De la sémantique structurale à la sémiotique des cultures

François Rastier

CNRS, Paris

https://doi.org/10.25965/as.5734

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : binarisme, cultures, dualités, expression, macrosémantique, sémantique, sémiolinguistique

Auteurs cités : Eugenio COSERIU, Umberto ECO, Gustave GUILLAUME, Louis HJELMSLEV, Roman JAKOBSON, Ferdinand de SAUSSURE, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Le projet de Greimas, ambitieux, tout à fait englobant, reste difficile à restituer nettement, car il comporte des agendas cachés qui ont varié avec les époques. Par exemple, le parcours génératif visait à faire pièce à la grammaire générative, aujourd’hui un peu oubliée. En outre, les différentes phases de sa théorie restent délicates à articuler : du moins, je ne saurais par exemple me prononcer sur la manière de relier la sémantique structurale à la sémiotique des passions.

J’avais eu le privilège de lire Sémantique structurale sur épreuves ; son projet de sémantique textuelle n’a rien perdu de son bien-fondé. J’ai poursuivi le programme de la sémantique structurale et certains ont dit non sans raison que j’étais plus greimassien que lui : j’ai toujours considéré cette critique comme un compliment.

Alors que la sémantique structurale européenne est pour l’essentiel une sémantique lexicale, l’originalité de Sémantique structurale est de la lier à une théorie du texte. Hjelmslev, dès 1943, avait déjà théorisé l’unité de tous les paliers de complexité linguistique, susceptibles d’une description homogène. Le parcours de Greimas va du mot (en l’occurrence tête) et d’une lexicologie componentielle, à la théorie de l’isotopie, à l’analyse narrative, puis thématique (sur Bernanos). Certes le lien reste problématique — comme la cohérence de l’ensemble ; mais le programme reste stimulant.

Pour ma part, j’ai cherché à le développer dans trois directions complémentaires.

1. Qu’elle emprunte la voie rationaliste de la générativité, ou la voie intentionnaliste de l’énonciation, la philosophie du langage conduit à faire des réalités linguistiques des phénomènes de surface, qui ne seraient compréhensibles qu’à partir de structures profondes indépendantes de toute langue déterminée. Une problématique interprétative semble alors préférable au modèle génératif : elle se recommande de l’herméneutique philologique et non de la logique ; elle fait appel à la reconnaissance de formes sémantiques et non au calcul. Aux profondeurs spéculatives de l’énonciation, elle substitue un « modèle plat » : en bref, énoncer, c’est passer non pas d’une obscure structure profonde à des formes linguistiques, mais d’un mot à un autre : les parcours énonciatifs et interprétatifs sont descriptibles dans les mêmes formats et relèvent d’une praxéologie sans adhérences ontologiques.

2. Le texte étant l’unité de base et l’objet empirique de la linguistique, et comme le global détermine le local, les unités de rang inférieur, jusqu’au syntagme et au mot (plus précisément la lexie) doivent être redéfinis et interprétés comme des passages de textes — et non comme des unités déjà données qui seraient ensuite combinées.

Note de bas de page 1 :

 Cf. Driss Ablali, Sémir Badir et Dominique Ducart (éds.), Documents, textes, œuvres. En hommage à François Rastier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

3. Les textes à leur tour prennent sens dans des « séries » : entre langue et parole s’étend l’espace des normes et les principales normes textuelles sont les genres. La linguistique de corpus, quand elle poursuit le programme de la linguistique historique et comparée, permet d’explorer le domaine des normes textuelles et d’y découvrir de nouveaux observables. On peut en outre distinguer l’intertexte des œuvres, le corpus des textes, les collections de documents1.

Pour éviter de multiplier les anecdotes à propos de Greimas, je renvoie à la thèse de Tom Broden (malheureusement inédite) et surtout à la synthèse générale sur l’homme et l’œuvre qu’il est en train d’achever et dont j’ai eu la chance de lire des extraits.

Le parcours des auteurs, grands ou petits, fait l’objet de rétrospectives toujours nostalgiques, souvent attendrissantes, qui détournent l’attention de l’agenda scientifique : cinquante ans après la formation de l’Association internationale de sémiotique, quelles sont les perspectives de cette discipline, ses acquis, les découvertes qu’elle peut revendiquer, les nouveaux observables ? Dans quels domaines s’est-elle imposée ? Quels sont ses programmes de recherche spécifiques ? Peut-elle prétendre au statut d’une science ? J’ignore si elle en a l’ambition, les sémioticiens restant divisés sur ce point, quand du moins ils lui accordent quelque importance.

1. Du carré et des hommes

Note de bas de page 2 :

 « The interaction of semiotic constraints », Yale French Studies, 41, pp. 86-105. « Les jeux des contraintes sémiotiques », Du sens, Paris, Seuil, 1970, pp. 135-55.

Le carré sémiotique est devenu un pont-aux-ânes de la sémiotique greimassienne. Bizarrement, je suis de plus en plus souvent sommé de m’expliquer à son propos, car il symbolise apparemment ma collaboration avec Greimas. Dans la conception présentiste qui me paraît nécessaire, l’évolution ouverte depuis un demi-siècle importe plus que mes souvenirs anecdotiques. À quels problèmes entendait répondre l’article qui en 1968 présentait cet illustre carré2 ? En quoi a-t-il permis son dépassement ?

Note de bas de page 3 :

 Algirdas J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966 (rééd. PUF, 1986) ; Du sens, op. cit. ; Maupassant. La sémiotique du texte, Paris, Seuil, 1976.

Il répondait à mes yeux au besoin de sortir du binarisme jakobsonien en intégrant d’autres types d’oppositions et en laissant la place à des parcours élémentaires. Sur ce point, comme sur bien d’autres, j’ai beaucoup apprécié la liberté de pensée de Greimas quand j’ai collaboré avec lui entre 1966 et 1972. Il était alors dans sa meilleure période et dans la décennie 1965-1975, il a élaboré ses trois principaux ouvrages3.

Suite à une demande de Seymour Chatman, aux Yale French Studies, Greimas, qui savait déléguer, m’a demandé de rédiger une proposition. Nous avons discuté surtout de points de terminologie autour d’une bouteille de vodka polonaise.

Quand Greimas a repris cet article dans Du sens, j’ai compris qu’il y attachait de l’importance. Le « carré sémiotique », version affaiblie de l’hexagone logique de Blanché, réélaboré avec des catégories de Brøndal, était promu au rang de modèle constitutionnel de la sémiotique et placé à l’origine absolue d’un modèle génératif. C’était beaucoup, peut-être trop d’honneur pour une réflexion sur la structure des classes lexicales élémentaires bientôt incluse dans un « parcours génératif » qui devait explicitement concurrencer le modèle génératif de Chomsky, en se heurtant d’ailleurs aux mêmes types d’objections. Un modèle trop puissant peut satisfaire le besoin irrépressible de voir toujours la même chose partout.

Si le carré a le mérite de complexifier un peu l’apodictique, son principe reste malgré tout celui de la logique binaire. Il peut être utile pour des présentations didactiques ad usum Delphini. Pour les débutants, il peut jouer un rôle heuristique et permettre de s’assurer de n’avoir pas oublié d’opposition majeure. Il suppose une logique élémentaire des catégories descriptives et convient parfaitement à un conformisme aristotélicien, ce qui a fait son succès dans certains milieux néo-thomistes.

Or les relations fondamentales de la sémiotique saussurienne ne sont pas des oppositions ni des dichotomies, mais des dualités de points de vue, comme langue et parole, diachronie et synchronie, ou encore signifiant et signifié. Et l’apodictique n’est valide que si l’on neutralise la temporalité et la modalité introduites par le concept herméneutique de point de vue.

Note de bas de page 4 :

 Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 123.

Même si elles peuvent au besoin utiliser des modélisations plus ou moins formelles, les sciences de la culture ne peuvent être fondées déductivement. Saussure en convenait à propos de ses célèbres dualités, dans lesquelles on a cru voir des dichotomies : « Ne parlons ni de principes, ni d’axiomes, ni de thèses. Ce sont simplement et au pur sens étymologique des aphorismes, des délimitations »4.

