à offenser Dieu, mais à le décevoir et, en somme, d’un point de vue passionnel, à le peiner, l’attrister ou le navrer. Cette cinquième requête de remise de dettes consiste donc pour les sujets-orants, destinataires-débiteurs oublieux ou indélicats, à demander au Destinateur-oré avec lequel ils avaient passé contrat « d’oublier leurs oublis » et ces manquements à la foi et à la confiance qu’il avait mises en eux, à la fiducie établie, et d’effacer de sa mémoire les déceptions qu’ils lui ont causées, ce que la théologie orthodoxe appuie souvent sur la parabole du « fils prodigue », qu’ils ont d’ailleurs tendance à appeler la parabole du « père miséricordieux »67.

Note de bas de page 68 :

 « Mais en Dieu, il n’y a pas une relation réelle avec les créatures, mais seulement une relation construite par la raison, en tant que les créatures sont référées à lui. (…) Pareillement on dit que la colonne est à droite parce qu’elle se situe à droite de l’observateur : une telle relation n’est pas réelle dans la colonne, mais chez l’observateur ». Thomas d’Aquin, Somme Théologique, op. cit., Prima, Question 13, article 7, c.

Bien que les catholiques, sous l’influence de Thomas d’Aquin et de sa vision aristotélicienne de Dieu comme « acte pur » impassible, à l’infinie perfection duquel rien ne peut être ni enlevé ni ajouté, soient réticents à ce genre d’anthropomorphisation de la divinité (dans la description que Thomas fait du régime relationnel entre l’homme et Dieu, il compare ce dernier à une colonne de pierre68), ils ne renoncent pas à lui demander pardon de l’avoir offensée. Envisageons donc à son tour la notion d’« offense ». Si la dette renvoie assez spontanément au champ de l’économique, l’offense renvoie plutôt à celui de l’honneur. Offenser, nous disent la plupart des dictionnaires, c’est bafouer ou faire injure à l’honneur de l’autre, blesser son amour propre, froisser sa dignité, porter préjudice à son intégrité. L’offense a de très nombreux synonymes qui réfèrent tous à cette question : affront, humiliation, vexation, outrage, avanie, camouflet mais aussi indignité, injure, insulte, insolence, désobligeance, inconvenance, incorrection, irrévérence, etc. Dans beaucoup de ces synonymes on trouve des préfixes privatifs ou négatifs qui suggèrent la transgression d’une règle ou plutôt d’une attente de la part de l’offensé, attente qui a trait au respect qu’il considère lui être dû, en l’occurrence ici du fait de sa position divine, ou à tout le moins paternelle, dans le cadre non plus d’une relation de dépendance et de reconnaissance comme pour la dette, mais bien plutôt de déférence et d’allégeance. Cet objet négatif de la « terre de nous » prend donc place dans un micro-récit relationnel et passionnel au cours duquel le sujet-orant ayant rompu un contrat tacitement passé avec cette instance supérieure et transcendante qu’est le Destinateur-oré, et qui a pour objet le respect de sa dignité et de son intégrité, celui-ci en prend ombrage et se froisse ; nous utilisons ici à dessein un verbe réfléchi dans la mesure où pour lui, d’après Herman Parret, citant et commentant Greimas,

Note de bas de page 69 :

 Herman Parret, Les passions : Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 116.

(…) l’offense devient une « affaire intérieure », d’honneur blessé. L’honneur est bien « la représentation, cette image de soi que [le sujet] s’est construite (…), un noyau fragile, protégé et exposé à la fois, ce sentiment de mériter de la considération, et de garder le droit à sa propre estime », en somme une « confiance en soi ». Et l’offense est précisément la confiance en soi ébranlée par la négation de la confiance des autres se manifestant par la blessure.69

Note de bas de page 70 :

 Cf. H. Parret : « Toutefois, ce devoir-faire n’est pas réel mais imaginaire, et la modalisation déontique de S2 [orant] est plutôt l’effet d’une construction de simulacre de la part de S1 [oré] », op. cit., p. 115.

Note de bas de page 71 :

 Cf. Erving Goffman, en particulier Interaction Ritual : Essays on Face-to-Face Behavior (New York, Pantheon Books, 1982), ouvrage dans lequel on trouve une théorie de la « face », perdue ou sauvée, qui serait sous certains aspects l’équivalent du « simulacre déontique » d’Herman Parret (cf. op. cit, p. 116).

Note de bas de page 72 :

 « Propitiatoire » et « expiatoire » ont des sens équivalents. Un sacrifice propitiatoire a pour but de rendre Dieu propice, favorable, d’obtenir son pardon.

Résumons rapidement les convergences et soulignons à présent les divergences entre l’offense et la dette. L’une et l’autre s’inscrivent dans un rapport dissymétrique entre sujets et présupposent entre eux, en amont, une relation fiduciaire, laquelle génère une attente chez le Destinateur-oré, modalisé par le croire, de la part du destinataire-orant, modalisé, lui, par le devoir. Cependant, si dans le cas de la dette la rupture de fiducie n’entraîne aucune remise en cause ni du statut ni de l’intégrité du Destinateur-créancier (mais plutôt de ceux du destinataire-débiteur indélicat, d’où sa déception), pas plus que du rapport de dépendance que celui-ci entretient avec celui-là, ce n’est pas du tout le cas avec l’offense. Avec elle, pour ainsi dire tout s’écroule. La rupture de fiducie est double, non seulement transitive, de l’oré-offensé vis-à-vis de l’orant-offenseur, mais surtout réfléchie, de l’offensé vis-à-vis de lui-même, ce qui entraîne évidemment de son point de vue la blessure et l’effondrement du rapport d’allégeance, réel ou imaginaire70, sur lequel reposait tout le système qui le sustentait. Mais les différences entre dette et offense ne s’arrêtent pas là, puisqu’ici aussi, il nous faut en envisager les conséquences, notamment passionnelles. Or, pour un sémioticien comme H. Parret, de même que pour un sociologue comme E. Goffman71, les conséquences de l’offense sont de deux ordres. Si la dette peut entraîner la déception, de son côté l’offense peut, elle, provoquer la colère et doit entraîner la réparation, en particulier sous la forme de la vengeance. Et c’est précisément ces deux réactions en chaîne que nous retrouvons dans la théologie occidentale à propos du péché, notamment du « péché originel » et, incidemment, de sa contrepartie réparatrice, à savoir la rédemption et le salut. Pour les catholiques et les protestants, c’est parce que l’homme pèche (offense Dieu) que la colère divine vis-à-vis de son outrecuidante créature réclame en toute justice une contrepartie expiatoire ou propitiatoire72, c’est-à-dire une vengeance réparatrice, un châtiment, comme l’explique clairement le R. P. Edouard Hugon :

Note de bas de page 73 :

 R.P. Edouard Hugon, OP, Le mystère de la rédemption, Paris, Tequi, 1910, p. 13 (c’est nous qui soulignons).

Dans la chute, l’idée fondamentale et qui domine toutes les autres est celle de l’injure faite à Dieu par le péché mortel ; c’est à cause de l’offense que l’homme, rejeté loin de son Créateur, est (…) privé de toutes les prérogatives qu’il tenait de sa condition originelle, voué au châtiment.73

Note de bas de page 74 :

 R.P. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P., « Le devoir de la réparation », in La Vie Spirituelle, 277, 1943.

Note de bas de page 75 :

 La gravité du délit étant proportionnelle au statut social de la victime (le pire de tous les crimes étant de ce point de vue le régicide), il ne peut être effacé que par quelqu’un ayant la même dignité. Tous les fondements de la pratique du duel sont là.

Note de bas de page 76 :

 Pour mémoire, depuis le concile de Chalcédoine, catholiques et orthodoxes ont établi comme dogme que Jésus jouissait à parité des deux natures, divine et humaine. Pour plus de développements sur cette double consubstantialité, cf. J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière… », art. cit.

Remarquons au passage la parfaite cohérence de cette théologie de la rédemption avec la catégorie thomiste du mal justifié (que nous avons rapidement exposée plus haut) — justifié par l’ordre de la justice divine sous la forme de la peine : « La justice exige que le pécheur qui a préféré à Dieu un bien temporel, soit privé d’un bien temporel ou subisse une peine temporelle » affirme le P. Réginald Garrigou-Lagrange, célèbre théologien thomiste74.
 Aussi, pour l’occident romain, le châtiment subi par Jésus en croix n’est rien d’autre qu’une réparation par punition, légitimement due à l’honneur de Dieu pour apaiser son courroux de divinité offensée. De ce point de vue, au plan narratif, ce n’est plus la fonction d’adjuvant qui se superpose à celle de Mandateur dans la figure actorielle de Dieu le père, mais celle d’un Judicateur qui « exerce sa transcendante justice » et sanctionne négativement le sujet transgresseur. Or, compte tenu du statut de l’offensé pour qui, selon des catégories juridiques datant de l’ancien régime, la gravité de l’affront est telle qu’il ne saurait être « lavé » dans le sang d’une créature quelconque, il fallait que ce soit une victime au statut équivalent qui fût sacrifiée, rendant ainsi ce sacrifice digne de la grandeur et de la majesté divine75. Autrement dit, dans cette théologie, c’est Jésus-Dieu-fait-homme76 qui reçoit la sanction pragmatique négative à la place des pécheurs-offenseurs qui, eux, ont fait l’objet de la sanction cognitive :

Note de bas de page 77 :

 R.P. Edouard Hugon, op. cit., p. 14 (c’est nous qui soulignons).

Dans la Rédemption, par conséquent, l’idée première est celle d’une satisfaction proportionnée à l’offense et qui, en réparant la faute, apaise Dieu, le rend propice à l’humanité. C’est dire qu’à l’idée de satisfaction est associée l’idée d’un sacrifice d’expiation, de propitiation, de réconciliation. Dieu s’apaise et pardonne parce qu’il voit un Homme-Dieu qui s’est substitué à nous pour mériter et satisfaire à notre place.77

Note de bas de page 78 :

 Par exemple Bossuet : « C’est sur vous, ô croix salutaire, arbre autrefois infâme, et maintenant adorable, c’est sur vous qu’il a payé toute cette dette ; c’est vous qui portez le prix de notre salut, c’est vous qui nous donnez le vrai fruit de vie », Œuvres de Bossuet, t. II, Oraisons funèbres - Sermons, « Premier sermon pour le vendredi saint sur la passion de N. S. Jésus Christ », Paris, Firmin Didot, 1861, p. 622 (c’est nous qui soulignons).

C’est cette théorie de l’expiation par substitution, du prix payé par ce « tout-autre » qu’est Jésus-Christ-fils-de-Dieu, aussi appelée théorie du rachat ou de la rançon, qui, dans la théologie catholique, a pour effet la justification de l’humanité (« la remise des compteurs à zéro » dirait-on dans un langage moderne), parce qu’elle cause la satisfaction à l’ordre de la justice de Dieu le père et donc l’apaisement de sa légitime colère. Telle est l’explication dominante du salut en occident. C’est dans ce seul sens étroit qu’on trouvera, ici et là, le mot « dette » chez les théologiens catholiques, c’est-à-dire dans le sens du paiement de la rançon, du prix du rachat78. Pour eux, Jésus Christ, s’étant substitué aux hommes, a « payé » (au sens moral, comme on dit d’un prisonnier libéré qu’il a « payé sa dette à la société ») à leur place. On attribue en général l’invention de cette explication à Augustin d’Hippone (IVe-Ve siècles), mais on la retrouve surtout, plus étoffée et développée chez Anselme de Cantorbéry (XIe siècle), le père de la scolastique, puis, entre autres, au XVIIe sous la plume d’un Jean Eudes :

Note de bas de page 79 :

 Cité par Clément Legaré, La mission continue de Jésus et le bérullien Jean Eudes, Québec, PUQ (Sémiotique du discours religieux), 2006, p. 257, n. 160 (c’est nous qui soulignons).

