Repenser l’écriture
Pour une grammatologie intégrationnelle

Isabelle Klock-Fontanille

Université de Limoges et Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.5623

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Il est l’ « inventeur » du concept de grammatologie : A study of writing, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1952, p. V. Ce terme a connu une grande fortune grâce à Derrida.

Nous nous proposons dans cette étude de refonder une science de l’écriture (une grammatologie, au sens où Gelb, assyriologue et éminent historien des écritures des années 501, utilise ce terme) qui serait une science de l’écriture intégrée (ou intégrationnelle).

1. L’approche traditionnelle de l’écriture

Note de bas de page 2 :

 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 44.

En 1967, dans De la grammatologie, J. Derrida, s’interrogeant sur son objet – l’écriture –, remarquait que se poser la question « qu’est-ce que l’écriture ? » veut dire « où et quand commence l’écriture ? ». Il notait aussi que les réponses – fort peu variées – consistent en une typologie et une mise en perspective du devenir des écritures. Il déplorait le contraste entre la fragilité théorique des reconstructions et la richesse historique, archéologique, ethnologique, philologique de l’information2.

Note de bas de page 3 :

 S. Battestini, Ecriture et texte, contribution africaine, Québec, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 34-35.

Qu’en est-il 50 ans après ? La vision représentative de l’écriture – que Derrida avait cherché à déconstruire – est aujourd’hui à peine remise en question. A propos des histoires de l’écriture, on peut noter peu de changements. En 1997, Battestini notait que, d’une part la fiction d’un continuum, toujours invoquée, qui va simplement des pictogrammes à l’alphabet latin, se voit attribuer une valeur universelle et que, d’autre part, toujours, l’écrit est entendu comme dénotant la parole3.

C’est là l’approche linguistique traditionnelle de l’écriture, dont on peut présenter rapidement et schématiquement les deux grands principes qui la fondent :

(i) Tout d’abord, l’écriture est un code second destiné à représenter la langue (vision représentative). Le fait que nous soyons capables de transcrire à peu près tout ce que nous disons et que tout ce qui est écrit puisse être lu à haute voix nous invite irrésistiblement à conclure que l’écriture n’est que de la parole notée. C’est ce que nous croyons depuis Aristote, et, en passant par Rousseau, c’est ce que nous pouvons lire chez Bloomfield, Saussure et bien d’autres.

Note de bas de page 4 :

 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1986, p. 45.

Pour Aristote, « les mots prononcés sont des symboles ou des signes des affections ou des impressions de l’âme ; les mots écrits sont des signes des mots prononcés » (De Interpretatione, I, 4-6). Quant à Saussure, il affirme que « langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet »4.

Note de bas de page 5 :

 M. Cohen, La grande invention de l’écriture et son évolution, Paris, 1958 ; I.J. Gelb, A study of writing, op. cit., (Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, 1973) ; J. Fevrier, Histoire de l’écriture, Paris, Payot, 1959.

(ii) Ensuite, c’est l’idée que le système alphabétique d’écriture est supérieur techniquement (vision téléologique). Comparé aux autres systèmes d’écriture, l’alphabet serait le seul à avoir réussi à représenter tout ce qui peut être dit. Il y serait parvenu en transcrivant les constituants sonores élémentaires de la parole, les phonèmes. L’invention de l’alphabet par les Grecs est considérée comme l’un des sommets de l’évolution culturelle. Les grandes théories classiques relatives à l’invention de l’écriture, celles de Cohen (1958), de Gelb (1952), de Février (1959) et de Diringer (1968), ont en commun de considérer l’évolution de l’écriture de la même manière5 : la représentation des idées au moyen d’images, celle des mots grâce à des signes logographiques, l’invention des syllabaires : autant de tentatives avortées ou de tâtonnements inféconds sur la voie de l’invention de l’alphabet, point culminant de cette recherche, supérieur à tous les autres. Le progrès intellectuel apparaît ainsi lié à l’alphabet. Notons que cette évolution est aussi une typologie.

Note de bas de page 6 :

 Op. cit., p. 9.

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p. 10-11.

Cette vision phonocentriste est à la base des travaux des grands historiens de l’écriture. Pour Février,« l’écriture est un procédé dont on se sert actuellement pour immobiliser, pour fixer le langage articulé, fugitif par son essence même »6. Sa présentation du développement de l’écriture en quatre étapes a pour but de montrer que la conquête de l’écriture, alphabétique en particulier, a été précisément de faire entrer, par l’usage du dispositif linéaire, l’expression graphique dans la subordination complète à l’expression phonétique7. Gelb ne dit pas autre chose et il affirme même très clairement que

pour nous, profanes aussi bien que spécialistes, l’écriture c’est le langage écrit.

Et de préciser :

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p. 16.

[…] je suis entièrement d’accord avec les linguistes qui estiment que la maturation de l’écriture fut d’en faire le procédé par lequel les éléments linguistiques sont notés aux moyens de signes visibles8.

Note de bas de page 9 :

 Op. cit. p. 11.

Note de bas de page 10 :

 Op. cit., p. 14.

Note de bas de page 11 :

 Op. cit., p. 37.

Pour Cohen, « l’écriture consiste en une représentation visuelle et durable du langage, qui le rend transportable et conservable »9. Il rappelle que « au début, il n’apparaît aucune volonté de représenter le langage. Les procédés primitifs sont en effet de deux sortes bien distinctes dont ni l’une ni l’autre ne figure les détails de la parole »10. Ces procédés « primitifs » relèvent de la mnémo-technique et de la pictographie, ils ne constituent donc pas une véritable écriture, mais ils sont de la proto-écriture, « n’étant pas une figuration détaillée du discours parlé et ne dépendant pas d’une langue déterminée »11.

Cette conception phonocentriste et téléologique est aussi profondément ethnocentriste : nous avons déjà évoqué la supériorité de l’alphabet grec (puis latin). Elle rencontre ce qui est nommé « le grand partage épistémologique ». Notre tradition historique a instauré une hiérarchie entre les cultures à partir du critère de l’écrit. D’un côté, les sociétés à écriture ressortissent du domaine – noble – de l’historien. De l’autre, les sociétés sans écritures – plus prosaïques –, relèvent plutôt de l’ethnologue, voué à la transcription des mythes qui ont traversé les âges, ou encore du préhistorien, contraint de faire parler des silex taillés ou des fonds de grottes figés pour l’éternité. Cette division histoire / préhistoire, établie au 19e siècle à partir de la frontière qui sépare l’écrit de l’oral, est lourde de conséquences. Elle cantonne en effet les peuples à tradition orale dans le registre « primitif ». Cl. Lévi-Strauss lui-même affirme dans les entretiens avec Charbonnier :

Note de bas de page 12 :

 G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris, Union Générale d’Editions (coll. « Le Monde en 10/18 »), 1961, p. 28-29.

