Socio sémiotique de terrain et organisation : pour une théorie performative de l’écriture au travail

Olivier Chantraine

Université de Lille

https://doi.org/10.25965/as.6270

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : écriture, énoncé, énonciation, espace public, organisation, performativité, terrain, texte

Auteurs cités : John AUSTIN, Roland BARTHES, Émile BENVENISTE, Pierre BOURDIEU, Pierre DELCAMBRE, Umberto ECO, Michel de FORNEL, Gérard GENETTE, John GUMPERZ, Yves JEANNERET, Lydie LENNE, Karl POPPER, François RECANATI, Georg SIMMEL

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Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

En particulier le groupe « Org and Co », l’un des comités de recherche de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC), ainsi que « L’école de Montréal » créée par James R. Taylor, continuée notamment par François Cooren et explicitement nommée comme telle.

La communication des organisations est aujourd’hui un domaine de recherche reconnu, avec sa bibliographie, ses colloques, ses réseaux de recherche, ses revues et même ses « écoles »1. Dans ce domaine, l’approche sémiotique, et socio sémiotique, a son mot à dire, avec sa spécificité qui consiste à aborder les questions d’organisation et de l’organisation comme des questions langagières, apportant ainsi un regard spécifique. Sans prétendre que les questions d’organisation ne soient que des questions langagières ni rejeter les approches interactionnelles, socio-techniques, juridiques ou socio-économiques, il s’agit de dégager les hypothèses et résultats propres à l’approche langagière. Mais on ne peut aborder aucune question langagière sans se trouver soi-même pris, avec son propre langage, dans la question elle-même. C’est ce qui a été formulé de manière lapidaire par le trop cité slogan lacanien : « Il n’y a pas de métalangage ». Nul ne peut analyser la communication des organisations sans être pris dans les réseaux de leur communication. Nul ne peut prendre pour objet le discours organisationnel sans se poser comme un énonciateur parmi les autres à l’intérieur de ce champ discursif. Ceci de manière d’autant plus cruciale quand le chercheur entreprend d’aller « sur le terrain », de « faire du terrain ».

Qu’est-ce qu’un « terrain » pour le socio sémioticien ? Quel genre de terrain une « organisation » peut-elle représenter pour lui ? S’agit-il seulement d’élargir le champ d’investigation habituel aux littéraires et aux philologues en leur ouvrant le monde prosaïque de l’organisation et du travail ? S’agit-il de suivre la voie adoptée par de nombreux anthropologues et économistes, par certains historiens ou psychologues du travail et quelques philosophes qui rêvent d’un management éthique ou humaniste ? En s’affrontant au monde de l’utilité et de la création de valeur marchande, s’agit-il, paradoxalement, d’en extraire de la connaissance et de la convertir en discours académique en vue, le cas échéant, de la réinjecter dans les mêmes circuits et procès, ne serait-ce, parfois, qu’à titre de contrepartie à des financements préalablement obtenus ?

S’agit-il de délimiter un nouveau territoire là où sont déjà bien implantées des disciplines installées ou émergentes — ethnologie, sociologie, sciences économiques, sciences de la gestion ? Questions donc de positionnement sur un marché, en une période où « trouver un terrain » pour faire une thèse ou entreprendre une recherche peut être la condition sine qua non du financement, de la reconnaissance et de la faisabilité d’un doctorat, d’un « projet de recherche » ou d’un contrat. Et quels bénéfices peut-on espérer en retour, après le détour du terrain ? Quand on part avec des armes forgées dans les bibliothèques et les séminaires, apprend-on sur le terrain quelque chose de spécifique ? En ramène-t-on quelque chose qui permette de regarder les bibliothèques et les séminaires avec des instruments de compréhension affinés et de poser de nouvelles questions ?

Note de bas de page 2 :

O. Chantraine et P. de la Broise, « La professionnalisation de la formation dans un cadre universitaire : une construction communicationnelle permanente », in Actes du colloque franco-tunisien SFSIC/ISD/IPSI – Interagir et transmettre, informer et communiquer : quelles valeurs, quelle valorisation ?, Tunis, 2008.

Note de bas de page 3 :

O. Chantraine, « Innovations organisationnelles et institutionnelles et “barbarie”, gros plan clinique sur la figure du manager non-croyant mais pas hérétique », in Christiana Constantopoulou (éd.), Barbaries Contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2013.

Pour la sémiotique de l’organisation, qui dit terrain dit souvent « commanditaire ». La libre commande à soi-même, née du désir d’apprendre ne suffit plus à faire vivre le sémioticien, l’herméneute, l’interprète. Le monde académique n’a pas en ce domaine d’autre demande que celle d’accompagner par « de la recherche » ses formations professionnalisées, et la recherche ainsi orientée et formatée est souvent supposée a priori du domaine de l’utilité. Il lui semble naturel que l’utilité des formations supérieures professionnalisées soit adossée à la reconnaissance de l’utilité sur le terrain2. Il en résulte que les chercheurs et leurs interlocuteurs « professionnels » doivent trouver des arrangements donnant-donnant. Les « professionnels » espèrent que la recherche qu’ils accueillent, commanditent, facilitent, ou, au moins n’interdisent pas, leur vaudra en retour quelque forme de légitimation, tandis que de leur côté les chercheurs espèrent trouver par et sur le terrain des faits, des résultats, des problématiques, de l’expérience qui nourriront, valideront ou infirmeront, redéfiniront et fonderont scientifiquement leurs hypothèses, leurs interprétations, leurs questions. Cela suppose bien sûr que le produit de la recherche réponde à la demande des autorités du terrain, et que les résultats obtenus puissent être valorisés à la fois selon les enjeux des institutions et organisations prises comme terrain, et sur la scène de la recherche selon les enjeux académiques et scientifiques. Cette distinction des enjeux sera d’autant plus cruciale quand on prendra spécifiquement pour terrain l’université, organisation de travail comme une autre, mais aussi organisation spécifique au monde académique3.

Note de bas de page 4 :

Cf. Pierre Macherey, « Kant et le conflit des facultés », Séminaire 2009 (https://philolarge.hypotheses. org/47).

Dans le champ du travail et de l’organisation, l’intervention de la recherche sémiotique et celle des formations professionnelles qui s’y adossent est liée à une reconfiguration de la répartition des tâches et revenus entre facultés « majeures » et « mineures » que décrivait Kant dans « Le Conflit des Facultés »4. Une discipline relevant de l’interprétation peut-elle s’épanouir dans le monde de l’utilité, de la création de valeur marchande et de la rémunération ? Dans chacun de ces mondes, monde de l’utilité et monde académique, la recherche doit négocier et faire valoir son statut de scientificité. Elle doit faire ses preuves en termes pragmatiques et épistémologiques alors même que son régime de vérité n’est pas constitué selon le modèle des sciences exactes.

Note de bas de page 5 :

A l’heure actuelle, de nouvelles serrures sont en train de verrouiller l’accès à nombre de terrains : il s’agit des « commissions d’éthique » et autres instances qui se mettent en place dans nombre d’universités, en Amérique du Nord et aussi de plus en plus en Europe. Prétendant protéger les « données personnelles » et se fondant sur une définition bureaucratique et commerciale de la notion de donnée, ces commissions sont en train de diviser, notamment dans l’aire francophone, par trois ou quatre le nombre d’étudiants qui se risquent en 2018 au travail de terrain avec des personnes, par rapport à ce qu’il était dans les décennies précédentes. (Cf. « Les enjeux de l’éthique dans la recherche en sciences sociales », colloque de l’AISLF, Lausanne, 2018). Ces commissions et la loi RGPD qui en est le prétexte tendent à interdire la production de connaissances relevant des sciences humaines, surtout qualitatives, où il peut s’agir de personnes, réservant l’accès aux données, et donc aux terrains aux seuls agents des administrations régaliennes, de surveillance, gestion, soin et punition des individus, administrations qui, elles, ne se soucient pas du consentement des personnes qui leur doivent la transparence.

Note de bas de page 6 :

O. Chantraine et P. de la Broise , « Secret, publicité, recherche en sciences sociales », ESSACHESS-Journal for Communication Studies, 6, 2013.

Lorsque, comme il arrive parfois, le commanditaire finance la recherche, ou même la rémunère, c’est lui qui détient les clés du terrain5. Sa lettre de mission, sa commande vaudra droit d’accès, ouverture des enceintes privées, professionnelles, plus ou moins secrètes et confidentielles : accès aux réunions professionnelles, droit de consultation des archives, facilitation des entretiens. Cette lettre valide et reconnaît, sur le terrain, le statut de « chercheur acteur ». Celui qui est identifié ainsi va pouvoir se mêler à l’action tout en gardant la liberté d’esprit, l’ambiguïté de l’engagement avec distance, de la distance avec empathie, de l’esprit critique avec solidarité et responsabilité. Nombre d’acteurs voient s’ouvrir, avec son entrée en scène, une opportunité, vague mais précieuse, de confidence, de témoignage, ou même, si besoin, d’alerte. D’autres perçoivent cette même opportunité comme un risque potentiel, menaçant les secrets de l’organisation6.

Oui, il se passe quelque chose quand le sémioticien s’aventure hors des enceintes académiques et se transporte avec ses concepts et outils — « texte », « autorité », « interprétation », « récit », « énonciation », « dialogisme » — vers l’organisation, qui d’habitude connaît plutôt le contrôle- qualité, le management, le bureau des méthodes, le chef de service, les circulaires, les normes. C’est le champ d’interrogation que nous proposons : ce qui se passe quand les outils et démarches de la socio sémiotique se trouvent mis en œuvre sur un terrain « organisationnel », notamment parce que ce terrain a été ouvert par un commanditaire.