Le carré doit donc sans doute sa commodité au fait même qu’il ne peut pas permettre de concevoir ni de décrire les dualités constitutives du sémiotique — en premier lieu la sémiosis qui unit l’expression et le contenu, et qui reste impensable pour la logique binaire. Il ne fonctionne alors, paradoxalement, qu’à condition de manquer le but qu’on lui assigne, en voilant la complexité principielle des relations sémiotiques fondamentales.

Il faudrait questionner l’épistémologie d’une discipline qui conforme son objet à des « modèles » intuitifs qui servent tout à la fois de méthodologie, d’heuristique et de principe d’exposition, mais qui n’ont pas de véritable fonction d’objectivation, dès lors qu’on estime l’objet décrit par leur seule mise en œuvre.

À moins que l’on n’érige les lois de la logique binaire (identité, non contradiction, tiers exclu) en principe de toute pensée : elles sont certes au fondement de la tradition ontologique occidentale, celle-là même qui a empêché de concevoir l’autonomie du sémiotique et a subordonné la sémantique aux problèmes métaphysiques de la référence et de la représentation. Quand il les a récusés avec une fermeté exemplaire, Saussure a trouvé des solutions (différentialité, négativité) qui rompent avec l’ontologie — ce pourquoi il n’a pas été compris, et l’on persiste à fonder la sémiotique sur « il zoccolo duro del Essere » (le noyau dur de l’Être) : je cite ici Eco dans Kant et l’ornithorynque.

Note de bas de page 5 :

 Il s’est divisé en triangles tensifs qui ont remplacé les flèches diagonales par des courbes.  Lointainement dérivé du carré d’Aristote, le carré sémiotique développait certains points de logique binaire, alors que le modèle tensif, que l’on doit à la lecture guillaumienne de Greimas par Zilberberg, dérive de la tradition augustinienne (Guillaume était presbytérien).

Le carré a perdu son caractère originant avec l’abandon de fait du modèle génératif5. Il s’est même autonomisé de la théorie sémiotique et vit sa propre vie — j’ai été flatteusement invité à participer en juin 2012 au troisième congrès international qui lui est consacré.

Le format logique rencontre d’autant plus vite ses limites dans le domaine sémiotique que nous y avons affaire non à du calcul, mais à la création et à la reconnaissance de formes. Aussi j’ai développé à partir du milieu des années 1980 une conception morphosémiotique du texte, en distinguant, tant sur le plan du contenu que sur celui de l’expression, des fonds et des formes sur lesquels opèrent les parcours énonciatifs et interprétatifs — il faudrait en outre élaborer la notion d’horizon.

Note de bas de page 6 :

 Cf. Fr. Rastier, Saussure au futur, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Par ailleurs, les unités ne sont aucunement données, mais construites : on en trouve un exemple simple avec le sème afférent ; plus généralement, un sème, comme toute grandeur sémiotique, est le résultat d’un parcours et non son point de départ. Soulignons donc l’importance de la méthodologie comme constituante des unités. C’est un apport décisif de Saussure, notamment dans De l’essence double du langage, que d’avoir clarifié cette question6.

Nos objets sont complexes et pour en rendre compte nous ne pouvons partir d’une simplicité postulée : aucun élément ne nous est donné, et dans les sciences de la culture les données sont ce qu’on se donne. Ainsi la compositionnalité reste illusoire, car un texte n’est pas une suite de phrases, une phrase pas une suite de mots, un mot pas une suite de morphèmes, etc.

Le simple peut devenir le résultat ultime d’une interprétation. Alors, il est obtenu à partir du complexe, dont il constitue un « cas-limite » : mais il faut évidemment détailler les conditions théoriques et méthodologiques de son élaboration.

2. Sémiotique et/ou philosophie du langage?

Derrière l’opposition quelque peu héraldique entre Saussure (linguiste) et Peirce (philosophe et logicien) se profile une question fondamentale : la sémiotique dérive-t-elle de la philosophie du langage ou de la science des langues ?

Dans son histoire, la sémiotique a toujours été une branche de la philosophie, et plus précisément de la logique : Locke nomme la logique Semiotics, les Messieurs de Port-Royal traitent de sémiotique dans leur Logique (et non dans la grammaire). Ainsi, dans Sémiotique et philosophie du langage, Eco restitue-t-il sans difficulté les débats sur les classifications ontologiques, de Porphyre à Thomas d’Aquin et à Kant, en utilisant leurs propres catégories, parfois enrichies de celles de Peirce. Cette tradition millénaire continue aujourd’hui, bien que la linguistique historique et comparée, formée au début du XIXe siècle en ait largement abandonné les problématiques majeures (comme l’universalité des catégories mentales, la référence, la classification ontologique, le dualisme langage/pensée, la catégorisation).

Un siècle après la formation de la linguistique, Saussure, avec décision, a réfléchi la complexité de la situation nouvelle suscitée par son essor et formulé le programme d’une « sémiologie » élaborée à partir de cette discipline. Dans cette problématique, les systèmes de signes sont évidemment reconnus comme des formations culturelles et non des concrétisations des catégories universelles de l’esprit humain. La sémiotique d’inspiration saussurienne est ainsi une sémiotique des cultures, tout à la fois historique et comparative. En revanche, la philosophie du langage et la sémiotique philosophique demeurent achroniques (je n’ai pas dit anachroniques !) et universalisantes.

Note de bas de page 7 :

 Ainsi Peirce prolonge par exemple Duns Scot ; Eco doit beaucoup à Thomas d’Aquin, auquel il a consacré sa thèse.

Comme les autres sciences de la culture, la linguistique (et à sa suite la sémiotique, pour autant qu’elle soit une discipline légitimement instituée et constituée) se caractérise par sa méthodologie historique et comparative. Son objet peut paraître analogue voire identique à celui de la philosophie du langage, mais son objectif est radicalement différent. La philosophie du langage, de tradition scolastique7 a toujours recherché des universaux de la pensée, au-delà de la différence des langues. La linguistique cognitive a poursuivi ce programme, et par exemple la Lingua Mentalis de Wierzbicka ou le Language of Thought de Fodor reprennent la Lingua Mentalis d’Occam.

Au contraire la linguistique — et la sémiotique du courant saussurien — prennent pour objet la diversité des langues et des autres systèmes de signes : par là même, elles adoptent une perspective différentielle, et leur méthode comparative peut déterminer des régularités générales – sans aucunement poser des règles universelles. La seule universalité reste alors celle des universaux « de méthode » : la linguistique naissante a ainsi défini à la fin du XVIIIe ces concepts radicalement nouveaux de phonème et de morphème pour pouvoir comparer les langues, avec le succès que l’on sait.

Tant que la sémiotique n’aura pas clarifié ce point, elle restera une philosophie des signes, certes stimulante, mais non une science susceptible de produire de nouveaux observables et d’infirmer des hypothèses, si séduisantes soient-elles.

La question éclaire à mes yeux les difficultés passées, voire présentes : depuis la formation de l’Association internationale de sémiotique, en 1969, deux courants ont cohabité tant bien que mal : le courant d’inspiration logique et philosophique (qui se recommande notamment de Peirce) et le courant d’inspiration linguistique (qui se recommande de Saussure, mais aussi de Hjelmslev voire de Benveniste). Il ne s’agit pas de retracer l’histoire des guerres picrocholines qui ont entravé de fait l’essor de la discipline et son implantation académique, mais on doit s’interroger sur ses raisons profondes : aucun des deux courants n’a véritablement pris au sérieux les ambitions scientifiques de ses initiateurs, que ce soit dans le domaine des sciences logico-formelles (pour Peirce) ou des sciences de la culture (pour Saussure). Malgré des initiatives personnelles méritoires mais restées isolées, aucun n’a élaboré de projet cohérent, de méthodologies, de critères de validation.

On en est trop souvent resté au stade du commentaire des auteurs, quand ce n’est pas au discours d’accompagnement des médias et des produits divers des industries de l’entertainment. Ce n’est pas trop difficile, cela répond à une demande sociale, mais cela ne participe qu’à la reconnaissance du déjà connu. La sémiotique est restée ainsi en marge, une marge douillette et quelque peu confinée, sans que ses travaux puissent être repris voire réélaborés dans des disciplines voisines.

Note de bas de page 8 :

 Pour cela, elles conviennent de critères qui ne sont pas seulement académiques : sauf erreur toujours possible, aucun congrès de l’AISS n’a jamais refusé une communication, faute de critères sans doute.