Il est certain qu’un peuple ne peut profiter des acquisitions antérieures que dans la mesure où elles se trouvent fixées par l’écriture. Je sais bien que les peuples que nous appelons primitifs ont souvent des capacités de mémoire tout à fait stupéfiantes [...] mais cela a tout de même manifestement des limites. Il fallait que l’écriture fût inventée pour que le savoir, les tentatives, les expériences heureuses et malheureuses de chaque génération fussent accumulés, et qu’à partir de ce capital, il devienne possible aux générations suivantes, non pas seulement de répéter les mêmes tentatives, mais d’utiliser celles qui avaient été faites auparavant pour améliorer les techniques et accomplir de nouveaux progrès.12

Ainsi le partage est-il introduit entre les sociétés par l’écriture. Février parle de

Note de bas de page 13 :

 Op. cit., p. 10.

l’homme primitif [qui] dispose d’une multiplicité de moyens d’expressions, allant du langage oral au dessin en passant par le geste, les nœuds, les encoches, etc. De ces moyens d’expression, les uns sont momentanés, les autres sont durables. Seuls subsisteront ceux qui sont susceptibles du plus grand perfectionnement, à savoir, parmi les premiers, le langage sous la forme du langage articulé13.

Note de bas de page 14 :

 Op. cit., p. 29.

Pour Gelb, il s’agit des avant-courriers de l’écriture, à savoir des phases qui, bien qu’on ne puisse les dire de véritable écriture, n’en sont pas moins l’élément où s’est formée peu à peu l’écriture proprement dite. L’allemand a un mot, Vorstufe, pour désigner une étape précédant la première qu’on puisse dire réelle dans un développement donné : par exemple la préhistoire, plus ou moins, par opposition à l’histoire14.

On comprend alors pourquoi, parmi d’autres, les systèmes graphiques remontant à la préhistoire sont absents des grandes histoires de l’écriture :

1. Un certain nombre de cultures qui appartiennent à la préhistoire ont produit des systèmes graphiques, qu’on appelle traditionnellement « pré-écritures » ou « proto-écritures ». Pour ne citer que quelques exemples empruntés à l’espace européen préhistorique : l’écriture de Vinça (Balkans, 3200-2600 avant J.-C.), l’écriture de Hallristinger (Norvège, 2500-2000 avant J.-C.), les gravures du Mont Bégo (France, 3300-1800 avant J.-C.), les pétroglyphes de Valcamonica (nord de l’Italie, du 8e au 1er millénaire avant J.-C.), des écritures égéennes (hiéroglyphique et linéaire A, Crète, fin du 3e millénaire – 17e siècle avant J.-C. pour l’écriture hiéroglyphique, ~1900-1450 avant J.-C. pour le linéaire A). L’histoire commençant avec l’écriture, la préhistoire est, elle, sans écriture. C’est du moins ce que soutient par exemple M. Gorce, dans une conférence sur « Les préécritures de la préhistoire » :

Note de bas de page 15 :

 M. Gorce, « Les préécritures de la préhistoire », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 108, 1964, p. 298-305.

Quand l’écriture proprement dite parut, on arrivait au stade de l’Histoire, basée sur des documents écrits. Le stade imparfait, mais antécédent, des pré-écritures était désormais révolu ; et avec lui cette Préhistoire tout entière que ces pré-écritures avaient accompagnée d’un bout à l’autre15.

2. Même si l’écriture existe pendant la préhistoire – ce qui est notre hypothèse –, pourquoi ne peut-elle pas avoir été reconnue comme telle ? Pour deux raisons :

(i)Tout simplement parce qu’elle n’a pas la forme attendue. En effet, l’écriture occidentale, née en Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, au 4e millénaire avant J.-C., note les phonèmes de la langue. Il s’agit d’une codification où chaque signe équivaut à un son, de manière à reproduire l’oralité d’un discours. Dans les systèmes qui nous intéressent, l’option est différente : l’écriture enregistre directement la pensée sans faire le détour par la phonétique. C’est l’idée qui est représentée et non le son d’un mot.

(ii) Le fait qu’on fasse passer pour une évolution continue un parcours historique entre des genres et états différents de systèmes graphiques, alors que la structure de ce système de genres (si elle existe) ne se prête pas à un parcours continu d’évolution téléologique, montre que la diversité des genres de systèmes graphiques est apparemment impensable, et que pour situer l’écriture par rapport à l’ensemble de ces genres, on est obligé de penser une évolution, avec de stades « primitifs » ou « archaïques » et des stades de « vraie » écriture. Et on peut ajouter que cette classification préalable des sociétés et civilisations (primitives) dispense de s’interroger sur la diversité des types et usages graphiques, pour ne retenir que ce qui est utile à la valorisation du type et de l’usage dominant aujourd’hui (l’écriture alphabétique).

Note de bas de page 16 :

 N. Vlassa, « Chronology of the Neolithic in Transsylvania in the light of the Tartarian settlements’s stratigraphy », Dacia, 7, 1963, p. 485-494.

Note de bas de page 17 :

 S. Paliga, « The tablets of Tărtăria. An Enigma ? A reconsideration and further perspectives », Dialogues d’histoires anciennes, 19/1, 1993, p. 9-43. Voir aussi N. Vlassa, « Chronology of the Neolithic in Transylvania in the light of the Tartarian settlement’s stratigraphy », op. cit. ; S. Winn, Pre-writing in Southeastern Europe : the sign system on the Vinča culture ca. 4000 B.C., Calgary, 1981.