De tout cela on parlera ici à propos de plusieurs terrains qui ont marqué les étapes d’une « carrière » de socio sémioticien. Car si le sémioticien se soucie de sens — ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il cherche « à donner du sens à », à la manière d’un prédicateur ou d’un manager — et d’interprétation, c’est par un travail sur du matériel : du texte, de l’énoncé, de la trace, du langage, donc de l’action, des pratiques, du travail, de la création, des échanges, des interactions, de la perte, du reste. On proposera donc ici un certain nombre de repères conceptuels et méthodologiques pour une socio sémiotique de terrain. La question de l’écriture en contexte de travail ayant été le fil rouge des recherches menées, on présentera quelques outils et hypothèses qui convergent en une théorie de l’écriture et la publicité au travail. Et c’est aussi sur la place de l’écriture parmi les autres activités créatrices et productrices que nous concluerons.

1. L’approche textuelle de l’organisation comme terrain

Si on considère qu’un « texte » est une forme — artefact, émergence, disposition — à laquelle il paraît légitime de donner suite ou de répondre par une « interprétation », alors un terrain est un « texte ». Précisons que nous distinguons le concept d’« énoncé » de celui de » texte ». L’énoncé est une unité minimale de signification. S’il est bien une unité de signification (qu’il n’est légitime d’interpréter que dans le respect de ses limites), le texte peut fort bien agencer en son sein plusieurs énoncés, voire plusieurs textes : il s’agit d’une unité pertinente, mais pas d’une unité minimale. Un texte peut être, de plus, fait de plusieurs matières, mélanger les supports et les langages. Cette idée s’exemplifie d’emblée si l’on parle de théâtre : langage verbal, gestuel, vestimentaire, scénographique, lumières, musique, et aujourd’hui photographie, vidéographie, filmographie. Il n’est pas de langage, pas de modalité textuelle, existante ou à venir, que la performance théâtrale ne puisse tisser. Il en va de même du théâtre de la vie quotidienne. Ou encore, pour ce qui nous intéresse ici, de celui de l’organisation, dont chaque moment, chaque situation est un texte complexe et hétérogène, participant de l’écriture d’un texte plus vaste, l’histoire et les histoires de l’organisation, au passé, au présent et au futur.

Note de bas de page 7 :

Edward T. Hall, La Dimension cachée (1966), Paris, Seuil,1971.

Une entreprise est une organisation complexe associant technologies et êtres humains selon un cadre juridique et réglementaire écrit, et des règles d’usage non écrites. Elle a une histoire, des rites, une mémoire orale, une image interne et externe, un foisonnement de récits, des correspondances avec des partenaires, clients, usagers, fournisseurs, tutelles, des archives, des revues de presse, une pratique du courrier électronique interne et interne, des pages sur les réseaux sociaux. Chaque personne impliquée dans l’entreprise et son organisation y a produit, à titre individuel parfois, et plus souvent à plusieurs, de nombreux textes : conversations, notes, affiches, courriers formels et informels, comptes-rendus de réunions, rapports, curriculum vitae, entretiens d’évaluation, pots de retraite, lettres de licenciements, circulaires, bilan comptable, publications syndicales, publications publicitaires, journaux d’entreprise, etc. Tout cela est foisonnant, et régi par des règles, conventions, usages et normes en constante reconfiguration, dont aucun énonciateur n’est le détenteur autorisé mais que tous ne cessent de négocier, renégocier, remodeler dans un creuset qui mêle communication informelle, communication technique et communication formelle7 pour produire à chaque moment une situation originale qui peut elle aussi, en synchronie, être analysée comme un texte à part entière.

Note de bas de page 8 :

Catherine Kerbrat-Orecchioni et J. Cosnier, Décrire la conversation, Paris, Editions du CNRS, 2014. Michel de Fornel et Jacqueline Léon, « L’analyse de conversation. De l’ethnométhodologie à la linguistique interactionnelle », Histoire Epistémologie Linguistique, 22, 2000.

Note de bas de page 9 :

Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset,1992.

Pour prendre l’exemple d’une organisation dont la nature très institutionnelle engendre une abondante production textuelle, le compte-rendu des débats de l’Assemblée Nationale est un texte. Chaque intervention de député en séance en est un par elle-même, à la fois élément du plus grand texte et texte séparable et interprétable dans ses liens avec d’autres textes. Certaines séquences polémiques, ou certaines conversations de la même séance en sont aussi, sous réserve de respecter les limites de début et de fin qui définissent les unités, comme l’analyse de conversation nous l’a appris8. On n’analyse pas le texte d’une joute en omettant le défi qui l’a ouverte, les esquives qui en ont fait les péripéties ou la touche arrivée à la fin de l’envoi9. Un éditeur peut fort bien collationner l’ensemble des discours d’un parlementaire tout au long de sa carrière et ainsi donner à lire un texte spécifique qui traverse le texte des comptes-rendus des débats.

Note de bas de page 10 :

Etude menée avec Pierre Delcambre, et principalement à son initiative. Cf. notamment Pierre Delcambre, Ecriture et communication de travail : pratiques d’écriture des éducateurs spécialisés, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997.

De la même façon, pour faire référence à une organisation de travail social faisant elle aussi une grande place au travail institutionnel, via notamment la production quotidienne et laborieuse d’un grand nombre de textes, nous évoquerons ici un terrain où nous avons étudié les pratiques d’écriture d’éducateurs10. Il s’agissait d’étudier l’ensemble de la communication écrite de cette institution avec ses tutelles et partenaires, pour en définir les enjeux au regard du projet professionnel et citoyen de l’association. Ce projet visait à favoriser l’insertion dans la cité de personnes sortant d’hopitaux psychiatriques. Paradoxalement, les modalités d’action de l’association consistaient en ce que l’administration appelait des « prises en charge ». Leur suivi par les administrations de tutelle reposait principalement sur des comptes-rendus et des « demandes de renouvellement de prise en charge » où les éducateurs déployaient une écriture clinique, cherchant l’authenticité dans la représentation des pratiques alors que l’administration destinataire attendait, elle, de « l’objectivité », c’est-à-dire des informations facilement codables, des instruments de gestion. Dans l’espace textuel ouvert par ce malentendu, l’entreprise écrivait un texte foisonnant depuis la création de cette association.

Note de bas de page 11 :

O. Chantraine, « Des écrits de l’agora à l’analyse sociolinguistique de 1’écriture professionnelle », Études de communication, Bulletin du CERTEIC, 1993.

Sans que la commande explicite qui nous avait été faite ne l’ait stipulé, nous avons analysé que la question principale que nous posait ce terrain était celle de la publicité que méritaient ces écrits : publicité restreinte aux professionnels impliqués, publicité ambiguë et éthiquement discutable des pratiques cliniques vers le contrôle administratif qui pourtant n’en demandait, à l’époque, pas tant, publicité problématique dans l’espace ouvert — on dirait aujourd’hui « citoyen » — de problématiques liées à des personnes souffrantes11.

Note de bas de page 12 :

Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au deuxième degré, Paris, Seuil, 1991.

Interpréter ce texte foisonnant, c’est principalement en déployer la transtextualité, c’est-à-dire construire le système de relations entre la multitude de textes qui font le grand texte de l’entreprise et même des relations de celui-ci avec des textes plus vastes : l’histoire de la psychiatrie française, ou des textes sécants : l’histoire des infirmiers psychiatriques, ou des textes voisins — l’Histoire de la folie de Michel Foucault —, ou des textes en marge : discours de pot de retraite, messages numériques échangés en interne ou en externe pendant les réunions, voire des commentaires ou explications. On reconnaît là la panoplie de la transtextualité selon Gérard Genette : intertextualité, paratextualité, hypertextualité, hypotextualité, métatextualité12.

Note de bas de page 13 :

Igor Babou et Joelle Le Marec (éds.), Paysages d’énigmes, les paysages entre action, représentation et institutions, Paris, Editions des archives contemporaines, 2017.

Aborder l’organisation comme texte, c’est d’abord identifier et délimiter les textes pertinents et construire leur agencement en une transtextualité généralisée, délimitée et aussi débordée par les contours de l’organisation, qui ne peuvent être des frontières étanches. Cette conception matérialiste et protéiforme du texte a permis de faire la sémiotique d’un paysage13 ou d’un espace géographique, jungle, jardin, mégalopole, pour rester au plus près de l’acception, géologique, du mot terrain. C’est aussi le cas des autres « terrains » que travaillent les chercheurs en sciences sociales même si la métaphore textile leur est peut-être plus spontanée bien qu’elle ne soit pas toujours explicite : « texte », « trame », « fil », voire « fil rouge », métier », « ouvrage »… Ils ont pourtant bien accepté ce mot de « terrain », peut-être parce que se donner un terrain et le travailler comme un texte permet de se déplacer du territoire à la carte, et sur le territoire avec la carte, et de changer le territoire en travaillant sa carte . Avec peut-être le secret espoir de pouvoir dire un jour, comme le personnage de Lewis Carroll : « Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien ». Quand c’est l’organisation qui est le terrain, elle se présente comme un réseau complexe de formes signifiantes — humaines et non humaines, verbales, écrites, orales, numériques, physiques, techniques, architecturales, corporelles — à l’état de présence, de trace, de documentation, de mémoire « vive » ou « morte », de secrets.

