Guide à l’usage du sémioticien
pour circuler dans l’Enquête sur les modes d’existence

Aurore Famy

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.5864

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

L’ensemble des recherches de Bruno Latour, perçu, sans doute à juste titre, comme l’une des dernières grandes aventures intellectuelles de notre temps, dont l’ouvrage Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des Modernes1constitue le rapport le plus complet à ce jour, tente de bousculer, à sa manière, le champ des Sciences Humaines et Sociales. Véritable pavé jeté dans la mare, suivi d’effets plus ou moins retentissants en fonction des disciplines qu’il travaille, ce projet entend renouveler la manière d’appréhender l’« Homme Moderne » ou supposé « moderne » et ce à quoi il tient.

Latour, tout à la fois sociologue, anthropologue et philosophe, nous propose d’entrer dans un projet à la fois original par son ampleur — il veut toucher et rendre compte de tous les « domaines » recouvrant le champ social : le Droit, la Religion, l’Economie, la Science, etc. —, et par sa méthode : les classiques enquêtes de terrain sont suivies d’un travail collaboratif et interactif novateur.

Le projet latourien jouit d’une certaine actualité, son principal instigateur accompagné de son équipe fréquentant assidûment les séminaires et autres journées d’études à travers le monde, pour approfondir, conformément à sa méthode, ce que l’ouvrage ne fait qu’effleurer avec les spécialistes des domaines — ou plutôt réseaux — concernés. Son actualité et son importance se sont traduites également par le très reconnu Prix Holberg, que Latour a reçu en Norvège en mars 2013 pour son Enquête.

Note de bas de page 2 :

 Voir par exemple à ce sujet l’article de Carlo Andrea Tassinari « Sémiotique et anthropologie des modernes. Une histoire de comptes à rendre » dans le présent dossier.

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques., Paris, La Découverte, Collection « Sciences et société », 1988.

Note de bas de page 4 :

 Clin d’œil à l’article de Sémir Badir, « Enonciation d’une synthèse », dans le présent dossier.

Malgré cette effervescence médiatique, un tel projet, en soi, n’intéresserait peut-être pas nécessairement les sémioticiens. Pourtant, on note de la part de Latour une revendication de parenté avec la sémiotique, un intérêt réel pour la discipline et ses réflexions, qui ne peuvent qu’interpeller les sémioticiens2. On trouvait déjà, par exemple, la notion d’actant, dans son acception sémiotique, dans la théorie de l’acteur-réseau développée dans La vie de laboratoire en 19883. Cette proximité revendiquée est donc aussi une proximité de fait, conceptuelle, qui ne demande qu’à être interrogée en profondeur par les sémioticiens eux-mêmes. Le texte présent a pour vocation de constituer un petit guide introductif, sorte de vade-mecum pour « l’usager sémioticien », lecteur du dossier, pour qu’il se remémore ou simplement découvre très rapidement les grandes lignes d’un gros livre4, préambule à la mise en question de la « sémioticité » de la théorie, et de sa mise en discours.

2. Généalogie des Modes d’Existence : lire Latour à la lumière de ses devanciers

La théorie de Bruno Latour, pour la résumer en une expression, postule la pluralité des « modes d’existence », c’est-à-dire une discrimination des différentes façons d’appréhender le monde. L’auteur propose en effet quinze manières d’exister différentes, qu’il identifie et décrit méthodiquement.

Dans la tradition linguistique et sémiotique, le terme de « modes d’existence » recouvre les différents statuts de présence des formes (prédicats, actants, etc.), en fonction de leur degré d’existence. Ces différents modes d’existence sont déterminés par les modalités mises en jeu dans le discours ou dans la structure narrative (qui virtualisent, potentialisent, actualisent ou réalisent) : en sémiotique, nous disposons donc des modes virtuel, potentiel, actuel et réel. Les modes d’existence de Bruno Latour, même si ce dernier se revendique aussi parfois un peu sémioticien, ne sont pas nés dans cette tradition linguistique et sémiotique. Ils trouvent leur origine dans les réflexions de philosophes du siècle dernier tels que Gilbert Simondon (1924-1989) et Etienne Souriau (1892-1979), ayant eux aussi travaillé sur la notion de « modes d’existence », dans la perspective empiriste spécifique développée plus tôt par William James (1842-1910) puis par Alfred North Whitehead (1861-1947).

2.1. L’Empirisme Radical comme cadre épistémologique

Note de bas de page 5 :

 William James, Essais d'empirisme radical,Marseille, Agone Banc d'Essais, 2005 (1912).

L’enquête latourienne est caractérisée par la volonté de répondre au problème d’anthropologie philosophique posé par l’histoire des Modernes, telle qu’elle est et a été réalisée jusque là. Latour souhaite en effet sortir de ce qu’il appelle la « Bifurcation de la Nature » : la division du monde en qualités premières et en qualités secondes à la façon de Locke puis de Hume, où les entités du monde se classent soit du côté de l’esprit connaissant soit du côté de la chose à connaître. De surcroît, il refuse de prendre la question de la Science et de la Raison comme seul étalon pour construire l’histoire des Européens. L’enjeu est de pouvoir décrire les Modernes de la manière la plus juste possible, en étant au plus près de l’expérience que chacun peut en faire. Latour trouve une solution possible, une sorte de philosophie alternative en reprenant l’empirisme radical (ou dit aussi « second empirisme » en rapport avec ce premier empirisme développé depuis Locke) de A.N. Whitehead qui s’inspire lui-même de W. James5. En effet, James a été le premier à s’insurger contre le « premier empirisme », cette tendance à séparer esprit et chose, qui faisait « bifurquer la Nature », et ce, au nom de l’empirisme lui-même : il faut analyser tout ce que donne l’expérience, ne pas se contenter uniquement des « sensory data »(les données élémentaires de sens) mais s’intéresser aussi aux relations qui ont elles-mêmes une charge sémantique importante. Le deuxième empirisme, préconisé par Latour en héritier de James, a donc pour ambition de redevenir fidèle à l’expérience en se concentrant non pas seulement sur les données, mais aussi et surtout sur les relations, les nervures, les médiations, etc. qui font partie de l’expérience. Ainsi serait-il possible de sortir de la seule vision dichotomique de l’objet et du sujet, de se préoccuper enfin des relations données par l’expérience et de les placer au centre de la philosophie pour pouvoir, peut-être, renouveler la question de la connaissance.