Et, me prosternant devant votre face [...], ô grand Dieu, [...] je prononce contre moi, en la face du ciel et de la terre, cette sentence, à savoir que moi qui ne suis qu’un vermisseau de terre, une poignée de cendre et un pur néant, ayant offensé une Majesté si haute et si grande, il n’y a point de supplices [...] qui soient capables d’expier dignement le moindre de mes péchés, si votre miséricorde et la vertu de votre précieux sang n’y intervenait.79

ou celle d’un Bossuet dans un sermon célèbre sur le Christ crucifié prononcé devant la cour de Louis XIV en 1660 :

Note de bas de page 80 :

 Bossuet, op. cit.,p. 631.

Il [Dieu] rejetait son fils et il nous ouvrait ses bras. Il le regardait en colère et il jetait sur nous un regard de miséricorde… Sa colère se passait en se déchargeant ; il frappait son fils innocent, luttant contre la colère de Dieu. C’est ce qui se faisait à la croix ; jusqu’à temps que le fils de Dieu, lisant dans les yeux de son père qu’il était entièrement apaisé, vit enfin qu’il était temps de quitter le monde.80

Mais il ne faudrait pas conclure à la lumière de ces quelques noms d’auteurs de la basse Antiquité, du haut moyen âge ou du grand siècle que cette théologie du courroux divin, déclenché par l’affront infligé par les hommes puis lavé par les vertus détergentes du sang d’un innocent bouc-émissaire, désigné pour représenter et se substituer à la communauté fautive, soit une antiquité digne des cabinets de curiosité d’antan. On la trouve aussi en 2010 sous la plume papale d’un Benoît XVI, ex-professeur de théologie dans différentes universités allemandes :

Note de bas de page 81 :

 Benoit XVI, Message de sa sainteté́ Benoit XVI pour le carême 2010 : http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/messages/lent/documents/hf_ben-xvi_mes_20091030_lent-2010.html.

(…) de quel type de justice s’agit-il si le juste meurt pour le coupable et le coupable reçoit en retour la bénédiction qui revient au juste ? Chacun ne reçoit-il pas le contraire de ce qui lui est dû ? En réalité́, ici, la justice divine se montre profondément différente de la justice humaine. Dieu a payé pour nous, en son Fils, le prix du rachat, un prix vraiment exorbitant.81

Note de bas de page 82 :

 « Jésus a librement offert sa vie en sacrifice d’expiation (…). Le sacrifice pascal du Christ rachète donc tous les hommes d’une façon unique, parfaite et définitive, et leur ouvre la communion avec Dieu ». Catéchisme de l’Eglise Catholique Abrégé, Saint-Maurice, éd. Saint Augustin, 2005, § 613-617, 622-623, p. 70 (c’est nous qui soulignons).

Note de bas de page 83 :

 On lira avec intérêt le détail du contenu de la page intitulée « La rédemption, prix de notre salut », à l’adresse : http://www.prierenfamille.com/index.php?option=com_content&view=article&id=139.

C’est aussi cette explication du salut qu’on trouve dans le très officiel Catéchisme de l’Église catholique82 et qu’expose très sérieusement et très pédagogiquement un site internet catholique contemporain, prierenfamille.com, destiné à « aider les parents à accompagner leurs enfants vers Dieu »83.

Revenons à présent à la traduction du Notre Père. La demande de grâce implorée par les catholiques — « Pardonne-nous nos offenses » — revient donc à demander à Dieu-Destinateur-Judicateur la clémence de son verdict, autrement dit de ne pas être trop sévère envers eux, de ne pas trop les punir ou les réprimer pour venger son honneur bafoué. C’est cette vision du péché comme crime de « lèse-divinité » que la théologie orthodoxe réfute, au même titre qu’elle réfute comme blasphématoire la vision de la rédemption par substitution et sanglante expiation de ce crime.

On l’a vu, pour eux, la notion de péché a à voir avec la déception, la « tristesse » qu’ils pensent causer à Dieu par leur éloignement et leur oubli. Et si, effectivement, ils conçoivent le péché comme une forme de blessure infligée, elle est loin d’être une blessure d’amour-propre, mais bien plus simplement une blessure d’amour tout court. Dans cette optique pathémique de la relation entre sujet et Destinateur-adjuvant, ils considèrent que leur version du Notre Père est moins désespérante que son homologue romaine dans la mesure où le sujet peut toujours compter sur la qualité de ce rapport pour que sa requête trouve une réponse favorable dans le cadre dialogique d’une « renégociation » ou d’un renouvellement de confiance auprès de ce créancier Destinateur-adjuvant bienveillant. Au contraire, côté occidental, et si on suit Landowski dans ses analyses de la prière, le rapport du sujet face au Destinateur-Judicateur présente un caractère unilatéral nettement plus marqué :

Note de bas de page 84 :

 E. Landowski, « Shikata ga nai… », art. cit., p. 52.

Comme dans tout procès équitable, le sujet est certes en droit de contester, si nécessaire, la matérialité des faits ou la qualification des actes sur la base desquels on le juge, et en dernier ressort il peut toujours solliciter la clémence — la miséricorde — de l’instance judicatrice : il n’est donc pas dépourvu de tout pouvoir d’intervention. Mais le verdict lui-même n’en relève pas moins du seul Destinateur ; il peut être sans appel et, de surcroît, il n’est pas nécessairement motivé. Si arbitraire puisse-t-il le cas échéant paraître dans de telles conditions, le sujet n’a d’autre choix que d’en prendre acte et de s’y soumettre, que ce soit par résignation devant la fatalité, avec un mouvement de révolte, ou dans un geste d’oblation et de respect, bref d’assentiment.84

Note de bas de page 85 :

 Il s’agit d’une formule d’Athanase d’Alexandrie, elle-même reprise d’autres Pères grecs de l’Église, qui résume l’idée centrale de l’orthodoxie selon laquelle l’incarnation en tant qu’union de la nature divine avec la nature humaine, ou en tant qu’intégration de la nature humaine dans la troisième personne de la Trinité, a pour effet de rendre possible la participation de l’homme à la vie divine (déification ou divinisation). Sur cette théologie, cf. J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière… », art. cit.

Note de bas de page 86 :

 Basile Krivochéine, « L’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection », Le Messager de l’Exarchat du Patriarche Russe en Europe Occidentale, 78-79, 1972 (c’est nous qui soulignons)

Note de bas de page 87 :

 Cf. Genèse 2, 17 : « mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras ».

Quant à la compréhension orientale de la rédemption, elle est aussi toute différente : elle n’a rien à voir avec une quelconque loi de compensation juridique par bouc-émissaire interposé, mais avec la divinisation, à savoir que « Dieu s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu »85, c’est-à-dire pour rendre possible l’accession de l’homme au statut divin par participation. Il s’agit d’un programme de restauration d’une humanité dont l’intégrité a été abîmée par sa propre faute, et non d’un programme de réparation de fautes ayant porté atteinte à l’intégrité de Dieu. Et d’ailleurs, pour eux, cette rédemption ne commence pas à l’agonie de Jésus au jardin des oliviers ou sur le Golgotha, mais dans la crèche, à Bethléem. Comme l’affirme l’archevêque russe Basile Krivochéine : « Il est impossible de séparer l’œuvre salvatrice du Christ sur la croix et dans la résurrection de l’ensemble de son œuvre de salut »86. En d’autres termes, c’est toute sa vie que, d’après eux, le Christ a mystérieusement mais réellement travaillé au salut de l’humanité, à sa restauration, à sa régénération, voire à sa re-création. S’ils doivent choisir un épisode des évangiles plus particulièrement « représentatif » de la rédemption selon eux, c’est sur celui de sa miraculeuse (par définition) résurrection qu’ils s’arrêteront le plus volontiers. Devenant pour eux l’aboutissement du programme de base du salut de l’humanité, cet épisode fait de la croix un programme d’usage subordonné (ce qui ne veut pas dire relégué à un rang subalterne), dans la mesure où ils voient dans la résurrection la manifestation de la victoire que le Christ a obtenue pour tous les hommes sur la mort (mal absolu et défini bibliquement comme la conséquence ultime de leur péché87) par le moyen de sa propre mort. En témoigne l’extrait de ce sermon attribué à Jean Chrysostome :

Note de bas de page 88 :

 P. J.-P. Migne, Patrologie grecque, « Saint Jean Chrysostome », t. 48, Paris, 1862, col. 440, 452 et 461.

Il [l’enfer, c’est-à-dire le Diable] avait pris un corps et s’est trouvé devant un Dieu ; ayant pris de la terre, il rencontra le ciel ; ayant pris ce qu’il voyait, il est tombé à cause de ce qu’il ne voyait pas. O Mort, où est ton aiguillon ? Enfer, où est ta victoire ? Le Christ est ressuscité, et toi-même es terrassé. Le Christ est ressuscité, et les démons sont tombés. (…) Le Christ est ressuscité, et voici que règne la vie. Le Christ est ressuscité, et il n’est plus de mort au tombeau. Car le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis.88

Note de bas de page 89 :

 B. Krivochéine, ibid. La liturgie catholique, qui considère la messe comme une présentification de l’unique sacrifice du Christ sur la croix, énonce cette explication théologique du salut à deux reprises dans sa Prière eucharistique III : « Regarde, Seigneur, le sacrifice de ton Eglise, et daigne y reconnaître celui de ton Fils qui nous a rétablis dans ton Alliance … », puis plus clairement plus loin : « Par le sacrifice qui nous réconcilie avec toi… ».

Note de bas de page 90 :

 Il semble apparaître pour la première fois en 1549 dans le Book of common prayers (« And forgeve us oure trespasses, as we forgeve them that trespasse agaynst us »), lequel l’aurait tiré de la traduction de la Bible établie par William Tyndale en 1526 (« And forgeve vs oure treaspases eve as we forgeve oure trespacers »). A noter toutefois que la version officielle de la Bible autorisée par le roi Jacques Ier (la King James Version), publiée en 1611 et toujours en vigueur aujourd’hui, traduit opheilêmata par debts.

