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Mots-clés : figurativité, métaphore, métonymie, paradoxe, pragmatique, sémiotique
Auteurs cités : John Langshaw AUSTIN, Roland BARTHES, John BENDER, Émile BENVENISTE, CICÉRON, Joseph COURTÉS, Jean DUBOIS, Oswald DUCROT, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Roman JAKOBSON, Marshall MCLUHAN, Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Chaïm PERELMAN, Christian PLANTIN, QUINTILIEN, Frederick M. RENER, Ferdinand de SAUSSURE, David E. WELLBER, Claude ZILBERBERG
Introduction
La sémiotique narrative et discursive a pour sources principales la linguistique, l’anthropologie structurale et la narratologie de Propp. Elle a aussi puisé certains éléments dans la phénoménologie, et même du côté de la psychanalyse. En revanche, elle a longtemps ignoré sinon même rejeté la rhétorique. Aujourd’hui, pourtant, c’est la tendance inverse qui semble s’imposer, celle d’un retour de la rhétorique — mais d’une rhétorique pensée sur de nouvelles bases. Nous voudrions précisément reconstruire ici les étapes par lesquelles a dû passer la pensée linguistique — et sémiotique — depuis Saussure avant d’en arriver à la conception désormais largement admise, tant parmi les sémioticiens que de la part des pragmaticiens, d’une rhétoricité générale en tant que dimension constitutive du discours.
1. La rhétorique et les linguistes
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Selon Frederick Rener, la réthorique était définie comme l’ars bene dicendi, la grammaire, comme l’ars recte dicendi et la dialectique, comme l’ars vere dicendi (Interpretatio. Language and Translation from Cicero to Tytler, Amsterdam, Rodopi, 1989, p. 147).
Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, le champ des études linguistiques se répartissait en trois disciplines, la dialectique, la rhétorique et la grammaire, soit le trivium des médiévaux. La dialectique traite les énoncés dans leur relation avec les objets qu’ils sont censés représenter. Sa finalité consiste à distinguer le vrai du faux. La rhétorique étudie les moyens de persuasion créés par le discours et analyse, dans les énoncés, les effets qu’ils peuvent produire sur l’auditoire. La grammaire est la science des énoncés considérés en eux-mêmes : c’est le domaine de la connaissance qui cherche à saisir les contenus et à analyser les éléments d’expression qui les véhiculent1. Ces trois arts se sont progressivement constitués entre la fin du Ve siècle. av. J.-C. (du temps des sophistes) et le Ier siècle av. J.-C., époque où leurs délimitations réciproques parviennent à un point d’équilibre.
1.1. Le rejet
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Victor Hugo, Les Contemplations, Paris, Gallimard, 1973, I, 7.
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J. Bender et D.E. Wellbery, The Ends of Rhetoric : History, Theory and Practice, Stanford, Stanford University Press, 1990.
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« Antiphonie : voir l’usage de ce terme dans le discours de la rhétorique : « Signalons en particulier la pratique systématique non pas de la polyphonie, mais, si l’on peut dire, de “l’anti-phonie” (tout argument peut être renversé, et à tout discours répond un contre-discours projetant une autre réalité) ». Christian Plantin, « L’argument du paralogisme », Hermés. La Revue, 15, 1, 1995, pp. 250-251.
La linguistique se constitue en tant que science au cours d’une période de déclin de la rhétorique, entre le XIXe siècle, alors que Victor Hugo proclamait : « Guerre à la rhétorique, paix à la syntaxe », et la première moitié du XXe siècle2. J. Bender et D.E. Wellbery ont étudié les conditions discursives qui ont abouti à ce déclin de la rhétorique3. Pour expliquer ce déclin, ils notent en premier lieu que la définition d’un idéal de transparence, d’objectivité et de neutralité du discours scientifique, fondé sur la conception selon laquelle le langage représente la réalité est incompatible avec le principe d’« anti-phonie », qui veut qu’à tout discours corresponde un autre discours, produit selon un autre point de vue — ce qui signifie que c’est le discours qui modèle notre façon de voir la réalité et non l’inverse4. En second lieu, les auteurs relèvent l’apparition d’un idéal (paradoxalement contraire au précédent) d’originalité, d’individualité et de subjectivité pour ce qui concerne le discours littéraire, ce qui va à l’encontre de l’idée d’un stock de lieux communs et de procédés à la disposition de l’écrivain. Troisièmement, ils observent que la montée du libéralisme et d’une forme de discours politique supposant que la rationalité guide les choix des acteurs politiques, est incompatible avec l’idéal de persuasion fondateur de la rhétorique. De plus, la substitution du modèle de communication orale par un modèle de communication écrite relègue au second plan l’éloquence — fondement même du développement de la rhétorique. Enfin, ils soulignent l’importance du déclin du latin comme référence culturelle, parallèlement à l’émergence des États-nations et au rôle acquis par les langues nationales dans ce nouveau cadre. Ces nouveaux paradigmes discursifs, le positivisme scientifique et l’esthétique romantique ne reconnaissent plus le rôle joué par la rhétorique durant plus de deux millénaires.
