De la philosophie ricœurienne à la clinique de la narrativité

Ivan Darrault-Harris

CeReS – Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.5656

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Texte intégral

La prise en compte de la narrativité sous-tendant le comportement a constitué un point central de nos recherches dès le début des années 1980. Encouragé par Greimas, nous avions fait l’hypothèse qu’il fallait abandonner la description exhaustive des signifiants superficiels qui constituent le comportement observable (à la manière de la kinésique américaine) pour nous attacher aux structures sémio-narratives qui en assurent la base et la régulation, la source d’engendrement. Nous nous sommes alors consécré à l’analyse sémiotique de séances de thérapie corporelle concernant des enfants d’âge compris entre 4 et 12 ans, puis de séances de psychothérapie inspirées par les principes de l’Art-thérapie (avec des enfants du même âge et des adolescents). Mais à l’époque ces travaux n’ont guère pu pénétrer le milieu des pédo-psychiatres et rares sont encore aujourd’hui les recherches dans le domaine de la clinique psychiatrique qui se réfèrent aux travaux d’inspiration greimassienne sur la narrativité.

Nous ne nous en sommes pas moins appliqué par la suite à reconstituer l’ontogenèse du sujet énonçant (sujet de notre HDR, EHESS, 1998), envisagée justement comme une entrée du nourrisson, puis du bébé dans le monde humain caractérisé par la narrativité. Ainsi, concernant l’apparition du sourire, quelquefois dans les premiers jours de la vie du nouveau-né, avons-nous posé l’existence d’un acte de sanction paradoxale des parents, qui reconnaissent là, de manière prématurée, un sourire social. Il en va de même de la gestion par la mère des « dialogues » avec le bébé au cours du premier semestre : elle pose des questions et observe des silences prolongés qui sont l’espace de la future réponse verbale du bébé. Avec, entre autres, cette sanction de performances encore à venir, l’accueil dans la narrativité semble donc un invariant qui sous-tend tous les comportements et discours parentaux.

Nous avons pu ainsi réinterpréter sémiotiquement le comportement maternel adressé au bébé, dont l’éthologie a de la peine à saisir la cohérence : la relation, quasi chorégraphique (c’est le mot de Stern) entre la mère et le bébé permet à celle-ci d’incarner un sujet d’énonciation non verbale et verbale, mobile dans l’espace et dans le temps, permettant à son tour au bébé de se situer par rapport à ce centre mouvant et lui montrant, miroir prophétique, le portrait de son futur statut. Du côté du bébé, nous avons pu montrer comment se constitue progressivement sa propre compétence phatique, grâce, essentiellement, aux mimiques, aux jeux proxémiques de la mère : il perçoit, de manière répétitive, des occurrences aspectuelles d’enclenchement, de maintien et d’interruption, voire d’évitement de la communication. Et, dès 6 mois, il dispose lui-même de tout l’éventail aspectuel (grâce aux postures de tête, à l’orientation du regard).

Mais nous voudrions maintenant prendre les choses sous un autre angle, tout à fait dans l’actualité interdisciplinaire des recherches, celui de la présente clinique de la narrativité, très en vogue, et qui s’articule, essentiellement, à l’héritage philosophique de Paul Ricœur.

1. De l’identité narrative de Ricœur à l’enveloppe pré-narrative de Stern

Note de bas de page 1 :

 Bernard Golse est pédo-psychiatre et psychanalyste, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants malades de Paris et professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris V-Descartes.

Note de bas de page 2 :

 Voir ici-même la transcription de cette séance.

Notre apport illustrant cette ouverture interdisciplinaire s’appuie en particulier sur l’examen des propositions de recherche commune avancées au cours d’une séance du séminaire de sémiotique de Paris, le 20 mars 2013, par Bernard Golse1, qui nous a présenté sa conception de la clinique de la narrativité du bébé2. Les recherches de B. Golse s’appuient sur les travaux de Daniel Stern, pédo-psychiatre psychanalyste américain (mort en 2012), qui lui-même s’inspire explicitement de Paul Ricœur et de sa notion d’identité narrative.