Pensons à ce qui s’est passé pour l’écriture de Vinça : en 1961, trois tablettes dites de Tărtăria furent découvertes, relançant le débat sur l’origine cette écriture : « d’où vient cette écriture ? ». Le découvreur était partisan de l’origine sumérienne des tablettes en question16. La Mésopotamie étant le berceau des écritures, comment imaginer une invention indépendante ? Mais l’écriture de Vinça ne peut pas être considérée comme un simple avatar de celle la Mésopotamie, pour la simple raison que l’écriture de Vinça est apparue avant17. Cet exemple montre que le débat tourne souvent, d’une part autour de la question de l’origine, d’autre part sur le positionnement par rapport à l’écriture sumérienne, prototypique.

En filigrane, apparaît donc le grand débat sur la hiérarchie des cultures : une écriture non phonétique est-elle vraiment une écriture ? Par ailleurs, noter la phonétique d’une langue est une façon d’inféoder l’écriture à un idiome précis. Car pour comprendre ce qui est écrit, il faut non seulement connaître le code de l’écriture, mais aussi la langue transcrite. La convention phonétique est donc clairement ethnocentriste. Tandis que dans un système idéographique, par exemple, chacun peut, au contraire, à condition de maîtriser le code sémantique, lire les signes en n’importe quelle langue (comme nous le faisons avec les chiffres). Ainsi, pour ce qui concerne les systèmes graphiques qui nous intéressent, l’esprit occidental, façonné par la tradition phonétique, a du mal à se projeter à l’intérieur d’un système qui obéit à une logique spécifique et différente. La convention spécifique de ces systèmes graphiques ne repose pas sur des automatismes lexicaux ou syntaxiques. Si la transcription phonétique permet d’écrire sans comprendre le sens du texte, c’est impossible avec les systèmes graphiques de la préhistoire. Nous sommes donc dans l’obligation de comprendre la pensée préhistorique si nous voulons procéder à sa transcription.

Note de bas de page 18 :

 Voir H. de Lumley et A. Echassoux, La Montagne sacrée du Bego, Paris, CNRS Editions, 2011, p. 84-85.

Prenons un seul exemple : parmi les gravures du Mont Bego de l’âge du cuivre et de l’âge du bronze ancien (3300-1800 av J.-C.), l’une d’entre elles est appelée « La roche des hallebardiers » : cette grande composition (environ 4,5m/1,5m) représente un réseau d’irrigation. Une longue ligne sinueuse figurant un grand canal présente plusieurs ramifications qui se terminent sur les petits côtés par des plages rectangulaires (= des bassins artificiels) afin de les alimenter. Au-dessus, quatre petits personnages aux bras levés brandissent des hallebardes ou des haches au manche démesuré. A leurs pieds, une grande plage rectangulaire évoque le bassin d’eau. Presque toutes les plages rectangulaires sont associées à des cercles ou à des rectangles qui s’appuient sur elles ou dans lesquels elles sont inscrites. L’espace ainsi fermé est ponctué de points de petites plages, parfois alignés, qui évoquent les champs cultivés. Tout autour de la représentation centrale, sept petits personnages, les jambes écartées, les pieds en dehors et les bras levés, qui s’agitent. On reconnaît là une pratique qui existait encore récemment : On récupérait l’eau des glaciers dans des canaux (les « bisses » dans le Valais) qui, par la force de la pente, l’amenaient sur les versants ensoleillés, on la laissait se réchauffer dans des bassins de réchauffement et on l’utilisait après dans les vallées18.

On ne peut pas être en face d’une simple description, d’un reportage, d’une restitution littérale. On est ici dans la commémoration et la ritualisation : une catastrophe a eu lieu (une sécheresse, que l’archéologie a prouvée par ailleurs), elle est mise en discours (ce sont les scènes qui viennent d’être décrites), à la suite de quoi les hommes de l’époque ont mis en place une ritualisation, qui a pour fonction le rétablissement de la continuité dans la communication quotidienne rompue par la catastrophe, à savoir, ici, un épisode de réchauffement climatique. Les rites étaient sans doute effectués au printemps, au moment où la montagne était de nouveau accessible. Bien évidemment, nous ne connaissons pas, nous ne pouvons pas connaître, la langue que parlaient ces hommes. Et notre hypothèse est que l’écriture n’enregistre pas un texte, au sens où notre alphabet retranscrit la parole, mais qu’elle enregistre directement la pensée sans faire de détour par la phonétique et qu’elle est en relation avec « autre chose » que la langue (ici le rituel).

Nous retrouvons ici – en partie du moins – les analyses de Leroi-Gourhan sur la mythographie : dans la pensée mythologique du monde « oral », les traces graphiques constituaient des assemblages symboliques avec lesquels le contexte oral était coordonné, l’un renvoyant à l’autre sans subordination aucune : mytho-logie et mytho-graphie (c’est-à-dire graphisme multidimensionnel) sont coïncidents dans ces sociétés. Ce qui distingue fondamentalement l’enregistrement « mythographique » est sa structure à deux dimensions qui l’éloigne du langage parlé dont l’émission est linéaire.

Le passage de la pensée mythologique à la pensée rationnelle s’est fait par un glissement très progressif et dans un synchronisme complet avec l’évolution du groupement urbain et de la métallurgie. Le mouvement déterminé par la sédentarisation agricole concourt à une emprise de plus en plus étroite de l’individu sur le monde matériel. Ce triomphe progressif de l’outil est inséparable de celui du langage, il ne s’agit en fait que d’un seul phénomène au même titre que technique et société ne sont qu’un même objet. Le langage se trouve en fait au même plan que les techniques à partir du moment où l’écriture n’est plus qu’un moyen d’enregistrer phonétiquement le déroulement du discours, et son efficacité technique est proportion de l’élimination du halo d’images associées qui caractérise les formes archaïques de l’écriture.

2. La remise en question de cette approche de l’écriture

Il y a aujourd’hui une dévalorisation de l’approche linguistique qu’on réduit – à tort – à la fonction ancillaire de l’écriture. Comme on l’a vu, elle ne donne pas le beau rôle – en tous cas apparemment – à l’écriture. Actuellement, tout le monde est à peu près d’accord pour dire que cette approche linguistique de l’écriture telle qu’elle est traditionnellement présentée n’est plus tenable. Cette volonté de redéfinir le signe écrit et d’autonomiser le scriptural s’est accomplie par l’ouverture à d’autres disciplines ou paradigmes de recherches, afin d’en extraire des arguments susceptibles d’asseoir une sémiologie de l’écrit, voire une linguistique de l’écrit, sur des bases à la fois plus spécifiques et plus larges.