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Paris, Payot, 1971.
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Ibid., p. 13.
La linguistique moderne naît, comme on sait, lorsque Saussure fixe son objet dans le Cours de linguistique générale5. Partant de cet objet empirique qu’est le langage humain, Saussure définit la langue en tant qu’objet théorique de la science du langage. La langue constitue la partie sociale du langage, qui permet l’exercice de la parole. Elle présente des oppositions de sons et de sens ainsi que des règles combinatoires d’unités. Le premier chapitre du Cours, qui offre une vue d’ensemble de l’histoire de la linguistique, montre que « la science qui s’est constituée autour des faits de langue a passé par trois phases successives avant de reconnaître quel est son véritable et unique objet » : la grammaire, la philologie et la grammaire comparée6. Bien que Saussure considère la grammaire, telle qu’inaugurée par les Grecs dans la tradition occidentale, comme un objet extrêmement étroit — « une discipline normative, très éloignée de la pure observation », qui visait « uniquement à donner des règles pour distinguer les formes correctes des formes incorrectes » —, il ne manque pas de reconnaître le lien de filiation entre ladite grammaire et la linguistique. A ce stade initial, la linguistique n’entretient aucun rapport avec la rhétorique ou la dialectique. Ses objets d’étude vont du son à la phrase, et elle ne se prononce aucunement sur le texte, qui n’était pas alors regardé comme une unité de la langue, mais de la parole.
1.2. Linguistiques transphrastiques — une première résurrection
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M. McLuhan, Understanding Media. The Extensions of Man, New York, McGraw-Hill, 1964.
Toujours d’après Bender et Wellbery, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nouvelles conditions discursives altèrent les prémisses culturelles hostiles à la rhétorique et favorisent sa renaissance. Tout d’abord, le XXe siècle rejette l’idéal d’objectivité et de neutralité scientifique du positivisme. De nombreux théoriciens (comme Heisenberg et Gödel) montrent que les données d’observation ne sont pas neutres. D’un autre côté, on commence à admettre que, selon le modèle diffusé par Thomas Kuhn, les sciences sont des constructions au sein de paradigmes déterminés. Par ailleurs, l’art moderne sape la notion de subjectivité fondatrice de l’esthétique romantique. Avec le surréalisme, et plus encore le dadaïsme, l’expérience esthétique (et plus spécialement la production artistique) est considérée comme un jeu de forces inconscientes et de contraintes linguistiques à l’égard duquel le sujet est décentré. L’idéal d’originalité est relativisé. Ensuite, le modèle de communication politique s’incarne dans la publicité, le marketing, les relations publiques, domaines où la rationalité des agents ne constitue plus un axiome. L’intention est de persuader, c’est-à-dire de convaincre ou d’émouvoir, deux moyens aussi valides l’un que l’autre pour aboutir à l’admission d’une idée déterminée. L’avènement des nouveaux médias ébranle le modèle de communication écrite, car, comme l’a montré McLuhan, une relation profonde existe entre la nouvelle culture de l’image et la culture orale préclassique7. Enfin, le polyglottisme, les dialectes et les jargons sont revalorisés. C’est dans le cadre de ces conditions discursives qu’un changement se produit en linguistique, changement qui va peu à peu favoriser son rapprochement avec la rhétorique.
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Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, vol. 2, pp. 79-88.
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Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, vol. 1, pp. 258-266.
Émile Benveniste, qui se considère comme un disciple de Saussure, en vient à s’interroger sur le passage de la virtualité de la langue à la réalisation de la parole. Il montre qu’il existe une instance de médiation entre la langue et la parole. Une « instance » est un ensemble de catégories qui crée un domaine donné. L’instance de médiation ici en question consiste en l’ensemble des catégories qui permettent le passage de la langue à la parole. Il s’agit des catégories créées dans l’acte de dire : la personne (je, celui qui parle, tu, celui avec qui on parle), le temps (maintenant, le moment de l’énonciation, à partir duquel se construisent les autres temps linguistiques) et l’espace (ici, espace du je à partir duquel s’établissent les autres localisations spatiales)8. L’énonciation est donc l’instance de l’ego, hic et nunc. Elle est, autrement dit, l’acte d’appropriation individuelle du langage9. Benveniste stipule que l’énonciation est l’acte de mise en fonctionnement de la langue. La langue est mise en fonctionnement lorsqu’elle est assumée par un je, qui crée un tu, dans un espace et un temps déterminés, au cours d’une relation de communication.
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Op. cit., pp. 36-38.
Lorsque Benveniste démontre l’existence d’une instance linguistique de médiation entre la langue et la parole, il ne considère plus la parole comme l’espace de la liberté et de la création individuelles, comme le faisait Saussure. Il montre au contraire que le produit de l’énonciation est réglé, qu’il est lui aussi social. Dans un passage du Cours de linguistique générale, Saussure s’interroge sur une régularité possible de la parole10. Benveniste démontrera que cette régularité s’exerce effectivement. Il crée ainsi un nouvel objet pour la linguistique : le discours, qui représente l’activité sociale du langage. Jusqu’alors, la phrase était la plus grande unité dont s’occupait la linguistique. Depuis Benveniste, la science du langage opère avec des unités transphrastiques, ce qui permet de créer une linguistique dont le texte, le plan de manifestation du discours, constitue l’objet. C’est cette linguistique du discours, et non pas la linguistique de la phrase, qui avoisine la rhétorique.