2.2. Sortir de la dichotomie sujet-objet à la façon de Gilbert Simondon

Note de bas de page 6 :

 Gilbert Simondon, Du Mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989 (1958).

Gilbert Simondon, dans son ouvrage traitant Du mode d’existence des objets techniques, est l’un des premiers à s’extraire de la dichotomie sujet-objet6. Sujet et Objet, loin d’être les points d’ancrage de la réflexion sur les modes d’existence, n’en sont que des effets tardifs, ne sont que des constructions ultérieures.

Note de bas de page 7 :

 Simondon, op. cit., p. 168.

La médiation elle-même, au lieu d'être une simple structuration de l'univers, prend une certaine densité ; elle s'objective dans la technique et se subjective dans la religion, faisant apparaître dans l'objet technique le premier objet et dans la divinité le premier sujet, alors qu'il n'y avait auparavant qu'une unité du vivant et de son milieu l'objectivité et la subjectivité apparaissent entre le vivant et son milieu, entre l'homme et le monde, à un moment où le monde n'a pas encore un complet statut d'objet ni l'homme un complet statut de sujet.7

Simondon pose ici la technique et la religion comme les deux premiers modesd’existence. Cette priméité de la technique et de la religion correspond à la dynamique del’hominisation, à la construction de l’Homme en tant qu’Homme. Ces deux aspects ontpermis de faire « apparaître » des sujets et des objets : Latour s’est largement inspiré decette conception dans la création de ce qu’il appelle les quasi-objets et les quasi-sujets pour sortir du couple sujet-objet entériné par le premier empirisme. Ses quasi-objetset ses quasi-objets sont des positions qui apparaissent, qui s’instaurent, qui ne sontque des formes subordonnées aux modes d’existence.

Note de bas de page 8 :

 On peut peut-être voir ici l’origine de la notation des croisements latouriens sous la forme de produits scalaires [□.□] (opération mathématique multipliant des vecteurs entre eux), bien que nulle trace de formalisation de son système de notation ne soit connue de nous.

Les modes d’existence chez Simondon sont, comme nous allons le voir ci-après, à l’image de ceux de Souriau, multiples. Le pluralisme ontologique esquissé par Simondon est d’ailleurs décrit dans une dynamique généalogique : le philosophe va jusqu’à réaliser une génétique des modes (ce qui explique d’ailleurs que certains modes comme celui de la technique et de la religion soient donnés comme antérieurs à d’autres). Simondon s’extrait lui aussi du premier empirisme, ne recherche pas fondamentalement une substance, mais se pose plutôt la question de l’ontologie en termes de vecteurs8. On retrouve cette conception plurielle des modes d’existence chez Bruno Latour, chez qui la volonté de sortir du carcan imposé par l’objet et le sujet sera aussi forte.

2.3. Souriau : une filiation revendiquée

Note de bas de page 9 :

 Etienne Souriau, Les différents modes d’existence, PUF, Paris, 2009 (1943). La dernière phrase de son introduction Position du problème,page 88, est explicite : « Ce triptyque fournira ses cadres au plan général de notre enquête ».

Toutefois, c’est à un autre philosophe que Latour s’affilie explicitement dans son Enquête, Etienne Souriau, auquel il fait fréquemment référence et qui s’avère être un devancier indiscutable dans la réflexion sur les modes d’existence. Il reprend à son compte ce que Souriau appelle lui-même une « enquête » sur les différents modes, les différentes manières d’être, et reprend l’idée que ce dernier défend : un pluralisme ontologique et une contingence des modes d’être9. Les modes ne sont pas déduits a priori, ils ne sont pas nécessaires. Sa filiation s’incarne jusque dans la reprise terminologique de certains concepts, notamment ceux de préposition et d’instauration.

Souriau reprend la distinction linguistique « sémantème/morphème » pour l’appliquer à la question ontologique. Alors que les sémantèmes sont les substantifs ou les adjectifs, bref des éléments qui expriment les idées des représentations, les morphèmes sont des éléments qui expriment les rapports entre ces idées. Les morphèmes font selon lui partie du règne synaptique, qui

Note de bas de page 10 :

 Souriau,  op. cit., p. 154.

correspondrait à tout ce matériel grammatical (conjonctions, prépositions, articles, etc.) auquel on opposerait bien (tout en le comprenant dans le même ordre morphématique) l’événement comme correspondant à l’essence propre du verbe.10

Ce mode synaptique, ou dit aussi morphématique est, en fait une grammaire de l’existence, que l’on déchiffre grâce à des prépositions. Cette idée, Souriau la tient de William James, qui accordait une grande importance à ce matériel grammatical. Le second empirisme, celui qui se veut le plus respectueux possible de l’expérience, se définit d’abord par l’importance accordée aux prépositions. Une préposition, comme son nom l’indique, est ce qui prépare la position de la proposition qui suit, c’est ce qui va donner la clef d’interprétation de la suite de la phrase. La préposition ne change pas le contenu de ce qui suit, mais nous prépare à le prendre dans un certain ton, une certaine tonalité, exactement comme le ferait une clef de sol ou de fa au début d’une portée musicale. Alors que le premier empirisme était en quête de substances et de fondements, le second empirisme de James, Whitehead, puis Souriau et auquel Latour s’identifie à son tour, va s’intéresser à la recherche des prépositions. La préposition devient, dans l’enquête de Latour, un mode d’existence à part entière qui va permettre de parler de chaque mode dans satonalité propre. Les prépositions n’ajoutent pas de contenu mais infléchissent la façon donton doit se saisir du contenu des propositions qu’elles introduisent. Chez Latour, chaquemode d’existence a donc sa préposition, sa clef d’interprétation, sa spécification propre.