Face aux tenants de la conception stricte, pour lesquels l’écriture a pour unique fonction sémiotique de noter le langage oral et qui lui dénient toute autonomie, s’est développé un point de vue opposé : l’approche très large, intégrationnelle (R. Harris) ou « pan-sémiotique ». Dans cette perspective, selon Battestini,

Note de bas de page 19 :

 S. Battestini, De l’écrit africain à l’oral, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 24.

la fonction de l’écriture ne peut plus être limitée à la notation de la parole, pas plus à celle indirectement de la pensée, mais est plus généralement perçue de nos jours comme chargée d’archiver et de transmettre de la pensée organisée, du texte. Il ne s’agit donc plus d’écriture au sens ordinaire et ethnocentrique mais d’une technique, celle de l’inscription du sens.19

Pour lui, l’écriture (en fait, il préfère le terme « script »), désigne tous les modes « graphiques » et autres de conservation et de transmission des savoirs endogènes et des messages, dont les écritures phonologiques, synthétiques et analogiques ainsi que les objets et les images dont la fonction sociale peut leur être similaire. L’écriture et le script ne seront plus seulement considérés sous l’angle de leur rapport à la langue, mais aussi dans leurs relations avec l’image.

Note de bas de page 20 :

 S. Krämer, « “Schriftbildlichkeit” oder : Über eine (fast) vergessene Dimension der Schrift », in H. Bredekemp et S. Krämer, Bildschrift – Zahl, München, Fink Verlag, 2003, p. 157-176 ; « Notational Iconicity, Calculus : On Writing as a Cultural Technik », MLN, 118/3, 2003, p. 518-537. Voir aussi son étude dans ce numéro : « Entre discursivité et iconicité, un nouveau regard sur les écritures ».

La recherche est restée assez longtemps prisonnière de la vision représentative-phonocentriste (et ethnocentriste) de l’écriture. Mais lorsqu’elle s’en est libérée, elle a eu parfois tendance à oublier une caractéristique intrinsèque de l’écriture, à savoir que, certes, la part d’image fait partie intrinsèquement de l’écriture et que peu à peu cette part d’image a été évacuée ou occultée ; mais qu’en même temps le phonétisme a toujours existé. Plus précisément, on est en présence, non pas de deux codes distincts, mais d’un continuum, d’un code comportant intrinsèquement une dimension iconique et une dimension linguistique (c’est cette caractéristique de l’écriture que S. Krämer appelle Schriftbildlichkeit20).

A la suite de chercheurs comme Vernus, qui travaille sur l’Egypte, Glassner, spécialiste de Sumer, ou Marazzi, dont les domaines de prédilection sont l’Anatolie et les écritures de la Crète, nous avons repris et développé l’idée qu’il existe deux types de représentations picturales, l’un qui n’a besoin d’aucune justification linguistique, le second qui est accroché à la langue, et que l’écriture se situe à l’intersection de ces deux plans de l’activité cognitive que sont l’image et la parole, et relève de manière définitoire de la linguistique et de la sémiologie, se distinguant ainsi de toutes les autres formes d’expression visuelle.

Note de bas de page 21 :

 Voir l’étude en italien de M. Marazzi dans ce numéro : « Les relations entre langue et écriture dans les civilisations de l’espace inscrit ».

Les civilisations à écriture non-alphabétique sont des civilisations de l’espace inscrit, autant sinon plus que de la notation verbale21. Le propre des civilisations qui utilisent des écritures hiéroglyphiques (par exemple les Egyptiens ou les Hittites) est d’avoir su nuancer cette opposition abrupte entre les ressources sémiotiques spécifiques de l’écriture et de l’image, à la fois parce que leurs écritures, tout en véhiculant du linguistique, plongent leurs racines dans l’iconique, et parce que le répertoire iconique pouvait être animé par une rhétorique analogue à celle du langage écrit. Ces systèmes se caractérisent donc par un entrelacement des modes sémiotiques. Finalement, elles se répartissent ce que Vernus appelle « la reproduction du réel idéologique ».

Note de bas de page 22 :

 J.-M. Klinkenberg, « Vers une typologie générale des fonctions de l’écriture. De la linéarité à la tabularité, ou l’espace écrit comme intermédialité », dans  L. Hebert et L. Guillemette (éds.), Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, Laval, PUL, 2009, p. 11-38, p. 21.

C’est donc là une position médiane, qui met en avant l’intermédialité de l’écriture : l’écriture rend « co-présentes dans un énoncé unique des formes relevant d’organisations matérielles distinctes »22. L’écriture assumerait donc deux familles de fonctions :

(i) des fonctions glossiques : dans le premier cas, les signes scripturaux ont pour plan de l’expression des fonctions ou des données du code linguistique (ce sont ces seules fonctions qui, d’habitude, retiennent le linguiste tenant de la conception stricte de l’écriture) ;

(ii) et des fonctions grammatologiques : dans ce second cas, les signes graphiques ne renvoient pas seulement à des fonctions du code linguistique, mais assument une autre fonction sémiotique rendue possible par l’inscription de l’écriture dans l’espace.

Note de bas de page 23 :

 E. Benveniste, Dernières leçons, collège de France 1968 et 1969, Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 2012, p. 91.

Note de bas de page 24 :

 Op. cit., p. 93.

On le voit, même quand les discussions plaident pour une relative autonomie de l’écriture, la relation langue-écriture n’est jamais évacuée. Mais elle est repensée : l’écriture n’est pas une simple transcription de la langue. Dans les Dernières leçons de linguistique de Benveniste au collège de France, publiées très récemment, le point central est la question de la relation langue-écriture. Les cours portent d’ailleurs le titre de « La langue et l’écriture ». Il y a une relation langue-écriture, qui est une relation de conversion réciproque ; l’écriture est un système sémiologique dépendant et homologue du système de la langue. Dans la Leçon 8, la première consacrée à l’écriture (ce sont les leçons 8 à 15 qui sont consacrées à l’écriture), le projet est clairement exprimé : comment repenser à neuf, dans leur relation primordiale, la langue et l’écriture23. Les premières phrases de la leçon 8 mettent en avant le caractère indissociable des deux, et la question qui se pose alors est celle de savoir comment s’établit cette relation. Ce sont les procédures de conversion, de transposition qui vont intéresser le savant : Benveniste parle à deux reprises de « la conversion soudaine de la langue en image de la langue »24.