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Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, tome I, pp. 43-67.
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Chez Saussure, les relations paradigmatiques sont dénommées relations associatives (op. cit., p. 145).
L’article bien connu de Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », est sans doute le premier travail où un rapprochement entre la linguistique et la rhétorique est explicitement préconisé11. L’auteur y met en lumière une relation profonde entre, d’une part, une dichotomie fondamentale de la linguistique saussurienne, paradigme12 vs syntagme, et d’autre part deux processus sémantiques (ou mentaux), la similarité et la contiguïté, le paradigme se construisant sur des liens de similarité et le syntagme sur des connexions de contiguïté. Ces deux processus génèrent les deux classes où se répartissent tous les tropes : la métaphore, qui se construit sur une relation de similarité, et la métonymie, sur une relation de contiguïté. Jakobson fonde une sémantique de base, où les effets de sens sont produits soit métaphoriquement, soit métonymiquement. Ces processus sont associés à la condensation et au déplacement, quant à eux constitutifs, selon Freud, du rêve et du mot d’esprit.
- Note de bas de page 13 :
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Cf. R. Jakobson, op. cit., p. 63.
Les processus métaphorique et métonymique ne sont pas l’apanage du langage verbal13. Tous les autres langages (la peinture, la publicité, etc.) font aussi usage de métaphores et de métonymies. Les panneaux de signalisation dans les lieux publics ou sur les routes (signalisation des restaurants, des toilettes, etc.) sont généralement métonymiques. Tel est le cas du panneau affichant des couverts pour indiquer un restaurant ou un lit pour signaler un lieu d’hébergement. Le tableau Guernica, de Picasso, est métonymique. Il se compose d’éléments qui se joignent pour montrer l’horreur de la guerre. La couleur en est absente : seules y apparaissent les teintes de gris, blanc et noir. Aucun relief n’y est perceptible. Or, la couleur et le relief sont deux éléments par lesquels la nature se donne à connaître à l’homme. Les éliminer revient à montrer que la nature et la vie n’existent plus, seulement la mort. Les figures tombées au sol, les objets représentés (la lampe à pétrole, l’ampoule électrique, les flammes de l’incendie, le taureau) montrent que les aviateurs allemands ont détruit la vie, considérée du point de vue de la nature comme de l’histoire. Guernica représente toute l’horreur de la guerre, avec son lot de destructions. La guerre anéantit la vie, l’art, la civilisation. De son côté, le tableau Sommeil, de Dali, est métaphorique. Il expose une tête soutenue par de frêles béquilles. L’ensemble donne l’impression que tout s’effondrera si une seule béquille vient à fléchir. Une intersection sémique s’établit entre la « tête soutenue par des béquilles » et le « sommeil » : c’est la précarité, l’éphémérité.
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Op. cit., pp. 65-66.
- Note de bas de page 15 :
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Op. cit., p. 61.
Comme le montre Jakobson, tous les processus symboliques humains, qu’ils soient sociaux ou individuels, s’organisent métaphoriquement ou métonymiquement14. Agatha Christie a créé deux détectives d’importance majeure qui s’imposent comme les figures-clés de plusieurs de ses romans : Hercule Poirot et Miss Marple. Leurs processus d’investigation respectifs diffèrent du tout au tout. Celui de Poirot est métonymique : à partir d’un indice donné (une partie) et moyennant une série d’implications, il reconstruit le crime (la totalité). Celui de Miss Marple est métaphorique : elle perçoit des analogies entre le crime en cours d’investigation et un autre, déjà connu. Invariablement, Miss Marple termine en affirmant que le mal est toujours le même. Dans l’œuvre de la romancière, l’homme raisonne par implications, la femme par analogie. Nous pourrions en tirer des conclusions sur les stéréotypes sociaux à propos des rôles traditionnellement dévolus à la femme et à l’homme. Pour Jakobson, la métaphore et la métonymie sont également des processus de construction d’unités transphrastiques, car les topiques d’un texte peuvent d’après lui s’enchaîner métaphoriquement ou métonymiquement15. Il établit à partir de là une classification des écoles littéraires sur la base du mode prototypique de textualisation : le romantisme et le symbolisme seraient métaphoriques alors que le réalisme serait métonymique.
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Marc Fabius Quintilien, Institution oratoire, Paris, Garnier, 1978, 9, I, 5, 38. Voir aussi Jean Dubois et al., Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, pp. 50-144.