On comprend dès lors pourquoi la conception juridique catholique romaine (et protestante) de la rédemption, où l’humanité est non pas régénérée par le mystère de l’incarnation de Dieu et appelée de ce fait à participer à sa vie divine, mais simplement déclarée innocente des « offenses » puis acquittée grâce aux « mérites » attribués au Christ sur la croix, n’est pas sans les scandaliser : non seulement la résurrection n’y prend aucune part, puisque « la majesté divine offensée a obtenu réparation par le moyen de la croix et s’est ainsi réconciliée avec le monde »89, mais encore, chez les protestants, l’homme non plus n’y est pour rien et son salut lui est gracieusement accordé de l’extérieur, sans avoir eu le moindre effort à faire : c’est la théorie du sola fide, centrale dans la réforme, selon laquelle il suffit d’avoir la foi pour être sauvé, puisque le salut a déjà été obtenu par le sacrifice du Christ. Or l’orthodoxie prétend que la « remise des dettes » demandée, c’est-à-dire « l’oubli des oublis », ne saurait être ni formelle ni juridique, et que l’homme ne peut la recevoir et atteindre le salut (et pour eux la déification) qu’au prix d’un effort personnel permanent de conversion (μετάνοια / métanoïa) et de changement, ce en quoi les catholiques les rejoignent tout de même plus ou moins avec le concept des œuvres méritoires qui doivent y contribuer tout au long de la vie. A la décharge des chrétiens d’Occident (toujours aux yeux des orthodoxes), notons que toutes les traductions en langues modernes du Notre Père occidental ne rendent pas opheilêmata par « offenses ». Certains pays ont longtemps conservé ou conservent encore les « dettes », traduites de la version latine, comme le Brésil jusqu’en 1957 (dívidas), l’Espagne jusqu’en 1988 (deudas) ou l’Italie depuis toujours (debita) ; d’autres, comme l’Allemagne, ont opté pour des synonymes polysémiques (Schuld qui signifie à la fois faute et dettes) ; quant aux pays anglophones, ils ont tranché pour un mot qui ne signifie ni erreur ni dette mais « infraction » (trespasses, traduction du mot παράπτωμα, qui, nous l’avons vu, aurait peut-être inspiré le Français Lefèvre d’Étaples), terme choisi par les réformés anglicans au XVIe siècle et qui s’est ensuite exporté « naturellement » avec la religion d’État dans les colonies de l’empire90. Cela dit, ces derniers, du fait de la connotation juridique et de l’origine protestante de trespass, se rapprochent des Français et de leur « offense », dont il faut reconnaître que de plus en plus de théologiens catholiques contemporains, dont par exemple le P. Joseph-Marie Verlinde, remettent peu à peu en question la pertinence et commencent à adhérer, au moins au plan exégétique, à la position orthodoxe. Celui-ci écrit par exemple, dans un article récemment publié en ligne sur le site de l’ordre de la Famille de saint Joseph, Paroles pour vivre :

Note de bas de page 91 :

 J.-M. Verlinde, « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés (Mt 6, 12) », in Paroles pour vivre, septembre 2014 (http://fsj.fr/2014/09/pardonne-offenses-pardonnons-ceux-offenses/).

La traduction liturgique « offenses » laisse supposer que nous pourrions « offenser » Dieu, c’est-à-dire lui porter préjudice, ce qui est bien sûr absurde : comment la Majesté infinie du Créateur tout-puissant pourrait-elle être « offensée » par les refus des créatures insignifiantes que nous sommes ? Il est bien entendu que dans le contexte du Notre Père, il faut comprendre les offenses comme des manques de respect, de délicatesse et de gratitude envers la Bonté de notre Père, mais il n’en est pas moins vrai que le terme est ambigu.91

Cette digression théologique et sotériologique extra textuelle à propos de la cinquième demande nous a semblée nécessaire pour dégager les raisons fondamentales des divergences de traduction du Notre Père entre l’orient et l’occident. En-deçà des niveaux superficiels de la textualisation et de la discursivisation du contenu, nous trouvons en effet des récits et des axiologies qui viennent creuser plus profondément les antagonismes théologiques que nous avions dégagés des analyses des demandes précédentes. Au rationalisme philosophique et scientifique de la pensée théologique des occidentaux vient s’ajouter ici une dimension juridique et morale qui rend sans doute à leurs yeux celle de leurs pairs orientaux encore plus « byzantine », au sens second qu’on donne en général à ce terme. C’est ce hiatus que le théologien Paul Evdokimov soulignait dès les premières pages de son ouvrage de vulgarisation, L’Orthodoxie :

Note de bas de page 92 :

 P. Evdokimov, L’Orthodoxie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 7.

Marqué par le génie du droit romain, habitué à une pensée claire, logique, formelle, à un système bien construit de concepts, il [l’occidental] sera tenté d’opposer ce
 monde bien organisé au « mysticisme vague » des Orthodoxes.92

ou, plus lapidairement :

Note de bas de page 93 :

 Ibid., p. 17.

L’Orient, plus mystique, est tout entier dans la méditation sur la déification ; l’Occident, plus moralisant, s’occupe de la manière dont l’homme rendra ses comptes à Dieu.93

4. La sixième demande : Piège, test ou défi ?

Note de bas de page 94 :

 Version mise au point par une commission composée de catholiques et de protestants, puis soumise aux autorités orthodoxes françaises de l’époque (l’archevêque russe et l’évêque grec) qui, n’en ayant cure du fait que la liturgie byzantine était célébrée en grec ancien ou en vieux slavon, l’approuvèrent par simple convenance.

Note de bas de page 95 :

 N. Tanazacq, « Le Notre Père,… », art. cit., p. 6.

Note de bas de page 96 :

 Raymond Jacques Tournay, « Que signifie la sixième demande du Notre-Père ? », Revue théologique de Louvain, 26, 3, 1995, p. 300.

Note de bas de page 97 :

 Sur ces rappels historiques, voir J.-C. Larchet, « Le point de vue orthodoxe sur la traduction du Notre-Père », Ressources, 1, 2015, pp. 20-24.

Avec la sixième demande, qui est, nous allons le voir, corrélée à la septième et dernière que nous avons examinée en introduction à propos du Malin, la boucle est pour ainsi dire bouclée. Non seulement sa traduction est au cœur de l’actualité catholique avec la proposition de modification faite par le Vatican en 2013, mais aussi elle exacerbe depuis une cinquantaine d’années les tensions théologiques et les querelles entre obédiences ainsi qu’entre croyants d’une même communauté, au prétexte de blasphème caractérisé, voire de pure hérésie. En effet, alors que jusqu’en 1966 les catholiques récitaient : « Et ne nous laissez pas succomber à la tentation », à la place, depuis la promulgation de la version conciliaire, dite œcuménique94, c’est « Et ne nous soumets pas à la tentation » qu’ils doivent énoncer, traduction qui, pour certains, serait « la plus mauvaise depuis le XVIe siècle »95, pour d’autres « ambiguë, fâcheuse, malencontreuse, ou désastreuse », et encore « insupportable, mauvaise, scandaleuse ou intolérable »96 puisqu’elle attribue à Dieu une causalité active et directe dans le mal. Côté orthodoxe, à peu près à la même époque (1965), paraissait à Nice la traduction en français de La divine liturgie de saint Jean Chrysostome par un certain Mgr Sylvestre, dans laquelle la traduction proposée était « Ne nous induis pas en tentation », proche de la Vulgate (Ne nos inducas in tentationem), qui n’était guère meilleure que la version conciliaire, laquelle fut d’ailleurs étonnamment adoptée par certaines paroisses orthodoxes97. Ces changements qui laissent tous entendre que Dieu peut tenter l’homme, à l’instar du serpent dans la Genèse, provoquèrent des remous, voire une tempête, au-delà de la seule communauté catholique mais aussi, comme on vient de le signaler, au-delà de cette courte période de l’histoire puisqu’elle se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Si l’hapax epioúsios est le mot le plus difficile à traduire de tout le Pater puisque c’est un néologisme, cette sixième demande, de l’avis de tous les spécialistes, le suit immédiatement de près en difficulté.

L’une de ses caractéristiques frappantes est d’être la seule supplique qui soit à la forme négative de l’impératif et demande au Destinateur-oré de ne pas faire quelque chose pour le sujet-orant : καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν / kaì mề eisenégkêis hêmâs eis peirasmón, que nous pouvons décalquer en français par « et pas entraîne nous dans (l’)épreuve (ou tentation) ». Au-delà de cette forme verbale négative, sur laquelle il faudra revenir, elle pose d’autres problèmes de traduction : celle de l’objet, celle du verbe lui-même et celle de la préposition qui le suit pour introduire le premier.

Note de bas de page 98 :

 Ex 17, 2.

Note de bas de page 99 :

 Ibid., 17, 7.

Commençons par lui, cet objet négatif dont il s’agit pour le sujet-orant d’être non-conjoint par le sujet-oré. Le mot grec πειρασμός / peirasmós qui signifie « épreuve », « essai », « expérience », ou « test » vient du verbe πειράω / peiraô qui veut dire « faire une tentative, essayer, tester ». Il serait la traduction grecque de l’hébreu nâsâh (נסה) qu’on retrouve dans un certain nombre d’épisodes de l’Ancien Testament au cours desquels les relations entre Dieu et le peuple hébreu ou l’un de ses représentants se tendent, du fait de l’un ou du fait de l’autre. Le célèbre passage où Dieu, afin de « tester » la foi d’Abraham, le provoque en lui demandant de lui sacrifier son fils Isaac (pour finalement l’en empêcher) est l’exemple le plus souvent donné pour expliquer ce peirasmós / nâsâh. Mais à l’inverse, il arrive aussi que la provocation vienne des Hébreux qui se mettent alors, à leur tour, à tester, disons, la patience divine : ainsi, vers la fin du livre de l’Exode, aux siens qui se plaignent de manquer d’eau, Moïse répond : « Pourquoi me cherchez-vous querelle ? Pourquoi éprouvez-vous (πειράζετε / peirádzete) YHWH ? »98 Puis, après avoir fait miraculeusement jaillir une source d’un rocher pour les désaltérer, « il donna à ce lieu le nom de Massâ (Épreuve) et de Mériba (Contestation), parce que les Israélites cherchèrent querelle et parce qu’ils mirent YHWH à l’épreuve en disant : “YHWH est-il au milieu de nous, oui ou non ?” »99. Le nom propre Massâ (מסּה), précisément apparenté au verbe-racine nâsâh (נסה), désigne donc un lieu appelé à la fois « Épreuve », et aussi « Contestation » (Mériba). Or, le mot latin que choisit Jérôme au IVe siècle pour rendre cette notion d’épreuve fut temptatio. Celui-ci, qu’on trouve plus tôt dans l’histoire sous la plume de Cicéron ou de Tite Live, a peu ou prou le même sens : il désigne soit un « essai », c’est-à-dire une série de tests auxquelles on soumet quelque chose ou quelqu’un, soit une « expérience », qui consiste à provoquer un phénomène pour l’examiner et l’étudier. C’est donc à partir de la Vulgate que les traductions françaises de πειρασμός devinrent « tentation », ce qui est à vrai dire plutôt un décalque du latin qu’une véritable traduction, et le mot prit alors le sens « d’impulsion portant au mal » (ce qui n’aurait pas été le cas si le choix de Jérôme s’était porté sur le mot probatio, par exemple). Même s’il est vrai qu’en français il est courant de dire qu’on « tente » une expérience, il s’agit à l’évidence de tout autre chose que de « tenter quelqu’un », même si ce quelqu’un fait l’objet, à titre de « cobaye », d’une expérimentation et que le fait de le tenter fasse partie du protocole d’étude. Cette tendance trompeuse au décalque ou à la translittération qui rend le son plus que le sens et mène au faux-sens est d’ailleurs assez fréquente dans le vocabulaire théologique occidental ainsi que le fait souvent remarquer Claude Tresmontant :

Note de bas de page 100 :

 Cl. Tresmontant, Les évangiles : Jean, Matthieu, Marc, Luc, Paris, O.E.I.L. - F.X. de Guibert, 1991, p. 9.

