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Un sémioticien aurait tout lieu d’être pour le moins surpris par la cohabitation, au sein d’un même syntagme, des termes de clinique et de narrativité. Un détour lexicologique semble donc nécessaire en ce qui concerne le substantif clinique (apparu en 1626, du grec klinikos) afin de préciser les conditions de sa rencontre heuristique avec le terme, celui-là bien connu, de narrativité.
Par opposition à l’enseignement magistral, la clinique désigne un enseignement médical pratiqué au chevet des malades et, par extension, l’ensemble des connaissances ainsi acquises. C’est aussi la dénomination de l’épreuve pratique d'examen de malades que subissent les futurs médecins avant la présentation de leur thèse. Par métonymie, la « clinique » désigne la méthode de diagnostic par l'observation directe du malade alité et le résultat de cette observation, sans l'aide des moyens de laboratoire. On passera sur l’usage du terme pour désigner le local où est donné cet enseignement, où est pratiquée cette méthode, pour noter son extension psychologique : observation directe du malade par l'analyse approfondie de son comportement dans différentes situations. Citons l’expression « clinique armée », associée à la méthode des tests. La sociologie peut aussi utiliser le terme pour désigner l’observation de petits groupes de sujets et de situations individuelles. La clinique est donc une pratique complexe qui présuppose une mise en scène particulière : un patient plutôt alité et un observateur-médecin qui repère des signes, des symptômes (décrits par la sémiologie médicale ou séméiologie) renvoyant éventuellement à une ou des maladies, à des symptômes plutôt physiques, contrairement, par exemple, à la méthode psychanalytique.
Une clinique de la narrativité doit donc se comprendre comme l’observation, puis l’analyse, d’une dimension narrative sous-jacente, par hypothèse organisatrice, du comportement non verbal et verbal du patient. Conférer de l’importance à la narrativité au point de définir une nouvelle pratique médicale comme médecine narrative est à coup sûr une innovation qui a une histoire récente.
A la fin des années 1990, des médecins — ainsi Rachel Naomi Remen et, surtout, Rita Charon, professeur à l’Université Columbia de New-York — proposent que la pratique médicale se centre sur les récits apportés par les patients. C’est Rita Charon qui crée ainsi la médecine narrative, valorisée à la fois :
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dans le diagnostic, puisque le récit est la manifestation formelle de l’expérience de la maladie ; la réception de ce récit encourage une relation empathique et soutient la compréhension entre le médecin et le patient, permettant la construction de la signification et apportant de précieux indices ;
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au cours de la thérapie : les récits induisent une approche holistique du patient, sont intrinsèquement thérapeutiques ou palliatifs, peuvent enfin suggérer d’autres options thérapeutiques éventuellement dans l’urgence ;
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pour l’éducation des patients et des professionnels, les récits, souvent aisés à mémoriser, enracinés dans l’expérience, suscitent la réflexion ;
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pour ce qui est de la recherche, les récits aident à centrer les actes sur le patient, provoquent la nécessité d’une sagesse de la réception, de l’écoute, peuvent enfin être à l’origine de nouvelles hypothèses.
La médecine narrative vise non seulement à valider l’expérience du patient, mais aussi à encourager la créativité et la réflexion sur soi du médecin. En 2009, l’université Columbia a créé un programme de Master en Médecine Narrative. La réputation des travaux de Rita Charon et de son enseignement lui a valu de nombreuses reconnaissances et récompenses prestigieuses aux Etats-Unis. L’université Paris V Descartes l’a invitée à donner une conférence en 2014, précédée d’un compte rendu d’une expérience déjà engagée de formation des futurs médecins en médecine narrative (un diplôme universitaire de médecine narrative est ouvert aux médecins dans cette université dans le cadre de la formation continue).
Mais l’engouement pour la narrativité, pour le récit, ne se limite pas au champ de la médecine. De vastes congrès sont organisés sur le thème, par exemple, des connaissances véhiculées par les récits. Ainsi, en 2014, du 24 au 27 juin, l’université Paris Diderot et l’université américaine de Paris ont-elles organisé un ambitieux congrès international intitulé Narrative Matters : récit et savoir. En dépit du nombre considérable des intervenants (plusieurs centaines), l’examen du programme de ce congrès montrait l’absence totale des sémioticiens. Cela malgré de vaines tentatives de participation en rapport avec nos recherches dans ce champ depuis plus d’un demi-siècle.