La puissance même des théories, leur ubiquité, leur a priori universaliste les place dans le domaine de la philosophie (fût-ce dans la philosophie formelle de Peirce, ou la philosophie du langage de Eco — dont le livre Semiotica e filosofia del linguaggio est parfaitement clair sur ce point, comme ultérieurement Kant e l’ornitorinco). Les théories scientifiques n’ont de cesse, au contraire, de relativiser leur puissance et de chercher ce qui pourra les infirmer, de préciser leur méthodologie et de découvrir de nouveaux observables8.

Bien entendu la philosophie reste une source d’inspiration, mais laquelle ? Les sciences ont pour fonction de déposséder la philosophie de ses objets, bref de sortir du monde spéculatif pour aller dans le monde empirique. Comme les philosophies de la nature ont été dépossédées par la physique et les autres sciences naturelles, la philosophie du langage a été récusée par la linguistique, dont elle ne partage ni les objets ni les objectifs.

Note de bas de page 9 :

 A.J. Greimas, « L’actualité du saussurisme (à l’occasion du 40e anniversaire de la publication du Cours de Linguistique générale) », Le français moderne, 3, 1956.

L’histoire intellectuelle du courant greimassien marque une hésitation irrésolue entre linguistique et philosophie. Le programme scientifique formulé dans L’actualité du saussurisme, en 19569, semble se préciser, en 1966, dans Sémantique structurale — mais le rapport avec la philosophie reste implicite : Merleau-Ponty est évoqué, ou du moins nommé une fois, mais non Husserl (pourtant présent).

À partir du milieu des années 1970, le filon passionnel l’emporte, avec ce qui me paraît une régression spéculative. Je n’ai certes rien contre la philosophie, pour autant que l’on respecte ses propres modes de régulation. Dès 1971, je cherchais à légitimer auprès de Greimas un dialogue avec les philosophes ; il n’a pas eu lieu alors, et dans les années 1980, les entretiens avec Ricœur n’ont pas donné lieu à un véritable échange. Il me semblait en effet que le sujet sémiotique et le sujet transcendantal ne font qu’un.

Toutefois, la pratique descriptive de Greimas, que ce soit sur Maupassant ou sur les contes lituaniens, dépasse largement ses attendus théoriques. Le Maupassant, qui visiblement voulait l’emporter sur le S/Z de Barthes, y réussit. Des dieux et des hommes prolonge les meilleurs moments de Bédier, Véssélovski, Saussure (sur les Légendes germaniques), Propp. 

Le retard de la théorie sur la pratique reste rassurant, en quelque sorte, comme l’ont reconnu aussi bien Marx que Freud. Il reste à relire les lectures de Greimas et à en tirer les leçons théoriques restées implicites.

3. Reconquérir l’expression

La linguistique s’est constituée en science voici un peu plus de deux siècles en intégrant et en dépassant la grammaire d’une part, et en rompant avec la philosophie du langage, dont les réflexions restaient spéculatives. Ni la grammaire ni la philosophie du langage ne prenaient la diversité des langues comme objet, et voici que cet objet scientifique nouveau se voit pourvu d’une méthode propre, comparative et historique. Elle est partagée par toutes les sciences de la culture qui se forment dans la même période (anthropologie, histoire des religions, littérature comparée).

Saussure n’entend rien fonder, mais approfondir une discipline qui existait depuis un siècle, pour la pourvoir d’un fondement méthodologique assuré.

(i) Il le trouve dans sa théorie de la sémiosis qui refonde complètement la notion même de signe et dont le gentil signe isolé du Cours de linguistique générale ne donne qu’une image tout à la fois fausse et sommaire, d’ailleurs sans source manuscrite.

(ii) Il le trouve dans sa théorie des dualités exposée décisivement dans De l’essence double du langage : elle dépasse ce qu’on a appelé (à tort) les dichotomies sausssuriennes.

(iii) Cela ne devint possible que parce qu’il a rompu décisivement avec l’essentialisme traditionnel (qui informait les théories de la référence et de la signification), pour permettre une conception purement différentielle des « entités » linguistiques.

La portée de ce dispositif lui permet en outre de concevoir une sémiologie générale (il ne s’agit pas de « la vie sociale » comme l’écrit le Cours de linguistique générale, mais « des sociétés » selon les manuscrits). Par exemple, la plupart des dualités sont valides pour d’autres sémiotiques que les langues.

En 1956, dans l’article majeur déjà évoqué, L’actualité du saussurisme, Greimas souligne la nécessité d’un véritable projet scientifique d’envergure pour la linguistique. De formation historique et comparatiste, il se situe clairement dans le courant saussurien illustré par Hjelmslev mais aussi par bien d’autres auteurs majeurs, de Jakobson à Benveniste à Coseriu ou Martinet.

Cependant, quand il élabore au cours de la décennie suivante sa propre théorie sémiotique et formule son projet ambitieux, il le fonde d’abord sur une sémantique autonomisée par rapport à l’expression : Sémantique structurale, présenté jadis comme le livre fondateur de la sémiotique, ne traite pas de cette discipline. Par la suite, dans Du Sens, le projet d’une sémiotique universelle et générative conduit Greimas à considérer l’expression comme une variable de surface, ce qui assure le caractère transsémiotique de ses modèles, jugés valides pour tous les systèmes de signes : le carré sémiotique et la structure narrative qui en dérive à un niveau inférieur sont ainsi doués d’ubiquité. Or, pour Saussure, le contenu et l’expression forment une dualité et restent évidemment inséparables : il s’agit d’une seule et même « entité », décrite par deux points de vue différents et complémentaires. C’est sans doute pourquoi il n’est nullement enthousiasmé par la sémantique de Bréal, qui pour lui néglige le problème fondamental de la sémiosis.

Paradoxalement, en fondant une sémiotique sur une théorie du sens et non de la sémiosis, Greimas se sépare du saussurisme — et c’est tout à fait son droit. Mais surtout, il se prive de pouvoir caractériser les spécificités de chaque système sémiotique, qui tiennent précisément à ses modes d’appariement entre expression et contenu, où pour le dire plus simplement, à ses capacités expressives.

En effet, la perspective générative, qui pose toujours le sens in nuce, représenté par diverses structures profondes, comme un terme a quo, conduit inévitablement à négliger l’expression. La posture générative fut une constante de la philosophie du langage, des grammaires générales de l’âge classique, jusqu’à Chomsky pour la philosophie « formelle », ou Guillaume et Culioli pour la philosophie énonciative qui doit beaucoup à la phénoménologie (de Bergson à Husserl). Elle commande l’empirique par le transcendantal.

Rien de tel pour Saussure, pour qui aucune profondeur n’est donnée : seule l’investigation détermine des unités. Sa conception herméneutique de la langue et de la méthode scientifique elle-même le conduit à privilégier les points de vue, articulés en dualités. Les Écrits de linguistique générale ont permis de grandes clarifications : notamment, on peut s’appuyer plus fermement sur les principes saussuriens pour une « reconquête » de l’expression.

Rien d’étonnant alors que la sémantique différentielle soit d’emblée une sémiotique (puisque la signification s’articule sur l’expression dont elle est indissoluble) — ni que l’interprétation permette d’actualiser, plus précisément de constituer les traits sémantiques, qui ne préexistent pas au parcours interprétatif dont ils résultent.

Bref, le paradoxe de la « sémiolinguistique » est d’avoir dépouillé la sémiotique de ce qu’elle pouvait avoir de linguistique et d’avoir considéré l’expression (confondue avec le niveau linguistique) comme une variable superficielle : la puissance descriptive de la sémiotique universelle semblait acquise au prix de récuser le principe de base du saussurisme qui est la solidarité du contenu et de l’expression.

Elle maintient un dualisme traditionnel entre intelligible et sensible, profondeur sémantique et surface expressive, qui faisait l’ordinaire du rapport entre pensée et langage — d’où d’abord la tentative de relier les deux par un parcours génératif abstrait, puis les évolutions phénoménologiques ou psychanalytiques qui ont cherché des médiations dans la perception ou dans un Corps absolutisé, comme jadis l’Esprit absolu.

Une sémantique qui se voudrait indépendante voire simplement autonome à l’égard de l’expression reconduirait le dualisme matière / esprit qui a toujours différé la formation d’une sémantique linguistique et justifie encore l’universalisme ethnocentrique de la sémantique cognitive.