Dans le passage de l’hébreu au grec, du grec au latin, et du latin aux langues des nations européennes, l’information diminue et se dégrade, parce que les non-sens, les contresens, et les faux sens s’accumulent, s’entassent les uns sur les autres. Cela constitue une sorte de crasse qui empêche la communication de l’information créatrice originale. Il faut donc décrasser les circuits en remontant à la source.100

Note de bas de page 101 :

 Cf. Genèse 15, 18: « En ce jour-là, il conclut, YHWH, avec Abram une alliance, bérit, en disant : A ta semence j’ai donné cette terre-ci depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve, le fleuve Euphrate... ».

Note de bas de page 102 :

 Cl. Tresmontant : « Si donc on se contente de traduire, ou plutôt de transcrire skandalon par “scandale” et skandalizein par “scandaliser”, non seulement on ne traduit pas — on ne fait que reproduire le son du mot grec — mais de plus on oriente le lecteur moderne dans une direction qui n’est certes pas celle dans laquelle était orienté l’auditeur du rabbi Ieschoua lorsqu’il parlait, en araméen, de taqalab ». L’enseignement de Ieshoua de Nazareth, Paris, Seuil, 1970, p. 18.

Note de bas de page 103 :

 Lc 17, 1.

Il illustre son propos avec plusieurs exemples. Ainsi le mot « testament » (l’Ancien Testament, le Nouveau Testament) est le décalque du latin testamentum, qui désigne l’acte par lequel un mourant dispose de ses biens et déclare ses dernières volontés, traduisant dans la Vulgate le grec diatèkè qui signifie plutôt « disposition, convention, contrat, arrangement entre deux parties », et qui lui-même traduit l’hébreu bérit dont le véritable sens est « pacte, alliance »101. L’expression française Nouveau Testament est donc un contresens : il s’agit en réalité d’une « nouvelle alliance ». De même, le français « scandale », qu’on trouve utilisé aujourd’hui dans des contextes d’affaires de mœurs ou d’affaires financières frauduleuses, est un décalque du grec skándalon (via le latin scandalum) qui signifie en fait « piège placé sur le chemin, obstacle pour faire trébucher, croche-pied, etc. », lequel traduit l’hébreu mikshowl, ou l’araméen taqalab102. L’expression évangélique passée dans le langage courant « Malheur à celui par qui le scandale arrive »103 (parce que le scandale va se retourner contre lui) signifie en réalité « malheur à celui qui fait trébucher et tomber son prochain ». C’est exactement à ce type de « réaction en chaîne » ou de glissements de sens successifs qu’on a affaire avec nâsâh : peirasmós : temptatio : tentation.

Note de bas de page 104 :

 « L’Éternel dit à Satan : Voici, tout ce qui lui appartient, je te le livre ; seulement, ne porte pas la main sur lui. Et Satan se retira de devant la face de l’Éternel » (Jb 1, 12).

Parallèlement à cette évolution et à cette fixation de la valeur dysphorique de temptatio en théologie, le mot « épreuve », qui à l’origine avait le sens d’essai ou de test contenu dans le peirasmós grec (comme on parle aujourd’hui d’une « épreuve d’artiste » par exemple), subit lui aussi le développement qu’on connaît et finit, pour la majorité des théologiens, par désigner une difficulté, un malheur qui « éprouve » la résistance, le courage, ou en l’occurrence la foi de quelqu’un dans le but de le faire progresser, comme on dit, « pour son bien », à l’image des épreuves autorisées par Dieu et subies par le célèbre Job104, ou de celle organisée par Dieu pour vérifier l’obéissance d’Abraham. Ainsi, l’épreuve en est venue peu à peu à s’opposer à la tentation et à se charger d’un sens positif, ou à tout le moins d’une valeur non-dysphorique du fait de l’intention bienveillante qui peut présider à son envoi et du résultat bénéfique qui en est escompté, dessinant ainsi un système axiologique assez stable, commun à l’orient et à l’occident. Dans un tel système, dès que l’épreuve prend une coloration négative, on trouve sous la plume de nombreux théologiens l’expression « épreuve de la tentation ». En dehors de la théologie, le sens commun attribue en tout cas des significations très différentes aux deux termes :

Note de bas de page 105 :

 Pasteur Marc Boegner, « Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin », in « Six prédications de Carême 1951 », 14 mars 1951 (Carême-Protestant.org à la page <http://www.careme-protestant.org/spip.php?page=chronol).

D’un homme qui succombe à toutes les tentations nous n’aurions pas l’idée de dire qu’il succombe à toutes les épreuves. Et d’un ami cruellement éprouvé dans sa chair ou dans son cœur nous ne raconterions pas qu’il est cruellement tenté.105

Note de bas de page 106 :

 J. Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », op. cit., p. 303, n. 22.

Note de bas de page 107 :

 Ja 1,13-14.

Note de bas de page 108 :

 Par exemple Ex 16, 4 : « … Je veux ainsi les mettre à l’épreuve pour voir s’ils marcheront selon ma loi ou non » (c’est nous qui soulignons), mais aussi l’exemple de Job, ou celui d’Abraham que nous avons vu.

Les traductions françaises contemporaines en lice dans la liturgie séparent à nouveau les deux branches du christianisme. Du côté orthodoxe, la version de l’E.C.O.F. comme celle de la Fraternité russe restituent peirasmós par « épreuve », alors que la version œcuménique (y compris dans sa forme révisée proposée en 2013) parle de « tentation ». L’orient a donc opté pour l’interprétation la plus douce, la plus favorable à Dieu en restant fidèle au grec des manuscrits, alors que l’occident, en conservant le décalque du latin de la Vulgate, a conservé le sens le plus dur. Mais en deçà de cette fidélité de surface, ce sont à nouveau des divergences théologiques sous-jacentes aux textes qui génèrent ces différences et, in fine, ces antagonismes. En effet, il semblerait, d’après l’abbé Jean Carmignac, que la traduction œcuménique de 1966 « Et ne nous soumets pas à la tentation » soit le fruit d’une influence théologique protestante à tendance radicale, et plus précisément calviniste106. Bien que Calvin n’ait jamais explicitement affirmé que Dieu peut soumettre l’homme à la tentation, il est clair dans sa pensée qu’il peut « le livrer à Satan, ou aux mains de Satan ». Si cela exprime certes une causalité moins directe que la traduction œcuménique (il s’agit en somme « seulement » de mettre l’homme sous la domination de l’Ennemi), cela ne fait pas moins de Dieu un Destinateur à l’origine des fautes commises par sa créature, ou au moins leur responsable au second degré, ce qui est évidemment considéré par les orthodoxes (et d’autres) comme blasphématoire. Sémiotiquement, si la formule de Calvin laisse indécidable le rôle actantiel assigné à Dieu — Destinateur-Judicateur (en droite ligne de la pensée juridique thomiste) et/ou Destinateur-Manipulateur (manipulant à la fois le sujet et l’anti-Destinateur) —, il est certain que celle du Pater conciliaire, en outrepassant et en durcissant la pensée du réformateur suisse, exclut nécessairement celui d’adjuvant que la théologie orthodoxe tend à lui attribuer et qu’elle conserve avec le français « épreuve ». Qu’il s’agisse d’une tentation-épreuve dont Dieu est le sujet-de-faire, ou d’une tentation-séduction dont l’anti-Destinateur est le sujet-de-faire-délégué par Dieu (blasphème qui consiste à faire de Satan un adjuvant de Dieu), on voit que le débat porte également sur le verbe « soumettre » car, dans les deux cas, « nous outrageons la bonté de Dieu et sa sainteté », selon, semble-t-il, l’expression même de Carmignac. En traduisant « ne nous soumets pas à la tentation-séduction », on laisse entendre que le Destinateur et l’anti-Destinateur sont actorialisés par une même instance transcendante, ce qui va à l’encontre d’autres textes du Nouveau Testament, en particulier l’épitre de Jacques : « Que nul, lorsqu’il est tenté, ne dise : “c’est Dieu qui me tente”. Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne »107. Traduire « ne nous soumets pas à la tentation-épreuve », c’est demander à Dieu de s’abstenir de faire sa propre volonté telle qu’attestée par tout l’Ancien Testament108 — ce qui est absurde et contradictoire avec la troisième demande « Que ta volonté soit faite ». Enfin, dans l’un et l’autre cas, en partant de l’hypothèse théologique selon laquelle Dieu ne peut pas exercer de causalité positive sur la tentation, c’est une troisième forme d’outrage que de lui demander de s’abstenir d’une causalité qu’on ne peut pas lui attribuer, c’est-à-dire de s’abstenir de faire un mal qu’il n’a pas l’intention de faire. Ainsi, toute l’axiologie sous-jacente au discours théologique que nous avons exposée mène les tentatives de traduction de ce stique dans une impasse, un inextricable double bind. Envisageons alors, à présent, cette « variable de l’équation » qu’est le verbe grec et sa forme.

Note de bas de page 109 :

 Johannes Heller, « Die sechste Bitte des Vaterunser », Zeitschrift für katholische Theologie, t. 25, 1901, p. 85. J. Carmignac, « La portée d'une négation devant un verbe au causatif », Revue biblique, t. 72, 1965, p. 218 ; thèse ensuite reprise et développée dans Recherches …, op. cit., p. 236 s.

Nous nous trouvons à nouveau, en français, face à deux traductions liturgiques du verbe à l’impératif aoriste εἰσενέγκῃς / eisenégkêis, ou inducas en latin : d’une part « soumettre », comme on l’a vu, d’autre part « laisser entrer ». Mais cette fois-ci ces deux traductions sont également réparties entre orthodoxes et catholiques. Le grec εἰσφέρω / eisphérô comme le latin inducere signifient soit « introduire, faire entrer, amener (quelqu’un dans quelque chose) », soit « induire, conduire, entraîner (quelqu’un à quelque chose) ». On remarque d’emblée qu’il s’agit de deux significations qui ont en commun une idée de mouvement, de passage d’un point à un autre, dans le cadre d’une opération factitive, ce qui d’un point de vue narratif entre en parfaite résonance avec la « manipulation inversée » remarquée par Landowski dans le cadre de la prière. Or, cette factitivité est exprimée à la forme négative. La question qui se pose alors pour un sémioticien consiste à déterminer si la négation porte sur le premier ou le second terme du faire-faire. Autrement dit, il convient d’examiner s’il est question pour le sujet-manipulateur-orant d’exercer sur le Destinateur-manipulé-oré un ne-pas-faire-faire (négation de contradiction), ou un faire-ne-pas-faire (négation de contrariété). Par chance, il se trouve que, sans être sémioticiens, le jésuite allemand Johannes Heller en 1901 et à sa suite, soixante quatre ans plus tard, l’abbé Carmignac, ont déjà analysé ce point109. En effet l’un comme l’autre, partant de l’hypothèse que le Pater en grec n’est que la traduction d’une version primitive en hébreu, ont envisagé la naissance d’un contresens par l’impossibilité où se trouve la langue grecque de rendre la forme causative (c’est-à-dire factitive) que permettent, elles, les langues sémitiques. Cette forme s’obtient au moyen de ce qu’on appelle une préformante qui se place avant le verbe. Ainsi, en hébreu, le causatif permet de passer de « manger » (forme simple) à « nourrir », soit « faire-manger » (forme causative). Or, même s’il se trouve qu’en syntaxe hébraïque la forme négative se place aussi avant le verbe au causatif, celle-ci affectera l’effet et non la cause. Le français connaît ce genre de construction : dans l’énoncé » je n’écris pas cet article pour m’amuser », la négation qui semble affecter le verbe « écrire » porte en réalité sur le « pour ». Un logiciel informatique de traduction pourrait alors commettre un contresens en restituant mécaniquement l’idée que « c’est dans le but de m’amuser que je n’écris pas cet article », alors que je suis précisément en train de l’écrire. Donc, en hébreu, par exemple « faire-tomber » (causatif) ne se traduira pas à la forme négative par « ne-pas-faire-tomber », qui renverrait à l’idée que l’agent supposé de l’action ne place pas de pierre sur le chemin du patient pour le faire trébucher, mais par « faire-ne-pas-tomber » qui au contraire signifie soit que l’agent retire la pierre qui se trouve sur le chemin du patient pour lui éviter de chuter, soit éventuellement le retient dans sa chute.