Parallèlement à cet effort de Jakobson pour fonder une sémantique sur la similarité et la contiguïté tout en conservant deux termes de l’ancienne elocutio, la métaphore et la métonymie, qui en l’occurrence ne dénotent plus des figures ou des tropes particuliers mais deux processus sémantiques (ou mentaux) universels, la similarité et la contiguïté, plusieurs tentatives ont été entreprises pour étudier l’ensemble des tropes et des figures. L’idée de base est que d’un point de vue rigoureusement méthodologique, l’organisation traditionnelle des figures (telles les figures de mots, de pensée et de construction) ne satisfait pas et qu’il faut par conséquent imaginer d’autres critères de classement et de dénomination. Tel est le cas notamment des travaux du Groupe μ. Afin d’établir une systématisation des figures, les auteurs partent de la classique quadripartita ratio, qui articulait les opérations d’adiectio, detractio, immutatio et transmutatio16. Ces quatre opérations peuvent s’exercer sur des constituants de différents niveaux, générant de la sorte autant de groupes de figures : des métaplasmes, des métataxes, des métasémèmes et des métalogismes. Les deux premiers groupes opèrent au niveau de l’expression, les deux autres sur le plan du contenu.
2. Vers une rhétoricité incorporée
Le mouvement d’incorporation de la rhétorique à la linguistique se fonde sur un présupposé radicalement différent de celui sur lequel reposaient les rhétoriques traditionnelles, conçues comme des arts et comme des ensembles de procédés disponibles pour l’orateur et l’écrivain. Il s’agit maintenant de rendre compte de ce qui se passe dans le discours oral ou écrit, y compris indépendamment des intentions conscientes de l’énonciateur. Au fond, ce qu’on cherche à décrire est une compétence rhétorique inconsciente, analogue à la compétence linguistique postulée par Chomsky, autrement dit, une théorie de la discursivisation. Il ne s’agit donc plus de construire une rhétorique comprise comme stratégie consciente visant à produire des effets déterminés sur l’auditoire, mais d’analyser la rhétoricité inhérente à toutes les opérations de langage.
2.1. Travaux précurseurs
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R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications, 16, 1970.
- Note de bas de page 18 :
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Op. cit., p. 172.
Durant l’année universitaire 1964-1965, Roland Barthes consacre son séminaire à la rhétorique ancienne, à la suite de quoi il publie en 1970 un long texte sur ce thème dans le numéro 16 de la revue Communications17. En raison du prestige de l’auteur, ce texte a grandement contribué à diffuser une image positive de la rhétorique parmi les linguistes, les sémiologues et les sémioticiens. Certes, Barthes ne soutenait pas explicitement l’idée d’une continuité entre la tradition rhétorique et la théorie littéraire, mais l’intérêt dont il témoignait pour ce thème établissait à lui seul un lien entre ces deux domaines de connaissance. A vrai dire, si Barthes explore l’ancienne rhétorique, c’est dans le but de construire une sémiologie. Voilà pourquoi il s’enchante de la « modernité » de certaines formulations18. Néanmoins, quel que soit son enthousiasme, Barthes se borne en fait à résumer la tradition rhétorique, à en faire l’histoire depuis l’origine jusqu’à son déclin au cours du XIXe siècle, tout en s’attachant à montrer la complexité et la subtilité du système rhétorique.
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Ibid., pp. 222-223.
- Note de bas de page 20 :
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Ibid., p. 223.
À la fin de son texte, Barthes cherche à extraire de la tradition rhétorique des problématiques susceptibles de servir aux études contemporaines. A ses yeux, trois prolongements sont possibles19. Le premier est une histoire de la rhétorique, assise sur des méthodes nouvelles qui soient en mesure d’apporter de nouvelles lumières sur de nombreux aspects de notre littérature, de notre enseignement et de nos institutions. Le deuxième consisterait à faire de la rhétorique une méthode d’analyse de la culture de masse, qui entretient une relation profonde avec la rhétorique aristotélicienne puisque toutes deux se fondent sur l’opinion courante, celle du plus grand nombre, sur la doxa, sur le vraisemblable. Le troisième prolongement envisageable est un programme de langage révolutionnaire, une nouvelle pratique du langage, qui ne serait pas dissociée de la science révolutionnaire20. C’est en éveillant ainsi le désir d’une nouvelle rhétorique, encore à construire, que Barthes a placé cette discipline parmi les nouvelles sciences du langage.
- Note de bas de page 21 :
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G. Genette, « La rhétorique restreinte », Communications, 16, 1970.
Le numéro de Communications où le texte de Barhes est paru comprenait aussi des contributions de Jean Cohen, de Tzvetan Todorov, du Groupe μ et de Pierre Kuentz. Tous ces auteurs considéraient la rhétorique comme un catalogue de figures, voire comme une théorie de la métaphore. Mais dans ce même numéro figure également un article de Gérard Genette, intitulé La rhétorique restreinte, où il déplorait que la rhétorique ait été réduite à une tropologie, perdant ainsi sa dimension argumentative21. Et de proposer de redonner à la rhétorique toute son envergure. Mais tout comme Barthes, les autres auteurs du numéro continuent d’envisager la rhétorique comme un art et une technique (souvent restreinte à l’étude des figures). En d’autres termes, bien qu’ils placent cette discipine parmi les sciences modernes du langage et lui restituent sa dignité millénaire, ils ne vont pas encore jusqu’à penser une rhétoricité générale du langage.