Paradoxalement, la sémiotique greimassienne va donc à l’encontre de la sémiologie saussurienne en se fondant comme une sémantique universelle, transcendante aux divers systèmes de signes. Or, le fondement de la sémiotique ne se trouve pas dans la sémantique ; comme le sens ne peut être appréhendé qu’avec son expression, c’est la sémiosis qui constitue proprement l’objet de la sémiotique.

Note de bas de page 10 :

 Écrits de linguistique générale, op. cit.,p. 131. Je souligne : A serait le concept, a le signifié et b le signifiant.

Saussure dit que la nature du signe « est COMPLEXE ; se compose ni de A, ni même de a, mais désormais de l’association a/b avec élimination de A, aussi bien qu’avec impossibilité de trouver le signe ni dans b ni dans a pris séparément. »10. L’opposition matière / esprit le cède à l’opposition simple / complexe. La complexité dérive du principe sémiotique lui-même : comme il n’y a pas correspondance terme à terme entre contenu et expression, bref que ces deux plans ne sont pas « conformes » (à une expression compacte peut correspondre un contenu diffus, à un contenu compact peut correspondre une expression diffuse), il faut nécessairement problématiser la sémiosis : tout parcours est complexe, parce qu’il fait intervenir a minima deux pôles d’une dualité.

Plus que saussurienne ou hjelmslévienne, la sémiotique greimassienne semble passablement jakobsonienne et pragoise (elle n’a d’ailleurs pas produit de relecture notable de Saussure, et les références à Hjelmslev dans le Dictionnaire de sémiotique sont des plus évasives). Elle remplace les dualités par le binarisme. La sémiotique greimassienne s’est ainsi développée en s’éloignant de ce projet initial et plus généralement de la linguistique, comme d’ailleurs des autres disciplines.

4. Linguistique et sémiotique

Le statut de la linguistique semble être demeuré le point aveugle de la sémiotique. Pour certains leaders du courant peircien, comme Sebeok, membre fondateur et naguère président de l’AISS, les linguistes sont des dung beetles : en qualifiant ainsi ces collègues, dont je suis, il n’évoquait pas les hiératiques scarabées royaux, mais de louches insectes coprophages. Pour sa part, dans le courant saussurien dont il se réclame, Greimas a rompu de fait avec la linguistique : non dans sa pratique, car il a continué une œuvre lexicographique, que ce soit sur le vocabulaire de sa sémiotique ou sur le lexique du Moyen français ; mais dans sa théorie pour laquelle la diversité des langues n’est qu’un épiphénomène. De fait encore, la linguistique n’a pas été reconnue comme une sémiotique des langues — et la sémiotique a pris pour domaine de prédilection le visuel et plus généralement le non-linguistique (le design, les médias, etc.).

La linguistique a pourtant toute sa place, aux côtés d’autres sémiotiques régionales, comme la sémiotique des images ou celle de la musique. Je ne vois aucune nécessité à échafauder une sémiotique des langues ou une sémiolinguistique qui serait autre chose que la linguistique, une sémiotique des images qui ne se confonde pas avec l’iconologie, une sémiotique de la musique indépendante de la musicologie : ce serait la source de confusions néfastes.

À nous de réconcilier, non seulement le Greimas tardif avec sa jeunesse, mais la sémiotique avec la linguistique dont elle est issue, comme avec les autres sciences de la culture : une sémiotique de l’image est une partie de l’iconologie ; la socio-sémiotique une partie de la sociologie, etc. J’ai toujours plaidé pour une conception fédérative de la sémiotique.

Les sciences sociales décrivent des objets et performances culturelles : les langues, les institutions, les pratiques sociales, les arts, etc. On les avait définies en Allemagne comme des « sciences de l’esprit » (Geist), ce qui me semble plutôt idéaliste. Sciences humaines ou sciences sociales ? Je préfère parler de Sciences de la culture (ce qui est un calque du terme Kulturwissenchaften). La sémiotique ne semble pas une discipline parmi d’autres, et c’était peut-être une erreur, en 1969, de la disciplinariser avec l’ambition d’en faire un secteur académique autonome. Cette ambition ne s’est d’ailleurs pas concrétisée. Les sciences sociales peinent à définir leur spécificité et risquent fort de se voir réparties sans reste entre les « sciences cognitives » et les « sciences de la communication », au prix soit d’une réduction de leur complexité par le déterminisme génétique, soit d’une dilution dans la rumeur médiatique. Les décideurs n’aiment guère leur point de vue critique, leur intérêt pour les descriptions qualitatives (et non seulement quantitatives), leur réticence voire leur scepticisme à l’égard du modèle techno-scientifique qu’on voudrait leur imposer.

La sémiotique a des vocations apparemment contradictoires. Une introduction serait bien utile en début d’études supérieures. Mais par ailleurs une spécialisation disciplinaire semble nécessaire (en linguistique, sociologie, histoire, etc.) pour éviter de créer une discipline qui s’autorise à parler de tout. En fin de cursus, une option de sémiotique pourrait être ouverte après le doctorat, comme jadis l’herméneutique était réservée aux docteurs, ou comme aujourd’hui la psychanalyse (non lacanienne) est une option à la fin des études de psychiatrie. Cette question reste naturellement ouverte… mais un décloisonnement semble nécessaire pour que la sémiotique se confronte aux exigences souvent supérieures d’autres disciplines et sorte de sa vie intérieure, douillette mais confinée.

Partisan d’une sémiotique fédérative, il me semble que les sciences humaines et sociales se partagent, chacune à son niveau d’analyse, le sémiotique. Ni purement interne, ni purement externe, LE sémiotique constitue le monde où nous vivons. Il faut encore démontrer la nécessité d’une science particulière qui serait LA sémiotique.

5. La sémantique interprétative

La linguistique saussurienne a ouvert une tradition d’études sémantiques caractérisée par une conception non-référentielle et non-compositionnelle du langage (Hjelmslev) et une description systématique des contextes et des textes (Greimas, Coseriu, Pottier). Dans son programme, formulé au milieu des années 1980, la sémantique interprétative synthétise ce courant, en reconnaissant les lacunes du paradigme logico-grammatical pour proposer une théorie unifiée, du mot au texte et au corpus (regroupement structuré de textes). Puisque le global détermine le local, le corpus de description a une incidence sur le sens du texte, qui à son tour détermine le sens de ses unités, jusqu’au morphème. Comme dans les grammaires de construction, le problème de la sémiosis (appariement des contenus et des expressions) revêt ainsi une valeur critériale.

Les applications vont de la description des langues amérindiennes à la linguistique computationnelle. Parallèlement à l’élaboration du concept de texte, la sémantique interprétative propose une nouvelle articulation entre la linguistique des textes, la philologie des documents et l’herméneutique des œuvres.

Comme le sens est fait de différences, la méthodologie adoptée est historique et comparative, comme celle de l’anthropologie et de la plupart des sciences sociales. Reconnaissant la complexité des langues, définies comme des formations culturelles, la sémantique interprétative est ainsi partie prenante d’une sémiotique des cultures.

Situation

Note de bas de page 11 :

 Une première présentation se trouve dans la synthèse publiée en 1987 : Fr.Rastier, Sémantique interprétative, Paris, Presses Universitaires de France, 1987 (2e éd. augmentée, 1996 ; 3e, 2009).

Courant de recherche apparu en France au milieu des années 1980, la sémantique interprétative appartient au courant saussurien et s’appuie sur une synthèse de la sémantique structurale européenne, développée notamment par des auteurs comme Louis Hjelsmlev, Eugenio Coseriu, Émile Benveniste, Klaus Heger, Kurt Baldinger, Horst Geckeler, Bernard Pottier, et bien sûr Greimas11.

Dans les années 1970, la perspective générative dominait en linguistique (dans le courant chomskien) et en sémiotique (dans le courant greimassien). Elle est héritée des grammaires philosophiques antérieures à la formation de la linguistique comme science : il s’agit toujours d’expliquer les phénomènes linguistiques « de surface » par des opérations de la pensée sur des structures profondes, de type logique, dont on donne une présentation axiomatique. La problématique interprétative rompt avec ce dualisme traditionnel.