Ces formes s’organisent dans des situations et des récits. Elles relèvent du passé, et leur interprétation requiert des témoins, auteurs et acteurs, aux légitimités concurrentes, contradictoires et complémentaires. On parle de « compte-rendu », de « bilan », d’histoire(s), de récit(s). Ou aussi elles font signe vers l’avenir : on parle alors de « projet », autre forme de récit. Ou bien elles se vivent, se partagent, se produisent au présent, sous le signe de l’intersubjectivité, du conflit, y compris le conflit d’interprétation. Peut-on les « objectiver » ou faut-il se méfier de l’objectivation qui transforme le vécu en « fait » et l’énoncé en « donnée » ? Faut-il y favoriser et prendre en compte réflexion, réflexivité, point de vue, reflet, représentation ? Peut-on en parler sans y parler ? Pourra-t-on traduire dans un métalangage, ou faudra-t-il plus modestement accepter d’y produire un discours parmi les autres, auquel la science, la méthode, la distance ne donnent aucune chance d’extra-contextualité ?

Les premiers obstacles en entrant sur un terrain sont conceptuellement et socialement l’autorité et institutionnellement et pragmatiquement les autorités. L’autorité, parce que chaque récit et chaque situation est conventionnellement, c’est-à-dire selon les attentes de chacun, sous la référence d’un(e) ou de plusieurs auteurs.

Note de bas de page 14 :

Lydie Lenne, « Humanicité, de l’utopie à l’hétérotopie », thèse de doctorat en Sciences de l’Information et la Communication, Université de Lille, 2017.

Par exemple, dans le cas du terrain intitulé « Humanicité »14, s’agissant d’un projet urbain innovant accessible à tous, selon le témoin qui parle et le contexte dans lequel il s’exprime, la même utopie urbaine n’a pas les mêmes auteurs, donc ne relève pas des mêmes légitimités. Ce n’est ni la même histoire ni l’histoire des mêmes :

  • L’idée du quartier innovant H., dépassant les notions d’habileté et de handicap pour favoriser la vie ensemble sans discrimination est née des conversations informelles d’un petit groupe près de la machine à café. Les membres de ce petit groupe voient dans ces conversations les premières pages d’un récit dont ils se sentent à l’origine, les premiers auteurs.

  • Le projet H. a son origine dans la volonté commune d’un hôpital, d’une université et de collectivités territoriales, aussi les documents de communication liés au projet ne manqueront pas de faire référence a ces initiateurs et souvent premiers signataires des documents, les constituants ainsi en autorités…

  • Un collectif de professionnels et d’universitaires engagés contre les discriminations territoriales réfléchissait depuis longtemps à la possibilité d’un tel quartier (…) dans les mondes académique et professionnel ils se sentent donc auteur de « l’idée ».

  • Les habitants et usagers du quartier H. se réunissent régulièrement dans de véritables living labs où ils sont les acteurs du projet, ils se revendiquent parfois comme les véritables « auteurs au quotidien » (…) et le projet lui-même confortera souvent dans ses textes cette agglomération acteurs-auteurs à leur profit.

La chercheuse-actrice engagée dans ce projet proposera son propre démêlé de cet imbroglio, qui en permettra la compréhension socio sémiotique et viendra enrichir la conscience et la connaissance par les acteurs de ce qu’ils font et vivent, sans pour autant ni devoir ni pouvoir être autre chose qu’un récit, une description, une intervention de plus en relation avec toutes les autres. Discours « profanes », « du cru », « locaux », « indigènes », qu’elle ne fait d’ailleurs nullement disparaître, d’une part parce qu’elle les cite, d’autre part parce qu’un nouveau chercheur revenant sur « le terrain » trouverait bien sûr bien d’autres témoignages s’il prenait la peine de les recueillir, remodelés et modulés peut-être par la prise en compte de tout ce qui s’est « passé » depuis, y compris l’enquête socio sémiotique. Il ne s’agit donc pas d’attribuer l’autorité au bon auteur unique, ni de s’arroger à soi-même le statut ultime, ou scientifique, ou méta-discursif, d’auteur(e), pas plus que de chercher à répartir équitablement l’autorité légitime ou originaire, mais plutôt de construire la configuration complexe d’autorité d’une situation humaine, d’une institution, qui procède de tous ses protagonistes qui en ont tous, chercheur inclus, leur histoire propre et son histoire en commun.

Les autorités, au pluriel, si elles ne sont ni incontestables ni toutes puissantes, sont, elles, facilement identifiables et difficilement contournables. Elles signent le contrat, la lettre de mission et mandatent les rémunérations du chercheur. Elles autorisent l’accès au terrain, étant en position d’employeur des acteurs salariés et de tutelle des acteurs bénéficiaires ou « usagers ». Ce sont elles aussi qui sont soit propriétaires des locaux, terrains et matériels, ou détentrices de l’autorité publique sur ces mêmes réalités matérielles. Elles peuvent être sujettes à tous les conflits — politiques, éthiques, du travail, de l’usage et de la consommation — et attendent d’ailleurs de la recherche des « outils » et des « résultats » pour mieux « gouverner » dans ces conflits.

Et les mêmes autorités sont aussi, juridiquement, le commanditaire de la recherche, dont elles définissent les normes, les limites et les moyens dans le cadre de la négociation avec le chercheur selon leurs ressources et légitimités respectives. Elles chercheront généralement à gérer l’autorité sur la recherche elle-même, notamment selon leur politique à l’égard de la liberté de publication de ce qu’elles ont financé et autorisé, mais dont le chercheur et ses collaborateurs sont les auteurs. L’autorité sur la publication sera alors une résultante du rapport de force tel que le « contrat » l’aura figé en dépit du sentiment de la langue, qui voudrait que l’autorité fut exclusivement une propriété de l’auteur, ou des auteurs. Elles chercheront probablement aussi à s’autoriser des « résultats » de la recherche auprès de leurs propres autorités de tutelles. Même si souvent il suffira là de produire, dans un rapport ou un bilan, le fait « qu’une recherche a été faite », sans qu’il soit nécessaire d’alourdir les comptes-rendus, à l’administration et ses évaluateurs, par la restitution du contenu de la recherche… On voit que s’il est simple de définir « l’autorité » comme « la qualité d’auteur », il est plus complexe d’en inventorier, pondérer, combiner l’autorité, et les autorités, en un amalgame d’instances, personnes et groupes qui ont les uns et les autres les pouvoirs et les rôles que l’ensemble leur attribue et reconnaît.

La commande, elle, procède juridiquement et budgétairement des « autorités », qui pourraient être donc prises, et se prennent souvent volontiers elles-mêmes, pour « le commanditaire ». Ce serait pourtant un raccourci de l’entendre ainsi. « Les autorités » sont le commanditaire délégué d’un commanditaire dont la construction fait partie du travail de recherche. « Les autorités », ne sont en fait les autorités que par délégation politique, au nom, selon l’organisation concernée, de « l’intérêt général », de « l’intérêt de l’entreprise », de « l’intérêt des usagers », de « l’intérêt de la science », etc. Autrement dit, « les autorités » sont par présupposition déléguées de l’autorité, elles en procèdent. Si bien que la « commande » ne sera vraiment connue, ou analysée que quand la complexité de l’autorité, sur le terrain comme sur la recherche et l’action sur le terrain, aura été construite et déployée. Révéler aux autorités de quelle autorité elles procèdent peut souvent être un résultat de la recherche… et parfois ne pas rencontrer exactement leur attente, ou même mettre en cause le statut qu’elles s’imaginaient.

Ainsi la commande, au sens de « bon de commande » qui aura pour réponse une livraison (delivery), est un acte juridique et économique d’écriture concret indispensable à la recherche, et qu’elle doit pleinement prendre en compte dans ses analyses. Mais en tant que commande sociale et publique, elle est un présupposé abstrait, conventionnel de la recherche : le chercheur répond à une demande résultant de la problématique de l’ensemble des protagonistes et intéressés d’une situation, problématique qui au stade de la commande ne saurait encore être explicitée ni même formulée puisque cela supposerait que la recherche ait déjà abouti. La redéfinition, in fine, de la commande sera justement un aspect des résultats. Ce sera un aspect du contenu des comptes-rendus, rapports ou « restitutions ».

Il est vrai pourtant que, parfois, les autorités de management de la recherche formulent par avance le cadre des résultats possibles, ou légitimes. Plus simplement, souvent elles attendent, sans en douter suffisamment pour éprouver le besoin de l’expliciter, les têtes de chapitres, grandes lignes, « éléments de discours » de ce que la recherche devra trouver et montrer. Il est parfois évident pour elles que certaines valeurs ou « vérités » acquises a priori sont implicitement hors contestation. Leur commande de recherche se place dans le cadre d’un récit, de leur récit, et il n’est pas dans leurs présupposés que les récits des autres soient concurrents ou contradictoires. Elles attendent des épisodes, des arguments, des adjuvants et des outils pour mener à bien la mission, l’entreprise qui les animent. Elles n’imaginent pas a priori que d’autres narrateurs viennent inscrire leurs propres récits sur les pages qu’elles écrivent.

Ces pages, pourtant, il les leur faut bien. La recherche doit les leur faire découvrir, et même, donnant son plein sens à l’expression « restitution », les leur faire partager avec leurs employés — « partager » en un double sens : d’une part les employés doivent trouver leur part, leur place, dans ces pages et d’autre part ils doivent pouvoir en être destinataires. Ce double partage s’impose aussi avec les bénéficiaires, usagers, assujettis, partenaires ou destinataires, qui sont « en dernière instance » ceux dont on écrit l’histoire, gère et pilote le destin, les comportements, la vie. Ceux qui pour être et agir sous leur autorité, sont pourtant, ou plutôt par là-même avec eux dans une relation de co-autorat, donc de co-énonciation, ce qui tend vers la construction permanente et mouvante d’une autorité partagée, conflictuelle et négociée.