La question de la relation langue-écriture semble aller de soi (les tenants de la vision représentative de l’écriture nous ont convaincus). Pourtant cela n’a pas toujours été le cas dans le champ de la recherche.

Comment en est-on arrivé à ne plus dissocier langue et écriture ?

Commençons par regarder comment, au 17e siècle, on envisageait les hiéroglyphes égyptiens. Pour Kircher, l’un des plus grands savants de l’époque :

les hiéroglyphes sont bien une écriture, mais non l’écriture composée de lettres, mots et parties du discours déterminées dont nous usons en général. Ils sont une écriture beaucoup plus excellente, plus sublime et plus proche des abstractions, qui, par tel enchaînement ingénieux des symboles, ou son équivalent, propose d’un seul coup à l’intelligence du sage un raisonnement complexe, des notions élevées, ou quelque mystère insigne caché dans le sein de la nature ou de la Divinité. (Prodromus coptus sive aegyptiacus, 1636)

Le principe posé est que l’hiéroglyphe exige, de par sa nature symbolique, une interprétation d’intuition, incompatible avec la recherche de valeurs de convention, correspondant à des mots ou des sons du langage. La méthode consiste alors à accoler à chaque signe un ou plusieurs termes suggérant une interprétation ou symbolique ou symbolico-religieuse – le symbolique et l’allégorique étant proclamés fondamentaux à la connaissance de l’Egypte ancienne. Kircher est à la recherche inlassable d’une Weltanschauung égyptienne dans les hiéroglyphes – nulle syntaxe, nulle grammaire ne pouvant intervenir.

Note de bas de page 25 :

 Voir I. Klock-Fontanille, « La Chine illustrée d’Athanase Kircher (China monumentis illustrata, 1667). La découverte des caractères chinois et son apport aux débats sur les écritures au XVIIe siècle », Res Antiquae, 7, 2010, p. 129-144.

Le 17e siècle est aussi un siècle où l’expansion vers l’Orient atteint un très haut niveau : on découvre la Chine, les marchands certes mais surtout les missionnaires jésuites. On découvre qu’il existe dans le chinois autant de caractères qu’il y a de mots, et on insiste sur le caractère international de cette écriture. Un des principaux vulgarisateurs des informations relatives à la Chine est Kircher, le même qui s’est intéressé à l’égyptien. Il publie en 1664 un ouvrage magistral sur la Chine, qui connaîtra un énorme succès (China monumentis qua sacris qua profanis, nec non variis Naturae et Artis Spectaculis, aliarum rerum memorabilis argumentis illustrata). La comparaison avec les hiéroglyphes égyptiens est une question qui lui tient à cœur. La différence réside dans le fait qu’on a d’un côté une écriture ordinaire qui correspond à des mots, à une langue, destinée à des offices vulgaires, et de l’autre la sublimité des hiéroglyphes égyptiens. Les caractères chinois s’épuisent dans leur correspondance avec les mots de la langue, leur interdisant tout mystère, contrairement aux hiéroglyphes égyptiens. Les caractères chinois entretiennent donc une relation univoque avec les mots qui révèle leur pauvreté par rapport aux hiéroglyphes égyptiens. Le caractère chinois n’a rien de mystérieux, et il ne sert pas à cacher des vérités aux profanes, c’est un instrument ordinaire de communication, en relation avec une langue, le chinois25.

A partir du 18e siècle, deux faits apparaissent, qui auront une incidence durable sur les études sur l’écriture : d’abord on restitue aux formes graphiques leur importance réelle. C’est l’œuvre de l’évêque anglican Warburton qui réfute l’ésotérisme de l’écriture égyptienne et l’« erreur générale » qui a consisté à croire que les prêtres ont inventé les hiéroglyphes « pour cacher leur science au vulgaire » et qui, dans son Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens (1744), met en place une théorie du progrès de l’écriture fondée principalement sur l’observation des formes (son histoire des formes est aussi la typologie que nous utilisons toujours).

Le deuxième fait, c’est, avec Champollion, la reconnaissance du rapport langue-écriture, jusque dans le système égyptien, c’est-à-dire la valorisation du langage. C’est d’ailleurs ce qui a permis l’émergence de la notion de déchiffrement au début du 19e siècle : poser, à cette époque, la question du déchiffrement d’une écriture, c’est poser le principe de la relation, de la correspondance entre langue et écriture. Cela, on le doit à Champollion. Lorsqu’il commence à étudier la pierre de Rosette, Champollion est de plus en plus conscient de l’apport potentiel de la langue copte à la compréhension de l’égyptien. Et il se servira de cette correspondance, qui sera une des clés du déchiffrement. Cette rigueur de correspondance entre écrit et parlé, qui définit toute lecture, était à l’opposé des conceptions symbolistes.

Et d’autre part, à cette valorisation du langage, il faut ajouter une autre notion qui apparaît à la même époque : on se pose la question du statut scientifique de l’objet qu’on étudie. On commence à considérer l’écriture comme un ensemble signifiant que l’on soupçonne de posséder une organisation, une articulation interne autonome.

Résumons : premièrement, l’écriture est un système et c’est le déchiffrement qui le (re)construit. Deuxièmement, cette construction est le résultat de la correspondance entre la langue et l’écriture. Cela a deux conséquences : (i) si l’écriture est un système qui possède une organisation interne, on peut la soumettre à l’analyse ; (ii) dire qu’il y a une correspondance entre la langue et l’écriture, c’est bien sûr dire que l’écriture transcrit la langue, mais c’est aussi dire que l’écriture est le produit de deux modes de communication hétérogènes et complémentaires, qu’elle relève à la fois du visuel et du graphique d’un côté, et du verbal de l’autre. Et c’est cela qui permettra que la correspondance, la synchronisation fonctionne.

Note de bas de page 26 :

 Voir, à ce sujet, I. Klock-Fontanille, « Peut-on modéliser le déchiffrement des écritures ? », Modèles Linguistiques, 47, 2003, p. 69-90. 

Donc, une fois qu’on a posé qu’il y a une relation entre langue et écriture, il faut se demander comment se fait cette synchronisation, cet ajustement. Mais ajustement implique correspondance, conversion entre les deux, et non identité. En effet, l’écriture est « pluricode », intermédiale, et non simplement un code second destiné à représenter le code premier et principal qu’est la parole26.