Comme l’expression et le contenu des langues sont inséparables, la sémantique ne peut être une discipline autonome : elle ne décrit qu’un point de vue méthodologiquement déterminé sur les signes et doit donc être complétée par un point de vue sur l’expression : la syntaxe (pour une part), la morphologie, la phonologie et la graphématique décrivent un point de vue complémentaire sur les mêmes signes. La linguistique est alors définie comme la sémiotique des langues — indépendamment de la sémiotique du positivisme logique et de sa division entre syntaxe / sémantique / pragmatique qui n’est pas utilisable pour les langues.

Relativement aux courants dominants qui s’affrontent à l’échelle internationale, la sémantique cognitive et la sémantique logique, la sémantique interprétative ouvre ainsi une troisième voie. En effet elle se tient à l’écart de deux formes de dualisme, cognitif et logique, qui s’exprime, l’une dans la séparation ontologique entre l’idée et le signe, l’autre entre le signe — ou nom — et le référent. Sans hypothèses sur la théorie de la connaissance ou sur l’ontologie, la sémantique interprétative ne traite ni des représentations, ni des objets du monde. Elle décrit en effet le sens des langues et des textes oraux et écrits sans faire appel à des réalités conceptuelles ou mondaines, mais comme le produit de différences entre signes et autres unités, tant en contexte qu’au sein des textes et des corpus.

Si le sens linguistique ne consiste pas en représentations, il exerce des contraintes sur la formation des représentations ; ainsi, au sein des textes, les structures sémantiques favorisent différentes impressions référentielles.

Dans cette problématique différentielle, le concept fondamental est celui de valeur. (i) La valeur est la véritable réalité des unités linguistiques. (ii) Elle est déterminée par la position des unités dans le système (donc par les différences). (iii) Rien ne préexiste à la détermination de la valeur par le système. Ainsi, la valeur n’est pas un signe, mais une relation entre signes. Elle exclut une définition atomiste du signe, qui le pourvoirait a priori d’une signification — car une signification est un résultat, non une donnée. Elle interdit la définition compositionnelle du sens, puisqu’en tant que principe structural elle établit la détermination du local par le global. Il faut alors admettre que le contenu du signe n’est pas un concept universel, mais un signifié relatif à une langue, voire à un texte et à un corpus.

La tradition logique et ontologique qui a prévalu en grammaire puis dans les sciences du langage a isolé le mot dans son rapport avec son référent, la phrase dans son rapport avec un état de choses, le texte dans sa relation avec un monde, fictionnel ou non. À ce paradigme de la signification, dont le fondement est somme toute métaphysique, il nous semble utile de substituer celui du sens, jadis de tradition rhétorique et herméneutique, pour rompre la triple solitude du signe, de la phrase et du texte : le mot prend son sens dans le syntagme, le syntagme dans la période, la période dans le texte, le texte dans la pratique sociale où il est produit et relativement à d’autres textes. Ainsi, comme les langues n’ont aucune « transparence » dénotationnelle ou psychologique, leur contenu comme leur expression constituent un domaine d’objectivation autonome.

Principes généraux

A. Le milieu sémiotique. — Pour éviter d’isoler les signes et de réifier le sens, il semble en outre utile de rappeler ces thèses :

(i) Comme la caractérisation des signes dépend des parcours interprétatifs, selon le contexte, le « même » signe pourra fonctionner comme indice, index, symbole, etc. L’étude des pratiques interprétatives commande donc celle des signes.

(ii) L’objet de la sémiotique n’est pas fait de signes, mais de performances complexes, comme l’opéra, les rituels, etc. Le complexe précède le simple et comme les textes oraux ou écrits sont l’objet empirique de la linguistique, délimiter des signes exige déjà des opérations méthodologiques non-triviales.

(iii) La caractérisation différentielle des textes et autres performances sémiotiques suppose la constitution et l’analyse critique de corpus.

(iv) Les signes ne sont pas par nature les instruments de la pensée ni l’expression de compte-rendus de perceptions. Le sémiotique, fait de performances complexes, constitue le milieu humain : ce milieu n’est pas un instrument, mais le monde où nous vivons et auquel nous avons à nous adapter. La problématique interprétative n’est plus alors celle de la représentation mais celle du couplage au sens biologique, étendu au couplage culturel avec l’environnement sémiotisé.

Note de bas de page 12 :

 Par opposition avec les systèmes de communication des animaux, les langues humaines permettent trois types de repérages (dans les domaines de la personne, du temps, de l’espace ou du mode notamment) : elles distinguent une zone de coïncidence (zone identitaire), une zone d’adjacence (zone proximale) et une zone distale (la troisième personne, l’autrefois, le là-bas, l’irréel) : en bref, elles permettent de parler de ce qui n’est pas là. Les objets culturels assurent la médiation entre ces zones qui permettent le couplage de l’individu avec son environnement sémiotique.

(v) Bien que la pragmatique privilégie le hic et nunc, l’environnement humain comprend des foules d’objets absents, ou qui, du moins, sont dépourvus de substrat perceptif immédiat : ils peuplent la zone distale de l’environnement sémiotique à laquelle entendent accéder aussi bien les sciences que les religions12. Parce que les signes ne sont pas référentiels, ils permettent de créer des mondes.

B. Le sens. — En bref : (i) Le sens est un niveau d’objectivité qui n’est réductible ni à la référence, ni aux représentations mentales. Il est analysable en traits sémantiques (ou sèmes) qui sont des moments stabilisés dans des parcours d’interprétation. (ii) La typologie des signes dépend de la typologie des parcours dont ils sont l’objet. (iii) Fait de différences perçues et qualifiées dans des pratiques, le sens est une propriété des textes et non des signes isolés (qui n’ont pas d’existence empirique). (iv) Le sens d’une unité est déterminé par son contexte. Comme le contexte c’est tout le texte, la microsémantique dépend de la macrosémantique. (v) Les unités textuelles élémentaires ne sont pas des mots mais des passages. Un passage a pour expression un extrait et pour contenu un fragment. (vi) Au plan sémantique, les traits pertinents sont organisés pour composer des formes sémantiques, comme les thèmes, qui se détachent sur des fonds sémantiques, les isotopies notamment. Les formes sémantiques sont des moments stabilisés dans des séries de transformations, tant au sein du texte qu’entre textes.

C. Des signes au texte. — (i) Si le morphème est l’unité linguistique élémentaire, le texte est l’unité minimale d’analyse, car le global détermine le local.

(ii) Tout texte procède d’un genre qui détermine sans les contraindre ses modes génétique, mimétique et herméneutique.

Note de bas de page 13 :

 Un discours est la composante linguistique d’une pratique sociale : religion, littérature, droit, politique, etc. Chaque discours comprend un ensemble de genres en co-évolution. Je n’évoque pas ici le discours au sens de Harris (simple concaténation de phrases), ni le discours au sens où l’Analyse du discours, qui le distingue voire l’oppose au texte, réduit alors à une structure macrosyntaxique décontextualisée.

(iii) Tout genre relève d’un discours. Par son genre, chaque texte se relie à un discours.13

(iv) Tout texte dépend d’un corpus et doit lui être rapporté pour être interprété.

(v) Le corpus préférentiel d’un texte est composé de textes du même genre. Les parcours génétiques et interprétatifs au sein du texte sont inséparables des parcours interprétatifs dans l’intertexte structuré que constitue le corpus.

D. Les langues. — Une langue est faite d’un corpus de textes oraux ou écrits et d’un système. Le système reconstitué par les linguistes est une hypothèse rationnelle formulée à partir des régularités observées dans le corpus. Entre le corpus et le système, les normes assurent un rôle de médiation : ancrées dans les pratiques sociales, les normes de discours, de genre et de style témoignent de l’incidence des pratiques sociales sur les textes qui en relèvent. Pour éviter la fausse antinomie entre la langue en tant que système de formes et la langue comme produit d’une culture, on considère que le système comprend des règles et des normes diversement impératives ; par exemple, les normes de la ballade française diffèrent de celles de la ballade anglaise.

Les règles et les normes ne diffèrent sans doute que par leur régime d’évolution diachronique. On sait que les mots (lexies, puis morphèmes) sont issus du figement et de l’érosion de syntagmes ; ce qui vaut pour ces unités linguistiques vaut sans doute pour les règles qui norment leurs relations et les constituent ainsi en unités : les règles sont vraisemblablement des normes discursives invétérées.