Note de bas de page 3 :

 Co-auteur, avec Bernard Golse, de l’ouvrage Récit, attachement et psychanalyse, Toulouse, Érès, 2005, rééd. 2011. Voir son chapitre : « Paul Ricœur, Daniel Stern et Rosemary’s baby : de « l’identité narrative » à l’« enveloppe pré-narrative ».

Voyons pourquoi Ricœur provoque l’enthousiasme de Stern et de Golse, mais aussi de Sylvain Missonnier3, psychanalyste-psychothérapeute spécialisé dans les soins aux jeunes mères en difficulté (université Paris X-Nanterre). Ce qui a permis cette ouverture interdisciplinaire, c’est la remise en cause de l’interprétation rigide du principe d’immanence. Or, cette remise en cause, on la doit pour une part à Ricœur, dans la mesure où il s’est effectivement opposé au structuralisme pur et dur des années 1960. Toutefois, c’est peut-être aussi, paradoxalement, le côté immanentiste, grammatical, de la sémiotique qui pourrait constituer un apport pertinent à ces recherches qui se sont déployées, jusqu’ici, totalement en dehors de nos travaux.

Note de bas de page 4 :

 Les sémioticiens français ont beaucoup travaillé́ la question de la temporalité. Cf. notamment J.-Cl. Coquet « Temporalité et phénoménologie du langage », in La Quête du sens, Paris, PUF, 1997 ; D. Bertrand et J. Fontanille (éds.) , Régimes sémiotiques de la temporalité, Paris, PUF, 2006.

Note de bas de page 5 :

 Paul Ricœur, « Le soi et l’identité narrative », in Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. ???.

Note de bas de page 6 :

 Cf. note 2.

Mais ce qui justifie plus spécifiquement, pour les psychanalystes et pédo-psychiatres de ce groupe de recherche, l’attrait des propositions de Paul Ricœur, c’est la sélection de la dimension temporelle4 et la proposition de la notion d’identité narrative, trace de l’apprivoisement du temps par l’humain. Ricœur fait en effet du récit le seul moyen d’expression et de partage du vécu subjectif du temps. D’autre part, de manière complémentaire, il pose que le récit, au moyen de la mise en intrigue, permet de dépasser et de synthétiser l’hétérogène. Citons-le, à la suite de S. Missonnier : « [Le récit] est source de discordance en tant qu’il surgit, et source de concordance, en ce qu’il fait avancer l’histoire »5. Soumis à la mise en intrigue, le soi comme personnage du récit est construit intérieurement et communiqué à l’Autre grâce à sa nature narrative. L’identité narrative est donc élaborée dans le flux temporel, manifestation de notre continuité d’existence et aussi de notre appartenance à notre communauté. Un second aspect mérite d’être relevé, qui explique une certaine facilité du dialogue avec les psychiatres, soit le fait que Ricœur s’intéresse aussi aux manifestations, symptômes d’une psychopathologie du narratif : l’impuissance à̀ dire, les désastres du raconter et, enfin, l’impuissance à s’estimer soi-même, qui renvoient tous à une identité narrative souffrante voire sinistrée. (A ce propos, on lira avec profit l’analyse, par S. Missonnier, du personnage de Rosemary dans le film de R. Polanski, Rosemary’s baby, bel exemple de cette souffrance à̀ ne pouvoir se raconter6).

Note de bas de page 7 :

 Ibidem.