Ainsi, les autorités pilotant le projet « Humanicité » relatif à la construction d’un quartier innovant et non ségrégatif, elles qui avaient commandité une recherche-action en « sciences de l’information et la communication » sur cette utopie urbaine, n’imaginaient pas qu’au détour d’une question pratique d’implantation d’espaces de restauration, les discours environnementaux et de bonne diététique ne feraient pas nécessairement partie des valeurs partagées des partenaires, professionnels et usagers du quartier. Elles ne s’attendaient pas non plus à ce que les démarches d’éducation à la santé et à l’environnement, orientées verticalement depuis les aménageurs en direction des usagers ne fassent pas tout uniment partie des conventions partagées. Pourtant, la recherche n’a pas cherché à être « utilitariste » au sens de « facilitatrice du passage du message » des uns vers les autres. Elle n’a, par exemple, ni donné, ni cherché à donner aux professionnels des outils « de communication » pour favoriser l’implantation dans le quartier d’un restaurant diététique, en dur et sédentaire, plutôt que d’un « food truck » bi-hebdomataire, pourvoyeur de frites avec force sauces colorées. Finalement, le rapport de recherche a fait apparaître, à côté du récit diététique et environnemental, et sans hiérarchiser l’un par rapport à l’autre, que les résidents ont du goût pour les communications informelles et le plaisir bon marché qui se partagent autour d’une « baraque à frites » nomade, à motorisation diesel et diététiquement peu correcte.

Ou, autre détail, les autorités, à la fois commanditaire du contrat de recherche et réputées auteurs institutionnels du projet, peuvent découvrir qu’en matière de transport, les usagers, et surtout les usagères, d’un quartier « non discriminant » ne sont pas des inconditionnels du vélo et de la marche à pied mais souhaitent pouvoir garer gratuitement le véhicule convoyant progéniture, poussettes et produits de consommation à proximité des logements et non dans des garages en sous-sol, ou dans des parkings à la périphérie des espaces piétons. Il n’y a pas forcément de « convergence » discursive entre intégration sociale, diététique et souci d’un environnement vert, et les notions de « sécurité » et de « qualité de vie » en matière de transport connaissent des variations de genre, d’âge et d’habileté appelant à des récits multiples et non univoques. Enfin les usagers ne sont pas nécessairement prêts à voir de la « pédagogie » dans l’instauration d’horodateurs et de parkings payants près de chez eux. Ce renchérissement du coût de leurs automobiles ne leur évoque pas le grand récit de la ville verte mais plutôt celui des déplacements à deux vitesses selon une ségrégation par les revenus et les conditions de vie. Il les renvoie à la prescription caricaturale : « métro, boulot, dodo ».

Note de bas de page 15 :

Georg Simmel, Le Conflit (1908), Paris, Circé, 1992.

Le socio sémioticien doit-il s’interroger sur les moyens d’impact pour proposer à son commanditaire délégué des formulations optimisées des éléments de discours légitime ou doit-il plutôt rendre compte du conflit entre ces discours et les autres discours en présence ? Ce qui revient à respecter le fait que le conflit est ce qui unit dans un espace discursif et interactif l’ensemble des énonciateurs d’une organisation15, alors qu’au contraire l’intervention volontariste et univoque d’un discours d’autorité ne pourrait être qu’unilatérale, verticale descendante, donc partielle. Se borner à la valorisation du discours du commanditaire serait agir comme un ingénieur du son qui se consacrerait à « optimiser » les premiers hautbois au lieu de se soucier de l’expérience harmonique polyphonique totale d’une symphonie. Quand il accompagne, par exemple, un projet urbain d’utopie collective, le chercheur doit-il favoriser l’intégration par toutes les « parties prenantes » du projet tel que formulé par ses initiateurs, ou plutôt l’appropriation de la formulation du projet au présent par toutes les personnes concernées, dans le quotidien des conflits, négociations et interactions ? Selon la réponse qu’il apportera à cette question, il sera expert en communication ou socio sémioticien…

2. L’énonciation feuilletée

Note de bas de page 16 :

O. Chantraine, Approche socio-sémiotique d’un espace public fragmenté, mémoire d’HDR, université Paris Nord, 1997.

Les textes, la textualité, la transtextualité (selon le terme de G. Genette) — c’est-à-dire la propriété de tout texte d’entrer potentiellement en relation avec tous les autres textes, et d’être prioritairement interprétable par la construction, le déploiement de ces relations — sont donc les formes matérielles à partir desquelles le sémioticien étudie l’organisation. L’organisation, il l’étudie, disions-nous, « comme texte », ce qui inclut par nature une pluralité puisqu’une organisation est tissue de nombreux textes participant à sa genèse continue, et que le texte organisationnel se présente, nous l’avons dit aussi, comme un foisonnement de textes existants ou potentiels, écrits, numériques, iconiques, oraux, etc. Certains sont déjà constitués en documents par l’organisation elle-même, d’autres doivent être recueillis, d’autres encore seront coproduits dans le cadre de l’enquête (interviews, témoignages, réunions, événements publics, etc.). Ces textes sont évidemment produits, le plus souvent, à d’autres fins que celles de l’analyse sémiotique, ce qui n’interdit nullement de les utiliser à ces fins car c’est le propre de tout texte, dès lors qu’il circule, que d’échapper aux intentions qui ont présidé à sa production16. Publié, un texte est irrémédiablement du domaine public et chacun en fait ce qu’il veut et ce qu’il peut, limité seulement par son éthique et ses méthodologies interprétatives.

Note de bas de page 17 :

« Fixées », figées, « gelées » : on pense aux « paroles gelées » de François Rabelais, dans le Quart Livre.

Note de bas de page 18 :

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard, 1966.

Les textes de l’organisation et du travail procèdent d’une énonciation particulièrement complexe. Le sujet d’énonciation y est « feuilleté », en ceci qu’il est l’amalgame de sujets d’énonciation engagés sur des plans différents, même quand le texte n’en fournit explicitement qu’une seule référence. Le « je » n’y est pas seulement « un autre » par l’aliénation, liée à l’objectivation, à la dé-subjectivation dues à la matérialisation et à la fixation sous forme écrite17. La fondation du sujet de l’énonciation par référence au présent, établie par Benveniste18, est abstraitement vraie, mais dans l’interprétation socio sémiotique de textes et d’énoncés pris dans l’incarnation organisationnelle et processuelle du travail, elle nécessite l’identification et la construction d’agents complexes, amalgames de rôles, de protagonistes, de situations et de moments éphémères : le « je » renvoie en l’occurrence à plusieurs acteurs énonciateurs différents, évoluant dans des espaces — scènes, cadre, pages, réseaux — différents.

Note de bas de page 19 :

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1953 ; id., « Ecrivains et écrivants », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964.

On peut à un premier niveau indiquer les avatars du sujet de l’énonciation selon les scènes sur lesquelles il joue, la tâche qu’il y accomplit et les protagonistes avec lesquels il entre en interaction et en dialogue : a) le « Je » sur la scène de l’activité, dans le présent de l’action : acteur en relation avec d’autres protagonistes sur un terrain, dans une situation, assigné à une tâche, œuvrant dans la coopération : c’est le « personnage » ; b) le « Je » du récit de l’apprentissage et de la découverte, de « l’expérience » : c’est le narrateur ; c) le « Je » au travail dans sa construction en auteur sujet épistémique, sujet d’une démarche épistémologique : c’est l’auteur en dialogue avec lui-même ; d) le « Je » dans sa relation avec l’écrit en production, dont il organise, raconte et argumente la disposition, qu’il déploie comme une image de lui-même, avec les soucis de l’expression authentique et de l’esthétique, surtout quand il s’agit de l’austère choix du « degré zéro de l’écriture »19 : c’est l’auteur en dialogue avec son œuvre ; e) le « Je » dans la relation avec les lecteurs connus et inconnus, conventionnels et réels : c’est l’auteur en dialogue avec le lecteur ; f) le « Je » auteur en relation avec les autres auteurs : intertextualité transhistorique où un stagiaire en organisation peut légitimement dialoguer avec Platon, Tocqueville, Friedberg ou Bourdieu dans le « monde 3 » de Karl Popper, tout comme l’éducateur dialogue avec les autres co-auteurs du dossier judiciaire auquel il ajoute une pièce.

Un deuxième niveau d’analyse montre que l’énonciateur qui produit ou coproduit un texte dans le cadre d’un travail dans une organisation le fait dans l’équilibre éphémère des normes discursives, contradictoires mais coprésentes, qu’il respecte selon les différents rôles dont il compose celui qu’il vit dont il répond à chaque moment d’énonciation : la personne ordinaire, le travailleur professionnalisé, le citoyen, le sujet de connaissances scientifiques, le sujet du droit et des réglementations, l’artiste ou sujet de création esthétique. Chacun de ces personnages, ou rôles, contribue à l’énonciation du sujet, au travail et/ou dans l’organisation. La forme du texte qu’il produit est le résultat, à un moment donné, des interactions, des normes d’expression et de communication qui lui permettent, à ce moment précis, d’engendrer le texte. En retour, le texte produit peut être considéré comme le témoignage de ce moment du sujet, de sa dynamique situationnelle, de sa physionomie stratégique.

