La question de l’identité : pour une sémiotique éco-anthropologique

Claude CALAME

École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

https://doi.org/10.25965/as.6422

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : anthropopoiésis, éco-anthropologie, écopoiésis, énonciation, identité discursive, instance de discours, pragmatique, sémio-poiétique

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Maurizio BETTINI, Jacques FONTANILLE, Monder KILANI, Eric LANDOWSKI, Francesco REMOTTI, Paul RICŒUR, Annamaria RIVERA, Ioanna VULTUR

Plan
Texte intégral

1. L’identité entre éco-anthropologie et sémiopoiétique

Note de bas de page 1 :

F. Remotti, Contro l’identità, Rome-Bari, Laterza, 1996 ; L’ossessione identitaria, Rome-Bari, Laterza, 2010.

Note de bas de page 2 :

L’ossessione identitaria, op. cit., pp. 140-141.

Ballottée entre « identités nationales » et « politiques identitaires », entre des identités individuelles exacerbées et des affirmations identitaires visant l’exclusion, la notion d’identité, non sans raison, a désormais mauvaise réputation. C’est le cas en particulier chez les anthropologues. Parmi eux, Francesco Remotti, depuis Contro l’identità (1996) jusqu’à L’ossessione identitaria (2010), s’est montré particulièrement critique1. Tout d’abord contre une identité qui se révèle à ses yeux être un masque, sinon une fiction visant à cacher la précarité d’un « je » qui se gonfle en un « nous » à son tour très précaire ; contre une identité plurielle aussi, qui, se configurant comme une « illusion », ne peut s’affirmer que face à une altérité tout aussi fictionnelle. Puis face à une modernité entraînée par un processus généralisé de « déculturation » au profit d’un monde asservi au marché et à la consommation de biens matériels : constat d’un monde pauvre en « relations et projets de coexistence ». Tout cela incline à se passer du concept d’identité « avec ses mythes, aussi misérables qu’ils sont stupides »2.

Néanmoins, l’existence même du corps propre, avec notamment ses dispositions génétiques et ses capacités neuronales, oblige à reconnaître pour toute personne une identité in-dividuelle : en-deçà de toute essentialisation philosophique du « sujet » et au-delà de la dialectique ricœurienne entre l’idem et l’ipse (sur laquelle on va revenir), l’identité, à nos yeux, se construit et se modifie de manière constitutivement « anthropo-poiétique », c’est-à-dire dans une fabrication interactionnelle et culturelle de l’être humain avec ses proches, en particulier par la communication langagière, qui à l’évidence relève d’une sémiotique. Mais, fondée sur le corps propre et l’organe cérébral qui l’anime, l’individu, avec son identité sociale et culturelle, se constitue aussi de manière « éco-poiétique », dans l’interaction avec un monde environnant dont il partage les qualités physiques, chimiques et biologiques et dont il ne cesse d’interpréter, également de manière sémiotique, la matérialité afin d’en user — quand il n’en abuse pas. Complexe et fluide, l’identité de chaque individu se fait et se défait dans l’interaction avec des ensembles socio-culturels multiformes et avec un environnement physique et biologique qu’il rend signifiant.

S’il est juste de dénoncer les identités, singulières ou collectives, qui s’affirmeraient dans une prétendue pureté du même en opposition à d’autres, sinon aux autres, s’il est légitime de les interroger comme fictions et d’en dénoncer l’extrême précarité de fait, s’il est indispensable d’éviter d’en faire des substances et de les naturaliser, l’identité reste pourtant incontournable, ne serait-ce qu’à titre de simple concept opératoire. Mais pour devenir opératoire, cette notion exige une conception plurielle et relationnelle de l’individu-sujet pensé non pas d’un point de vue substantiel mais dans le sens anthropopoiétique et écopoiétique, et par conséquent anthropo- et éco-sémiotique que l’on verra, entre identité individuelle et identité collective. Selon cette perspective, l’idée d’identité débouche sur le dessin d’unités complexes, polymorphes, mobiles sinon fluides qu’il faut se garder d’essentialiser mais qui n’en sont pas moins symboliquement efficaces.

2. L’identité par le biais de l’énonciation discursive

De longues années de recherche en anthropologie historique de l’Antiquité grecque nous ayant rendu sensible autant à une approche d’analyse des discours qu’à une approche anthropo-sémiotique des représentations culturelles, tentons d’aborder la question de l’identité par son énonciation, son affirmation et sa configuration ; et prenons un exemple.