En synchronie, toute règle voisine avec des normes qui accompagnent voire conditionnent son application : sans elles, par exemple, on ne pourrait arrêter des enchâssements indéfiniment récursifs mais grammaticalement corrects. On ne peut donc juger de la grammaticalité d’une phrase que si l’on connaît le discours, le genre et le texte où elle est prélevée — outre évidemment la datation et le lieu d’origine de ce texte. Bien qu’élémentaire, cette observation frappe d’inanité les discussions sur l’agrammaticalité et l’asémanticité qui surgissent d’elles-mêmes dès qu’on accepte de discuter de phrases non attestées ou hors contexte. Ainsi, à la différence de celui d’un langage formel, le système d’une langue est-il en fait pluriel et se décline en régimes structurels différents selon les niveaux et paliers d’analyse. Ses domaines d’organisation locaux ou régionaux ne sont pas unifiés dans une hiérarchie attestant l’existence d’un système unique et homogène, comme en témoigne l’évolution continue des langues qui trouvent dans leur hétérogénéité systémique le moteur interne de leur changement perpétuel par perturbations et ajustements.

Ainsi, la langue n’est jamais le seul système de normes à l’œuvre : un texte (oral ou écrit) est la rencontre, dans une pratique, entre une langue, un discours, un genre et un style.

Sémantique textuelle — ou macrosémantique

Note de bas de page 14 :

 Cf. D. Ablali et al. (éds.), Documents, textes, œuvres, op. cit.

Formulé au milieu des années 1960 dans le cadre de la linguistique historique et comparée « continentale », le programme d’une sémantique des textes n’a rien perdu de sa nécessité et trouve une nouvelle vigueur et de nouveaux moyens avec la linguistique de corpus. On peut maintenant infirmer des hypothèses et sortir enfin du principe de plaisir. Si originalité il y a, c’est d’avoir suivi une voie indépendante de la philosophie du langage — sans reprendre l’absurde tripartition entre syntaxe, sémantique et pragmatique ; et d’autre part d’approfondir un niveau d’objectivité propre, indépendant des problématiques de la cognition et de la communication. Je n’ai pas suivi les modes successives et je n’ai pas cherché à en créer. À partir de la sémantique des textes, je souhaite contribuer à l’évolution de la linguistique de corpus, à l’étude des textes littéraires, scientifiques et philosophiques. Le colloque que certains sémioticiens ont organisé à Cerisy a permis d’en savoir plus sur un agenda collectif14, tout bilan semblant toutefois prématuré.

Un texte est une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque.On peut concevoir la production et l'interprétation des textes comme une interaction non-séquentielle de composantes autonomes : thématique, dialectique, dialogique et tactique.

(i) La thématique. — La sémantique interprétative décrit le thème comme un groupement structuré de sèmes (molécule sémique). Il n’est pas nécessairement dépendant d’une lexicalisation particulière ; dans les textes techniques, les thèmes ont cependant une lexicalisation privilégiée, voire exclusive.

 (ii) La dialectique. — Comme elle traite des intervalles de temps représenté et des évolutions qui s’y déroulent, la dialectique comprend notamment les théories du récit. Elle est définie à deux niveaux. Le premier niveau, dit événementiel, apparaît dans tous les textes structurés par une composante dialectique. Ses unités de base sont les acteurs, les rôles et les fonctions — au sens de types d’action représentées. Les fonctions sont des interactions typiques entre acteurs : ce sont des classes de processus. Comme les acteurs, elles sont définies par une molécule sémique et des sèmes génériques : ainsi, le don est une fonction irénique (de transmission, à valence ternaire), le défi une fonction polémique (d’affrontement, à valence binaire). Les fonctions correspondent à des valences actorielles. Les fonctions peuvent se grouper en syntagmes fonctionnels ; par exemple, un échange se compose de deux transmissions, un affrontement d’une attaque et d’une contre-attaque.

Le niveau agonistique, hiérarchiquement supérieur au niveau événementiel, a pour unités de base les agonistes et les séquences. Un agoniste est un type constitutif d'une classe d’acteurs, une séquence une homologation de syntagmes fonctionnels. En général, la composante dialectique des textes pratiques ne comporte qu’un niveau événementiel, alors que les textes fictionnels ou mythiques le redoublent par un niveau agonistique.

(iii) La dialogique. — La dialogique rend compte de la modalisation des unités sémantiques à tous les paliers de complexité du texte. Un univers est l'ensemble des unités textuelles associées à un acteur ou à un foyer énonciatif : toute modalité est relative à un site (un univers) et un repère (un acteur). Par exemple, quand le narrateur de la Cousine Bette parle d’une bonne mauvaise action, « bonne » renvoie à l’univers de deux personnages, et « mauvaise » à son propre univers.

(vi) La tactique. — Cette dernière composante rend compte de la disposition linéaire des unités sémantiques à tous les paliers.

Chaque unité sémantique, aux différents paliers d’analyse, peut ainsi être caractérisée en fonction des quatre composantes. Seule une décision méthodologique peut isoler ces quatre composantes en interaction simultanée et non hiérarchique.

Note de bas de page 15 :

 Cf. Fr. Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, 1991, ch. 7.

Au palier textuel comme aux autres, les unités résultent de segmentations et de catégorisations sur des formes et des fonds sémantiques, que l’on peut désigner du nom général de morphologies. Leur étude se divise en trois sections : liens entre fonds, dans le cas par exemple des genres qui comportent plusieurs isotopies génériques, comme la parabole ; liens entre formes ; et surtout liens des formes aux fonds, cruciaux pour l’étude de la perception sémantique15.

Selon les composantes, les morphologies sémantiques peuvent faire l’objet de diverses descriptions. Par exemple, rapporté aux quatre composantes, un groupement stable de traits sémantiques (ou molécule sémique) peut être décrit comme thème, comme acteur, comme but ou source d’un point de vue modal, comme place dans la linéarité du texte. En outre, à chaque composante correspondent des types d’opérations productives et interprétatives.

La description doit restituer l’aspect dynamique de la production et de l’interprétation des textes. La première étape consiste à décrire les dynamiques de ces fonds et de ces formes : par exemple, la construction des molécules sémiques, leur évolution, et leur dissolution éventuelle. Ces dynamiques et leurs optimisations sont paramétrées différemment selon les genres et les discours, car les formes et les fonds y sont constitués et reconnus en fonction de normes différentes : la perception des fonds sémantiques semble liée à des rythmes, et celle des formes à des contours, dont les contours prosodiques peuvent présenter une image.

Ainsi, le sens d’un texte ne se déduit pas d’une suite de propositions, mais résulte du parcours de formes macrosémantiques, qui revêtent une significativité propre, par leur déroulement et par les valorisations qui s’y attachent. On retrouve ainsi dans la compréhension de textes des problèmes analogues à ceux que pose la reconnaissance de formes bruitées ou incomplètes.

Note de bas de page 16 :

 Cf. Fr. Rastier, « Cognitive Semantics and Diachrony », in Andreas Blank et Peter Koch (éds.), Historical Semantics and Cognition, Mouton de Gruyter, Berlin (Cognitive Linguistics Research), 1999, pp. 109-144.

La conception morphosémantique du texte peut être modélisée par la théorie des systèmes dynamiques, les fonds sémantiques apparaissant alors comme des suites de points réguliers, et les formes étant discrétisées par leurs points singuliers16.

Note de bas de page 17 :

 Un texte, part sémiotique d’une pratique sociale, participe d’un ensemble codifié d’actions.

Ainsi, au-delà d’une concaténation de symboles, on peut concevoir le texte comme un cours d’action sémiotique17. Le genre codifie la conduite de cette action, mais ce qu’on pourrait appeler le ductus particularise un énonciateur, et permettrait de caractériser le style sémantique par des rythmes et des tracés particuliers des contours de formes.

La génération d’un texte consiste en une série de métamorphismes (rapports de transformation entre formes) et de transpositions (transformations de rapports entre formes et fonds), qu’on peut mettre en évidence à l’oral par l’étude des reformulations et à l’écrit par celle des brouillons. Son interprétation consiste pour une bonne part dans l’identification et l’évaluation des métamorphismes : par exemple, le sens d’un récit est articulé par des transformations thématiques et dialectiques.

Sémantique de corpus — ou mégasémantique

Le texte isolé n’a pas plus d’existence que le mot ou la phrase isolés : pour être produit et compris, il doit être rapporté à un genre et à un discours, et par là à un type de pratique sociale.