Le rapprochement entre la linguistique et la rhétorique emprunte donc deux voies : d’un côté, on envisage une rhétoricité générale en tant que condition même de l’existence de la production discursive ; de l’autre, on conçoit la rhétorique comme un instrument d’analyse discursive toujours valide et on entend repenser la rhétorique ancienne à la lumière des découvertes modernes de la science du langage.
La première voie mérite que nous l’approfondissions davantage. Deux disciplines linguistiques voisinent la rhétorique et en sont pour une part les héritières : la pragmatique et la sémiotique.
La pragmatique, comme on sait, est l’étude du langage en usage, dans l’action. Cela implique en premier lieu la reconnaissance du fait que beaucoup d’énoncés ne peuvent être compris que dans une situation concrète de parole. La pragmatique se rapproche ainsi des considérations des sophistes au sujet des paradoxes et des jeux de langage. Un jour, l’historien brésilien Sergio Buarque de Holanda, à qui on demandait si Chico Buarque était son fils, répondit : « Non, Chico n’est pas mon fils, c’est moi qui suis son père ». Par ailleurs, tout acte de langage comporte une orientation argumentative, ce qui signifie que l’argumentativité, et donc la persuasion, relève de la nature même du langage. Ce sont des orientations argumentatives entièrement différentes qui séparent, par exemple, deux phrases comme : C’est un bon joueur, mais il est problématique et Il est problématique, mais c’est un bon joueur.
- Note de bas de page 22 :
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Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
Rappelons brièvement de quelle manière la pragmatique a développé une théorie des actes de parole. Pour distinguer les constatifs des performatifs, Austin part de la question suivante : Que fait-on quand on dit quelque chose ? Et il montre que dire quelque chose, c’est effectuer trois actes : un acte locutionnaire (ou locutoire), un acte illocutionnaire (ou illocutoire) et un acte perlocutionnaire (ou perlocutoire)22.
L’acte locutionnaire est l’acte linguistique de dire, celui qu’on effectue en énonçant une phrase. L’acte illocutionnaire est l’acte qui est effectué sur le plan du langage lui-même. L’acte perlocutionnaire est ce qui se réalise par le langage. Par exemple, si on considère la phrase Je vous avertis, ne faites pas cela, on peut distinguer : i) l’acte de dire, d’énoncer chaque élément linguistique de la phrase : c’est l’acte locutoire ; ii) l’acte d’avertissement, qui s’effectue dans le langage, dans l’acte même de dire et qui est en l’occurrence marqué par la forme verbale j’avertis : c’est l’acte illocutoire ; enfin, iii), un acte qui est le résultat de l’acte locutoire et de l’acte illocutoire, et qui dépend du contexte de l’énonciation. Lorsque la phrase citée est énoncée, le résultat peut être la persuasion de l’interlocuteur, auquel cas nous avons un acte qui ne s’est pas produit dans le langage, mais par le langage : c’est l’acte perlocutoire. L’acte illocutoire a un aspect conventionnel, c’est-à-dire marqué dans le langage, contrairement à l’acte perlocutoire. « Marqué » dans le langage signifie que l’acte illocutionnaire peut être explicité par la formule performative correspondante. Ainsi, dans la phrase Ne t’inquiète pas, je viendrai demain, l’acte illocutionnaire ne peut être que la promesse, car dans ce contexte cet acte ne peut être explicité qu’en recourant à la formule performative je promets. L’acte perlocutoire est un effet éventuel des actes locutoire et illocutoire. Par exemple, l’interlocuteur peut sentir la promesse de venir demain comme une menace. La perlocution est l’effet créé chez l’interlocuteur par le moyen d’actes de langage.
- Note de bas de page 23 :
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Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972, pp. 112-113.
Oswald Ducrot postule qu’en comprenant un énoncé, nous prenons en compte non seulement une composante linguistique, mais aussi une composante rhétorique qui, en tenant compte des conditions d’emploi, permet de prévoir le sens effectif de l’énoncé dans les différents contextes où il est utilisé23.
Dans les études du discours, la sémiotique française reconnaît l’existence de deux grands types de textes : les textes figuratifs, qui créent des simulacres du monde, et les textes thématiques, qui ont pour objet de présenter de manière abstraite les univers de discours. Cela signifie que la dimension tropologique du langage, qui certes se donne à voir de la façon la plus manifeste dans la littérature, est en fait présente dans tous les genres. La figurativité est la condition de l’existence même du discours.
- Note de bas de page 24 :
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Cf. Cl. Zilberberg, « Précis de grammaire tensive », Tangence, 70, 2002. A propos de la « rhétorisation de la sémiotique », voir aussi, dans le présent numéro, l’article de Norma Discini, « Claude Zilberberg : mémoire et devenir ».
- Note de bas de page 25 :
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Cf. Cicéron, L’orateur, Paris, Les Belles Lettres, 1921, I, 21, 69. Quintilien, op. cit., XII, 2, 11.