Ces normes discursives qui, malgré leur apparente incompatibilité dans le monde de l’abstraction théorique, s’amalgament de la sorte peuvent être rapportées à trois références structurantes auxquelles le sujet énonciateur, ou scripteur, est adossé : la définition légitime, qui associe une forme langagière à ce qu’elle représente, nomme ou désigne ; les outils de référence vers lesquels on peut se tourner pour fonder son discours ; les idéaux de communication qui fondent la parole ou l’écriture productrice du discours. On peut à partir de là distinguer six rôles types qui cohabitent le sujet au travail et dont les équilibres et déséquilibres, pouvoirs et défaillances résultent dans le moment du sujet scripteur :

i) La personne ordinaire, qui recourt à des définitions fondées sur des stéréotypes langagiers qu’un dictionnaire encyclopédique d’usage, son outil de référence privilégié, peut facilement fournir, notamment par un dessin (une « chaise », un « chat »). Son idéal de communication est égalitaire et commun, informel. C’est un profane.

ii) Le travailleur professionnalisé, qui partage les définitions fondées sur les stéréotypes langagiers spécifiques de l’expérience professionnelle, qui unissent le groupe et le distinguent. Les outils de référence sont les publications propres au groupe professionnel, les témoignages des personnes d’expérience, les supports pédagogiques, manuels, tutoriels, modes d’emploi en usage pour la formation professionnelle pratique et fournis à l’introduction d’outils, méthodes, technologie. L’idéal de communication est égalitaire entre collègues et distinctif par rapport au reste de la société, il est donc « élitaire » ou « aristocratique » : il distingue, sépare et fonde le petit nombre du grand nombre. C’est un initié.

Note de bas de page 20 :

Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Aubier, 1991.

iii) Le sujet de connaissances scientifiques, qui définit des « concepts », c’est-à-dire utilise des mots qui prennent sens dans des énoncés scientifiques dont la vérité est relative dans le contexte en mutation de la recherche scientifique. Utiliser de tels mots, c’est se situer dans un champ de connaissance et y prendre parti. Les outils de référence seront les publications scientifiques ou les publications pédagogiques faisant le point à un moment donné d’une discipline ou d’un domaine de la science. L’idéal de communication repose sur la publication et la discussion d’égal à égal dans un espace ouvert régi par les normes éthiques et communicationnelles de la recherche et de la publication20. C’est un savant.

Note de bas de page 21 :

Jürgen Habermas, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1966.

iv) Le citoyen, qui parle avec les mots de la langue commune, où les lexèmes sont en relation avec des définitions dont la polysémie et les ambigüités ne peuvent être restreintes que dans le moment d’énonciation, en situation de communication. Il peut se référer aux dictionnaires d’usage, comme aussi aux journaux. Son idéal de communication est égalitaire, partagé, poli et tolérant, sous le signe de la discussion et de l’opinion tempérée par le doute et le bon usage, garanti par la publicité des discours21. C’est un républicain.

v) Le sujet du droit et de la réglementation, qui emploie des mots dont le contenu définitionnel est fixé de manière biunivoque. Ses références sont des codes, des nomenclatures et des terminologies fournies par des institutions pour garantir un usage des mots sans ambigüité possible. L’idéal de communication est celui de l’univocité et du consensus dans l’interprétation des mots et des choses. C’est un juriste.

vi) Le sujet esthétique, qui règle ses énoncés selon les normes subjectives d’une expression qui soit à son image authentique et réalise son souci du beau. Ses références sont des exemples et des modèles, notamment des références littéraires et poétiques, souvent acquises dans l’expérience scolaire ou de formation. L’idéal de communication est celui d’une scène où chaque individu puisse pleinement se réaliser dans son rôle. C’est un artiste.

On voit que ces « rôles » (selon l’origine de ce mot, à savoir le « rouleau » de papier que recevait le comédien à qui on donnait son texte) qui font la complexité du sujet de l’énonciation au travail, ou ces « feuilles » qui nous ont amené à parler d’énonciation « feuilletée », paraissent contradictoires, voire exclusives les unes des autres dans l’énoncé logique de leurs formules. Elles se fondent pourtant en un amalgame toujours en reconfiguration, notamment dans la négociation entre les énonciateurs des situations et des rôles. Parfois des alternances codiques (ou code switching), permettent de repérer les passages d’un personnage à un autre, d’un « état » à un autre, mais le plus souvent c’est à un niveau plus profond et moins balisé de complexité que les fils du sujet se mêlent.

3. Les « espaces publics professionnels »

L’activité de travail est inscrite dans un système de relations contractuelles, informelles, formelles, réglementaires qui lui donnent paradoxalement un caractère public mais fermé, à l’intérieur d’une circonscription, dans une clôture. Ces espaces clos sont délimités à l’intérieur de l’espace public que les philosophes et sociologues veulent généralement croire ouvert, et constitutif d’une société ouverte. Leur existence dans le cadre de l’espace public et leurs nombreuses interactions avec les autres sous-espaces constitutifs de celui-ci ouvrent la voie à une représentation fragmentée de l’espace public, où les différents fragments ne sont pas homogènes en termes d’usages et conventions de communication.

Note de bas de page 22 :

O. Chantraine et P. de la Broise (éds.), Secret, publicité, recherche en sciences sociales , op.cit.

Note de bas de page 23 :

O. Chantraine, « Quelques exemples pour l’indentification des espaces socio-discursifs dans les écritures professionnelles », Etudes de Communication, université de Lille 3, 13, 1992.

Ceux qui sont engagés dans une activité professionnelle partagent une reconnaissance sociale de cette activité, en exploitent le patrimoine de savoirs, d’expériences et de savoirs faire, en valorisent et gardent les secrets22, en parlent le langage, en connaissent les repères, stéréotypes, concepts et outils, participent à en écrire l’histoire, les récits, en produisent les documents, en laissent les traces. Ils évoluent donc dans un fragment spécifique de l’espace public, ils travaillent, communiquent et interagissent dans un « espace public professionnel »23 où ils construisent en permanence leurs rôles, leurs relations, leur langage, leur cadre, leurs normes d’action et de communication, leurs rapports avec les autres fragments de l’espace public. Les systèmes de communication et de coopération dans ces espaces sont en gestation continue, dans l’interaction, la concurrence, la négociation et le conflit.

Note de bas de page 24 :

P. de la Broise et O. Chantraine, « Secret, publicité, recherche en sciences sociales », art. cit.

L’espace public professionnel est par suite paradoxal : en tant que professionnel, il est refermé dans les frontières de la pratique professionnelle, sur les savoirs et discours légitimes en ces frontières, parfois protégés des autres fragments de l’espace public par des règles de secret qui à la fois garantissent une exclusivité d’exploitation des pratiques, savoirs et discours qui font le trésor de la profession et protègent les destinataires de l’action professionnelle sur autrui de la divulgation à tout l’espace public de leurs confidences ; mais en tant que public, bien qu’il soit circonscrit à l’espace professionnel, il suppose dans ce cadre l’ouverture, le partage, la communication égalitaire et sans restriction. Les espaces publics professionnels, qui participent de l’espace public réel, le font en conséquence apparaître non pas comme un espace ouvert, homogène et égalitaire mais plutôt comme un espace fragmenté et complexe, dont chacun des fragments a ses propres règles et normes de publicité, de communication et de secret24. L’espace public réel n’est pas vraiment ouvert. Il est plutôt un patchwork de sous-espaces dont les coutures et clôtures sont autant de frontières. Plus que sur l’ouverture, la communication entre ces espaces repose sur les passages, les transferts, les traductions.

Les fragments professionnels de cet espace public complexe ne peuvent être décrits au présent que comme des moments, des états temporaires des relations, échanges et des conventions plus implicites qu’explicites, plus tacites que formulées. Les formuler supposerait de pouvoir les stabiliser, ce que cherchent souvent à faire les autorités, ou qui se croient telles, de régulation de tel ou tel domaine : énonciateurs de textes directifs, prescriptifs, avec lesquels pourtant on s’arrange au jour le jour parce que le consensus que le prescripteur a cru hier pouvoir fixer se déplace quand il est confronté aux réalités du présent.

Pourtant, les formes prises par ces espaces publics professionnels peuvent être décrites. C’est ce à quoi nous allons ici procéder par référence à trois dispositifs articulés les uns aux autres.

3.1. La page d’écriture, graphique ou numérique

Certains formats et supports d’écriture — tels, pour prendre des exemples dans l’expérience commune, le carnet de santé, la « carte vitale », le livret de stage en formation professionnelle, le dossier médical, le dossier professionnel, le dossier judiciaire et éducatif, le magazine d’entreprise, le tract syndical — sont au cœur de la dynamique des espaces professionnels. Sur leurs pages, le sujet professionnel s’inscrit et déploie un « organigramme » de ses relations avec les protagonistes, partenaires et destinataires, de son action.

Note de bas de page 25 :

O. Chantraine, « Le carnet de santé 1996 : autopsie d’un support de communication mort-né », Études de communication, 23, 2001.

Nous avons ailleurs décrit un support éphémère de suivi administratif des pratiques de santé, le « carnet » de santé25. Les pages de ce carnet, dont aujourd’hui les autorités sanitaires ne cessent d’expérimenter des ersatz numériques, étaient conçues pour distinguer très précisément qui pouvait et qui devait y écrire. La personne dont le carnet suivait les pérégrinations pouvait y inscrire son nom et son numéro de sécurité sociale et disposait d’une page vierge où, facultativement, et parfaitement inutilement, elle pouvait inscrire des observations… Il y était néanmoins inscrit en gros caractères : « N’inscrivez rien sur ce carnet ! », avant de préciser qu’il fallait le présenter en toutes circonstances de consultation ou intervention médicales, sous peine d’intervention de « l’inspection de la Sécurité Sociale ». Cette place congrue et facultative prévue pour la personne, et l’obligation de port d’un document de traçage dissonait avec le slogan qui l’ornait par ailleurs : « Prenez votre santé en main », slogan évoquant une autonomisation là où il ne s’agissait que de « compliance ». Un « clin d’œil » permettait cependant de valider publicitairement cette formulation en la référant aux dimensions de l’objet, moins large que haut, donc facile à tenir d’une seule main.