Un corpus est un regroupement structuré de textes intégraux, documentés, éventuellement enrichis par des étiquetages, et rassemblés : (i) de manière théorique réflexive en tenant compte des discours et des genres, et (ii) de manière pratique en vue d’une gamme d’applications.

Quelques précisions s’imposent ici. (i) L’archive réunit l’ensemble des documents accessibles pour une tâche de description ou une application. Elle n’est pas un corpus, parce qu’elle n’est pas constituée pour une recherche déterminée. (ii) Le corpus de référence est constitué par l’ensemble de textes avec lequel on va contraster les corpus d’étude. (iii) Le corpus d’étude est délimité par les besoins de l’application. (iv) Enfin les sous-corpus de travail varient selon les phases de l’étude et peuvent ne contenir que des passages pertinents du texte ou des textes étudiés.

Les corpus ne sont donc pas simplement des réservoirs d’attestations, ni même des recueils de textes. Dès lors qu’ils sont constitués de façon critique, en tenant compte des genres et des discours, en s’entourant des indispensables garanties philologiques, ils peuvent devenir le lieu de description des trois régimes de la textualité : génétique, mimétique, herméneutique. Un texte en effet trouve ses sources dans un corpus, il est produit à partir de ce corpus et doit y être maintenu ou replongé pour être correctement interprété : le régime génétique et le régime herméneutique se règlent ainsi l’un sur l’autre. Quant au régime mimétique, qui détermine l’impression référentielle, il dépend aussi du corpus et notamment de la doxa dont il témoigne.

Note de bas de page 18 :

 Cf. Fr. Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 ; id., La Mesure et le Grain. Sémantique de corpus, Paris, Champion, 2011.

La corrélation confirmée entre variables globales comme le discours, le champ générique, le genre et les variables locales (tant morphosyntaxiques que graphiques ou phonologiques), conduit à poser le problème de la sémiosis textuelle18. On définit ordinairement la sémiosis au palier du signe, comme un rapport entre signifié et signifiant ; or, un genre définit précisément un rapport normé entre signifiant et signifié au palier textuel : par exemple, dans le genre de la nouvelle, le premier paragraphe est le plus souvent une description, non une introduction comme dans l’article scientifique. La sémiosis locale et conditionnelle proposée par la langue aux paliers de complexité inférieurs, du morphème à la lexie, ne devient effective que si elle est compatible avec les normes de genre voire de style qui assurent la sémiosis textuelle.

Applications

Les applications intéressent des domaines disciplinaires concernés par les textes, qu’ils relèvent de corpus antiques ou contemporains et qu’ils soient littéraires, philosophiques, scientifiques ou médiatiques.

Note de bas de page 19 :

 Enrique Ballón-Aguirre y Rodolfo Cerrón-Palomino, Vocabulario razonado de la actividad agraria andina – Terminología quechua, Cuzco, Centro de Estudios Regionales Andinos “Bartolomé de las Casas”, 1992 ; id., Terminología agraria andina - Nombres quechumaras de la papa, Lima, International Potato Center – Centro de Estudios Regionales Andinos “Bartolomé de las Casas”, 2002 ; id., Chipaya. Léxico y etnotaxonomía, Lima, Radboud Universiteit Nijmegen – Fondo Editorial de la PUC, 2011.

i. Linguistique descriptive. — La sémantique interprétative a été mise à contribution sur des langues romanes et sur des langues amérindiennes (voir notamment les travaux de Enrique Ballón-Aguirre et ses collaborateurs sur le vocabulaire agraire du quechua et sur le chipaya19.

Note de bas de page 20 :

 Bassir Amiri, Chaos dans l’imaginaire antique de Varron à l’époque augustinienne. Etude sémantique et herméneutique, Nancy, ADRA (diffusion de Boccard), 2004. Enrique Ballón-Aguirre, Desconcierto barroco, México, UNAM, 2001. Françoise Canon-Roger et Christine Chollier, « A Comparison of Several Interpretations of ‘Snow’ by Louis MacNeice », Imaginaires : l’interprétation au pluriel, Presses Universitaires de Reims, 2009. Christine Chollier, « Textual Semantics and Literature : Corpus, Texts, Translation », Signata, 4, 2014. Yong Ho Choi, Umi wa Sulwhasung (Meaning and narrativity), Seoul, Ingan Sarang, 2006. Andréï Botchkarev, Le motif végétal dans A la recherche du temps perdu, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999. Thierry Mézaille, La blondeur, thème proustien, Paris, L’Harmattan, 2003. Christophe Gérard, « Sémantique et linéarité du texte. La place du rythme en sémantique des textes », in M. Ballabriga (éd.), Rythme et textualités, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 2007.

Note de bas de page 21 :

 S. Loiseau et Fr. Rastier, « Linguistique de corpus philosophiques : l’exemple de Deleuze », in Patrice Maniglier (éd.), Le moment philosophique des années 1960 en France, Paris, PUF, 2011, pp. 73-93.

Note de bas de page 22 :

 M. Valette, « Conceptualisation and Evolution of Concepts. The example of French Linguist Gustave Guillaume », inKj. Fløttum & F. Rastier (éds.), Academic discourse – multidisciplinary approaches, Oslo, Novus Press, 2003, pp. 55-74.

Note de bas de page 23 :

 Céline Poudat, Étude contrastive de l’article scientifique de revue linguistique dans une perspective d’analyse des genres, thèse, université d’Orléans, 2006.

ii. Sémantique des textes. — La sémantique interprétative étant d’abord une sémantique des textes, elle trouve des applications dans de multiples domaines, par exemple à des corpus littéraires anciens et modernes20 ou encore à des corpus philosophiques21 et scientifiques22 ou sur des articles de linguistique23. Des développements didactiques privilégient l’exploitation de corpus numériques dans l’enseignement de la grammaire et de la littérature.

Note de bas de page 24 :

 Bénédicte Pincemin, Diffusion cible automatique d’informations : conception et mise en œuvre d’une linguistique textuelle pour la caractérisation des destinataires et des documents, thèse de linguistique, université Paris IV, 1999. Ludovic Tanguy, Traitement automatique de la langue naturelle et interprétation : contribution à l’élaboration d’un modèle informatique de la sémantique interprétative, thèse, université de Rennes1,1997. Théodore Thlivitis, Sémantique interprétative intertextuelle : assistance anthropocentrée à la compréhension des textes, thèse d’informatique, université de Rennes 1, 1998. P. Beust, Contribution à un modèle interactionniste du sens. Amorce d’une compétence interprétative pour les machines, thèse d’informatique, université de Caen, 1998. Vincent Perlerin, Sémantique légère pour le document, thèse d’informatique, université de Caen, 2004. Thibault Roy, Visualisations interactives pour l’aide personnalisée à l’interprétation d’ensembles documentaires, thèse d’informatique, université de Caen, 2007.

Note de bas de page 25 :

 Cf. E. Bourion, L’aide à l’interprétation des textes électroniques, thèse, université de Nancy II, 2001 (éd. pdf. http://www.texto-revue.net). Fr. Rastier, La Mesure et le Grain, op. cit.

iii. Traitements automatiques et linguistique de corpus. — La sémantique interprétative appliquée à la linguistique des corpus est appelée à renouveler les domaines de la recherche d’information et de la représentation des connaissances24. En particulier, elle peut favoriser des applications qui font l’objet d’une demande sociale croissante : reconnaître un type de texte par des caractéristiques lexicales ou morphologiques ; détecter un type de site ; assister l’analyse thématique ; faire de la diffusion ciblée en définissant des proximités entre textes, etc. La plupart des applications supposent aujourd’hui des tâches de caractérisation : au sein d’un corpus, il s’agit de singulariser les éléments pertinents pour l’application. Dès lors, la linguistique renoue, par une voie nouvelle, avec la problématique de description des singularités, propre aux sciences de la culture ; la description de lois, longtemps jugée la condition nécessaire de la scientificité, se subordonne alors à l’étude systématique des usages effectifs. La linguistique de corpus participe ainsi au programme de comparaison entre langues ; mais surtout, elle permet de poursuivre ce programme au sein même de chaque langue, en comparant entre eux les discours, les genres et les textes25.

Note de bas de page 26 :

 Ioannis Kanellos, Théodore Thlivitis et Alain Léger, « Indexation anthropocentrée d’images au moyen de textes : arguments théoriques et directions applicatives du projet SEMINDEX », Cognito, 17, 2000.