Cependant, la recherche essentielle de Stern est celle qui vise, justement, la compréhension des premières étapes de la genèse de cette identité narrative chez le bébé, avec sa proposition centrale de l’enveloppe pré-narrative. Ricœur et Stern se rejoignent donc dans l’importance accordée à l’expérience subjective et intersubjective du temps. En effet, S. Missonnier fait de cette rencontre la source de l’élaboration de la notion d’enveloppe narrative : l’enveloppe pré-narrative du nourrisson est une unité de base [hypothétique] de la réalité psychique infantile dont la structure temporelle est la caractéristique majeure. L’enveloppe pré-narrative correspond en effet avant tout au « contour de changement dans le temps, décrivant une trajectoire dramatique de tension. Désignée pour cela comme pré-narrative, cette unité survient bien avant le langage et s’enracine dans des « facteurs innés ». Plus encore, Stern affirme radicalement : « La construction du récit paraît être un phénomène humain universel, traduisant la structure innée de l’esprit humain »7.

Essayons d’approcher davantage cette notion d’enveloppe narrative, point capital du futur travail interdisciplinaire à développer avec les sémioticiens. Stern propose d’identifier une trame temporelle d’éprouvés apportant des représentations de motivation et d’affect et structurant globalement l’expérience : l’enveloppe proto- ou pré-narrative est

Note de bas de page 8 :

 Missonnier, op.cit., p. 64.

la forme représentationnelle fondamentale qui coordonne les schémas de base séparés en une expérience globale unique émergente et subjective. L’hypothèse de base est ici que la mise en jeu d’une motivation se trouve, pendant un moment, analysée comme une structure quasi narrative. Par conséquent, tous les moments d’« être-avec-un-autre-d’une-certaine-manière » sont également représentés comme des enveloppes proto-narratives.8

Une proto-intrigue soutient donc tout le processus de représentation de la globalité de l’expérience vécue dès l’âge de 3-4 mois.

Mais on ne peut que remarquer qu’en contraste avec la finesse et la sophistication de l’analyse de la construction précoce du proto-sujet, la référence à la grammaire narrative est des plus élémentaires, puisque réduite à la co-présence d’un agent, une action, un but, un objet et un contexte ! C’est sans nul doute sur ce point des plus faibles que l’apport sémiotique pourrait être des plus pertinents. D’où ce paradoxe d’une contribution utile bien qu’immanentiste !

Se pose aussi le problème, que J.-C. Coquet nous a appris à connaître, du passage de la prise perceptive, expérientielle sur le monde, à la reprise seconde capable de redonner, certes imparfaitement, la prise initiale, d’en assurer en tout cas la cohérence dûment évaluée, soit le passage du statut de non-sujet à celui de sujet. Car c’est bien là que se constitue le proto-sujet. Stern, pour théoriser ce passage, fait appel à Ricœur et à sa notion de refiguration. La refiguration, c’est

Note de bas de page 9 :

 Ibidem.

le processus du passage de l’histoire à la narration, d’un ordre sériel fixe à des réaménagements prédéterminés, d’un pattern d’emphase et d’angoisse [stress] à un nouveau pattern [plus élaboré], d’un événement objectif en temps réel à des événements imaginaires en temps virtuel.9

Note de bas de page 10 :

 Id., p. 65.

Cette refiguration produite au sein de l’enveloppe pré-narrative réalise une « intégration de l’expérience [...] un mouvement vers la cohérence en phases successives [souvent passagères] de multiples esquisses [...], une synchronicité d’éléments invariants reliés entre eux dans le temps »10. Ce sont là les conditions de l’apparition d’un scénario. On reconnaîtra dans ce terme le noyau freudien du fantasme, lequel, originalité essentielle à remarquer, est secondaire par rapportà l’expérience et non premier. Pour toucher du doigt la constitution de l’enveloppe narrative, Stern donne l’exemple suivant :

Note de bas de page 11 :

 Daniel Stern, « L’enveloppe pré-narrative », in Bernard Golse et Sylvain Missonnier, Récit, attachement et psychanalyse,Toulouse, Érès, 2005, p. 37.