Que nous ont montré les analyses précédentes ? – L’écriture est une sémiotique : les sémiotiques sont des systèmes de signes, comprenant un plan de l’expression et un plan du contenu. Mais leur spécificité, c’est que chacun de ces plans doit avoir une structure propre : il faut qu’on puisse dissocier une expression et un contenu ; le plan de l’expression et le plan du contenu ne sont pas conformes l’un à l’autre ; ils sont allotopes et isomorphes ; le plan de l’expression est en présupposition réciproque avec le plan du contenu et leur réunion, lors de l’acte de langage, correspond à la semiosis. Autrement dit, dans un texte, il y a toujours à la fois « de » l’expression (des mots prononcés ou des lettres inscrites) et « du » contenu (des significations) ; et l’analyse sémiotique permet de déterminer quelles sont ces expressions et quels sont ces contenus en procédant d’abord à leur répartition en deux plans distincts.

Par ailleurs, rappelons que les systèmes sémiotiques sont des codes à double articulation, à savoir des codes où les plus petits éléments du plan de l’expression ne connaissent pas d’équivalents dans le plan du contenu. Dans les codes à première articulation seulement, tous les éléments du plan de l’expression trouvent chacun un équivalent dans le plan du contenu. Dans le cas d’une écriture, l’expression se décompose en substance et en forme :

  • la substance correspond à ce que Klinkenberg appelle « objet graphique » ; c’est ce qu’on pourrait aussi appeler les formants de l’écriture. Si cette substance est sans forme, c’est une matière ;

  • la forme, c’est la structure, le système ; par exemple, dans le cas de notre alphabet, il s’agit de la langue française.

La question se posera alors : comment passe-t-on de la substance à la forme ?

Par exemple, dans le cas d’une écriture inconnue ou d’un système graphique inconnu, nous sommes en présence d’une substance de l’expression : une réalisation concrète, dont nous postulons qu’il y a un système, une organisation. Mais nous n’arrivons pas à passer de cette substance à la forme. Chadwick ne dit pas autre chose à propos de Ventris :

Note de bas de page 27 :

 J. Chadwick, Le déchiffrement du Linéaire B. Aux origines de la langue grecque, Paris, Gallimard, 1972, p. 17.

L’œil d’un architecte ne voit pas dans un bâtiment une simple façade, un assemblage d’éléments décoratifs et fonctionnels : il voit au-delà de l’apparence et sait distinguer les traits essentiels du dessin, la structure des parties, la charpente de l’ouvrage. C’est ainsi que Ventris était capable de discerner dans la confondante diversité des signes mystérieux de cette écriture les schémas et les constantes qui révélaient la structure cachée. C’est cette qualité, le don de saisir l’ordre sous l’apparence de la confusion qui est la marque des grands hommes, en tout ce qu’ils ont produit.27

Dans certains cas, on peut se demander s’il y a une forme. C’est la question qu’on se pose pour le disque de Phaïstos, par exemple. Pour l’étrusque, on postule qu’il y a une forme, mais, jusqu’à présent, les savants n’ont pas réussi à passer de la substance de l’expression à la forme de l’expression. En revanche, on peut mettre en relation la substance de l’expression à la forme du contenu (on peut lire les textes et les comprendre). Pour les approches traditionnelles, les systèmes graphiques de la préhistoire ou des civilisations « primitives » sont un système de « symboles » sans aucune corrélation avec une langue (mnémo-technique).

Note de bas de page 28 :

 Voir, entre autres, P. Vernus, « Espace et idéologie dans l’écriture égyptienne », dans Ecritures, systèmes idéographiques et pratiques expressives, Paris, Le Sycomore, 1982, p. 101-114 ; « Des relations entre textes et représentations dans l’Egypte Pharaonique », in Ecritures II, Paris, Le Sycomore, 1985, p. 45-69 ; « L’ambivalence du signe graphique dans l’écriture hiéroglyphique », dans Ecritures III, Espaces de la lecture, A.-M. Christin (éd.), Paris, Retz, 1988, p. 60-65. Et I. Klock-Fontanille, « L’écriture hiéroglyphique hittito-louvite : une écriture publique au service du pouvoir », Temporalités, 3, 2006, p. 17-36 ; « L’écriture de l’espace : la perception de l’espace dans l’écriture hiéroglyphique anatolienne », Altorientalische Forschungen, 38, 2011, p. 199-212 ; « Innovations graphiques et contexte politique dans l’Anatolie du IIe millénaire avant J.-C. », in Les premières cités et la naissance de l’écriture, Arles, Actes Sud, 2011, p. 59-82.

De manière plus générale, si on propose que toute écriture est un système sémiotique, on pourra considérer qu’elle est constituée d’une matérialité (une substance) corrélée à une forme de l’expression. Ainsi tels « objets graphiques » correspondront-ils à tel code linguistique. Mais ce dernier ne correspond pas au plan du contenu : réduire l’écriture à l’expression et faire de la langue le contenu serait revenir à une vision représentative de l’écriture. Ce serait aussi considérer l’écriture comme un code à une seule articulation. Mais d’autre part, on peut aussi étudier comment se fait l’articulation avec le plan du contenu, puisque, comme nous avons eu souvent l’occasion de le montrer, l’utilisation de l’écriture n’est jamais neutre. L’utilisation de l’écriture égyptienne ou anatolienne était hautement idéologique28.

Ce type d’approches nous permettait et nous permet de montrer comment à partir d’une même inscription, deux perceptions concurrentes contribuent ensemble au dégagement de valeurs sémiotiques (linguistique vs iconique), comment s’articule la tension entre deux valences perceptives : d’un côté la « reconnaissance iconique », et de l’autre l’« identification linguistique ».

Les discussions et débats ont permis d’autonomiser partiellement l’écriture et le graphisme en général par rapport à la langue. Jusqu’à présent, nous pensions qu’il y a toujours une première articulation avec la langue (approche linguistique revisitée), et une autre avec autre chose (approche sémiotique). Les écritures sur lesquelles nous avons travaillé étaient toujours corrélées à un code linguistique, même si celui-ci n’était pas bien connu (les hiéroglyphes anatoliens).

Mais lorsqu’on s’intéresse aux systèmes graphiques de la préhistoire, cette approche nous paraît réductrice : comment faire lorsque nous n’avons pas accès à la langue ? Et autre question, y a-t-il toujours une langue ?