Grand lecteur de Souriau, Bruno Latour ne s’arrête pas là et emprunte au même auteur la notion d’instauration, qu’il considère comme étant sa principale innovation philosophique. Etienne Souriau est connu pour être un esthéticien, et c’est au travers de son travail sur les interactions de l’œuvre et de l’artiste qu’il a développé ce concept d’instauration :

Note de bas de page 11 :

 Etienne Souriau, Avoir une âme, Annales de l'Université de Lyon, 1939, p. 25.

D'une façon générale, on peut dire que pour savoir ce qu'est un être, il faut l'instaurer, le construire même, soit directement (heureux à cet égard ceux qui font des choses !) soit indirectement et par représentation, jusqu'au moment où, soulevé jusqu'à son plus haut point de présence réelle, et entièrement déterminé pour ce qu'il devient alors, il se manifeste en son entier accomplissement, en sa vérité propre.11

Un des grands intérêts de l’instauration, c’est de neutraliser les aspects négatifs associés au terme de constructivisme. Si « instaurer » et « construire » sont des synonymes, parler d’instauration permet de ne pas laisser toute la place à un constructeur omnipotent, capable de créer à partir de rien. Si l’on reprend l’exemple de Souriau à propos de l’œuvre d’art (la poterie à partir de la glaise notamment), le potier n’est pas le constructeur, l’œuvre n’est pas construite par l’artiste : au contraire, en tant qu’elle est instaurée, l’œuvre d’art est accueillie par celui-ci, qui l’explore, l’invente, la recueille. Finalement, ce qu’on gagne à remplacer le constructivisme par l’instauration, c’est la réfutation d’un esprit connaissant à l’origine de toute action, qui projette quelque chose de l’ordre d’une réalité dans une matière et lui offre ainsi une dignité ontologique. Le concept d’instauration permet in fine, de s’abstraire, une nouvelle fois, de la tyrannie du sujet et de l’objet.

Note de bas de page 12 :

 Latour, op. cit., 2012, distinction introduite p.167.

Note de bas de page 13 :

 Souriau, op. cit.  2009, p.103.

Pour achever cette liste non-exhaustive des divers emprunts à Souriau, il nous faut mentionner le travail de reformulation et de précision des modes extensifs auquel se livre Latour. En effet, Souriau distingue deux types de modes : les intensifs et les extensifs. Les modes extensifs, aussi appelés modes spécifiques d’existence, sont les divers modes ou les diverses manières d’être, identifiés par Souriau. Dans la partie consacrée à la description de ces genres spécifiques, celui-ci travaille sur les différentes façons que possède un être de s’altérer. Avec les modes extensifs, il ne s’agit pas de parler de l’être-en-tant-qu’être mais de l’être-en-tant-qu’autre, selon l’expression de Bruno Latour dans son Enquête12. Souriau utilise, lui, les termes d’aséité et d’abaliété, empruntés à la philosophie scolastique : « Avec l’aséité il s’agit d’existence propre, indépendante, absolue en son mode ; avec l’abaliété, d’existence référée »13.

Note de bas de page 14 :

 Souriau, op. cit. , 2009, p. 162.

Note de bas de page 15 :

 Latour, op. cit.  2012, p. 58.

Note de bas de page 16 :

 Latour, op. cit. , 2012, p. 183.

La multiplicité des modes s’explique par le caractère contingent de ces derniers et leur dépendance vis-à-vis de l’expérience. Et Souriau de dire : « Il faut les prendre comme ils sont : comme arbitraires ». Et d’ajouter plus loin : « Les modes de l’être sont contingents », et enfin d’insister sur le fait qu’ils possèdent tous la même dignité ontologique, qu’ils ont tous le même poids de réalité « mais pris chacun en soi, [qu’ils] sont tous égaux »14. Chaque mode se définit en fonction de sa manière propre de différer et d’obtenir de l’être en passant par l’Autre. Chaque mode définit son propre patron ontologique, mais ce patron ne peut s’appliquer aux autres modes, sans quoi, il entraînerait des déformations, des transformations intempestives, ce que Latour reprend dans l’Enquête sous le terme d’« erreurs de catégorie »15. Ce « patron ontologique » de Souriau correspond au « cahier des charges » latourien, définissant comme son nom l’indique, les conditions et exigences essentielles que chaque type d’être doit remplir16. Ces modes d’existence sont au nombre de cinq chez Souriau : le mode du phénomène, le mode de la chose, celui de l’âme, celui des êtres de fiction et enfin le mode de l’existence de Dieu.

3. Présentation des différents modes d’existence

Note de bas de page 17 :

 Notons que ces différents modes sont déjà esquissés par le biais de la théorie de l’énonciation par Bruno Latour dans l’article « Petite philosophie de l’énonciation », dans P. Basso et L. Corrain (éds) Eloquio del senso. Dialoghi semiotici per Paolo Fabbri, Orizzonti, compiti e dialoghi della semiotica. Saggi per Paolo Fabbri, Milan, Costa & Nolan, 1998, p.71-94.

Dans l’Enquête, Latour répertorie quinze modes d’existence, dont les cinq modes extensifs de Souriau mentionnés supra, qu’il s’approprie et redessine17.

3.1. Les modes de Souriau revisités par Latour

Chez Souriau, le mode du phénomène n’est en aucun cas une matière, un objet vide, une sensation donnée. Comme on l’a vu plus haut, Souriau s’inscrit dans la pensée du deuxième empirisme combattant la nature bifurquée. Le phénomène est donc pris pour lui-même et non sous le joug de la « connaissance objective ». Le phénomène de Souriau n’est pas la manifestation de quelque chose, il ne résulte pas d’une intentionnalité. Pas de matière qui le soutienne, pas de sujet connaissant qui le vise, le phénomène de Souriau n’est pas le phénomène de quelque chose ni le phénomène pour quelqu’un, il doit être considéré en lui-même et non comme on le ferait dans la philosophie de la nature bifurquée.