Le matin, le nourrisson a faim, et il appelle sa mère. La mère se lève et entre dans la chambre de l’enfant. Elle a l’air endormi, ses cheveux sont décoiffés, etc. (visage n° 1). Puis elle quitte la chambre, va préparer un biberon ou se préparer elle-même, se coiffe et fait sa toilette. Elle réapparaît (visage n° 2) pour nourrir l’enfant. Après le repas, elle se retire, s’habille, met du rouge à lèvres et des boucles d’oreilles, et elle se recoiffe. Elle vient ensuite dans la chambre pour jouer un moment (visage n° 3). Puis elle repart à nouveau, met un chapeau et une écharpe autour du cou. Elle réapparaît (visage n° 4) pour dire au revoir avant de partir travailler (…) Subjectivement, l’enfant a-t-il rencontré quatre visages différents et quatre mères différentes ? Non. Il identifie les traits invariants du visage qui demeurent constants au fil des différents changements…11

Si dans cet exemple Stern isole une série de perceptions visuelles du bébé, il insiste sur le fait que le nourrisson est amené à gérer toute une constellation d’éléments invariants appartenant à des modalités sensorielles distinctes relevant de l’audition, de l’olfaction, du tact, etc. C’est bien cette constellation qui forme une unité d’expérience subjective vécue, constitutive de l’enveloppe narrative. La formation d’une telle enveloppe pré-narrative présuppose, point important, une forme précoce d’abstraction et de représentation.

2. Geneviève Haag : le bébé mime ses récits

Cette compétence aussi précoce qu’inattendue est confirmée par la découverte qu’a faite la psychanalyste Geneviève Haag des capacités narratives non verbales chez le bébé, dès le second semestre de sa vie. Elle montre que le bébé est constitué de deux « hémi-corps », qu’il utilise pour « raconter » et évaluer un échange tout récent. Voici la présentation qu’en a fait B. Golse, lors de son intervention, déjà mentionnée, au séminaire de sémiotique :

Quand le bébé et sa mère viennent de vivre une interaction très harmonieuse, heureuse, intense, émotionnellement réussie, juste après, avec un décalage temporel mais pas de décalage spatial (il est encore dans les bras de sa mère), on voit le bébé amorcer un geste (perfectionné ensuite) avec sa main qui part de sa tête, qui va vers l’autre, comme pour le toucher, et qui revient. Une boucle qui revient donc après avoir trouvé un point de rebond chez l’autre. Ce geste part de la tête comme si le bébé sentait que c’est une partie du corps pas tout à fait comme les autres. Ce geste, nous allons le garder toute notre vie, par exemple quand on parle, même si cela dépend des cultures et des personnes. L’interprétation professionnelle de Geneviève Haag est de dire que juste après un moment interactif très réussi, le bébé veut nous raconter quelque chose : il le figure dans son petit théâtre corporel, nous racontant ce qui vient de se passer. G. Haag ajoute même qu’il veut nous démontrer quelque chose, qu’il commence à comprendre : le circuit de l’échange. Quelque chose est partie de lui, a touché l’autre et est revenu. Et ce qui circule d’abord entre la mère et le bébé, ce sont les émotions. Et dans ce mot même, il y a le sens d’un mouvement que l’on envoie, qui touche le psychisme de l’autre et qui revient utilisable et modifiable pour le bébé (circuit qui probablement échappe à l’autiste). Et la question est de savoir quel est ici le degré de symbolisation : quand le bébé fait cela, certes il raconte mais il prolonge en identité de perception, continuant de vivre sensoriellement ce qu’il a vécu précédemment. Il montre mais en continuant de vivre. Voilà un exemple de narrativité quasi immédiate sans décalage spatial et un léger décalage temporel.

Cette mise en scène très théâtrale, par le bébé, d’une interaction qui vient tout juste de se produire appelle une réflexion sémiotique complémentaire, en relation avec l’article (reproduit ici-même) de Geneviève Haag. « Mise en scène », car cette production narrative non verbale est détachée de l’interaction elle-même, même s’il y a lieu de s’interroger sur la nature exacte de ce détachement : l’enfant est encore dans les bras de sa mère et Bernard Golse parle d’identité de perception, comme si l’expérience polysensorielle jouissait ici d’une sorte de rémanence surmontant le léger décalage temporel. Reste donc à évaluer le degré de symbolisation de cette narrativité quasi immédiate, étroitement liée à la prise sensorielle encore présente.