Note de bas de page 110 :

 Voir par exemple R. J. Tournay, « Que signifie … », op. cit., p. 303, ou encore « Ne nous laisse pas entrer en tentation », Nouvelle revue théologique, 120/3, 1998, pp. 440-443.

Note de bas de page 111 :

 Jean Delorme, « Pour une catéchèse biblique du Notre Père », L’Ami du Clergé, 79, 1966.

Note de bas de page 112 :

 1 Co 10,13.

L’hypothèse Carmignac-Heller est donc que le traducteur grec, au lieu de rendre le causatif sémitique par deux verbes (faire tomber), n’en a gardé qu’un seul (eisphérô) devant lequel il s’est contenté de placer une négation (ne-pas-faire-tomber : « ne nous fais pas tomber »), ce qui a faussé complètement le sens du texte d’origine. Celui-ci serait donc en réalité faire-ne-pas-tomber : « fais que nous ne tombions pas ». Carmignac recommande alors de traduire cette bonne tournure par « empêche-nous de tomber » ou mieux « garde-nous de tomber », en l’occurrence « dans la tentation », en d’autres termes « garde-nous d’y céder, d’y consentir, d’y succomber ». Sa proposition est restée lettre morte. De leur côté, d’autres exégètes ont avancé une interprétation différente, à savoir que le causatif araméen, et non plus hébreu — langue qu’ils considèrent comme déjà quasi morte à l’époque de Jésus et seulement pratiquée dans la liturgie, un peu comme le latin d’église de nos jours — peut avoir un sens permissif ou tolératif (laisser-faire) qui introduit une nuance modale : « ne permets pas que nous tombions », « ne nous regarde pas tomber sans rien faire »110. C’est cette interprétation, déjà suggérée dès 1966 par Jean Delorme, qui a été aujourd’hui retenue par le Vatican dans sa proposition de réforme, « Et ne nous laisse pas entrer en tentation »111. Enfin, il se trouve également une autre école, qui, traduisant peirasmós par épreuve ou épreuve de la tentation (permise par Dieu), considère que le verbe eisphérô, entendu dans son sens étymologique — « porter (phérô) dans (eis) » —, contiendrait, cachée sous forme de jeu de mot, l’aide de Dieu qui porte celui qu’il éprouve ou qu’il laisse être tenté. A l’appui de cette théorie, ils font appel à Tresmontant qui s’est attaché à démontrer que les évangiles sont truffés de calembours et de doubles sens hébreux que les traducteurs grecs se sont efforcés de retranscrire tant bien que mal dans leur langue. Ils citent par ailleurs l’apôtre Paul, qui, dans sa première épître aux Corinthiens, écrit : « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter »112.

Note de bas de page 113 :

 Voir au sujet des distorsions et des ajouts l’intéressante étude de Rovena Troqe, « Approche sémiotique de la traduction pour le grand public », Parallèles, 27(1), 2015, pp. 20-36.

Note de bas de page 114 :

 Cités par le P. Tanazacq, dans sa conférence « Le Notre Père… », art. cit., p. 19.

Note de bas de page 115 :

 Cités par le P. Tournay, dans « Que signifie… », art. cit., pp. 304-305.

Le problème est loin d’être nouveau. La patristique nous livre un nombre considérable de gloses, ajoutées au texte d’origine par les Pères de l’Église dès le IIe siècle, à savoir des termes qui ne s’y trouvent pas, des paraphrases qui en précisent mais en modifient le sens sous une forme déguisée de commentaire pour éliminer toute causalité positive d’origine divine dans la tentation113. Par exemple : « Ne souffre pas que nous soyons induits en tentation » (Cyprien de Carthage) ; « Ne permets pas que nous soyons séduits par le Tentateur » (Tertullien) ; 
 » Ne nous abandonne pas à la tentation » (Hilaire de Poitiers) ; « Ne permets pas que, tentés, nous soyons vaincus » (Jean Cassien)114 ; « Ne nous laisse pas induire en tentation à laquelle nous ne pouvons pas résister. Il [Jésus] ne dit pas : “Ne nous induis pas en tentation” » (Ambroise de Milan) ; « “Ne nous conduis pas dans la tentation”, c’est-à-dire “Ne permets pas que nous succombions à la tentation” » (Denys d’Alexandrie)115, etc.

Cela dit, au-delà des subterfuges, pour ne pas dire les échappatoires, que sont les gloses, au-delà des arguties exégétiques, lexicales ou grammaticales, des hypothèses sur la langue du texte primitif et des spéculations étymologiques ou philologiques des uns et des autres, il n’en reste pas moins que c’est en définitive l’arrière plan théologique, et pour nous axiologique, qui préside aux décisions prises sur le choix de telle ou telle traduction. Il est en effet curieux de constater que quelle que soit la traduction choisie pour l’objet peirasmós de cette sixième demande et quelle que soit la traduction du verbe eisphérô qui l’introduit, dans l’axiologie que nous venons d’exposer, ledit objet ne semble pouvoir émaner que des seules instances transcendantes que sont le Destinateur et l’anti-Destinateur. En somme, toute tentation serait négative et aurait pour seul auteur le Diable, et toute épreuve serait envoyée (ou autorisée) par Dieu à des fins louables. Ainsi, sous l’influence de cette axiologie, aucune confession ne paraît vouloir, ou pouvoir, envisager dans sa traduction le cas de figure inverse, où l’orant serait lui-même la source de l’objet « épreuve ou tentation », et l’oré sa « victime ». Autrement dit, en toute rigueur sémiotique, puisque cette partie du Pater se situe dans le cadre d’une « manipulation à rebours » telle qu’analysée par Landowski, s’il n’y a aucune raison d’exclure qu’elle puisse avoir Dieu comme destinataire, et le sujet comme destinateur (sans majuscule pour le distinguer du premier), ce cas de figure ne se trouve dans aucune version française.

Note de bas de page 116 :

 Dt 6, 16.

Pourtant, l’Ecriture, elle, ne rechigne pas à cette configuration. Rappelons, dans l’Exode, l’épisode de la source de Réphidim qui jaillit au lieu appelé Massâ et Meriba : « Vous ne mettrez pas le Seigneur votre Dieu à l’épreuve, comme vous l’avez fait à Massâ », commande le livre du Deutéronome116. Cette idée que c’est l’homme qui peut mettre Dieu à l’épreuve (ou le « tenter », par exemple d’intervenir) se rencontre à maintes reprises dans l’Ancien Testament : « N’endurcissez pas votre cœur, comme à Meriba, comme à la journée de Massâ, dans le désert, où vos pères me tentèrent, m’éprouvèrent, quoiqu’ils vissent mes œuvres » (Ps 95, 9) ; « Ils furent saisis de convoitise dans le désert, et ils tentèrent Dieu dans la solitude » (Ps 106, 14) ; « Maintenant nous estimons heureux les hautains ; Oui, les méchants prospèrent ; Oui, ils tentent Dieu, et ils échappent ! » (Ma 3, 15). Le Nouveau Testament se fait également l’écho de cette manipulation humaine : « Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu » (Mt 4, 7) ; « Ne tentons point le Seigneur, comme le tentèrent quelques-uns d’eux, qui périrent par les serpents » (1 Co 10, 9) ; « N’endurcissez pas vos cœurs, comme lors de la révolte, le jour de la tentation dans le désert… » (Hé 3, 8). Seul, à notre connaissance, l’anthropologue Marcel Jousse a envisagé cette possibilité. On peut en effet lire dans la retranscription des notes prises lors de ses cours à l’École Pratique des Hautes Études :

Note de bas de page 117 :

 Marcel Jousse, Hautes Etudes, 1er mars 1944, 16e cours, La buccalisation qui est manducation, pp. 288- 289.

Nous allons prendre au chapitre 17 (de l’Exode) et c’est là que vous trouvez la réponse à une des grosses difficultés du Pater : « Et ne nos inducas in tentationem ». Faut-il traduire : « Ne nous induis pas en tentation » ? Je traduis : « Ne nous fais pas venir à Massâ », c’est-à-dire, en araméen, à Lenisyônâ, à l’Épreuve. C’est un nom propre (…) comme l’a très bien vu M. Massignon, sur les documents que je lui ai passés, nous avons là la résonance formulaire de ce chapitre 17 : « Ne nous fais pas venir à Massâ », c’est-à-dire à l’Épreuve, à l’endroit appelé Épreuve.117

Note de bas de page 118 :

 Cf. Jacques Geninasca, La parole littéraire, Paris, PUF, 1997.

Note de bas de page 119 :

 Par exemple, Mt 5,20 : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ».

Note de bas de page 120 :

 Ou encore Mt 26, 41 : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ».

Note de bas de page 121 :

 Pierre Corneille, Le Cid, acte I, sc. 5, v. 261.