Note de bas de page 18 :

 Cette notation est propre à Bruno Latour et c’est une illustration concrète de sa volonté de formalisation des modes d’existence ; il précise ainsi en page 46 de son Enquête : « Dans toute cette enquête pour éviter l’invention de termes nouveaux, j’ai décidé de conserver les noms propres aux domaines traditionnels, le Droit, la Religion, la Science, etc. mais quand je souhaite leur donner un sens technique et affiné je me sers d’une abréviation de trois lettres. »

Ce mode du phénomène correspond à l’un des modes latouriens dans sa constitution et sa définition. En effet, le mode de la Reproduction noté [REP]18 chez Latour rappelle très clairement le mode phénoménique qu’on trouve chez Souriau. C’est le mode des êtres de répétition, qui ont une existence risquée : ces êtres ont toujours le risque de disparaître, de cesser de « continuer d’être ». Les êtres qui s’instaurent dans le cadre de ce mode sont donc des êtres tels que les humains, les animaux, les plantes, les organismes, les éléments géologiques, etc. qui s’établissent nécessairement comme lignées pour subsister. Si la reproduction ou la lignée est stoppée, alors l’être cesse d’exister.

Note de bas de page 19 :

 Souriau, op. cit. , 2009, p. 120.

Note de bas de page 20 :

 Mode « fouillé » en profondeur par Latour dans différentes monographies telles que : La science en action, Paris, La Découverte, 2005 (1987) ; L’espoir de Pandore. Pour une vision réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2007 ; Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988 

La chose, chez Souriau, incarne un autre mode d’existence, différent du premier même s’ils sont souvent reliés. La chose permet de décrire un mouvement qui transporte quelque chose à distance, sans le perdre. La chose a pour but, parallèlement à une série de transformations, de maintenir une certaine isotopie, une certaine continuité spatiale et temporelle. Selon Souriau, « c’est l’identité de la chose à travers ses apparitions diverses qui la définit et la constitue »19. En outre, Souriau tient à bien préciser que la chose ne se constitue pas à partir d’un sujet et d’un objet. La pensée « réside dans » et se « constitue par » l’existence réique et vice versa. Ainsi la chose est-elle à la fois un mode d’existence qui s’extrait de l’erreur Moderne de la nature bifurquée en un sujet et un objet fixés, et un mode dominé par un double mouvement : un mouvement de transformations (une série de discontinuités) et un mouvement de maintien pour obtenir une certaine constance malgré les transformations. Cette définition n’est pas sans rappeler celle de [REF], le mode de la Référence chez Bruno Latour20. Il s’agit du mode qui correspondrait le plus au domaine de la Science, même si Latour veut sortir de ces domaines aux frontières trop marquées. En effet, [REF] est, dans sa définition latourienne, lui aussi déterminé par ce double mouvement :

Note de bas de page 21 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 58.

Notons [REF] (pour Référence) l’établissement des chaînes définies par l’hiatus entre deux formes de nature différente et dont la condition de félicité consiste en la découverte d’une constante qui se maintient à travers ces abîmes successifs dessinant une autre forme de trajectoire qui permet de rendre les lointains accessibles en tapissant le trajet par le mouvement à double sens des mobiles immuables.21

Les deux types de modes d’existence présentés, appelés les modes du phénomène et de la chose chez Souriau et les modes de la reproduction et de la référence chez Latour, sont traditionnellement amalgamés au nom du premier empirisme. Le plus souvent, en effet, la dichotomie sujet vs objet structure l’idée selon laquelle on aurait de la « science » et de « l’objet du monde naturel » mais chez Souriau et Latour, la définition des modes d’existence permet de montrer que le sujet et l’objet n’existent pas en tant que tels, antérieurement à la connaissance mais sont des rôles instaurés par ces modes d’existence eux-mêmes : ainsi le sujet connaissant et l’objet à connaître ou l’objet connu ne sont-ils que des créations, des positions du mode d’existence en question. Il y a des phénomènes ou des êtres de la reproduction, et il y a des choses ou des êtres de la référence : dans cette conception nouvelle, les deux sortes ne se superposent désormais plus.

Note de bas de page 22 :

 Souriau, op. cit., 2009, p.128.

Note de bas de page 23 :

 Mode « fouillé » plus en profondeur dans : Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, La Découverte, 2009.

Le troisième mode de Souriau instaure des êtres appelés indifféremment des « âmes » ou des « psychismes ». Ces âmes ont la même dignité ontologique que les êtres précédents, puisque tous les modes sont égaux et qu’il n’y a pas de modes d’existence qui auraient plus de « réalité » que d’autres. Les âmes sont les entités ontiques de la pensée, elles ont leur propre manière d’exister : « c’est autrement qu’on la manque, si on ne conçoit l’âme comme architectonique, comme système harmonique susceptible de modifications, d’agrandissements, de subversions parfois, et même de blessures... En un mot, un être »22. En effet, les âmes ont leur propre enveloppe réique et ne font pas partie de l’intériorité figée d’un sujet donné, ne se posent pas assez longtemps pour définir une certaine subjectivité. Les âmes sont définies par le fait qu’elles viennent nous blesser, nous transformer, qu’elles peuvent apparaître et disparaître, s’agrandir, diminuer, etc. Ces êtres, appelés psychismes ou âmes chez Souriau donc, inspirent assez clairement les êtres du mode de la métamorphose [MET] de Latour23 :

Note de bas de page 24 :

 Latour, op. cit., 2012, www.modeofexistence.org.

On désigne par l’abréviation [MET] pour métamorphose, le mode d’existence repéré d’abord dans la psychogenèse, mais, plus largement, chaque fois que l’on s’adresse à la façon dont les existants sont transformés ou transforment pour parvenir à subsister.24

Note de bas de page 25 :

 Latour, op. cit.,2012, p. 202.

Ce mode d’existence définit des êtres aux propriétés très particulières puisqu’ils sont à occultation, et à transformation, invisibles, changeants, puissants et tantôt favorables ou défavorables. On retrouve ces êtres dans les dispositifs de cure notamment, à l’instar du chamanisme ou encore du magnétisme, au moment de l’expérience de saisissement, d’aliénation, de crise, de transformation. Dans le mode d’existence de la métamorphose, on a affaire à des « êtres producteurs de psychismes, dont chacun est capable de nous influencer, de nous émouvoir, de nous chambouler, de nous bouleverser, de nous emporter, de nous dévorer »25.

