Lucia Corrain, Il velo dell’arte. Una rete di immagini tra passato e contemporaneità, Florence, La casa Usher, 2016, 238 pages

Anita Macauda

Université de Bologne

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Il velo dell’arte offre un parcours entre le passé et le présent à travers le réseau des images constituant le paysage pluriel des arts. Un regard analytique explore ce réseau d’images, un regard comparatif et sans aucun filtre métalinguistique, laissant ainsi émerger, dans la perspective d’une sémiotique visuelle, des constellations inattendues qui « migrent », inchangées dans l’espace et dans le temps bien que soumises à de nouveaux processus de resémantisation.

Dès le titre, l’accent est mis sur le « voile », clef de compréhension du livre : un voile qui ne cache pas ni n’est caché, mais qui, au contraire, « préside à tout acte de présentation et de représentation artistique » (p. 10, trad. A.M.). Ce terme n’est pas, en effet, à prendre au sens d’un tissu qui recouvrirait et empêcherait de voir clairement mais comme désignant une grille — à la manière du velum théorisé par Leon Battista Alberti au XVe siècle — qui, en s’interposant entre les yeux de l’artiste et le monde, permet de saisir la réalité, de la segmenter, de l’abstraire du continuum. Le voile se hisse donc ici au rang d’un objet théorique qui, en convoquant différentes formes d’expression et différents médias, permet de comprendre à la fois la production artistique la plus conventionnelle du passé et celle, plus diversifiée, de l’époque contemporaine : on passe du voile comme cadre-grille utilisé dans la peinture et transposé cinématographiquement par Peter Greenaway au cadre pur et simple reproposé dans une installation site-specific de Kassel ; du voilage transparent de la chambre optique (voile de lumière) et du miroir de Claude (voile du miroir) au voilage opaque d’une installation vidéo de Bill Viola.

Du fait même qu’il découpe une partie de la réalité, le voile est la condition première pour révéler l’espace de l’art. Mais de plus, lorsqu’on passe de cette opération de segmentation à la transposition du monde sur un support, le voile devient la condition de la représentation de l’espace dans l’art. Tandis que l’espace dans l’art est l’espace représenté dans l’œuvre (un paysage, une ville, un intérieur, etc.), l’espace de l’art est l’espace présenté par l’œuvre elle-même (celui de son support physique ou celui qu’occupent une peinture, une sculpture ou une installation, disposées sur un mur ou dans une salle). Ce sont là deux dimensions, respectivement représentative et présentative, qui, si elles semblent de prime abord distinguer respectivement les œuvres du passé et celles du présent, se trouvent néanmoins dans un rapport de coprésence, dialogique ou conflictuelle, dans toute œuvre artistique indépendamment de son emplacement sur la ligne du temps.

L’espace dans l’art

Des siècles durant, la peinture a essayé de dissimuler sa dimension réflexive au nom de la transitivité de la représentation. Mais en fait, même lorsque semble prévaloir le plus haut degré de transparence, un élément d’opacité émerge qui affecte le statut représentatif de l’œuvre et en voile la surface.

Lucia Corrain identifie des exemples significatifs du côté des représentations, telles les figurations de la blessure au côté droit du Christ, où ce motif apparaît comme un élément de discontinuité évident par rapport au continuum de sa peau. Si dans la plupart de ces tableaux anciens, la balance penche en faveur de la représentation transparente, la situation est tout autre dans les œuvres de l’époque contemporaine : la représentation cède progressivement la place à la présentation et le sang commence à « couler » sur « la peau du figuratif », sur la « peau du plastique », voire sur la « peau de l’artiste ». La blessure du Christ dialogue avec les fentes dans les toiles de Lucio Fontana. Les coulées de sang interagissent avec les coulées de peinture des Kreuzwegstationen de Hermann Nitsch.

Cette interaction entre dimensions représentative et présentative, entre passé et présent, se retrouve également dans les œuvres où sont évoquées la nuit et l’obscurité. L’espace dans l’art peut en effet être nié, comme c’est notamment le cas lorsqu’il se trouve plongé dans les ténèbres, déterminant une nouvelle modulation de la relation entre la représentation et l’observateur. Ainsi, au XVIIe siècle, du quadro a lume di notte, qui en reconstruisant ses conditions de réception, détermine une posture d’observation à proximité et amène à d’arrêter les yeux uniquement sur ce qui jaillit de l’obscurité, provoquant ainsi un degré élevé de participation passionnée, un puissant rapport d’intimité avec la représentation. On respire cette même intimité face aux installations vidéo de Bill Viola qui placent l’observateur non seulement devant une représentation « à lumière de nuit », éclairée par l’éclat d’une source de lumière artificielle, mais encore devant une présentation. De fait, l’obscurité constitue alors le cadre, le setting perceptif requis pour isoler le spectateur de l’espace environnant, pour le mettre en condition de voir les images matérialisées par la source de lumière artificielle du projecteur, bref, pour l’impliquer totalement, et passionnément.