Claude Zilberberg observe que dans son développement, la linguistique a délaissé le domaine de l’affectivité, du sensible, ce qui va bien dans le sens du processus général de « dérhétorisation» de cette discipline. Il plaide au contraire en faveur de l’inclusion des affects dans la théorie sémiotique et préconise de revenir à la rhétorique24. De fait, la rhétorique avait parmi ses objectifs non pas seulement de docere ou probare, ce qui relève de la composante intelligible du discours, mais aussi de delectare ou placere, de movere ou flectere, qui se rapportent à la composante affective ou « passionnelle » du discours25.
- Note de bas de page 26 :
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Cf. A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 197.
- Note de bas de page 27 :
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A. Gedeão, « Lição sobre a água », Poesias completas (1956-1967), Lisboa, Portugália, 1972, pp. 244-245.
Soit, à titre d’exemple, la question de la multiplicité de lectures d’un texte. L’isotopie est la récurrence, tout au long d’une chaîne syntagmatique, de catégories sémiques qui donnent au discours son unité26. C’est l’isotopie qui détermine les lectures qui doivent ou peuvent être faites d’un texte. Une lecture ne procède pas de l’intention du lecteur d’interpréter le texte d’une certaine manière — elle est inscrite dans le texte même en tant que virtualité. Il existe bien sûr des textes pluri-isotopiques, c’est-à-dire qui admettent plusieurs lectures, mais toutes sont alors inscrites dans le texte comme autant de possibilités. Dans ces textes, les mêmes éléments admettent plus d’une interprétation, selon le plan de lecture où on se place pour les analyser. Ces différentes lectures peuvent être liées les unes aux autres métaphoriquement ou métonymiquement. En guise d’illustration, considérons le poème ci-après, d’Antônio Gedeão27.
2.2. Sémiotique du discours et rhétoricité
Lição sobre a água
Este líquido é água.
Quando pura
é inodora, insípida e incolor.
Reduzida a vapor,
sob tensão e a alta temperatura,
move os êmbolos das máquinas, que, por isso,
se denominam máquinas de vapor.
É um bom dissolvente.
Embora com exceções mas de um modo geral,
dissolve tudo bem, ácidos, bases e sais.
Congela a zero graus centesimais
e ferve a 100, quando a pressão normal.
Foi nesse líquido que numa noite cálida de Verão,
sob um luar gomoso e branco de camélia,
apareceu a boiar o cadáver de Ofélia
com um nenúfar na mão.
Leçon sur l’eau
Ce liquide est de l’eau.
À l’état pur,
elle est inodore, insipide et incolore.
À l’état de vapeur,
sous pression et haute température,
elle meut les pistons des machines, qui, pour cette raison,
se nomment machines à vapeur.
Elle est un bon dissolvant.
À quelques exceptions près,
elle dissout tout, acides, bases et sels.
Elle se solidifie à zéro degré
et bout à 100, sous une pression normale.
Ce fut dans ce liquide que par une chaude nuit d’Été,
sous un clair de lune épais et blanc de camélia,
est apparu le cadavre d’Ophélie flottant,
un nénuphar à la main.
Tout d’abord, il nous semble qu’il s’agit d’un texte purement dénotatif, c’est-à-dire qui n’offre qu’un seul plan de lecture. Il y est question de l’eau. Bien plus, les deux premières strophes donnent l’impression d’être devant un texte tiré d’un manuel de science pour classe élémentaire, alors que la dernière a tout l’air d’un texte poétique. En effet, les deux premières strophes évoquent les propriétés physico-chimiques de l’eau (l’absence, à l’état pur, de couleur, d’odeur et de goût ; la propriété de solvant quasi universel puisque l’eau dissout des substances appartenant aux trois grands groupes d’éléments chimiques, acides, bases, et sels ; les points de congélation et d’ébullition sous une pression normale) et parlent aussi de son utilité (mouvoir des machines et servir de dissolvant). Comme nous le disions, nous avons l’impression que le mot « eau » a une valeur dénotative et que le poète présente un exposé qui aurait davantage sa place dans un compendium scientifique sur les propriétés et les fonctions d’une substance donnée. Mais à la troisième strophe le ton change : un rythme lent et majestueux se substitue au rythme quasi prosaïque des deux premières strophes ; les consonnes continues prédominent ; les vocables choisis semblent plus suggestifs, plus « littéraires ».