Note de bas de page 26 :

 Souriau, op. cit., p. 132.

Souriau prend également en considération, dans une perspective ontologique, les êtres de la fiction « ces fantômes, ces chimères, ces morganes que sont les représentés de l'imagination, les êtres de fiction. Y-a-t’il pour eux un statut existentiel ? »26. Il est en droit de se poser la question, car dans sa conception, les êtres de la fiction, de la même manière que les âmes mentionnées plus haut, ne sont pas intégrés à un « sujet ». Chaque être de fiction (un tableau, un roman, un personnage de papier, une poésie, etc.) incarne selon Souriau un microcosme, et l’ensemble de cesmicrocosmes forme un grand cosmos littéraire où l’on peut repérer des personnages types ayant une existence identique puisque ce cosmos est social et doxique. Il s’agit alors d’une doxa assez commune où l’on reconnaît dans les êtres en question une certaine forme spécifique de monumentalité : des « monuments », des topoï se créent, comme la figure du Don Juan par exemple.

Note de bas de page 27 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 246.

Ce mode des êtres de fiction trouve un descendant conceptuel, qui lui est d’ailleurs homonyme, le mode de la fiction noté [FIC] chez Bruno Latour qui lui aussi veut offrir aux êtres de fiction leur propre consistance ontologique. Ils jouissent déjà d’un traitement particulier, puisque dans notre tradition moderne, il est d’usage de les respecter, de les reconnaître, d’aller jusqu’à les chérir même. Le problème est qu’on leur a donné le statut d’objets d’art, produits de l’imagination, provenant de l’esprit humain, le même esprit humain qui sévit en tant que Sujet dans la bifurcation de la nature. Au contraire, Latour comme Souriau tentent de montrer leur extériorité. Les êtres de fiction chez Latour ont la spécificité d’être créés par les « vibrations entre un matériau et une forme »27 : ils ont une matérialité indiscutable en ce sens que des matériaux s’extraient des formes, des « figures », des « petits mondes » qui ne peuvent pas se détacher de lui mais qui ne peuvent pas s’y réduire non plus.

Note de bas de page 28 :

 Mode « fouillé » plus en profondeur dans la monographie : Bruno Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Paris, La Découverte, 2002.

Enfin, le dernier mode de Souriau s’intéresse à la question de Dieu. Dans sa description du modereligieux, il n’y a plus d’un côté le monde immanent (qui manque de sens, d’esprit,d’âmes, etc.) et d’un autre côté une transcendance qu’il faudrait rajouter. Chez Souriau, aucontraire, il y a des transcendances partout : c’est toujours par l’autre que l’être s’extrait, dans l’abaliété, ce que Latour appelle l’être-en-tant-qu’autre. Etcomme pour chacun des autres modes, il convient de ne regarder et de ne juger de l’existence deces êtres qu’en fonction de la tonalité du mode concerné, et non avec les yeux d’un autremode. Dieu est un être très particulier, puisqu’il est sensible à « ce qu’on dit de lui » ! Enfonction de la façon dont on l’énonce, le proclame, le prononce, etc., il peut apparaître oudisparaître. Il est entièrement dépendant des conditions d’énonciation dans lesquelles on lefait résonner.Ce dernier mode a lui aussi été réinvesti par Latour qui, de manière assez transparente, l’a appelé le mode du religieux, noté [REL]28. Dans ce mode, contrairement à Souriau, Latour va s’intéresser aux êtres quipeuplent ce mode, les divinités, dits générateurs de présence, et non à un seul être (Dieu).La question de l’énonciation est, pour lui aussi, primordiale : les entités ontologiquesconsidérées relèvent de la Parole, ne sont que des manières de parler :

Note de bas de page 29 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 311.

On ne peut le dire qu’en tremblant, car il faudrait pouvoir donner à l’expression tout son poids de réalisme : ces entités ont ceci de particulier d’être des façons de parler. Si vous ratez la manière de bien les parler, de bien en parler, si vous ne les dites pas dans le bon ton, la bonne tonalité, vous leur enlevez tout contenu.29

Mais il faut que cette Parole risquée soitreprise sans cesse pour que les êtres de [REL] subsistent : ils dépendent de manière nécessairedu rafraîchissement de l’interprétation, ils doivent être réassumés. Dans le mode de [REL], il faut toujours prendre le risque de la reprise,pour que les êtres perdurent ; et cette reprise passe par des énonciations constammentrenouvelées.

3.2. Les ajouts latouriens

A cette liste, Latour ajoute dix autres modes, en suivant sa notation entre crochets, pour compléter la liste des clefs d’interprétation du champ social et humain.

Note de bas de page 30 :

 Mode « fouillé » plus en profondeur dans la monographie : Bruno Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.

[DRO] : le mode du Droit est très proche du domaine du Droit tel qu’on le connaît ordinairement30. Il s’agit d’un mode qui assure un rattachement au cadre de référence (c’est ce qu’on appelle l’assignation en droit), c'est-à-dire qu’il autorise la multiplication des plans de l’énonciation sans que ceux-ci se dispersent. [DRO] fait coïncider le fait particulier avec une loi générale. Les êtres du droit sont des attachements puissants entre les deux mais il faut qu’un sujet soit instauré pour que le lien soit effectivement réalisé.

Note de bas de page 31 :

 Mode « fouillé » plus en profondeur dans la monographie : Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992.

[TEC] : le mode de la techniquene s’intéresse pas à l’existence des objets techniques, pas au domaine de la technologie, mais à ce qui existe « techniquement », c'est-à-dire ce qui se fait dans un certain pliage technique, qui implique des détours et de l’astuce31. Les êtres de la technique ne sont donc pas les objets que le mode laisse dans son sillage mais sont ceux qui laissent des dispositifs complexes, et des combinaisons d’associations innovantes incompréhensibles en eux-mêmes, sans le mouvement de pliage, de « détour » qui les a permis.

Note de bas de page 32 :

 Mode « fouillé » plus en profondeur dans la monographie : Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999.