Note de bas de page 12 :

 Cf. le cas de Kevin dans l’exposé de B. Golse.

Il n’en reste pas moins que, narrativement, chaque « hémi-corps » est la base corporelle incarnant un actant de ce récit, l’hémi-corps droit manifestant un débrayage net, puisqu’il figure le plus souvent le « elle » de la mère, et le gauche le « je » du bébé. D’autre part, l’interaction des bras et des mains est capable de mimer et l’interaction effective et, ce qui est à fortement souligner, son absence, son échec12. Car la mise en scène de cette absence, de ce ratage nous éloigne, à l’évidence, de l’identité de perception pour introduire une identité de ressenti, d’état passionnel.

La description et l’analyse de ces séquences comportementales nous amènerait à proposer un modèle graduel de ce passage de l’expérience sensorielle, de la prise vers la reprise narrativisée et évaluante, dans la mesure même où la reprise par le langage verbal est encore impossible. Mais Benveniste n’indiquait-il pas, déjà, que le procès de l’énonciation verbale re-produisait la « réalité » ?

3. Des leçons de Lóczy à l’analyse sémiotique du jeu libre

Note de bas de page 13 :

 G. Appell créa en 1984 l’Association Lóczy-France, qu’elle présida longuement. Bernard Golse en est l’actuel président. Myrtha Chokler, disciple argentine d’Emmi Pikler, soutint en 2000 sous notre direction une thèse, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, intitulée « L’Engendrement de la subjectivité » où elle a utilisé les principes théoriques et méthodologiques de notre éthosémiotique. On consultera aussi, d’Agnès Szanto-Feder (éd.), Loczy : un nouveau paradigme ? L’Institut Pikler dans un miroir à facettes multiples, Paris, PUF, 2002.

Bernard Golse le rappelait, il faut rendre hommage aussi aux travaux d’Emmi Pikler et de ses disciples (sa fille Anna Tardos, les psychologues Geneviève Appell13 et Myriam David, Myrtha Chokler, Agnès Szanto-Feder) qui nous ont permis de découvrir la narrativisation de l’activité cognitive insoupçonnée du bébé, à la faveur de l’examen minutieux des situations de jeu libre où l’enfant se livre à la découverte de l’espace, des objets divers, de ses pairs, montrant, dès la fin du premier semestre, des capacités d’attention soutenue et d’investigation systématique. C’est tout un champ précieux de la construction du proto-sujet qui nous est ainsi livré, comme le montre, dans le présent dossier, l’analyse d’une séquence comportementale tournée dans l’Institut Lóczy.

Note de bas de page 14 :

 Cf., ici-même, l’analyse d’une séquence d’activité libre.  

La grande leçon d’Emmi Pikler, fondatrice de l’Institut Lóczy en 1945, est d’avoir décidé d’accorder au bébé à la fois une liberté maximale d’interaction avec le monde environnant, dans le mouvement libéré et la découverte progressive (en fonction des progrès de sa mobilité) de l’espace, du temps, des objets, de ses pairs et des adultes, mais aussi des séquences, revenant régulièrement (à l’occasion des repas, de la toilette, etc.), de communication intense et réglée avec l’adulte, non verbale et verbale (les actions projetées et réalisées de la puéricultrice sont toujours verbalisées, et les vocalisations du bébé valorisées). On ne saurait trop souligner la valeur heuristique des séquences d’activité et de découverte libre instaurées dans l’organisation de l’Institut, séquences qui sont systématiquement filmées, analysées et discutées au sein de l’équipe des puéricultrices14. Ces séquences d’activité et d’investigation libres sont une voie d’accès royale à la cognition du bébé dont les actions sont la manifestation visible de sa pensée à l’œuvre. Il est tout de même important de constater que les bébés en activité libre ne sont pas pour autant « abandonnés » par l’adulte, qui accorde une présence rassurante à distance.