3. Quand l’écriture ne rencontre pas la langue

Si on s’en tient à une approche phonocentriste, les systèmes graphiques de la préhistoire ne sont pas des écritures, puisqu’elles ne renvoient pas à une langue (du moins, en l’état actuel de nos connaissances). Mais l’approche que nous avons proposée qui vise à faire de l’écriture un code à double articulation permettait de repenser l’écriture. Le corpus préhistorique nous engage à affiner la position que nous avons décrite dans la partie précédente.

3.1. L’écriture est une sémiotique…

Nous posons deux postulats :

(i) La distinction traditionnelle entre des proto-écritures proches de l’image (qui ne seraient pas de véritables écritures) et des écritures dépendantes de la langue ne nous paraît pas pertinente.

(ii) L’écriture est une transcription de processus cognitifs, et pas seulement et pas forcément de la langue.

Chacune de ces écritures consiste en un répertoire de formants, de figures du plan de l’expression. Notons que l’existence de représentations communes à différents systèmes sémiologiques est sans doute un constat indéniable. Les uns servent à décorer, d’autres renvoient à un référent extérieur d’une manière non linguistique, certains existent antérieurement à l’« invention » de l’écriture considérée et sont réutilisés, mais pas forcément avec la même valeur. Prenons un exemple connu : l’écriture hiéroglyphique anatolienne utilise des signes existant aux périodes précédentes, mais leur attribue une valeur différente : ainsi en est-il de ce qu’on appelle la rosette qu’on trouve comme élément décoratif sur des sceaux archaïques et qui va se voir attribuer la valeur « soleil » dans le système hiéroglyphique anatolien. Qu’il y ait une continuité des formes ne doit pas nous faire croire qu’il y a une continuité des contenus. Et la question qu’on doit se poser, c’est par quel chemin tel concept va se trouver associé à tel signe, ou par quelle conceptualisation tel objet de la réalité va se trouver représenté par tel signe.

Note de bas de page 29 :

 J.-J. Glassner, Ecrire à Sumer. L’invention du cunéiforme, Paris, Seuil, 2000, p. 181.

Par ailleurs, rappelons-le, l’homme appréhende le monde comme façonné par sa culture, il ne le perçoit pas tel qu’il est en lui-même. « La représentation introduit, quasiment par définition, un décalage entre l’objet et le signe », explique J.-J. Glassner29. Mais c’est aussi ce qui permet de donner une forme visuelle à tout ce qui n’est pas distinctement figurable.

Note de bas de page 30 :

 Sur cette question, voir, en particulier, I. Klock-Fontanille, « L’écriture de l’espace : la perception de l’espace dans l’écriture hiéroglyphique anatolienne », op. cit.

Mais si nous considérons que nous sommes en présence d’écritures, nous ne pouvons pas étudier ces signes comme de simples matières ou substances visuelles. Celles-ci doivent correspondre à une forme de l’expression. C’est la notion de système que nous introduisons ici : en effet, à partir du moment où ces images quittent leur statut de simple images et deviennent des signes graphiques (signes d’écriture), ils appartiennent à un système de signes. L’écriture est un système et les signes tirent leurs valeurs les uns par rapport aux autres au sein de ce système. L’écriture est un système qui a ses règles propres, qui ne sont pas un calque de celles de la langue. Avec l’écriture, le signe échappe à la solitude. Encadré par d’autres signes qui ont le même statut que lui, avec lesquels il peut se trouver en opposition ou en harmonie, il prend place dans une chaîne dont tous les maillons sont dans le prolongement l’un de l’autre. Le noyau irréductible du concept d’écriture n’est donc pas le signe, mais le système de signes institués30.

3.2. … reliée à d’autres sémiotiques

L’écriture possède des propriétés internes et des types d’échanges avec d’autres sémiotiques, comme la langue, le rituel, la pratique. Pour comprendre l’écriture, nous devons déterminer ces autres sémiotiques.

Note de bas de page 31 :

 Op. cit., p. 11.

Partons de la présentation traditionnelle des écritures préhistoriques : les pétroglyphes de Valcamonica seraient une réflexion de la vie quotidienne des paysans et bergers qui occupaient les vallées alpines à partir de 3800 avant notre ère. Pour Henry de Lumley, les gravures du Mont Bego « nous transmettent les préoccupations économiques, les mythes cosmogoniques, les croyances et les traditions des premiers peuples métallurgistes des Alpes méridionales »31.

Note de bas de page 32 :

 M. Marazzi, « Scrittura, percezione e Cultura : Qualche Riflessione sull’Anatolia in Età Hittita », KASKAL, 7, 2010, p. 219-255 ; G. Cardona, Antropologia della scrittura, Torino, Loescher, 1981 ; A. Perri, « Evento linguistico vs evento scrittorio : verso un nuovo modello », Rivista di psicolinguistica applicata, VII, 2, 2007, p. 125-145 ; « Why writing is not (only) transcribing ? Writing codes in contact : steps towards multigraphic literacy practices », Testo e Senso, 15, 2014, p. 75-98.

Note de bas de page 33 :

 Voir I. Klock-Fontanille, « L’écriture entre support et surface : l’exemple des sceaux et des tablettes hittites », dans M. Arabyan et I. Klock-Fontanille (éds.), L’écriture entre support et surface, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 29-52 ; « Des supports pour écrire : d’Uruk à Internet », Français d’aujourd’hui, 170, 2010, p. 13-30 ; « Penser l’écriture : corps, supports et pratiques », Communications et Langages, 182, 2014, p. 29-43.

Certains anthropologues ont montré que l’acte scriptural et ses mécanismes ne reflètent pas seulement le besoin de transcrire glossiquement une langue, mais aussi un ensemble de valeurs culturelles, de connaissances encyclopédiques, de manifestations idéologiques et de finalités économiques et administratives spécialisées32. La forme, la couleur, l’articulation sur la surface qui sert de support, les caractéristiques de ce support, les variables selon lesquelles le support peut changer, font partie des éléments qui participent à la construction de la valeur significative du signe d’écriture33. C’est la relation qui s’instaure entre le signe dans sa matérialité et son iconicité – en tant que produit d’une technologie et en tant qu’élément d’un système notationnel – et le signe considéré dans son rapport avec le milieu naturel et le code linguistique que ce même milieu exprime, qui donne sa capacité de communiquer à un système d’écriture. Les travaux des anthropologues qui ont travaillé sur les systèmes graphiques mettent en lumière l’existence de toute une série de liens entre les systèmes scripturaux, les formes orales de la mémoire et les principes d’organisation encyclopédique des connaissances. L’écriture est alors non seulement une grande invention technique, mais aussi le « lieu » privilégié de la production idéologique et symbolique.