[POL] : le mode du politique s’attache à ce qui existe « politiquement », au « parler politique »32. Ce mode est caractérisé par un double mouvement où se succèdent sans cesse une phase de représentation (par élection, délégation) et une phase d’obéissance (à l’élu, au délégué), dessinant un cercle constamment repris pour exister. Les êtres du politique sont donc fragiles car ils dépendent de cette reprise. Ces êtres du politique instaurent des positions sujets qui appartiennent aux groupes à la fois représentés et obéissants.

[ATT] : le mode de l’attachement est l’un des trois modes constitutifs de l’Economie. Il décrit les relations étroites que les positions sujets et les positions objets instaurées entretiennent les unes avec les autres, ou dit trivialement, les relations entretenues par les gens et les biens. Le mode de l’attachement correspond à la liaison entre ces deux actants, gens et biens, dans des enchaînements tels que la consommation, le désir, l’achat, la vente ou la production. Les êtres de l’attachement sont appelés les « intérêts passionnés ».

[ORG] : le mode de l’organisation est un autre des modes constitutifs de l’Economie, il rend compte de l’organisation et de la réorganisation perpétuelles des cours d’action sous la forme de « scripts » (sortes de programmes à effectuer, qui lient également des positions sujets et des positions objets également). Ainsi les êtres de l’organisation définissent-ils un cadre, des fins ou des limites aux cours d’action, et donnent l’impression d’être dans quelque chose de stable et de durable.

[MOR] : le mode de la morale ne correspond pas à ce que nous pourrions attendre comme un mode qui distingue le bien du mal, puisque chaque mode possède ses propres conditions de félicité et d’infélicité. Il s’agit ici de reconnaître les calculs qui sont effectués sur les fins, et les moyens qui sont employés pour y arriver. Ce mode est donc particulièrement intéressé par la différence entre ce qui est une composition optimale et ce qui est mal composé dans une visée téléologique.

[HAB] : le mode de l’habitude est celui qui intervient à chaque fois que l’on cherche à obtenir des essences, c'est-à-dire quand on prend des existants en faisant disparaître toutes les discontinuités et en donnant l’impression d’un mouvement lisse et uniforme, immobile. Alors que la mauvaise habitude relève de l’automatisme, la bonne habitude est capable de s’ajuster en cas de variations. Les êtres de l’habitude sont donc des essences conçues comme des habitudes prises. Malgré les discontinuités, l’habitude va générer le sentiment d’un cours d’action continu. Dans le mode de [HAB], on met en sourdine, on met le voile sur la préposition engagée.

[RES] : le mode du réseau est un mode important car qu’il est transversal à tous les autres. [RES] se définit comme un ensemble d’associations d’éléments hétérogènes, que l’on peut suivre de proche en proche et que l’on peut réunir en dépit de l’hétérogénéité. Avec ce mode, l’enquêteur devient plus libre car il ne se borne pas à des domaines fermés, aux frontières perméables, mais peut suivre les associations hétérogènes et les cours d’action jusqu’où bon lui semble. L’hétérogénéité est d’ailleurs nécessaire à la subsistance des êtres de réseaux.

[PRE] : le mode de la préposition est lui aussi fortement prégnant dans l’enquête. Ce mode d’existence rend compte des clefs d’interprétation qui permettent de préparer à considérer ce qui suit dans une certaine tonalité. La préposition est ce qui « prépare la position » comme nous l’avons mentionné plus haut. Il tient donc un rôle méta-conceptuel en association avec le mode [RES].

[DC] : le mode du « Double-Clic » le bien nommé, celui qu’on appelle aussi le « Malin Génie » dans l’Enquête latourienne, est l’anti-mode d’existence. En effet, il donne l’illusion que la réalisation est immédiate, sans instauration. Ce mode caractérise un déplacement sans transformation, sans discontinuité, sans surprise, sans traduction dans le cours d’action. Il ne supporte pas les hiatus en ce sens qu’il cherche à maintenir le Même malgré l’Autre, en supprimant toutes les discontinuités. Même s’il semble s’en approcher, il ne se confond pas avec le mode de l’Habitude [HAB] qui lui ne fait que « camoufler » les discontinuités sans les nier.

4. Métalangage de l’Enquête : les dessous d’une méthode

Note de bas de page 33 :

 Tableau-croisé consultable en pages 484-485 dans Latour, op. cit., 2012.

Les termes de métalangage qui parcourent l’enquête ne sont pas ceux que Latour nous propose dans le groupe n° 5 de sa classification33. Les termes du métalangage de l’Enquête sont en réalité, pour la majorité d’entre eux, ceux qui lui servent à construire son tableau croisé : hiatus, trajectoire, conditions de félicité et d’infélicité, altération, etc. Bien loin de n’être que de simples repères pour l’Enquête, ces différents termes recouvrent en fait de véritables conceptualisations, importantes pour la constitution de la théorie latourienne.

4.1. Croisements

Note de bas de page 34 :

 Bruno Latour, Livre augmenté et plateforme collaborative « An Inquiry into Modes of Existence », www.modeofexistence.org.

Au cours de son Enquête, Latour insiste sur un autre aspect des modes d’existence : leur interrelation parfois conflictuelle. Il peut y avoir des frottements entre les modes, des hésitations, des zones de contacts problématiques. Cet aspect est recouvert par la notion de « croisements ». Ces croisements marquent le contraste entre deux modes au moment d’une épreuve, d’un conflit qui permet de révéler une erreur de catégorie. Le croisement, dans la notation technique inventée par Bruno Latour, est représenté sous la forme d’un produit scalaire des deux modes convoqués entre crochets, par exemple : [REP.REF]. Concrètement, il peut endosser trois rôles différents qui n’apparaissent pas explicités dans l’Enquête latourienne, mais dont on peut entrevoir la l’existence dans son livre augmenté numérique34. :

  • le croisement-amalgame : il a pour fonction de montrer la confusion qui a été opérée par la tradition moderne entre deux modes d’existence. Il n’y a plus d’hétérogénéité entre les deux modes, ils sont mêlés et confondus. Le travail qu’il faut alors accomplir est un travail de re-distinction entre ces deux modes, afin de leur redonner tout leur poids ontologique. L’exemple type est celui de [REP.REF], incarnant la fameuse Bifurcation de la Nature du premier empirisme (qui avait pour conséquence de confondre résultats de la science et réalité phénoménale).