L’espace de l’art

L’espace de l’art, celui de la présentation des œuvres, ne remplit pas une simple fonction d’exposition. Il participe activement aux mécanismes les plus complexes de la production du sens, qu’il s’agisse des œuvres les plus contemporaines, ou de celles du passé.

En témoigne l’analyse que propose Lucia Corrain de l’organisation spatiale du groupe de sculptures en terre cuite du Compianto de Niccolò dell’Arca (1463) à Santa Maria della Vita à Bologne. Guidé par un observateur d’exception comme Gabriele D’Annunzio, qui a magnifiquement décrit et « narré » le Compianto, l’observateur d’aujourd’hui est saisi par les expressions de douleur qui bouleversent, à divers niveaux, les figures de ce groupe sculptural. Et plusieurs siècles plus tard, on voit réapparaître leurs postures, leurs gestes et leurs expressions faciales, inchangées et tout aussi passionnées, dans une Pietà profane qui suscite chez le spectateur la même force d’implication et de transport face à la mort : pour preuve, la Pietà Kosovo en cire, de Pascal Convert (2002). Par un jeu perceptif singulier de saillies et de légers creux, cette œuvre impose une posture d’observation mobile (de près vs de loin, de droite vs de gauche), la seule qui permette de saisir clairement les figures affligées, disposées en demi-cercle autour du corps mort. La sculpture, en effet, ne se laisse pas regarder seulement de loin mais crée une structure de réception singulière pour le spectateur, ainsi amené à partager la souffrance, y compris « à travers la matière » de l’œuvre. En remontant dans le temps et en traversant les frontières — géographiques, culturelles et religieuses —, on recompose de la sorte « une filiation des images » attestant la récurrence des Pathosformeln de Warburg, à savoir des formes de douleur qui, dans le Compianto tout comme dans la Pietà du Kosovo, conduisent le spectateur à la même conformatio passionnée.

Cependant, le pur « abstrait », aussi bien que des œuvres éminemment figuratives, est à même d’impliquer le spectateur et de produire un haut degré d’implication émotionnelle. C’est ce que montre Lucia Corrain en analysant un espace d’exception, celui de la Rothko Chapel (1970), à Houston. Dans cette chapelle œcuménique, les quatorze toiles de Mark Rothko effacent toute trace de figuration au profit de la dimension abstraite de la couleur. L’espace ainsi aménagé, dont la forme octogonale est héritée de l’ancien baptistère médiéval, s’apparente à un véritable site-specific et offre au spectateur une expérience d’immersion où la « profondeur sacrée de la couleur » remplace l’eau du baptême. La puissance révélatrice de la couleur parvient en effet, au-delà et en dehors de toute portée figurative, à « transmettre le sacré », sans vraiment s’éloigner de ce que, des siècles plus tôt, Fra Angelico avait créé dans les cellules du couvent de San Marco à Florence. Dans la Rothko Chapel, chaque toile établit une relation étroite autant avec l’espace contenant qu’avec les autres œuvres contenues, relation qui se construit synchroniquement et devient la condition nécessaire de leur bonne réception.

Tout cela ne diffère guère du mouvement mis en scène dans un espace muséal. De fait, lorsqu’on passe de l’espace sacré d’une chapelle à l’espace profane d’un musée, l’espace de l’art conserve son rôle sémantique. Aucun espace muséal n’est jamais neutre, ne serait-ce que du fait qu’il accueille des objets qui possèdent déjà « leur propre monde sémiotique ». Il interagit avec eux, les charge et se charge d’un sens autre. En témoigne l’exposition rétrospective All, de Maurizio Cattelan au Musée Guggenheim de New York. Des fonctions d’exposition singulières et uniques sont attribuées à la rotonde de ce musée, généralement vide. A raison même de son « vide », cet espace est prêt à devenir sémantiquement « plein », en l’occurrence en abritant plus d’une centaine d’œuvres de Cattelan. On les y voit exposées selon une mise en scène anachronique, la suspension, qui rappelle les Wunderkammer du XVIIe siècle et même, si on remonte encore plus loin dans le temps, les anciens sanctuaires votifs. Et en même temps, ce mode d’exposition, projeté dans le présent, dialogue aussi avec la structure architecturale du Musée des Sciences de Trente-MUSE, conçu par l’architecte Renzo Piano.

L’espace de la recherche

Franchissant toutes les frontières et les barrières géographiques ou temporelles, les images se prennent la main dans un autre espace, celui de la recherche, où règne encore la loi warburgienne dite « loi de bon voisinage », selon laquelle les œuvres sont mises en condition de « parler » et de « dialoguer » afin d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche.