A l’opposé, c’est aujourd’hui un intérêt marqué pour la rencontre avec les sémioticiens et l’ouverture d’un dialogue, voire d’une véritable collaboration interdisciplinaire, que marque la présence, dans le dossier qui suit, de Bernard Golse, chef de file des recherches sur la narrativité du bébé en rapport avec son développement psychique (Hôpital Necker-enfants malades, Université Paris V), et de Myrtha Chokler et Eduardo Giriboni, chercheurs et enseignants dans ce même domaine, jouissant d’une réputation internationale tant en Amérique du sud (Argentine, Brésil, Pérou) qu’en Europe (Italie, Espagne, Hongrie). Ce dossier vise à faire connaître cette émergence de la clinique de la narrativité dans le champ du développement du bébé, normal aussi bien que pathologique (ainsi les sujets autistes).
La transcription de l’exposé de Bernard Golse au séminaire de sémiotique de Paris, le 20 mars 2013, interrogeant les apports de la psychiatrie du bébé à la narrativité, en montre les enjeux théoriques tout en fournissant des exemples cliniques de productions narratives non verbales chez le bébé, bien avant l’accès au langage. Le débat qui a suivi a permis bien des précisions et l’ouverture de perspectives passionnantes de collaboration avec les sémioticiens.
Dans la mesure même où Bernard Golse faisait référence, de manière appuyée dans son exposé, à un article fondamental de Geneviève Haag, il nous a paru utile et commode de le reproduire. On y saisit la compétence narrative précoce du bébé, faisant apparaître l’existence d’« hémi-corps » et leur utilisation, par le bébé lui-même, dans l’évaluation et la mise en scène des interactions mère-bébé.
- Note de bas de page 1 :
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Notre collègue et ami Eduardo Giriboni nous a brutalement quittés, le 18 mars 2015, peu de temps après voir remis l’article écrit en commun avec Myrtha Chokler. Une notice, en hommage à sa mémoire, retraçant son parcours, est jointe en annexe à son article. Je remercie Gabriela Gresores, sa veuve, d’avoir bien voulu la rédiger.
La séquence d’activité libre d’un enfant de 9 mois, visible et analysée minutieusement par Myrtha Chokler et Eduardo Giriboni1, dans un film tourné à l’Institut Lóczy de Budapest, illustre, à travers ses manipulations d’un objet, l’organisation cognitive et la programmation de l’expérimentation chez cet enfant. En regardant l’extrait ci-joint de ce film, on touchera du doigt un processus de constitution du tout neuf proto-sujet, des instances qui le constituent.
Les cliniciens de la narrativité ayant puisé leur définition et leurs orientations de recherche dans les travaux, essentiellement, de Paul Ricœur, il fallait aussi examiner les raisons de cet intérêt, qui se fait souvent véritable engouement. Cela pour saisir l’espace d’interdisciplinarité ouvert par la sémiotique de Greimas, approche fondée, de manière centrale, sur la narrativité. Cet espace pourrait se caractériser, d’une part, par l’apport d’une grammaire narrative, jusqu’alors quasi inexistante chez les cliniciens, d’autre part, par le recours à la théorie des instances, en relation directe avec la notion heuristique d’« enveloppe narrative » proposée par Daniel Stern, autre grande référence des cliniciens de la narrativité, qui travaille sur la reprise narrative, par le bébé, de son expérience polysensorielle pour se constituer comme sujet. C’est la matière de notre propre intervention dans ce dossier. Suivent des indications bibliographiques.
Nous formons le souhait que la lecture de ce dossier entraîne une double modification du regard, d’abord de celui que nous portons sur les bébés (nous découvrons, décillés que nous sommes, les récits non verbaux, avec ravissement), puis celui du sémioticien sur les processus surprenants, précoces, de subjectivation.