Entamons notre analyse par cette troisième strophe. Ce qui attire l’attention est l’emploi d’adjectifs non pertinents du point de vue de la communication : « chaude nuit d’Été », « clair de lune blanc de camélia ». Du point de vue de la communication, ces adjectifs ne sont pas pertinents, car ils introduisent une redondance, qui en termes communicationnels serait fâcheuse : une nuit d’été est nécessairement chaude et par définition un clair de lune est blanc, comme le camélia. Toutefois, ce qui est redondant du point de vue du message utilitaire peut devenir l’élément de base d’une construction poétique. Nous avons donc, d’un côté, la réitération de la chaleur et, de l’autre, de la blancheur. Été, écrit avec une majuscule, ne dénote pas seulement la saison mais évoque la chaleur et, par association, connote la vie. Le temps des jeux de l’amour est ainsi suggéré. Le clair de lune est le cadre romantique des amoureux. Il est défini comme une blancheur intense, car « de camélia » renforce « blanc ». La blancheur connote la pureté. En outre, le vers suggère une atmosphère envoûtante, car l’adjectif portugais gomoso signifie visqueux et renvoie à ce qui prend, captive et séduit. Le troisième vers introduit l’idée de la mort, de la pourriture du cadavre, de la froideur. Jusqu’à présent, notre analyse s’est bornée aux mécanismes internes de production de sens mais il faut considérer aussi les relations entre ce texte et d’autres textes. Ophélie évoque évidemment le personnage de la tragédie de Shakespeare. Dans la pièce, folle de douleur, elle se noie parce qu’Hamlet, qu’elle aime, vient de tuer son père. L’évocation d’un personnage de la tragédie classique introduit dans le poème tous les conflits qui imprègnent ce genre théâtral, dont les personnages sont tourmentés par des sentiments et des devoirs contradictoires. Au quatrième vers apparaît le mot « nénuphar », qui désigne une plante aquatique de la famille des nymphéacées. Ce terme évoque ainsi les nymphes, qui figurent la beauté, la jeunesse et aussi la vie.
Et au milieu de cet ensemble d’éléments, voilà que surgit la mort. Dans la blancheur de camélia du clair de lune s’insinue la putréfaction (le cadavre). L’eau, qui est un lieu de vie (celui où croissent les nénuphars), est aussi le lieu de sa négation, la mort (celui où flotte le cadavre). Nous sommes sur le plan du mythe, car tout mythe réunit des éléments sémantiques contraires les uns des autres. L’eau acquiert ainsi une dimension mythique. En même temps, Ophélie nous projette dans le domaine de la littérature.
La netteté des ressources poétiques de la troisième strophe nous oblige à relire les deux premières afin de saisir le signifié global du poème, qui, jusqu’à présent, se présente comme deux blocs de signification apparemment sans aucun rapport entre eux.
A la vérité, ce poème ne parle pas de l’eau. Ce n’est pas un texte dénotatif. Il parle de la science et de la littérature. Il y a deux manières de connaître le monde : par la science et par la littérature. La première est dénotative. Elle décrit la réalité dans ses propriétés et fonctions. Elle définit, distingue, et n’admet pas la contradiction. Pour cette raison même, elle donne une vision inodore, incolore et insipide de la réalité. Elle est liée au monde des affaires et du travail (l’eau « meut les pistons des machines »), car elle génère une technologie. Sous son prisme, la réalité est vue comme un espace où tout est catalogué et séparé. L’analyse de la science est toujours partielle, toujours incomplète parce qu’elle ne prend pas en compte la dimension contradictoire des choses humaines, qu’exprime en revanche le mythe. La lecture littéraire du monde se situe sur le plan d’une compréhension mythique qui saisit simultanément les oppositions inhérentes au réel, où la mort est le revers de la vie, la pourriture celui de la pureté, le froid celui de la chaleur, etc. D’où une vision emplie de couleurs intenses (« le clair de lune blanc de camélia ») et de sensations tactiles très vives. On a là une lecture liée au monde des sentiments, qui fusionne les éléments tout en conservant leurs propriétés. Le changement de rythme et la prédominance des consonnes continues manifestent, si on peut dire, sur le plan de l’expression, une sorte d’invasion du mythe, qui s’insinue à l’intérieur de la réalité. Cette lecture littéraire du monde est la seule qui appréhende les sentiments contradictoires animant les hommes.
Le poète a mis en discours ces deux lectures du monde en créant, dans son texte, des simulacres du discours scientifique et du discours littéraire sur la base de leurs traits les plus évidents et les plus en accord avec le sens commun. De fait, selon ce sens commun, il y a des matières qui sont « littéraires » et d’autres qui ne le sont pas, des mots « littéraires » et d’autres mots qui ne le sont pas. La mort et le clair de lune seraient des thèmes littéraires. De même pour camélia, nénuphar, etc., contrairement à acides, bases et sels. D’où notre impression d’avoir affaire, dans les deux premières strophes, à un texte tiré d’un livre de sciences naturelles pour écoliers et, dans la dernière, à un texte littéraire. Quant à notre propre interprétation, on peut la qualifer de métonymique étant donné qu’elle parle d’une totalité — le discours littéraire et le discours scientifique — à partir d’un exemple particulier, d’un discours singulier, à propos de l’eau.
Les tropes et plus généralement la figurativité sont à l’origine du langage. L’histoire de la langue montre entre autres choses que la quasi-totalité des mots ont des sens dérivés de tropes. Argument vient de la racine argu, qui apparaît aussi dans le mot argenté, qui veut dire « scintillant ». Un « argument » était initialement ce qui fait scintiller une idée. Cette racine figure aussi dans argutie, qui se rapporte à une intelligence brillante. D’ailleurs, employer le mot brillant en se référant à un individu ou à ses actions est encore un usage figuré.