Toutes les autres pages du document assignaient des tâches d’écriture aux professionnels de santé, diversifiées selon le statut auquel l’Etat les poussait à souscrire par l’usage même du carnet. Le médecin devait inscrire les « motifs de la consultation » et « prescriptions éventuelles ». Les chirurgiens dentistes et sage femme le pouvaient. Les autres personnels de santé ne devaient ni ne pouvaient rien, ils n’avaient pas de place prescrite. L’écriture de certains médecins était prévue dans des cases faisant suite à des injonctions et conseils à l’adresse du client qui mettait en cause leurs compétences : « Ne demandez pas à votre médecin des examens inutiles », « Signalez à votre médecin toute situation de grossesse ». Les modalités d’exercice de la médecine se traduisaient par la substitution de cases à remplir par des secrétaires et non des médecins en cas de consultation à l’hôpital ou tout autre lieu que le cabinet privé.

Ainsi, l’organisation de la page d’écriture du « carnet de santé » se voulait l’image d’un certain système de relation entre médecins, professionnels de santé, pharmaciens, administrations et patients. Mais ce système de relation imaginé par le ministère de la santé contredisait la culture et les usages des patients comme ceux des médecins. L’objet s’est révélé peu viable, il est tombé en désuétude avant même que sa distribution à toute la population des assurés sociaux ait été complète…

3.2. L’espace proxémique de la pratique professionnelle

Les documents de ce genre circulent sur le lieu de travail et reçoivent les marques et traces des opérations successives et complémentaires qui s’articulent en des actes dont la complétude est la condition de l’accomplissement. Leur circulation, les lieux de leur transformation, les outils par lesquels ils sont successivement manipulés et transformés, archivés, consultés font leur histoire. Suivre un document écrit, langage réifié, « objectif » au sens d’ayant qualité d’objet matériel, dans son traitement, son évolution sur une chaîne de production, c’est observer les relations spatiales du travail.

Dans le cas du carnet de santé type 1996 que nous venons d’évoquer, l’organisation générale du document, telle que décrite par son sommaire, se révélait incompréhensible à qui n’avait pas de représentation des espaces et circuits de pratique que l’objet était censé baliser. Pourquoi sur telle page le médecin devait-il écrire ? Pourquoi sur telle autre était-ce l’affaire d’un secrétariat ? Pourquoi ici fallait-il une signature ? Pourquoi là un tampon ? Pourquoi certaines prescriptions devaient-elles être accompagnées des numéros de traçabilité des produits mis en œuvre et d’autres non ? Toutes ces énigmes s’éclaircissaient dès que l’on confrontait les règles d’écriture aux lieux de consultation et de pratiques de santé, et en particulier aux relations spatiales et temporelles entre protagonistes.

La consultation en cabinet se réalise nécessairement en présence du médecin, dans un local à deux compartiments, l’un pour l’entretien (de part et d’autre d’un bureau sur lequel trône un ordinateur), l’autre pour les examens. La présence du médecin se matérialisait par sa signature et les cases à remplir suivaient les déplacements, dans le cabinet, du médecin et de son patient. La consultation à l’hôpital est, elle au contraire, éclatée entre des espaces techniques différents et mobilise la présence de professionnels de diverses compétences. Le médecin n’est pas nécessairement en contact avec le patient ou parfois seulement pour un bref compte-rendu, bien moins significatif que le dossier et les courriers divers produits en différé, via un dictaphone, un secrétariat, un logiciel de courrier, etc. Aussi la signature n’est-elle pas requise. L’indication d’un service, éventuellement d’un numéro d’identification du médecin et un tampon administratif apposé par un secrétariat anonyme sont seuls prescrits.

3.3. Le déploiement géopolitique de l’activité professionnelle

Note de bas de page 26 :

Yves Jeanneret, Critique de la trivialité : les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014.

Les documents en question sont ensuite pris dans un réseau complexe et ouvert de communications professionnelles et publiques où chaque acteur spécifique, chaque organisation ou institution peut s’en saisir, les traiter, les faire entrer dans sa propre chaîne de travail, son processus spécifique de production. On reconnaît ici, dans le cadre restreint de l’activité professionnelle, la circulation créative des objets qui deviennent « culturels » par cette circulation même dans l’espace public26.

Ainsi, le carnet de santé entendait-il piloter, par sa circulation, les activités professionnelles, au titre de la Sécurité sociale. Dans le respect apparent du secret médical, il instaurait surveillance et récompense des pratiques de santé par les métadonnées : nom et spécialités des praticiens, lieux des consultations et actes médicaux, dates, prescriptions. Mais il visait surtout, explicitement, à mettre fin à un supposé fléau, le « nomadisme médical ». On entendait par là non pas réduire le phénomène de l’intégration de médecins étrangers dans l’espace national, mais mettre fin aux « consultations multiples » de patients suspectés de multiplier « inutilement » les consultations. L’objectif visé n’était donc la « prise en main » de sa propre santé par le patient qu’au niveau du slogan et il ne s’agissait en fait nullement d’autonomisation ni d’empowerment (comme on ne disait pas encore) mais bien plutôt d’une reprise en main de la mobilité des assujettis de la Sécurité sociale.

Le carnet de santé était donc un document de « circulation » à situer dans la série des documents administratifs visant la gestion des individus, et non un document professionnel orienté vers le service aux personnes. Deux indices de ce statut administratif : la place première du numéro de Sécurité sociale plutôt que les patronymes et prénoms, et la fabrication par l’Imprimerie nationale, comme pour le passeport, le permis de conduire ou le livret de circulation des nomades. Cet aspect administratif de l’objet textuel « carnet de santé », connotant une police de la santé, ne pouvait que phagocyter son statut professionnel et nier le système de relation médecin / client et institution / usager au cœur de la culture de la médecine et de l’hôpital. Cette panne d’un outil de communication et de gestion, reposant sur la prescription dans un espace public professionnel, de la production de pages d’écriture selon les rôles et statuts qu’on voulait leur assigner dans des lieux institués indique clairement le lien entre la page d’écriture et l’espace proxémique de la pratique. Lorsque ce lien ne fonctionne pas, il faut renoncer au format prescrit, en inventer un nouveau, ou revenir à des formats déjà intégrés par les protagonistes.

Note de bas de page 27 :

Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix (éds.), La santé et les autoroutes de l'information. La greffe informatique, Paris, L’Harmattan, 2001.

Le ministère avait largement sous-estimé la densité, la solidité et les ramifications de l’espace public professionnel en faisant le pari d’en reconquérir le pilotage, la gestion et la régulation par la performativité d’un exercice d’écriture sur format imposé. Une telle performativité n’est en réalité possible que si elle prend appui sur les présupposés culturels et langagiers de la communauté concernée. Par la suite, c’est à tous les niveaux (pages, proxémique et géopolitique) que le ministère agira enfin efficacement, en transformant les cabinets médicaux en terminaux de gestion de la santé publique, en imposant par de convaincantes dissuasions financières le système du médecin traitant, en marginalisant la « feuille de remboursement », et en généralisant le système de la « Carte vitale » comme support numérique unique de gestion de la santé des individus27.

4. Une approche performative de l’écriture

Les textes de l’organisation et du travail sont donc publics sans relever d’une ouverture totale ni offrir d’homogénéité. Ils sont aussi des objets, ce qui leur donne une qualité, l’« objectivité », entendue comme l’ensemble des spécificités d’un objet : ils sont traitables, conservables, transmissibles, pérennes mais dégradables, falsifiables. Ils sont du langage figé, libéré de la volatilité du présent. Ils peuvent être vendus, volés, loués, prêtés. On peut les numériser, ce qui ne veut pas dire les « dématérialiser », mais les matérialiser d’une manière commode.

Note de bas de page 28 :

Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Aubier, 1991.

Leur production relève de l’écriture au travail, activité inséparable du travail dans de nombreuses organisations où il ne suffit pas de faire selon les spécificités du métier mais où il faut aussi produire de l’écrit sous la forme de comptes-rendus, rapports, fiches d’intervention, bilans, notes, etc. Souvent, pour que le travail accède au statut de l’achevé, de l’accompli, il faut que l’écrit enregistre cet accomplissement, qu’il « acte » ce qui, sinon, n’aura été que fait, agi. Le monde de la production et des pratiques se trouve ainsi redoublé par le monde de l’écrit, ce que Karl Popper appelait le « monde 2 »28. Et ce monde 2 entretient avec le monde premier du travail une relation étrange. Il en est en effet inséparablement l’image et la déformation. Il est inséparablement document et fiction.

Le travail et la pratique au jour le jour se situent sont au quotidien dans le registre du présent partagé des protagonistes et énonciateurs. A ce titre, ils sont vécus dans l’authenticité des relations et des pratiques. L’écrit qui les enregistre est, lui, dans le registre du présent intemporel partagé entre les auteurs et les lecteurs. A ce titre, il trahit le vécu partagé de ceux qui ne sont plus présents mais dont la coprésence, la coopération, les interactions sont devenus les « faits » et les « données » enregistrés par le texte. Paroles, dialogues, conversations, réunions, assemblées, conseils, par leur traduction à l’écrit, entrent dans le registre de l’accompli. Ils deviennent « actés ».