Plusieurs éléments internes au texte militent en faveur de cette interprétation spatiale, et pour commencer le choix de la préposition εἰς / eis que nous n’avions pas encore abordée et qui, suivant le verbe de mouvement eisphérô, introduit l’objet peirasmós. Tout comme son équivalent latin in (Ne nos inducas in tentationem), cette préposition se traduit par « dans », c’est-à-dire « à l’intérieur », et introduit une proposition circonstancielle de lieu. S’il existe tout un débat parmi les exégètes sur les nuances qui séparent les formules « entrer en tentation » (être tenté) et « entrer dans la tentation » (y succomber), ils semblent tous négliger de remettre ce sixième stique dans la perspective générale du Pater. Or la spatialité, nous l’avons vu, structure l’ensemble de la prière avec l’opposition topographique générale entre « le ciel de toi » et « la terre de nous ». En reprenant ici l’analyse du père Meynet quant à la composition concentrique « en menorah » du Pater, celui-ci, partant en particulier du chiasme antithétique relevé par Carmignac (l’opposition páter vs ponêrόs) comme des répétitions qui scandent le texte (de toicommecomme de nous…), a développé l’hypothèse selon laquelle les demandes seraient appariées et, « fonctionnant » en miroir, s’éclaireraient symétriquement les unes les autres. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler celles émises par Jacques Geninasca à propos du texte poétique. Rendant compte de l’étroite congruence entre les grandeurs des plans du contenu et de l’expression des poèmes qu’il analysait, il y décelait des systèmes semi-symboliques au terme desquels le texte poétique, par son organisation spatiale (pour nous, un espace textuel structuré en menorah) et sa scansion (pour nous, les répétitions et les rimes), se charge d’une « iconicité » destinée à refléter les catégories de son contenu (pour nous, l’opposition topographique ciel vs terre)118. Ainsi, à la « sainteté » du nom contenue dans la première demande répondrait par contraste la « méchanceté » contenue dans la septième ; à la remise des dettes au prochain de la cinquième supplique correspondrait la volonté divine de la troisième ; enfin, l’avènement du royaume (au sens spatio-temporel) de la deuxième éclairerait l’épreuve-tentation de la sixième qui nous occupe ici, et militerait donc en faveur de la théorie joussienne d’une spatialisation de l’objet : le lieu-dit « Épreuve » ou « Tentation » (Massâ). Meynet appuie son hypothèse sur le fait que ces deux demandes sont les seules à commencer avec un verbe de mouvement : « venir » (ἔρχομαι / érkhomai) et « introduire » (eispherô). De plus, ailleurs dans les évangiles, il est souvent question « d’entrer dans le royaume de Dieu »119 ou au contraire « d’entrer dans la tentation »120. Il s’agit toujours d’un déplacement vers et dans un « lieu ». En suivant Jousse, c’est-à-dire à la lumière de l’intertextualité et de la « résonance formulaire », et en appuyant en même temps nos remarques sur le travail de Meynet, il serait donc loisible de comprendre cette sixième demande comme celle de ne pas permettre que le sujet entre à Massâ (de faire qu’il n’y entre pas, si on suit Carmignac), c’est-à-dire, analogiquement, d’empêcher qu’il mette Dieu à l’épreuve par manque de foi (comme les israélites l’ont fait en doutant de sa capacité à étancher leur soif). Selon cette interprétation, la sémiotique dirait que dans ce cas, éprouver ou tenter Dieu consiste en termes de stratégie manipulatoire à le mettre au défi, à le provoquer, tel Don Diègue face à Don Rodrigue121, en émettant des doutes quant à ses compétences, son pouvoir-faire, autrement dit sa toute-puissance, afin de le pousser ou le forcer à la démontrer (en cédant à la tentation ainsi provoquée ?). En conséquence, la sixième demande pourrait consister pour le sujet à demander à Dieu de faire obstacle à ce qui pourrait l’amener à douter de lui, voire à abandonner la foi, à apostasier.

C’est à ce point de l’analyse que la sixième et la septième demandes se rejoignent, car celui auquel il convient précisément de « faire obstacle » est le ponêrόs (l’anti-Destinateur) final. En effet, s’il s’agit bien de deux demandes différentes, puisqu’exprimées par deux verbes distincts à deux modes distincts (la sixième est au subjonctif, la septième à l’impératif), elles n’en sont pas moins corrélées par la conjonction ἀλλὰ / allá (mais) de sorte qu’il y a un balancement, un effet d’écho entre ces deux stiques qui ne peuvent être séparés. Cette non-séparabilité est d’autant plus forte que d’une part, si allá est une conjonction oppositive, elle peut aussi se doubler d’une valeur restrictive ou emphatique. C’est cette deuxième nuance qui est en général retenue : elle signifierait alors « bien plus » ou « surtout » (Carmignac proposait « et surtout délivre-nous du Malin »). En outre, cette conjonction traduit, semble-t-il, la locution hébraïque ki im (אם כי) qui signifie textuellement « c’est pourquoi », « en conclusion », « en résumé », et qui a donc une valeur conséquentielle encore plus forte que la conjonction grecque et relie très étroitement l’épreuve du doute, en tant qu’effet, à sa cause, c’est-à-dire à Satan, l’anti-Destinateur. Selon certaines sources, Grégoire de Nysse (IVe siècle), dans une de ses homélies, est allé jusqu’à suggérer que « Tentation » pourrait être un autre de ses nombreux noms, dont bien sûr celui de Tentateur (ὁ πειράζων / ho peiráxôn) :

Note de bas de page 122 :

 Grégoire de Nysse, Homélie V, 72, cité par le P. J.-M. Verlinde, « Mais délivre-nous du mal (Mt 6, 13) », Paroles pour vivre, novembre 2014, p. 2 (http://fsj.fr/2014/11/delivre-du-mal-mt-613/).

Il me semble que le Seigneur a nommé le Mal de façons multiples et diverses, en le désignant de noms variés selon les différentes puissances maléfiques : Diable, Belzébul, Mammon, Prince de ce monde, Tueur des hommes, Mauvais, Père du mensonge, et d’autres noms analogues. Peut-être un de ces noms inventés pour celui-ci est-il aussi « la tentation », et le rapprochement des termes confirme notre hypothèse, car après avoir dit : « Ne nous laisse pas entrer en tentation », il a ajouté : « Mais délivre-nous du Malin », comme si la même idée était exprimée par l’un et l’autre mot. Car si celui qui s’est trouvé dans la tentation se trouve nécessairement dans le mal, alors les mots « la tentation » et « le Malin » sont un pour la signification.122

Note de bas de page 123 :

 Gn 3, 4-5.

Note de bas de page 124 :

 Cf. Jn 20, 29 : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ».

Note de bas de page 125 :

 A noter que J. Carmignac voyait le même type d’unité dans les trois premières demandes : « Cette volonté du Père, c’est Son règne, en tous et en tout ; et Son règne doit procurer toute gloire à Son Nom ».

Au plan narratif, ainsi interprétés, ces deux derniers stiques du Pater rendraient alors compte d’une double manipulation, l’une enchâssée dans l’autre. La liaison inductive établie entre les deux demandes laisse en effet entendre que c’est à l’instigation de l’anti-Destinateur ponêrόs, le rusé « père du mensonge », que le sujet engagé dans cette première manipulation à laquelle il « cède » se met à son tour à manipuler l’autre instance transcendante, Dieu, par défi, en le mettant à l’« épreuve » du doute (« YHWH est-il au milieu de nous, oui ou non ? »). Selon la terminologie narrative standard, cette épreuve serait alors, pour Dieu, une « épreuve qualifiante », où il se verrait contraint de manifester sa toute puissance, son pouvoir-faire (faire jaillir miraculeusement une source d’eau en plein désert), accomplissant ainsi une performance (une « épreuve décisive ») qui amènerait le sujet, passant du rôle de destinataire-Manipulateur à celui de Judicateur, à reconnaître et sanctionner positivement son essence divine, l’être de son être (« épreuve glorifiante »). On pourrait alors restituer les deux demandes par : « garde-nous de te mettre à l’épreuve (du défi par le doute) et protège-nous surtout (de l’influence) du Malin », ou plus explicitement : « préserve-nous de douter de toi et du bien que tu nous veux et empêche-nous de te mettre au défi en nous rendant sourds aux suggestions, et surtout aux calomnies et aux tromperies perfides de l’Ennemi », que l’évangile, ailleurs, appelle également πλάνος / plános (le trompeur). Sur le plan biblique et exégétique, on retrouve dans ce schéma celui de l’épisode du « péché originel » de la Genèse où le serpent instille le doute dans l’esprit d’Ève sur les réelles intentions divines et la trompe en lui laissant entendre que Dieu n’a pas confiance en sa créature par crainte d’être usurpé par elle : « Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »123. Il est d’ailleurs étonnant que les orthodoxes n’aient pas retenu cette interprétation, dans la mesure où, pour eux, le péché originel, et le péché en général, est précisément défini par cette « crise de confiance », qui entraîne un éloignement de l’homme et cause à Dieu une déception par la mise en doute de sa bonté, plutôt que par une transgression de ses lois et de ses interdits qui, elle, correspond davantage à la compréhension juridique et morale qu’en ont les catholiques romains. Sur le plan théologique, ainsi comprise, cette conclusion du Pater reviendrait à demander au créateur céleste d’aider sa créature terrestre à « croire sans voir », à garder une confiance « aveugle » en sa présence discrète mais réelle, à supporter qu’il « se cache », à l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait ou peut faire, bref à renforcer sa foi en la foi qu’il a mise en elle, comme nous l’avons vu à propos du rapport de créancier à débiteur de la quatrième demande124. De ce point de vue, s’il fallait retourner au sens précédent d’une épreuve subie par l’homme plutôt que par Dieu, ce pourrait être celle du « silence de Dieu », comme l’évoque à plusieurs reprises le Livre des Psaumes ou comme l’explicite le Livre de Ben Sirac : « Qui n’a pas été mis à l’épreuve, sait peu de choses » (Si 34, 10), épreuve qui, par ricochet, inciterait la créature à mettre son créateur à l’épreuve à son tour. Cela dit, et pour revenir à notre hypothèse de départ, l’ensemble des trois suppliques concernant la « terre de nous » présenterait donc une cohérence interne autour de la réciprocité de la relation fiduciaire entre Destinateur et sujet plus nettement marquée que ce que les traductions liturgiques actuelles, quelque peu « décousues », laissent apparaître. C’est ce qu’à sa manière et selon sa méthode, l’abbé Carmignac suggérait déjà dans la mesure où d’après lui ces trois demandes sont reliées entre elles. Cela, d’une part, au plan discursif, en termes de temporalité : la cinquième (les dettes) correspondrait aux péchés passés, la sixième (l’épreuve) aux péchés présents et la septième (le Malin) aux péchés à venir ; mais aussi, d’autre part, parce qu’étant pleines de jeux de mots et d’allitérations auxquels l’hébreu prend plaisir, elles formeraient également un tout au plan de l’expression : ainsi, le mot acquitter correspondant à la racine hébraïque nâsâ, les mots dettes et débiteurs à nâshâ et enfin tentation / épreuve à nâsâh, il ne saurait s’agir d’une coïncidence ou d’un simple effet du hasard125.

Note de bas de page 126 :

 Louis Panier, « Sens, excès de sens, négation du sens : le cas des paraboles évangéliques », Actes Sémiotiques, 114, 2011, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2587. Voir aussi les nombreux travaux du même auteur parus dans Sémiotique et Bible, revue du Centre d’Analyse du Discours Religieux (CADIR).

Force est de constater que cette hypothèse déduite sémiotiquement de l’analyse du texte et corroborée par de nombreux passages de l’écriture elle-même ne semble pas avoir effleuré beaucoup de théologiens, à l’exception du P. Marcel Jousse, qui n’a d’ailleurs guère été entendu. Force est également de supposer que si, de l’avis unanime, aucune des traductions de la sixième demande du Pater n’est véritablement satisfaisante, c’est probablement parce que le système de valeurs selon lequel la notion d’épreuve est réservée à Dieu qui l’envoie pour purifier l’homme (par opposition à la tentation que seul Satan utilise pour le perdre) est si solidement ancré par tradition au sein des deux obédiences du christianisme qu’elles peinent à imaginer que la créature puisse être à l’initiative d’une telle « manipulation à rebours », au sens élargi de l’expression, vis-à-vis de son créateur. Si jusqu’à cette sixième demande, orient et occident s’opposaient sur le terrain du surnaturel, ils se rejoignent ici pour convenir de l’unidirectionnalité de la communication des deux objets-valeurs que recouvre le grec peirasmós et pour s’accorder sur leurs valeurs respectives, ce qui, et c’est là le grand paradoxe, les mène — malgré cette convergence de vues — à une plurivocité d’interprétations et une multiplicité de traductions, certes plus « douces » côté orthodoxe que côté romain, mais tout aussi incertaines et insatisfaisantes les unes que les autres. Ne s’agirait-il pas en fait d’un autre de ces mâschâls évangéliques où foisonnent « sens, excès de sens et négation du sens », pour reprendre le titre d’un article de Louis Panier consacré à la parabole126 ?