Note de bas de page 27 :

 Thomas Beauvisage, Sémantique des parcours des utilisateurs sur le Web, thèse, université Paris X, 2004.    

Note de bas de page 28 :

 Cf. Pascal Vaillant, Sémiotique des langages d’icônes, Paris, Honoré Champion, 1999.

Note de bas de page 29 :

 M.O. Cavazza and D. Pizzi, « Narratology for interactive storytelling : A critical introduction », in S. Gobel, R. Malkewitz and I.A. Iurgel (eds), Technologies for interactive digital storytelling and entertainment, Heidelberg-Berlin, Springer (Lecture notes in computer science, 4326), 2006.

iv. Sémiotiques non linguistiques et sémiotique des cultures. — Les principes méthodologiques qui président à la constitution critique de corpus valent pour tous les documents numériques, par exemple pour des corpus de photos26 ou sur les sites web27. Une synthèse sur les langages d’icônes est parue de longue date28. D’autres domaines, comme les récits virtuels interactifs, sont aussi exploités29.

6. Difficultés et perspectives

Note de bas de page 30 :

 Je calque ici le mot italien tuttologia.

La sémiotique, depuis la fondation de l’Association Internationale de Sémiotique en 1969, n’a cessé d’écrire et de réécrire son histoire immédiate, chaque école en faisant un instrument de promotion. Toutefois cette histoire immédiate prend parfois un tour journalistique et dispense alors des efforts épistémologiques nécessaires — comme d’ailleurs de la fréquentation des œuvres des fondateurs reconnus ou proclamés. La sémiotique a sans doute eu beaucoup trop de fondateurs pour être une discipline assurée. Indépendamment des questions académiques ou bibliographiques, elle doit encore clarifier ses principes théoriques, ses problèmes scientifiques, ses méthodologies descriptives, ses tests de validation, ses nouveaux observables. Faute de clarifications, elle pourrait devenir un simple discours d’accompagnement des médias et des industries culturelles. La télévision parle du cinéma, la radio parle de la télévision, les blogs parlent de tout et surtout d’eux-mêmes : on fait à l’occasion intervenir un sémioticien en bout de chaîne, et l’on reste dans la bulle communicationnelle de la société du spectacle. La sémiotique mérite mieux que de devenir une « touttologie »30, traitant De omni re scibili et quibusdam aliis. J’admire les sémioticiens qui s’estiment compétents sur tous les sujets, et vous parlent un jour des poteries Tang, le lendemain de Lyotard, le surlendemain de Saint Bonaventure ou du Chanin Building. Cette agilité médiatique accompagne l’intégration progressive de la sémiotique aux disciplines de la communication où elle peut jouer le rôle auxiliaire d’une pop philosophie.

Il reste donc à identifier les problèmes scientifiques, les hypothèses, les méthodes, les procédures de validation ; sinon, on remplace aisément l’argumentation par la mention, voire le name-dropping et l’on en reste au stade des opinions, ce qui ferait de la sémiotique une idéologie communicationnelle parmi d’autres. La sémiotique entend-elle rester ou devenir un discours d’accompagnement de la communication ? On peut certes admirer l’industrie culturelle et approuver son éloge du monde marchand dont elle procède ; mais la sémiotique mérite sans doute d’autres ambitions.

Nous sommes devant une alternative épistémologique : faut-il créer une trans-sémiotique qui va coiffer l'ensemble des sciences humaines ou bien une inter-sémiotique qui les fédère ? Je suis partisan, en la matière, d’un fédéralisme respectueux des autonomies. Les sciences humaines étudient toutes des objets sémiotiques, mais restent différenciées. De ce point de vue, la sémiotique doit éviter de devenir ou de rester une sorte de philosophie de la signification, comme elle pourrait se garder de devenir une science des sciences. Considérons plutôt chacune des sciences humaines comme une sémiotique particulière. Cela me paraît nécessaire, pour étendre la problématique du texte (de tradition rhétorique et herméneutique) à l’étude des performances sémiotiques complexes : cinéma, opéra, textes multimédia, rituels, jeux interactifs, etc. En outre, ce sont les parcours énonciatifs et interprétatifs qui permettent de surmonter l’hétérogénéité apparente des différents systèmes de signes en interaction dans une performance sémiotique. Un « vieux » principe de la sémantique interprétative reconnaît d’ailleurs que l’interprétant externe d’une relation sémique au sein d’un texte peut appartenir à un autre texte ou à une autre manifestation sémiotique. Ainsi, la sémantique, conçue comme description de parcours, peut-elle proposer, au prix d’un nécessaire approfondissement, le cadre théorique de l’intersémiotique qui fait aujourd’hui l’objet d’une grande demande sociale.

Alors que les théories sémiotiques traditionnelles sont pour l’essentiel des théories de la représentation et supposent une ontologie qui assure la catégorisation et la discrétisation des objets représentés, la sémiotique interprétative est ainsi fondée sur une théorie de l’action ou praxéologie. Par là, elle suppose une déontologie, et s’ouvre vers l’ensemble des disciplines de l’action, des plus appliquées, comme l’ergonomie, aux plus réflexives, comme l’éthique.

Note de bas de page 31 :

 Voir plus haut « Principes généraux » (v) et note 16.

Note de bas de page 32 :

 Le lecteur curieux d’approfondir pourra se référer à un premier programme, publié en 2001 dans le Journal des Anthropologues.

La linguistique historique et comparée a été créée dans le cadre d’un projet anthropologique général, dont Humboldt est un initiateur éminent, et qui articule l’universalisme des Lumières avec la description systématique des particularités. En un sens large, l’anthropologie sémiotique engage tout ce qui n’est pas l’anthropologie physique et la biologie humaine. En un sens plus précis et plus technique, la réflexion sur les propriétés qui caractérisent les langues (par contraste avec les systèmes de communication des animaux) permet de dégager des principes généraux comme la structuration de l’univers sémiotique humain en zones anthropiques (identitaire, proximale, distale).31 La possibilité d’évoquer et de traiter des objets absents permet d’établir et de délimiter la zone distale32. Il faudrait détailler aussi les problèmes de la transmission (qui dépasse évidemment la communication), de la dette symbolique, de l’anthropologie du don et de l’échange appliquée aux performances sémiotiques.

Note de bas de page 33 :

 Chez certaines espèces de singes, comme le mone de Campbell, on trouve une morphologie et une syntaxe rudimentaires qui combinent des signaux d’alerte ; mais, comme le disait Peter Gärdenfors, nous attendons toujours que Kanzi, chimpanzé vedette, nous raconte une histoire autour d’un feu de camp.

Les spécificités des langues humaines intéressent la prosodie, les fonds et les formes sémantiques et expressifs, la textualité et l’intertextualité, la sémiosis. En bref, les dualités saussuriennes restent propres aux langues et aux sémiotiques humaines33. Les objets culturels ont beau dépendre de leurs conditions d’élaboration et d’interprétation, les valeurs qu’ils concrétisent peuvent cependant être objectivées comme des faits. Partout, on a affaire maintenant à des corpus numériques, qu’il s’agisse de musiques, d’images fixes ou animées, de danses, de performances polysémiotiques comme le cinéma, l’opéra, les rituels, etc. L’exigence scientifique de décrire de tels corpus rencontre ici la demande sociale. Avec les corpus numériques, les sciences de la culture trouvent ainsi de nouvelles perspectives épistémologiques et méthodologiques, voire un projet fédérateur.

Comment réconcilier le langage et la pensée, le contenu et l’expression, l’universalité postulée de l’esprit humain et la diversité des cultures ? Comment décrire l’environnement humain, massivement sémiotisé ? Il faut dépasser les théories sur l’origine du langage pour mieux comprendre l’émergence du sémiotique, en s’appuyant notamment sur les acquis récents de la linguistique et de l’anthropologie. Comme les langues sont des œuvres humaines plus que des produits providentiels de l’évolution, les oppositions sommaires entre inné et acquis, nature et culture doivent être relativisées. Cette tâche incombe à la sémiotique des cultures, pour éviter que notre espèce ne disparaisse avant d’avoir été décrite.

L’histoire de la sémiotique dans le demi-siècle qui vient de s’écouler reste à explorer ; mais surtout, un projet scientifique doit être élaboré pour les années à venir.

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