  • le croisement-interpolation : il a pour fonction de révéler le fait qu’un des deux modes vient juger l’autre en fonction de ses propres lois internes. On peut ici penser à l’exemple du croisement [REF.REL] où l’on vient dénoncer la religion au nom de la connaissance scientifique : ici on regarde la religion avec les yeux de la science, le mode [REF] juge de [REL] avec son propre gabarit, son propre standard. C’est l’erreur de catégorie-type ; le croisement nous permet de dire qu’il faut changer de clef d’interprétation, changer de préposition.

  • le croisement-composite (dit aussi harmonique) : permet de mettre en exergue la collaboration de deux modes différents, qui restent bien distincts mais où les valeurs de l’un renforcent les valeurs de l’autre et vice versa. On peut ici penser au croisement [TEC.FIC], qui permet de rendre compte de la « culture matérielle » à laquelle les Modernes tiennent. Il permet de sortir de l’étroit domaine de l’art et de réconcilier les pratiques artisanales et artistiques. Le fonctionnement de ce croisement reste assez flou car l’Enquête ne propose aucune règle de « composition ».

On remarque alors que l’ordre des modes dans la notation entre crochets n’a d’importance que dans la deuxième fonction du croisement, l’interpolation, car l’un vient influencer l’autre (le premier juge le second avec son propre équipement), mais cet ordre n’a aucune espèce de motivation dans les deux autres types de croisements, puisque les deux modes y sont convoqués également – soit dans la confusion soit dans la collaboration.

4.2. Hiatus

Note de bas de page 35 :

 Bruno Latour, Livre augmenté et plateforme collaborative « An Inquiry into Modes of Existence », www.modeofexistence.org.

Bruno Latour entend par « hiatus » les petites interruptions, les petites discontinuités inhérentes au réseau : il s’agit des fossés à sauter, des discontinuités à pallier pour obtenir un cours d’action continu. En effet, tout cours d’action suppose une discontinuité qui doit être surmontée pour que le fluide particulier au mode circule. C’est cette discontinuité qu’on appelle Hiatus dans l’enquête, aussi dénommée « gap », « seuil », « dépassement », « fossé », « brisure », etc. Ce terme appartient au métalangage de l’Enquête et permet de définir la mini-transcendance qu’exige toute définition de l’être-en-tant-qu’autre. Le hiatus est définitoire du mode du réseau [RES] qu’on caractérise plus haut comme étant un principe de libre association composé de multiples connexions hétérogènes et de discontinuités à surmonter. C’est en révélant un hiatus que l’on fait la lumière sur un mode d’existence : « La découverte de chaque mode d’existence se fait par la définition du hiatus qui lui est propre contre l’idée de continuité »35. Ainsi, par exemple, le mode de la fiction [FIC] sera révélé par les vibrations entre le matériau et la forme, le mode d’existence de la métamorphose sera mis au jour par les crises et les saisissements (aliénation ou émotions), le mode du politique [POL] sera montré par l’impossibilité d’être représenté ou d’être obéi, etc. Le hiatus est ce qui permet d’aller chercher ce qui va être mis à la place d’autre chose, va faire saillir un manque qu’il va falloir venir combler par une continuité. Par exemple, dans le cas du mode [REP], le hiatus est celui du risque de la disparition pour un existant. Pour maintenir un existant, il va falloir une médiation pour combler ce hiatus, qui sera incarnée par la reproduction du même dans l’Autre. Comme en sémiotique, c’est dans l’épreuve, la situation conflictuelle que le sens apparaît. Ainsi réintroduit-on le hiatus, au sens étymologique cette fois-ci, c’est-à-dire au sens d’un gap, qui appelle une solution de continuité comme une consonne qui viendrait faire la liaison entre les deux voyelles pour redonner de l’euphonie à la prononciation. Qui dit hiatus dit donc liaisons, des médiations de consonnes pour que la continuité de la parole ne soit plus le terrain de hiatus déplaisants. A ces hiatus répondent donc des mesures de continuité que nous allons étudier dans la partie qui suit.

4.3. Passe et trajectoire

Note de bas de page 36 :

 Latour, op. cit., 2012, p.45.

Note de bas de page 37 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 64.

Note de bas de page 38 :

 John Austin, How to Do Things with Words, Cambridge (Mass.), 1962.

Ces mesures de continuités sont assurées par ce qu’on appelle les passes. Si l’on reprend la définition du réseau, telle qu’elle est formulée dans l’Enquête, on trouve : « La notion de réseau, (…), permet de comprendre par quelles séries de petites discontinuités il convient de passer pour obtenir une certaine continuité d’action »36. La passe, le fait de passer, est donc ce qui joue l’intermédiaire entre les interruptions de la « libre association » et la continuité apparente du cours d’action. Il s’agit d’une médiationentre le même et l’autre qui permet de lisser le cours d’action, de surmonter l’irruption ou la discontinuité. Ce qu’il est important de noter, c’est qu’il y a autant de passes différentes qu’il y a de modes : à chaque mode son propre type de passe, sa propre médiation. Par exemple, le moyen de droit pour [DRO], la preuve scientifique pour [REF], le script pour [ORG], le débrayage pour [FIC], le scrupule pour le mode [MOR], les liens pour [ATT], etc. Un mode d’existence se caractérise par la nature des passes qu’il entraîne. Ainsi le pluralisme ontologique implique-t-il un pluralisme de passes – un pluralisme de médiations. Tout le long de son déroulement, l’Enquête s’évertue à chercher non pas ce qui est mais ce qui se passe, c’est-à-dire ce qui passe et comment. On se rend compte que répondre à ces questions revient à définir une certaine trajectoiredépendante de la clef d’interprétation du mode. Les passes sont des épreuves qui permettent d’obtenir la continuité d’une trajectoire en surmontant la discontinuité provoquée par un hiatus. La trajectoire est le résultat obtenu après l’actualisation des passes : « La trajectoire, c’est le sens dans lequel il faut saisir un cours d’action, la direction dans laquelle il convient de s’engager »37. L’Enquête emprunte à John L. Austin et à sa théorie sur les actes de langage l’idée que le sens est une trajectoire avec ses propres tenants et aboutissants38. Dans chaque mode, les passes tracent des trajectoires spécifiques qui ne se ressemblent pas les unes les autres. Certes, dans une trajectoire, tous les éléments qui sont liés entre eux peuvent appartenir à des mondes différents, mais le mode de liaison, quant à lui, est complètement spécifique. Si l’on résume, un mode d’existence quelconque est un réseau [RES] spécifié et identifié par une préposition [PRE], la seconde donnant la clef d’interprétation du premier. Cette clef d’interprétation, cette tonalité propre au mode d’existence, entraîne un type de passes particulier et donc une trajectoire particulière, qui elle-même implique l’instauration d’êtres spécifiques propres au mode concerné.