Les enquêtes de terrain que nous avons menées ont fait apparaître qu’une corrélation presque systématique reliait la question de l’écriture aux notions de difficulté, d’insuffisance, souvent de souffrance. Outre cette souffrance, l’écriture évoquait souvent la face obscure du travail : le mensonge bureaucratique, la mise en forme orientée du compte rendu, l’objectivation abusive, l’inauthenticité, l’inélégance, le plagiat, la censure, le formatage, les normes abusives. La tyrannie bureaucratique qui exige de « faire rentrer dans des cases ». Pourtant, ces connotations marquant l’écriture par les traits d’un mauvais objet s’accompagnaient d’un discours selon lequel l’écriture est formatrice, ouvre les portes de la réflexivité autant que les voies de l’objectivité, est le vecteur incontournable de la formation, ouvre la voie à l’expression publique, fait le citoyen et le professionnel, favorise l’accomplissement personnel et apporte aux relations de travail des bases communicationnelles solides et tangibles. Toutes vertus de l’écriture qui en justifient le rôle de pivot dans les formations universitaires professionnalisées… Toutes vertus que la pédagogie de l’écriture doit présupposer vraies… et donc s’attacher à développer pour que l’écriture s’apprenne bien.

En miroir de ces vertus reconnues à l’écriture, on pourra retrouver les aptitudes et savoirs-faire de la « littératie » et les objectifs et référentiels des programmes pédagogiques qui se sont développés à partir des années 1980 à l’université et dans certains secteurs de l’enseignement secondaire sous le nom de « techniques d’expression écrite ». Par définition, la compétence d’écriture fait échapper au dur statut d’illettré, dont l’exclusion ou la relégation professionnelles sont les corrélats dans une organisation du travail qu’on ne décrit pourtant que rarement en termes de caste. Si un formateur, un ingénieur, un infirmier psychiatrique, un éducateur, un chef de chantier, un professeur, un psychiatre ne se revendiquent pas de la caste des lettrés (tels les fonctionnaires de l’empire chinois qui accédaient à leurs charges par des exercices de rhétorique), ils n’en tiennent pas moins à ce que les exercices conduisant à la profession fassent la part belle aux chefs-d’œuvre d’écriture et surtout à la « dissertation » sous ses divers noms et avatars (« mémoire » en certification professionnelle, « note de synthèse », etc.).

Note de bas de page 29 :

John Gumperz, Discourse strategies, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

Note de bas de page 30 :

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1953.

Chacun a en tête les catégories et les valeurs qui fondent le rôle de l’écriture comme condition d’accès à beaucoup de positions professionnelles. John Gumperz souligna en son temps que « l’accès à nombre d’activités professionnelles est permis par la démonstration de capacités communicationnelles qui ne sont ensuite jamais mises en œuvre dans la pratique professionnelle elle-même »29. Ironiquement, nous avons pu observer lors de nombreux jurys de diplômes professionnels supérieurs que les professionnels intégrés à ces jurys pour y garantir le regard du terrain étaient généralement enclins à répugner à certifier des candidats « faisant des fautes d’orthographe », tout en reconnaissant avec le sourire qu’ils avaient eux-mêmes soin de faire vérifier la « correction » de leurs écrits par « leurs » secrétaires… On pourrait schématiser les positions professionnelles quant à leur rapport à l’écriture par un carré sémiotique qui mettrait en relation lettrés et non lettrés, non illettrés et illettrés ; si « lettrés » et « illettrés » sont opposés et distincts, nombre de « non lettrés » sont également des « non illettrés », tel le professionnel de nombreux secteurs d’activité, simple « écrivant », ascète de l’écriture « degré zéro », conçue pour agir30. Pourtant, professionnel nécessairement non illettré, il se trouve au cœur d’une forêt de textes (quotidiens, administratifs, juridiques, scientifiques, poétiques et philosophiques, politiques) qui forment le contexte de son activité, et il se doit d’y être lui-même un énonciateur légitime, pertinent et utile.

Note de bas de page 31 :

Pierre Delcambre et Céline Matuszak, « Ecrire au magistrat, nouvelles normes nouvelles contraintes », Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2015.

Dans le cadre d’une recherche pluridisciplinaire sur les écrits d’éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, on a pu observer combien les rapports fournis au magistrat pouvaient donner lieu à de riches analyses et interprétations par des formateurs et chercheurs de différentes disciplines31. Le formateur glane des études de cas. L’historien documente l’évolution de la référence à l’autorité paternelle à la déploration de l’absence des pères. L’enseignant en technique d’expression réunit des exemples d’« écrits liés à la décision » (ELD, selon la nomenclature pédagogique). Le juriste repère l’impact de nouvelles normes juridiques sur la pratique. Le psychologue repère les partis pris cliniques ou les nosographies. Le chercheur en information-communication s’attache aux détails médiologiques, à l’inscription du sujet dans le discours et aux normes discursives. Le sociologue interroge les relations de travail, le déclin des institutions. Le philosophe construit les présupposés éthiques de la pratique. Ce sont autant d’exportations, de déplacements des textes, depuis le contexte initial de la première production, vers d’autres scènes et situations, d’autres cadres de valorisation et d’interprétation.

Note de bas de page 32 :

Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, op. cit.

Les chercheurs en sciences sociales ne sont pas les seuls à détourner ainsi les textes de travail du cadre où ils ont émergé. En effet, l’écriture, objectivante, ramène le travail à des faits matériels, attestés, tangibles, et livre au manager, au comptable, aux tutelles, un matériau facilement exploitable, avec ou sans le biais d’un codage à des fins organisationnelles, budgétaires ou de contrôle. Ces exploitations ne sont pas illégitimes, mais, devenu « public », le texte s’affranchit de ses énonciateurs et co-énonciateurs comme du cadre interactif de sa production. Produit dans de nouveaux espaces, pour des publics construits autrement, ses « intentions » (intentio auctoris, intentio operis, intentio lectoris) sont reconstruites et il ouvre la voie à de nouvelles interprétations. Pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, ce déploiement des potentialités interprétatives du texte suppose le respect de limites qu’Umberto Eco a décrites : respect des frontières de début et de fin qui font d’un texte une unité sémiotique interprétable, non omission d’éléments de contenus pouvant contredire l’hypothèse interprétative ou lui échapper32. Les autres interprètes du texte n’ont pas obligatoirement les mêmes règles ni méthode.

Aussi, selon les pratiques des uns et des autres, les énonciateurs premiers peuvent-ils être plus ou moins proches ou éloignés de reconnaître dans les avatars de leur texte leur propre autorité. Cette inévitable aliénation d’autorité, altération des intentions, objectivation venant trahir le système de relations et transaction qui fait l’intersubjectivité dans le travail est une des causes du sentiment de malaise qui fait généralement de l’écriture en contexte de travail un mauvais objet, un des points de cristallisation de la souffrance au travail. Dans la pratique d’écriture en organisation, le sujet expérimente, de manière répétitive, sa situation dans un système de pouvoir, c’est-à-dire un système où l’expression est sous l’emprise d’instances la réinscrivant dans une intentionnalité qu’il ne maîtrise pas. Aussi, chaque fois qu’on réunit un corpus relatif à l’écriture au travail voit-on apparaître des thématiques de stress, de surcharge et de vanité. L’écriture est de la « paperasse ». C’est la face bureaucratique des choses… « on n’a pas fait ce métier pour se retrouver à faire des rapports » ou « remplir des cases ». Toutes ces observations sur les usages de l’écrit au travail indiquent, d’un côté, l’ouverture d’espaces de recherche fructueux, de pratiques pédagogiques et de formation innovantes, de moyens importants pour l’organisation, le management, l’évaluation et la valorisation du travail, et d’un autre côté un point aveugle, un angle mort : le travail lui-même semble le parent pauvre, ou l’orphelin de l’écriture au travail.

Note de bas de page 33 :

John L. Austin, How to do things with Words (The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955), Oxford, Urmson, 1962. Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1962.

Pour faire la part de ce qui ouvre un autre espace de compréhension, il faut revenir à la théorie de la performativité dans le langage. Austin33 a montré la spécificité d’un certain nombre de verbes et de noms d’actions qu’on peut accomplir par le langage, sous réserve de parler au présent, à la « première personne » et de respecter un ensemble de règles conventionnelles associant la performance langagière à des conventions culturelles et à la prise en compte des possibilités contextuelles des situations. Si on suit cette théorie, selon laquelle la performativité ne peut être actualisée que sous la modalité du présent partagé des énonciateurs dans une situation réelle, le discours écrit ne peut aucunement en relever. Pourtant, le titre d’Austin, How to do things with words (édulcoré par la traduction Quand dire, c’est faire) fait signe, sans qu’Austin l’ait jamais indiqué, vers la problématique de l’écrit. En effet, l’écriture n’est-elle pas ce qui transforme les formes langagières volatiles en des objets stables et durables ?

Note de bas de page 34 :

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

Note de bas de page 35 :

François Recanati, Les énoncés performatifs, Paris, Minuit, 1982.

Selon la critique sociologique d’Austin par Pierre Bourdieu, l’efficacité langagière ne saurait au contraire être tenue pour autonome : elle n’est que la conséquence et le reflet des relations sociales et physiques entre les énonciateurs et protagonistes dans les situations où ils interagissent34. Un texte écrit ne pourrait par suite que refléter, archiver, et être la trace de performances dont le cadre effectif ne saurait être que la réalité sociale et physique. François Récanati souligne pour sa part la dualité des énoncés performatifs35. Selon lui, l’énoncé performatif, différemment de l’énoncé descriptif, ne décrit pas seulement le monde et les actions mais de surcroît réalise les actions qu’il nomme, du moins lorsque sont réunies les conditions de réussite de la performativité (présent de l’énonciation, phrase à la première personne, verbe relevant du lexique de la performativité). La théorie de Récanati semble ouvrir la voie, même si ce n’était nullement sa visée, à une théorie de l’écriture, ou en tout cas à une meilleure compréhension de la nature ambiguë des liens entre le travail, l’organisation et l’écriture comme moment du travail.