- Note de bas de page 28 :
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Cf. Cl. Zilberberg, op. cit., pp. 138-139. Voir aussi, sur ce point, dans le présent numéro, les contributions d’Óscar Quezada, Norma Discini et Luiz Tatit.
Mais la sémiotique ne se borne pas à voir dans la figurativité une des conditions de toute activité discursive, elle reconnaît également l’argumentativité présente dans les discours. L’argumentation opère par implications et concessions. De la logique implicative relève le « faire ce qui peut être fait » (faire, parce que c’est possible ; ne pas faire, parce que ce n’est pas possible) ; la logique concessive a trait à l’impossibilité (faire, bien que ce ne soit pas possible ; ne pas faire, bien que ce soit possible). L’implication parle des régularités, la concession rompt les attentes et donne accès à la discontinuité de ce qui est marquant dans la vie28.
Les arguments répertoriés par la rhétorique sont majoritairement implicatifs. C’est le cas, par exemple, de tous les arguments de causalité : ceux qui indiquent des causes médiates et immédiates, ceux qui évoquent des causes immédiates pour occulter les médiates, ceux qui minimisent les causes immédiates afin d’évacuer la responsabilité du présent, ceux qui pointent les causes finales. Dans la quatrième partie du Sermon du Mandat, prêché à la Chapelle Royale de Lisbonne en 1645, le célèbre prédicateur Antônio Vieira définit l’amour en dehors de la logique implicative. L’amour, s’il a une cause (un parce que), n’est pas l’amour ; et s’il a une finalité (une cause finale : un pour quoi), il n’est pas non plus l’amour :
- Note de bas de page 29 :
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Sermões, Porto, Lello & Irmão, 1959, tome IV, p. 336.
Saint Bernard, en définissant l’amour fin, dit ainsi : non quaerit amour causam nec fructum. Si j’aime parce qu’ils m’aiment, l’amour a une cause ; si j’aime pour qu’ils m’aiment, l’amour a un fruit : l’amour fin n’a pas de pourquoi ni de pour quoi. Si j’aime, parce qu’ils m’aiment, c’est l’obligation, je fais ce que je dois ; si j’aime, pour qu’ils m’aiment, c’est la négociation, je cherche ce que je désire. Mais alors, pour un amour fin, comment doit-on aimer ? Amo, quia amo, amo, ut amem : j’aime, parce que j’aime, et j’aime pour aimer. Qui aime parce qu’il est aimé, est reconnaissant, qui aime pour être aimé, est intéressé : qui aime ni parce qu’il est aimé ni pour être aimé est fin. Telle était la finesse du Christ à l’égard de Judas, fondée sur la science qu’il avait de lui et des autres disciples.29
- Note de bas de page 30 :
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La nouvelle rhétorique. Traité de l’argumentation, Paris, P.U.F., 1970.
De nouvelles rhétoriques se sont progressivement ébauchées, à l’instar de celle de Ch. Perelman et L. Tyteca30. Les auteurs, insatisfaits de l’application de la logique formelle aux problèmes de la décision, partent du principe que la majeure partie des affaires humaines ne se fonde pas sur des démonstrations logiques mais sur des raisonnements contingents, probables, possibles. Leur nouvelle rhétorique est un retour à Aristote consistant en l’examen des preuves dialectiques qui, élaborées dans les Topiques et utilisées dans la Rhétorique, constituent les bases d’une étude des techniques discursives destinées à obtenir l’adhésion des esprits. Perelman et Tyteca visent à construire un modèle d’argumentation non formelle qui, prenant appui sur le droit positif et les précédents, fournisse un fondement raisonnable à la prise de décision.
Conclusion
La linguistique du discours ou de l’usage est donc l’héritière de la rhétorique. Cela revient à dire qu’elle ne tient pas la rhétorique pour une doctrine établie une fois pour toutes dans l’Antiquité et qu’il s’agirait uniquement d’appliquer telle quelle. Une telle démarche irait à l’encontre du principe même de la démarche scientifique, qui jamais ne prétend établir de « vérité » ultime, et par conséquent reste continuellement en construction. Reconnaître l’existence d’une rhétoricité générale dans le langage, c’est-à-dire d’une dimension argumentative et tropologique dans tout discours, c’est admettre que la tradition rhétorique a encore beaucoup à nous apprendre. La rhétorique est ce qui perturbe la grammaire de la langue et une prétendue logique du langage. Dans l’opposition entre le vraisemblable et le vrai, ce que la rhétorique met en avant et analyse, c’est le premier élément. La « vérité » n’est qu’un effet de sens (qui, une fois établi, tend à devenir canonique et par suite contraignant). L’« objectivité » est elle aussi un effet de sens, en sorte que la puissance d’un discours ne saurait tenir à son adaequatio ad rem mais dépend de sa force persuasive. Pour cette raison, le déconstructionnisme est lui aussi dans la lignée de la tradition rhétorique. Ce qui construit le discours est le mécanisme de subversion du langage dans toute sa productivité.