Note de bas de page 15 :

 Cf. Les Origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, Boisvin, 1934, rééd. Paris, PUF, 2002 ; Les Origines de la pensée chez l’enfant, Paris, PUF, (1945) 1963.

Au cours de la séquence analysée ici-même par Myrtha Chokler et Eduardo Giriboni, un bébé de 9 mois est fasciné par un phénomène qu’il découvre, celui de l’inertie : un jouet continue de se mouvoir alors que l’enfant n’est pas responsable direct de son mouvement. Son étonnement est bien visible : recul du buste, écarquillement des yeux, prouvant, d’ores et déjà, que le déplacement de l’objet ne correspond pas à son attente. Et Myrtha Chokler, dans la ligne d’Henri Wallon15, a raison d’attirer l’attention sur la place capitale de l’émotion (ici l’étonnement), source importante de l’activité cognitive, entre autres. S’ensuit une longue série systématique de véritables expérimentations pour découvrir, enfin, que l’inertie ne provient pas d’une vie propre à l’objet mais que le phénomène est dû à l’impulsion initiale que lui a donnée l’enfant.

Une telle investigation, dont la progression et la systématicité sont fascinantes, présuppose une attention remarquablement soutenue, objet, par ailleurs, des recherches de l’Institut qui ont mis au jour une gradation précise de l’attention chez le jeune enfant. La qualité de l’attention est à l’évidence essentielle dans la réussite de la démarche de l’enfant, preuve visible de la continuité de sa pensée et de l’existence du sentiment permanent d’être sujet, percevant et réagissant.

Cette séquence, comme beaucoup d’autres, montre l’existence, chez le bébé, de deux instances participant conjointement à la constitution du proto-sujet : une instance de perception directe de l’environnement, multi-sensorielle (qui en fait une sorte de proto-non-sujet, selon la terminologie de Coquet) et, déjà, une instance de reprise jugeante, évaluatrice de cette expérience (qui le constitue en une forme de proto-sujet). Seule l’hypothèse de la cohabitation de ces deux instances permet de rendre compte de la progression rationnelle de l’expérimentation sur les objets. Où l’on rejoint, mais sémiotiquement, la problématique, déjà évoquée, de la refiguration introduite par Ricœur et exploitée par Stern.

Pour conclure notre propos, nous voudrions insister sur les modalités prévisionnelles de la collaboration interdisciplinaire avec les pédo-psychiatres engagés dans cette clinique de la narrativité, collaboration dont ce dossier se voudrait une étape. Il s’agit d’abord de la mise en commun de la grammaire narrative, car la notion si heuristique d’« enveloppe pré-narrative », qu’utilise Stern, manque à nos yeux de structuration narrative. Or c’est bien là que se constitue le ciment de cohérence des maintenant de l’expérience du bébé, là que se forme le proto-sujet grâce à la liaison des épisodes expérientiels polysensoriels. Il s’agit ensuite de la confrontation des métalangages, le psychanalytique et le sémiotique cherchant l’un et l’autre à formaliser la nature précise des instances subjectales successives repérables dans l’ontogenèse du sujet, dans la nécessaire éviction de l’adultocentrisme, dans le respect d’étapes, de phases, de relations au monde qu’il est si difficile de se représenter.

Nous continuons de former l’espoir, confirmé par les résultats antérieurs, de l’efficacité et de la richesse d’une telle collaboration à effets réciproques : l’appropriation, du côté pédo-psychiatrique, d’une narrativité enfin grammaticalement définie et, du côté sémiotique, la prise en compte de descriptions et d’analyses comportementales d’un exceptionnel intérêt, sans oublier les élaborations théoriques donnant à entrevoir l’invisible activité sensorielle, émotionnelle et cognitive de ce bébé que nous avons été, condamnés que nous sommes, malheureusement, à une totale amnésie.

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