Sur ce plan, ce sont surtout les différentes approches disciplinaires qui dialoguent entre elles. La pluralité des empreintes théoriques et méthodologiques qui apparaissent en filigrane tout au long du livre de Lucia Corrain, en déterminent le développement progressif. Les plus profondes sont les empreintes « archéologiques » qui mènent à Aby Warburg et à son Bilderatlas Mnemosyne, véritable rupture épistémologique dans l’histoire de la culture visuelle. Warburg soulignait en effet le potentiel sémantique de la mise en place visuelle, autrement dit du pur et simple montage des images. Interrompant et annulant la ligne du temps, un tel « montage », lui-même potentiellement sujet à des changements, peut ouvrir des parcours inattendus de lecture et de recherche. Warburg « propose une forme visuelle de la connaissance capable de produire de nouvelles significations en changeant continuellement la mise en place des images ».

Ce montage visuel évoque peu ou prou la réflexion de Walter Benjamin qui, dans Passagenwerk, précise la position de l’image par rapport à une temporalité passée et contemporaine. Benjamin identifie une relation de nature dialectique entre le passé et le présent : « alors que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, celle qui advient entre ce qui a été et le présent est dialectique : pas de nature temporelle, mais imaginale ».

Note de bas de page 1 :

 Cf. A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Actes Sémiotiques, VI, 60, 1984 (https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/5507&file=1/).

Il faut brosser « le poil trop brillant de l’histoire à rebours ». Il faut arrêter son regard traditionnellement fixé sur la ligne évolutive du temps pour arriver à « faire parler » les images au présent et dans le présent. On comprend alors pourquoi les empreintes du passé se superposent naturellement aux empreintes de la sémiotique. À ce propos, Greimas montre comment l’image, en-dessous d’un niveau figuratif évident et parfois encombrant — fondé sur la possibilité de reconnaître et de nommer les éléments représentés —, se caractérise par un plan plastique, entendu comme un mariage de formes, de lignes et de couleurs sur un support spécifique1. Cette dimension plastique, bien qu’apparemment silencieuse, est déterminante dans la construction du sens de l’œuvre d’art, un sens uniquement décelable à l’intérieur de l’œuvre. C’est l’œuvre même qui légitime les sorties hors du texte, dès lors qu’il faut répondre à des questions exigeant une grille de lecture d’ordre culturel. En effet, « toute œuvre est le résultat d’un acte d’énonciation temporellement et géographiquement défini, capable d’interroger l’analyste et, plus généralement, l’observateur, dans la mesure où l’œuvre l’inscrit à l’intérieur même de sa construction » (p. 18).

Reconnaître dans l’image un langage spécifique équivaut à reconnaître, à côté d’une dimension représentative-transitive — reproduction « fidèle » (ou non) du monde —, la présence d’une dimension présentative-réflexive : l’image « se présente en représentant ; elle est capable de réfléchir sur son statut représentatif, de le décrire, de le montrer au moment même où il se manifeste, en révélant ainsi son fonctionnement interne » (p. 18). C’est la reconnaissance de cette seconde dimension qui nous donne accès aux mécanismes de production du sens d’une grande part de l’art contemporain, où la représentation, conçue comme transparente, tend à s’effacer.

Note de bas de page 2 :

 Paraphrase de l’expression allemande utilisée comme une sorte de slogan par Aby Warburg — « zum Bild das Wort » —, et reprise en italien par Lucia Corrain : « la parola all’immagine ».

Donner « la parole à l’image » !2 Tel devient, à la charnière entre le XXe et le XXIe siècle, le principe fondamental de la sémiotique et du tournant iconique qui reconnaît aux images « une logique propre ne se rapportant qu’à elles-mêmes » et qui articule la production du sens. Mais cela ne nie pas la nécessité de compenser les lacunesculturelles éventuelles qui séparent l’œuvre de son observateur. De ce point de vue, la sémiotique se rapproche de l’anthropologie de l’image, sans exclure une certaine dose d’anachronisme « qui permet non seulement de comprendre la temporalité “étrange” de certains objets, mais aussi de redéfinir de nombreux phénomènes artistiques relégués dans l’ombre de l’évolution historique » (p. 23). La convocation du passé sert à appréhender un présent qui, lui-même, ne cesse d’être contaminé par le passé.

Mais le réseau des images que construit et explore ce livre est loin d’être clos, défini, délimité une fois pour toutes. Au contraire, comme l’auteur l’indique dès l’introduction, ce travail « reste une œuvre ouverte » : au lecteur par conséquent, à travers un regard renouvelé, d’identifier et d’ajouter aux constellations repérées et analysées de nouvelles images susceptibles d’entrer en synergie les unes avec les autres, de dessiner d’autres configurations sémantiques et d’en proposer des lectures inattendues.