4.4. Conditions de félicité et d’infélicité

Les expressions « conditions de félicité » et « conditions d’infélicité » sont elles aussi empruntées à la théorie des actes du langage pour parler de la vérité et de la fausseté d’un mode. L’objectif est de définir les conditions de véridiction qui sont propres à chaque mode :

Note de bas de page 39 :

 Latour, op. cit., 2012, p.30.

Les notions de conditions de félicité et d’infélicité, maintenant bien ancrées dans les traditions intellectuelles, permettent de contraster des types très différents de véridiction sans les réduire à un modèle unique.39

Les conditions de félicité ou d’infélicité ne désignent pas seulement des façons de parler comme dans la théorie des « actes de langage », mais des modes de l’être qui engagent de façon décisive, mais à chaque fois différente, ce qui est de l’ordre du vrai et ce qui est de l’ordre du faux.

Dans l’Enquête, comme on vient de le montrer, quand on tente de décrire un mode, on commence par déterminer le type de hiatus observé, entraînant un type de passe et de trajectoire particulier qu’il nous faut également dégager. La question de la félicité suit de très près ces différentes considérations.

Les conditions de félicité sont prégnantes car la majorité des tensions qui existe entre les modes provient du fait que pour juger de la véracité d’un mode, on utilise souvent les conditions de véridiction d’un autre. Par exemple, si l’on regarde ce qui se passe depuis le XVIIème siècle et sa révolution scientifique, est souvent pris comme seul étalon de « vérité » le gabarit du mode de la référence [REF] : la science et la connaissance objective comme seules garanties de la vérité. L’Enquête veut au contraire rappeler que chaque mode possède sa propre véridiction, sa propre façon de séparer le vrai et le faux. Prendre le système de véridiction d’un mode pour en juger un autre revient à effectuer un croisement-interpolation tel qu’on l’a défini supra.

Une fois acceptée l’idée d’un pluralisme ontologique, on comprend aisément le pluralisme des clefs par lesquelles on peut juger de leur véracité ou de leur fausseté.

5. Conclusions

La caractéristique principale des modes d’existence latouriens réside dans la démultiplication des modes. Héritier d’une pensée nourrie par l’empirisme radical qui prône la solution d’un pluralisme ontologique pour sortir du réalisme positiviste régnant en maître depuis Locke, Latour pose la pluralité des modes d’existence comme mobile de son Enquête. Cette pluralité est accessible en vertu de la démultiplication des prépositions, qui font réellement apparaître des modes différents, comme de grands réseaux spécifiques recouvrant, peu ou prou, ce qu’on appelle traditionnellement les domaines de la vie sociale chez les Modernes : la Science, la Religion, l’Economie, le Droit, etc.

Note de bas de page 40 :

 Voir à ce sujet l’article « L’énonçabilité des mondes du sens » de Nicolas Couégnas et Jacques Fontanille dans le présent dossier

L’Enquête fait preuve de méthode, la description de chaque mode s’effectuant sur le modèle d’un questionnement régulier et explicite, comprenant la détection d’un hiatus, le repérage d’une continuité grâce à l’identification de passes, la caractérisation des conditions de félicité et d’infélicité, et enfin la définition de l’altération pour chaque mode. Malgré ce caractère rigoureux et une certaine volonté de systématicité affichée dans l’Enquête, le sémioticien peut se trouver, à la lecture de celle-ci, assez frustré de ne pas avoir accès à un véritable système : les modes d’existence latouriens se présentent comme une simple syntagmatique de quinze sphères d’activités, passant sous silence la structure virtuelle sous-tendant l’ensemble de l’édifice latourien, l’ensemble conceptuel que forme son pluralisme ontologique40.

Note de bas de page 41 :

 Latour, op. cit., 1998 ; voir également à ce sujet les articles « Enonciation et modes d’existence » de Maria Giulia Dondero, « L’ambassade des signes. Essai de métaphysique diplomatique » de Patrice Maniglier, « La dimension technique de l’Encyclopédie. Pour une syntaxe générale de l’énonciation » d’Enzo d’Armenio et « L’énonçabilité des mondes du sens » de Nicolas Couégnas et Jacques Fontanille dans le présent dossier.

C’est en partant à la recherche de cette structure manquante que l’on découvre le caractère extrêmement sémiotique de l’entreprise latourienne. La sémiotique apparaît partout, à tous les stades de l’Enquête. Elle se présente, entre autres, (i) dans la conception énonciative41 des définitions respectives des modes d’existence, (ii) dans les trajectoires définies comme des médiations instaurant des êtres et faisant naître le sens en acte, (iii) ainsi que dans la définition du méta-mode d’existence qu’est le réseau [RES] en tant que descendant direct de l’acteur-réseau basé sur une logique actantielle, réduisant le sujet et l’objet à des positions instaurées et non des entités radicales et absolues. La fameuse « mise entre parenthèse » des locuteurs et du référent effectuée par la sémiotique a largement inspiré cette conception pour sortir du réalisme positif et accéder ainsi à au second empirisme.

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