Dans sa matérialité, dans sa vraie essence en tant que tracé, incision, couleur, l’écriture devient pour Cardona un instrument parmi les plus puissants de connaissance et de manipulation de la réalité et de contrôle de la société. Mais ces fonctions ont été oblitérées par l’idée préconçue selon laquelle toute analyse de l’écriture devrait partir de la codification linguistique.

Pour résumer, les signes graphiques peuvent renvoyer :

  • à un signifié linguistique. Les signes ne sont pas des outils mnémotechniques pour une représentation mentale. Rappelons que le recours au phonétisme est présent dès les débuts de l’écriture, mais que celle-ci n’est pas un calque de la langue (Benveniste parlait d’« image de la langue »). Il s’agit de signifiés textuels complétant l’interprétation du document.

  • à un signifié non linguistique : ces signes sont à la base des images dont ils ont gardé un certain nombre de propriétés. L’utilisation de ces signes permet certes un lien avec un signifié linguistique, mais aussi avec un contenu non linguistique (idéologique, au sens dumézilien). De nombreuses études ont montré la fonction idéologique de l’écriture hiéroglyphique, en particulier, fonction qu’elle a pu développer grâce à ses propriétés intrinsèques. Il s’agit donc de signifiés praxiques, complétant la compréhension du type d’échanges ou d’interaction auxquels le document renvoie ou appartient.

Pour résumer, l’écriture participe à une sémiose :

a) textuelle : linguistique / iconique,

b) pratique : selon les types d’échanges (dieux, nature, clans, autres humains …) / selon le degré de contraintes et de codification de la pratique ou du rituel.

C’est ce que nous avons montré à propos de la roche dite des hallebardiers du Mont Bego : nous ne sommes en présence ni d’une réflexion sociétale ni d’une description, mais dans le cadre d’une commémoration d’un événement (une catastrophe), et de sa transmission sous la forme d’un rituel.

Note de bas de page 34 :

 J. Makkay, « Some stratigraphical and chronological problems of the Tărtăria tablets », Mitteilungen des archäologischen Instituts Budapest, 5, 1975, p. 15-31.

Concernant l’écriture de Vinça, par exemple, Makkay34 a montré qu’un système graphique ne peut émerger que dans un certain contexte social. Nous savons maintenant que le complexe de Vinça-Turdas – comme un chapitre de la civilisation de la vieille Europe – est exactement le contexte requis : tendance à la concentration de l’habitat, début du réseau urbain, art raffiné, organisation religieuse sophistiquée et rituel. L’écriture de Vinça n’est donc pas née de manière anachronique mais comme une manifestation logique du contexte social dans lequel elle était utilisée. De même, en Crète, lorsque se constitue le pouvoir palatial, le souverain a besoin de tenir une comptabilité de ses biens. Pour ce faire, il invente ou fait inventer l’écriture linéaire A qui, utilisée par les scribes royaux, servira à rendre compte, jour après jour, de l’état des biens palatiaux. Les documents en linéaire A apparaissent donc bien comme des documents comptables écrits par des administrateurs chargés de gérer les biens du prince qui les a rassemblés et qui les contrôle. C’est ce qui expliquerait que lorsque le contexte change, l’écriture change, voire disparaît : il semblerait que la civilisation de Vinça, et l’écriture qui y était liée, ait disparu lors de la première vague des Kurgan, peuple proto-indo-européen.

Note de bas de page 35 :

 R. Harris, Sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Editions, 1993 ; « Théorie de l’écriture : une approche intégrationnelle », dans « Propriétés de l’écriture », Op.Cit., 10, 1998, p. 15-18 ; voir aussi, Rethinking Writing, London-New York, Athlone Press, 2000.

Note de bas de page 36 :

 Op. cit., p. 16.

Notre approche est donc à la fois grammatologique (puisque nous choisissons d’intégrer langue, images, pratiques) et intégrationnelle. Si ce concept est emprunté à Harris, nous le revisitons. Pour Harris, se demander ce qu’est l’écriture est une mauvaise question. Il préfère se demander « quelle sont les activités qui, tout en dépendant de l’écriture, sont présupposées par l’écriture même »35. Car, précise l’auteur un peu plus loin, « l’écriture elle-même présuppose certaines activités sans lesquelles elle serait une impossibilité. Il s’agit, précisons-le, non seulement d’activités pragmatiques mais aussi d’activités mentales ou cognitives exercées dans le cadre d’une situation sociale »36.

Selon R. Harris, l’écriture n’existerait pas sans toute une intégration d’activités dont elle fournit un moyen technologique essentiel. Pour l’auteur, un élément essentiel de son approche de l’écriture, c’est la notion d’espace : l’écriture n’est, selon lui, rien d’autre qu’un moyen d’utiliser l’espace pour les besoins de la communication.

Cependant, si, chez Harris, l’écriture forme donc une sorte de configuration constituée par un ensemble d’éléments, on ne voit pas très bien ce qui les fait tenir ensemble. Pour notre part, nous proposons de considérer l’écriture comme une « configuration » et le support comme un élément de cette configuration : en effet, l’écriture comprend des caractères, une disposition syntagmatique, des objets-supports, mais aussi des acteurs et une structure actantielle et énonciative d’une pratique d’écriture, le tout étant configuré par une inscription en site d’énonciation, dans une scène pratique.

Par conséquent, c’est bien une grammatologie intégrationnelle que nous proposons. Nous voulons repenser l’écriture

  • sans hiérarchie entre les écritures (avec langue/sans langue),

  • en prenant en compte tous les éléments de la configuration telle que nous l’avons définie ci-dessus,

  • sans chercher à caractériser les écritures par le seul critère de la datation (nous considérons l’écriture, quelle qu’elle soit, comme une figure structurale qui est aussi une totalité historique).

Cela est possible moyennant

  • une connaissance approfondie, systémique et reproductible des écritures concernées,

  • l’élaboration d’une méthodologie explicite intégrant linguistique, sémiotique et anthropologie, comprenant conceptualisation, typologies, méthode descriptive.

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