Cette voie fait apparaître l’ensemble des interprétations dérivées du travail – exploitant, comme nous l’avons décrit ci-dessus la potentialité interprétative des énoncés vers d’autres scènes que celle de leur production initiale — comme relevant du déploiement de la fonction descriptive et auto-descriptive de l’écriture.

Le sujet écrivant / travaillant décrit ce qu’il fait, où il le fait, avec qui, avec quoi. Il ne faut pourtant pas oublier un élément essentiel pour la compréhension du travail d’écriture : si le sujet décrit ce qu’il fait, c’est surtout, et de son point de vue d’abord, parce que dans et par le même mouvement, il fait ce qu’il décrit. Il faut donc, pour ne pas oblitérer l’aspect spécifiquement performatif de l’écriture au travail, prendre en compte qu’il s’agit d’un moment du travail avant lequel on a fait d’autres choses, telles que parler, écouter, se déplacer, transformer des objets physiques, et après lequel on fera aussi d’autres choses, telles que lire, visionner, expédier, produire des objets matériels, entrer et sortir de divers lieux. Il s’agit aussi d’un moment de travail, souvent individuel mais parfois collectif, dont le produit va entrer dans le processus de travail d’autrui, du ou des intervenants suivants sur la chaîne de travail.

La secrétaire qui a produit avec son ordinateur et le logiciel Excel le tableau de service et l’a orné de quelques précisions manuscrites, de sur lignages, d’une date et d’un tampon verra chacun en prendre note dans son agenda et prendre ses dispositions pour participer à la réalisation du programme d’action affiché. L’agent comptable de l’établissement va confronter les ordres de missions, la nomenclature des actions conformes, les décisions de conseil d’administration, les textes réglementaires et autoriser les mises en paiement. L’éducateur chef va lire les comptes-rendus de « réunion de synthèse » avant d’avoir un entretien avec un usager pour réorienter une prise en charge éducative. Le stagiaire va consulter les précédents comptes-rendus de réunion d’équipe pour savoir « comment on fait ici » et produire un document que le directeur pourra approuver et ranger dans le dossier ad hoc. La documentaliste du syndicat agricole va classer et répertorier le document confié par un responsable de département, avec les mots-clés qui permettront de le retrouver et de l’intégrer à des travaux ultérieurs.

Ainsi, un écrit est un produit parmi les produits, un travail parmi les travaux. Il précède et succède, facilite ou gêne, échoue ou réussit. Il est un élément spécifique dans des processus de travail complexes et hétérogènes. Des usages et des dispositifs complexes, souvent autochtones à une organisation locale ou propre à une culture de métier, permettent l’articulation de l’écrit à d’autres produits du travail, de l’écriture à d’autres opérations. Pour cette raison, il faut généraliser la notion de texte dans l’organisation au-delà de ce qui est spécifiquement verbal. Comme nous l’avons relevé plus haut, la page d’écriture est un volet d’un dispositif textuel plus vaste qui agence l’espace proxémique du travail quotidien dans ses dimensions spatiales, gestuelles, technologiques et écologiques de même que l’espace géopolitique, toujours en mouvement, mobilité et reconfiguration de l’action professionnelle. Le texte organisationnel est donc multi dimensionnel. Il articule des formes de toutes matières et structures selon les règles de systèmes symboliques variés où les fonctionnements indiciel, iconique et symbolique se mêlent. Le texte à comprendre mêle toujours la lettre, le chiffre et l’image, l’analogique et le digital, et mobilise les règles de langages variés : gestuel, pictural, photographique, verbal, oral, écrit, musical. Tous les sens sont concernés.

La focalisation sur la part effectivement performative de l’écrit au travail suppose de repérer les unités textuelles significatives par référence aux actions telles qu’elles peuvent être nommées par les participants du processus de travail. Ce repérage correct des unités textuelles permet d’éviter des interprétations biaisées et inauthentiques. Il suppose que le sémioticien respecte les noms d’action en usage dans l’idiome local au lieu d’y importer des concepts issus des scènes disciplinaires ou pédagogiques. Pour montrer la nécessité de respecter les moments de l’action tels qu’ils sont nommés dans la culture du travail, on prendra comme exemple la relation entre la « décision » telle qu’elle est pratiquée en Protection Judiciaire de la Jeunesse et la thématique des « écrits liés à la décision », telle qu’elle nourrit certaines démarches pédagogiques :

Lorsqu’un « jeune » fait l’objet d’une audience judiciaire à l’issue de laquelle, en foi d’une « décision » judiciaire, il sera placé en espace éducatif fermé ou ouvert, sera sanctionné par une peine, ou bénéficiera d’une mesure éducative parmi la panoplie dont dispose la justice, un document de quatre pages est la forme graphique de cette audience et de cette décision.
Deux pages identifient civilement l’intéressé et récapitulent administrativement sa carrière depuis qu’il fait l’objet de protection judiciaire. Une page est consacrée au rapport fait par l’éducateur responsable de l’action éducative menée et de la problématique de l’intéressé. Une page recueille la décision prise par le juge et prévoit l’orientation institutionnelle qui s’ensuivra.

Une focalisation pédagogique, et épistémologiquement allogène, étudiera le rapport de l’éducateur donné ici en exemple comme un « écrit lié à la décision ». Il observera et prescrira comment cet écrit peut à la fois respecter l’organigramme hiérarchique de l’institution judiciaire, et donc apporter des informations « objectives », favoriser une décision judiciaire conforme à l’expérience et aux analyses éducatives de l’éducateur, et permettre une évaluation rationnelle et une bonne compréhension de l’action éducative par le juge qui en est la tutelle. Il observera souvent « l’échec » de l’éducateur auteur de ce texte, par référence au fait que le juge « ne suivra pas son avis » et « aura une mauvaise image du travail accompli » ou encore « regrettera l’orientation subjective du rapport fourni ». En creux, cette analyse du rapport de l’éducateur contient un programme pédagogique d’apprentissage de « l’objectivité », de respect des organigrammes, de développement des capacités argumentatives et de persuasion.

La prise en compte de l’audience et du document qui la concrétise dans le processus de travail complexe dans lequel elle s’insère conduit à une lecture tout à fait différente. En effet, l’audience et le document sont, globalement, un moment spécifique de l’action de protection judiciaire, impliquant l’administration, les équipes éducatives, les établissements, le juge, le jeune justiciable, la logistique des institutions d’éducation judiciaire. C’est l’ensemble des quatre pages, et non la ligne et demie inscrite par le juge (et qu’on ne peut isoler), qui constitue l’unité de texte de travail pertinente. En effet, de même que le juge ne « suivra » pas « forcément » les orientations suggérées ou proposées par l’éducateur, l’application de la sentence ne la suivra, elle non plus, pas exactement ni intégralement. Les possibilités concrètes de placement seront prises en compte pour déterminer la destination réelle du jeune. La lecture de ses données de prise en charge permettra de le faire retourner en terrain connu ou, au contraire, de le dépayser. La lecture du rapport de l’éducateur, qui apparaitra dès lors bien utile, loin d’avoir été un échec, servira à définir les modalités d’insertion dans l’établissement d’accueil. On pourra chercher à préserver une fratrie, à favoriser l’éloignement par rapport à un système relationnel nocif, encourager ou décourager l’investissement parental, etc. Les quatre pages sont donc un texte à considérer dans leur totalité, et leurs interactions. Leur lecture ne doit pas s’orienter exclusivement vers la sentence du juge considérée comme une strophe ultime, mais plutôt comme un résultat de la division du travail qui a produit le document et le premier maillon de la chaîne de travail dans laquelle il va permettre un nouveau démarrage. Un tel point de vue sur le texte lui restitue sa performativité réelle dans la communication professionnelle et le met à sa place dans la textualité globale de l’espace public professionnel qu’est l’organisation.

En conclusion, on proposera de souscrire à un programme d’approche de l’organisation et du travail par la socio sémiotique, et donc d’étudier l’organisation comme texte. Cette démarche suppose de travailler avec une conception du texte qui le considère dans sa réalité matérielle et commune, qui intègre et relie une potentialité très variée de formes, substances et supports ainsi que des langages hétérogènes par leur matière et leurs règles, mais homogènes en ceci qu’ils sont des réalisations de l’aptitude des êtres humains à communiquer et à créer. Selon cette perspective, le texte n’est pas séparable des avatars, aventures et moments de sa circulation qui le redéfinissent, le transforment, le renouvellent. Enfin, la prise en compte du texte et de son écriture dans le travail et la production suppose de ne pas cantonner l’interprétation du texte à sa traduction méta textuelle dans des espaces abstraits, rationnels ou disciplinaires. Elle amène au contraire à considérer que l’interprétation fondamentale d’un texte au travail est le rôle que les acteurs lui font jouer dans le processus de travail et les suites qu’ils lui donnent dans la communication de travail. Ceci revient à considérer, pour une part, le texte écrit comme un artefact, un artefact comme les autres dans le grand cycle des productions, dans le grand texte du travail et de l’organisation. Cette opération du texte dans le travail de toutes natures et la production de toutes matérialités par les acteurs humains et non humains constitue sa performativité réelle, dont on ne peut attendre ni imaginer aucune « dématérialisation ».