5. Le Pater : « Œuvre ouverte » ou « Abrégé de tout l’évangile » ?

Note de bas de page 127 :

 Art. cit., paragraphe intitulé : « Quelques références théoriques ».

Cette allusion aux travaux de Louis Panier nous amène, avant de conclure, à envisager la dimension énonciative des traductions du Pater. Si jusqu’ici les différences énoncives entre ces deux branches du christianisme sont claires, qu’en est-il au plan de l’énonciation ? Partant de l’hypothèse selon laquelle l’énonciation se repère parfois, comme l’écrit Panier, « dans des faits de non-sens, d’abolition du sens discursif, dans des manifestations du statut “figural” des figures ne fonctionnant plus comme des “signes” saussuriens (Sa/Sé), mais, vidées en quelque sorte de leur contenu, ayant statut de “signifiant” relatif au sujet de l’énonciation »127, ne pourrait-on pas considérer que la cacophonie que nous constatons n’est que le reflet des représentations divergentes que chaque confession s’est construites des postures et profils respectifs des actants de l’énonciation « cachés » derrière les figures qu’en offre l’énoncé ?

Note de bas de page 128 :

 Mt 6, 9 : « Voici donc comment vous devez prier : “Notre Père…” » ; Lc 11, 2 : « Il leur dit : “Quand vous priez, dites : Père…” ».

Il s’agit ici d’isoler l’instance de la mise en discours installée exclusivement dans la prière elle-même, c’est-à-dire prise isolément, indépendamment du dispositif énonciatif d’ensemble des textes évangéliques dans lesquels elle est incise (Mt, Lc), en écartant aussi bien les actants de rang un que les actants délégués de rang deux (le locuteur-Jésus et les allocutaires-disciples128). La question qui se pose alors à propos des traductions du Notre Père consiste à examiner d’une part le rapport qu’elles établissent par les opérations d’embrayage et de débrayage entre l’énonciateur-énoncé de rang trois textualisé par le « nous », le locuteur-orant, et son énonciataire-énoncé, l’allocutaire-oré, textualisé par le « tu » (ce que Panier appelle « les “indices d’énonciation” manifestés dans l’énoncé »), et surtout, d’autre part, les choix de traduction opérés par chaque église, à destination de ses fidèles, pour les figures sélectionnées, convoquées et agencées par la prière grecque, de façon à déterminer si l’ensemble du dispositif ainsi constitué construit un même tout de signification dans la langue d’arrivée ou si au contraire, comme nous en faisons la supposition, chaque version proposée du Pater ne fait que rendre compte d’options théologiques plus ou moins compatibles entre elles. Quel type d’oraison proposent l’une et l’autre confession à travers leurs traductions ? Quelle posture chaque confession invite-t-elle l’Énonciataire (lecteur de la prière et locuteur-orant actualisé par la lecture) à adopter face au texte et à l’oré qu’il construit ?

Envisageons tout d’abord l’oré construit, c’est-à-dire l’énonciataire-énoncé dans la prière (l’allocutaire), celui auquel elle s’adresse, le « Père de nous ». Si les trois demandes initiales sont à peu près identiques dans les versions françaises courantes, tant la catholique que les orthodoxes, il n’en va pas de même, nous l’avons vu, pour les trois dernières : dettes / offenses, soumettre / faire entrer, épreuve / tentation, mal / Malin. Il ne s’agit pas, en ce point, de revenir sur les analyses précédentes, mais d’envisager les conséquences énonciatives de ces choix sur « l’image de Dieu » qu’ils induisent. Côté catholique, nous nous trouvons face à un énonciataire offensé qui soumet à la tentation. Autrement dit, comme nous l’avons déjà noté, c’est devant un Dieu gonflé de lui-même, ombrageux, vengeur et manipulateur (au sens courant de « marionnettiste ») que se trouve l’énonciateur énoncé orant. Sans trop insister à nouveau sur l’« offense », notons au passage qu’elle constitue, en droit, un délit dès lors qu’elle touche, par exemple, à la personne d’un chef d’État. S’agissant de Dieu, le délit n’en est que plus grave, et on comprend dès lors comment et pourquoi toute la théologie occidentale de la rédemption que nous avons exposée a pu se développer. Pour ce qui est de la manipulation, remarquons que la théologie catholique a produit d’amples développements sur la question, en suivant en particulier la pensée d’Augustin d’Hippone et de Thomas d’Aquin selon laquelle, par exemple, s’agissant des nouveaux-nés, seuls les enfants baptisés peuvent accéder à la béatitude éternelle, tandis que tous les autres sont envoyés directement en enfer « cum Diabolo ». Plus qu’un monarque ombrageux, Dieu se fait fonctionnaire vétilleux, soucieux de la bonne application de ses décrets et du respect scrupuleux des procédures qu’il a mises en place. Sur la question du mal, que nous avons déjà rencontrée, mal nécessaire que Dieu ne se prive pas de répandre et de répartir entre les créatures pour manifester l’ampleur de ses attributs, on peut lire dans la Somme théologique :

Note de bas de page 129 :

 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima, Question 48, Art. 2.

La perfection de l’univers exige qu’il y ait inégalité entre les créatures, afin que tous les degrés de bonté s’y trouvent obtenus… et ces degrés se retrouvent aussi dans l’être lui-même ; car certaines choses sont de telle manière qu’elles ne peuvent perdre leur être : telles les choses incorruptibles, et d’autres le peuvent : ce sont les choses corruptibles.129

Note de bas de page 130 :

 Jacques Maritain, Dieu et la permission du mal, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 103.

L’occident l’a également suivi sur le thème de la prédestination qu’avait introduit son prédécesseur Augustin, théorie qui soutient que même si Dieu donne à tout homme la liberté et le pouvoir de se sauver, il n’en prédestine pas moins certains (incorruptibles) à la sainteté et au salut en leur faisant vouloir « librement mais infailliblement » le bien car il dote ce petit « groupe privilégié de prédestinés » d’une certaine « motion imbrisable du premier coup »130, alors que parallèlement il crée d’autres hommes (corruptibles) avec l’intention de les laisser sombrer dans la damnation : la massa damnata augustinienne. Ainsi l’évêque d’Hippone écrivait-il déjà, avant lui :

Note de bas de page 131 :

 Saint Augustin, Lettre 190, chap. II, § 10 ; P. L. 33, 860-861 (commentaire sur Ro. 9, 22-23).

Mais si le créateur a fait naître ceux qu’il savait ne pas appartenir à sa grâce en si grand nombre, c’est qu’il voulait qu’ils fussent par leur multitude incomparablement plus nombreux que ceux qu’il a daigné prédestiner comme fils de la promesse à la gloire de son royaume…131,

et Thomas de poursuivre et de surenchérir :

Note de bas de page 132 :

 Thomas d’Aquin, op. cit., Prima, Question 23, article 5.

Mais pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire et pourquoi il réprouve ceux-là, il n’y a pas d’autre raison que la volonté divine (…) comme de la seule volonté de l’architecte dépend que cette pierre-ci soit en cet endroit du mur, et cette autre ailleurs (…)132.

Voilà qui pour le coup éclaire lumineusement la troisième demande du Pater (la volonté divine), permet de rendre acceptable la sixième (la tentation étant certainement destinée à faire grossir la massa damnata) et d’ajouter la cruauté, pour ne pas dire le sadisme, à la liste des attributs divins que permet de dresser la version catholique.

Le tableau théologique orthodoxe est sensiblement différent. Au Dieu qu’on offense parce qu’il est plein de confiance en soi, les Byzantins opposent un Dieu plutôt plein de confiance en l’autre, ainsi que nous l’avons vu. A l’arbitraire du monarque susceptible, ils substituent la générosité du créancier. A l’image du marionnettiste pervers qui s’amuse à tendre des pièges (tentations), ils préfèrent celle du chirurgien qui soigne, même si c’est sans anesthésie (épreuves). Est-il utile de s’attarder sur ce que ces traductions induisent de l’attitude qu’elles invitent le locuteur-orant à adopter ? S’il faut les résumer lapidairement, il est plutôt question de culpabilité et de crainte en occident, alors qu’en orient c’est d’aveu de faiblesse et de confiance qu’il s’agit.

Note de bas de page 133 :

 Jean Yves Thériaut, « Quand la Bible s’ouvre à la lecture sémiotique », Protée, 34, 1, 2006, p. 74 .

Note de bas de page 134 :

 L. Panier, « Sens, excès de sens… », art. cit., § « Rappel de quelques travaux : La parabole des mines ».

Note de bas de page 135 :

 Ibid.,§ « Quelques références théoriques ».

Quant au traitement des figures du discours, nous avons à plusieurs reprises évoqué, pour certaines, la notion de mâschâl. Il semble bien, en effet, que le Pater, bien qu’il soit donné à lire sous la forme d’une prière, ait, au moins en partie, les caractéristiques d’un mâschâl, c’est-à-dire d’une parabole, genre biblique, et plus particulièrement évangélique, dont le premier des grands principes de construction consiste à mettre en correspondance au moins deux isotopies : au fil de nos analyses et à la lumière des hypothèses de R. Meynet, nous avons repéré un certain nombre de parallélismes entre les différentes figures convoquées dans le texte. Mais il reste à prendre en compte, pour être à peu près complet, les deux segments, précisément comparatifs, des troisième et cinquième demandes, à savoir les propositions introduites par la conjonction « comme » : « comme au ciel ainsi sur terre… », « comme nous remettons… » qui établissent une équivalence spatiale, actorielle et modale entre les deux sections à trois demandes qui encadrent la supplique centrale. Fréquente dans tous les évangiles, à travers des expressions du type « le royaume de Dieu est comme… » (une graine de moutarde, du levain, un trésor caché, le chas d’une aiguille, un filet jeté en mer…), cette conjonction introduit dans le discours une équivalence propre au genre de la parabole dont le deuxième principe, mis au jour par les recherches du CADIR, consiste à vider ou à tout le moins à suspendre le sens (ordinaire) des figures convoquées pour les rendre ainsi « disponibles pour d’autres investissements sémantiques issus de la mise en discours particulière qui les agence »133. La troisième et la cinquième demandes seraient alors à comprendre comme la manifestation textuelle d’une énonciation qui emprunterait à la parabole une partie de son mode de fonctionnement comparatif et surtout de son mécanisme de dissolution des valeurs thématiques de certaines des figures sélectionnées, pour en faire des « grandeurs figurales » fonctionnant comme des signifiants de l’énonciation (des « in-signes »134) afin d’orienter l’énonciataire en direction de leur « re-sémantisation », leur « re-catégorisation ». C’est ainsi que la figure centrale du pain assortie de son énigmatique epioúsios, se trouve prise entre, d’un côté, l’isotopie alimentaire (induite par la figure paternelle et le statut enfantin de l’orant qu’elle suppose), et, de l’autre, les « résonances formulaires » joussiennes qui renvoient soit à l’épisode de la manne dans l’Exode, soit aux nombreux passages des évangiles où le pain a pour fonction analogique de signifier la parole de Dieu (« l’homme ne se nourrit pas que de pain, mais de toute parole… », « Je suis le pain de vie… », etc.). Il en résulte que dans la version grecque, le « pain » reste une figure sémantiquement indécidable, et si ce n’est totalement « vide de sens », du moins parfaitement énigmatique. De même, celle de la « dette », dont la prière se garde de préciser ce que nous avons appelé le tiers-objet, peut par le fait même être considérée comme une grandeur figurale non interprétable ou faiblement interprétable, comme un signifiant quasiment vide dont le contenu reste entièrement à l’appréciation de l’énonciataire. Enfin, les divers débats dont nous avons rendu compte à propos du peirasmós de l’avant-dernière demande témoignent suffisamment, nous semble-t-il, de la complexité de son interprétation pour qu’il soit possible de lui attribuer aussi cette dimension énonciative ainsi caractérisée par Panier : « L’énonciation survient comme “trou” dans le discours, comme “fin” du sens »135. Si la caractéristique du mâschâl est, comme l’indiquent Tresmontant, Greimas ou Panier, d’être une certaine forme d’« œuvre ouverte » (selon la terminologie d’Umberto Eco) dont l’énonciateur invite (ou force) l’énonciataire à (co)produire le contenu en le responsabilisant quant à la compréhension qu’il convient d’avoir de l’énoncé, alors la deuxième partie du Pater — moyennant la mise en place d’une série de questions sans réponse — offre toutes les qualités pour entrer dans cette catégorie : De quel pain est-il question ? Quelle est la nature de la dette de l’homme vis-à-vis de Dieu ? Qui tente qui ? Qui éprouve qui ?

Note de bas de page 136 :

 Moine théologien égyptien, à l’origine, avec Antoine Le Grand, de l’ascétisme et de l’érémitisme chrétiens.

Note de bas de page 137 :

 Cf. J.-P. Petitimbert, « Prière et lumière… », art. cit., n. 17.

Parmi les traductions françaises, pouvons-nous dire qu’il y en a une qui se rapproche du modèle parabolique dont nous venons de faire l’hypothèse ? Bien qu’il soit difficile d’apporter une réponse définitive à cette question, il semblerait que les choix orthodoxes en soient plus proches que la version catholique. C’est dans les principes théologiques sur lesquels s’appuie chacune de ces branches du christianisme que nous pouvons en trouver la racine et des indices d’explication. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le faire remarquer, si l’occident, depuis la scolastique, s’est appuyé sur la philosophie aristotélicienne et sur sa logique pour former un système cohérent, solidement structuré et parfaitement intelligible, l’orient a toujours ouvertement privilégié une théologie qu’elle n’hésite pas à qualifier elle-même de mystique, parce que fondée sur « l’expérience de Dieu », notamment celle des Pères de l’Église : « Nul n’est théologien s’il n’a vu Dieu » affirmait déjà au IVe siècle Evagre le Pontique136. Qu’on consulte les ouvrages de Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Myrrha Lot-Borodine, Pierre Kovalevsky, Olivier Clément ou du P. Jean Meyendorff, et il devient vite évident que la pensée orthodoxe ne recherche pas systématiquement l’intelligibilité et fait largement fi de la logique, des raisonnements aux arguments affûtés et parfaitement enchaînés et des démonstrations rigoureuses. Cette divergence avec Rome s’est peu à peu creusée et renforcée, y compris au sein de l’orthodoxie après le schisme de 1054, comme en atteste la querelle, largement ignorée en occident mais bien connue en orient sous le nom de « controverse hésychaste »137, qui eut lieu au XIVe siècle entre le moine théologien mystique Grégoire Palamas et son confrère « scolastisé » Barlaam le Calabrais, et dont Grégoire sortit vainqueur :

Note de bas de page 138 :

 Antoine Lévy, Le créé et l’incréé, Maxime le Confesseur et Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2006, p. 10.

La polémique entre Grégoire et Barlaam ne concernait pas qu’un point de dogme ; le statut du théologien, la légitimité même de sa recherche étaient en cause. Qui, de fait, était habilité à dire la vérité au sujet de Dieu ? Celui dont l’intelligence avait été aguerrie par la fréquentation de la philosophie et des sciences profanes (Barlaam) — ou bien celui dont l’expérience spirituelle avait mûri dans une vie d’ascèse et de prière (Grégoire Palamas) ? »138

Note de bas de page 139 :

 Nous empruntons cet amusant néologisme au P. Tanazacq, « Le Notre Père : une prière divine pour l’homme », art. cit., p. 22, n. 34.

Note de bas de page 140 :

 Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, Triade I, II et III, introduction, texte critique, traduction et notes de Jean Meyendorff, Louvain, Spicilegium Sacrum Lovaniense, 30-31, 1959, rééd. 1973, p. 288, note texte grec 38.

En droite ligne de cette inspiration mystique, les orientaux, comme nous l’avons relevé à propos de la croyance au Diable et aux forces démoniaques, n’ont jamais renoncé à la part de surnaturel, aussi bien angélique (apparitions, miracles, etc.) qu’enférique139. Les occidentaux au contraire l’ont peu à peu écartée et abandonnée. Par ailleurs, contrairement aux scolastiques, ils ont toujours refusé de se plier aux lois de la logique aristotélicienne, notamment celle du principe de non-contradiction, ainsi qu’en atteste cette formule à la fois cataphatique et apophatique du même Grégoire Palamas : « Dieu est Être et Non-être ; Il est partout et nulle part ; Il a de nombreux noms et Il est innommable ; Il est en perpétuel mouvement et Il est immuable ; Il est absolument tout et rien de ce qui est »140. De ces constatations se dégage alors une structure oppositionnelle — de fait, elle, très aristotélicienne — entre deux formes très différentes de rationalité : d’un côté, une pensée orthodoxe tout empreinte de surnaturel et caractérisée par le refus de la logique d’Aristote parce qu’essentiellement mystique ; de l’autre, la tradition scolastique romaine incarnée par Thomas d’Aquin, pensée logique et « cartésienne » caractérisée par une méfiance de plus en plus affirmée vis-à-vis de l’extraordinaire (tenu pour inintelligible parce qu’inexplicable) — méfiance qui l’a finalement amenée à renoncer au surnaturel pour se laisser guider par la clarté du positivisme scientifique.

Dès lors, on peut mieux comprendre pourquoi, au-delà de la fidélité à l’original grec, les traducteurs orthodoxes n’ont pas eu besoin de forcer le texte pour le faire plier aux contraintes du « raisonnable », au sens littéral du terme, mais aussi pourquoi le flou des termes français qu’ils ont choisis ne leur a pas semblé inopportun, certains allant d’ailleurs jusqu’à créer des néologismes, certes à l’instar de Matthieu, mais certainement aussi pour conserver à la prière toute sa valeur mystagogique. Les traducteurs catholiques romains (et protestants), au contraire, sous l’influence de l’arrière-plan scolastique dont ils sont issus, ont cherché à désambiguïser le lexique grec, quitte à aboutir, aux yeux des orthodoxes, à des blasphèmes et à friser l’hérésie. Si le Notre Père est, en partie, un mâschâl « byzantin », au sens second du terme, alors c’est effectivement du côté oriental qu’on en trouve les traductions les moins infidèles.

Note de bas de page 141 :

 Louis Pernot (Pasteur), Le Notre Père : Abrégé de tout l’évangile : Une théologie pour aujourd’hui, Versailles, éd. de Paris, 2011.

Nous souhaiterions conclure ce travail par quelques interrogations. On peut lire l’affirmation que le Notre Père est un résumé de tout l’évangile non seulement sous la plume d’un théologien contemporain, le Pasteur Louis Pernot — qui a précisément choisi ce titre pour son récent ouvrage sur cette prière141 —, mais aussi chez un nombre considérable de ses prédécesseurs depuis l’Antiquité. Ainsi, Tertullien (v. 160 - v. 220), dans son De oratione, chapitres 2 et 9, écrit-il :

Note de bas de page 142 :

 Cité d’après J. Carmignac, Recherches…, op. cit., p. 395.

L’oraison dominicale est vraiment l’abrégé de tout l’évangile [...] Dans quelques mots, que d’oracles, rejoignant les Prophètes, les évangiles, les Apôtres ! Que de discours du Seigneur, de paraboles, d’exemples, de préceptes ! Que de devoirs exprimés ! Hommage rendu à Dieu par le titre de Père, témoignage de foi dans son nom, acte de soumission à l’égard de sa volonté, rappel de l’espérance en la venue de son règne, demande de la vie dans le pain, aveu suppliant de nos dettes, fervente requête de défense contre les tentations. Quoi d’étonnant ? Dieu seul a pu nous apprendre comment il voulait être prié. C’est donc lui qui règle la religion de la prière, l’anime de son esprit, au moment où elle sort de sa bouche, et lui communique le privilège de nous transporter au ciel en touchant le cœur du Père par les paroles du Fils (…) ».142

Note de bas de page 143 :

 Saint Augustin, Lettre à Proba, trad. Martin Steiner, in La prière en Afrique chrétienne de Tertullien, Cyprien, Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, 1983, pp. 116-139.

Note de bas de page 144 :

 Thomas d’Aquin, Collationem in orem dominicam, Commentaire du Notre Père, Sermons du carême 1273, notes par Pierre de Andria, in Le Pater et l’Ave, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1967, § 95.

Note de bas de page 145 :

 Plus couramment appelé le Credo.

Il a été suivi au cours des siècles par les autres Pères de l’Église, puis par les théologiens et les exégètes de tous bords. 
 » Parcourez toutes les prières qui sont dans les Ecritures et je ne crois pas que vous puissiez rien trouver qui ne soit pas compris dans l’oraison dominicale », déclare Augustin d’Hippone143. Et son fils spirituel Thomas d’Aquin d’enchérir : « Pour avoir un aperçu général sur l’oraison dominicale il suffit de savoir qu’elle contient tout ce que nous devons désirer et tout ce qu’il faut faire ou éviter »144. Est-ce vraiment le cas ? Confronté aux traductions que nous en livre chacune de ces branches du christianisme, n’est-il pas légitime de se demander si celles-ci ont la même compréhension de leur religion et de ses textes fondateurs réunis sous le titre de Nouveau Testament ? Il est courant d’entendre dire que la différence entre catholiques et orthodoxes se résume au seul détail du filioque contenu dans le symbole de Nicée-Constantinople145 concernant la trinité, détail qui, n’étant toujours pas réglé depuis le VIIIe siècle, serait l’obstacle majeur à la réunification des deux églises. À la lumière de l’analyse des traductions du Pater que nous venons de mener, il semble bien que cette querelle mineure soit en fait l’arbre qui cache la forêt théologique que nous avons quelque peu défrichée. Si le Pater est censé manifester l’unité des chrétiens, ou plutôt œuvrer à leur réunification, celle-ci est sans doute loin d’être réalisée, à moins de remaniements fondamentaux qui, à l’évidence, dépassent le débat sur l’ordre ou le mode de procession du Saint Esprit au sein de la trinité divine. Laquelle des deux théologies, la mystique des byzantins ou la scolastique des romains aura raison de l’autre ? Sont-elles au fond compatibles entre elles ? Autant de questions et de problèmes que nous laisserons le soin aux théologiens d’étudier et de résoudre, quitte à ce qu’ils demandent à des sémioticiens de venir en renfort pour les épauler dans cette lourde tâche.

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