Note de bas de page 3 :

https://fr.novopress.info/207246/defendons-leurope-la-campagne-de-generation-identitaire-face-a-linvasion/ (16.9.17).

En France en particulier, les actions du groupe d’extrême-droite « Génération identitaire » ne cessent d’inquiéter. Sous l’intitulé « Défendons l’Europe », ces militants actifs en Allemagne, en France et en Italie, se sont employés, en été 2017, à bord du navire « C-Star », à entraver les sauvetages de migrantes et migrants en perdition au large de la Libye avant de repousser ces mêmes exilés, hommes, femmes et enfants, de France vers l’Italie par les cols enneigés des Hautes-Alpes. Sous la dénomination identitaire et avec le mot d’ordre international « Defend Europe », il s’agit à les en croire de « protéger notre civilisation et nos peuples face à l’islamisme et face à l’invasion migratoire. Contre leur Union européenne, montrons-leur que nous ne voulons pas de l’effacement de nos racines, de l’ouverture des frontières, de l’islamisation. Ensemble, Défendons l’Europe ! »3.

Note de bas de page 4 :

À ce propos, voir M. Kilani, Pour un universalisme critique. Essai d’anthropologie du contemporain, Paris, La Découverte, 2014, pp. 267-284.

Frappe tout d’abord l’habituel partage dichotomique, ici implicitement conceptualisé en termes de « choc des civilisations »4 : d’une part la civilisation (occidentale) avec la civilité qu’elle impliquerait, d’autre part la culture « autre » (ou « de l’autre »), réduite à l’islam ; d’un côté une culture civile qui se donne comme universelle, de l’autre une religion suspectée en elle-même porteuse du prosélytisme et des violences que sous-entendent islamisation et islamisme.

Du point de vue énonciatif et face à l’amalgame de tous les migrantes et migrants sous l’étiquette de l’islam, l’affirmation dichotomique est assumée par un « nous » inclusif, un « nous » identitaire qui se pose face aux « eux » (un « eux » qui inclut paradoxalement à la fois les exilés et exilées, et l’Union Européenne !).

Note de bas de page 5 :

Cf. M. Bettini, Contro le radici. Tradizione, identità, memoria, Bologne, Il Mulino, 2011, pp. 21-29 (tr. fr., Contre les racines, Paris, Flammarion, 2017).

Remarquons encore que l’habituel paramètre territorial est réservé à ce seul « nous » identitaire : défendre l’Europe, c’est défendre ses frontières, c’est défendre un sol où le » nous » est censé plonger ses racines ; c’est reprendre une métaphore qui tend à essentialiser une identité culturelle pour l’inscrire dans un destin historique, selon un mécanisme bien répertorié dans la culture gréco-romaine5. C’est donc une représentation du monde, signifiante dans un contexte socio-culturel défini dans l’espace et dans le temps, qui est ici portée par des procédures énonciatives en « nous ».

Note de bas de page 6 :

Cf. F. Remotti, L’ossessione identitaria, op. cit., p. 140.

Ce « nous » identitaire de « défendons l’Europe » relève exemplairement du type de collectifs qui, dans une logique fermée de l’identité, se définissent comme indéfectiblement attachés à la défense exclusive de leurs propres intérêts6.

3. Identité, énonciation et sujet de discours

Si critique se veuille la présente approche, nous ne nous cachons pas que comme toute approche d’ordre anthropologique, et en l’occurrence d’ordre anthropo- et éco-sémiotique, notre réflexion sur la pertinence de la notion d’identité, même comme « pur » concept opératoire, est inévitablement et fortement marquée par le paradigme idéologique et pratique contemporain, à savoir celui d’une économie de marché animée par un néolibéralisme décomplexé sous la domination d’un capitalisme libéré de tout contrôle politique. Le modèle de l’échange matériel et marchand qui l’inspire dans la perspective du profit a non seulement des conséquences déterminantes sur les communautés humaines et leur environnement, mais aussi un impact social et culturel sur notre propre anthropologie, entendue comme conception et représentation de l’homme et de son action.

Note de bas de page 7 :

Cl. Calame, « Entre personne et sujet : l’individu et ses identités », in id. (éd.), Identités de l’individu contemporain, Paris, Textuel, 2008, pp. 5-32, et « Entre droits de l’homme et droits sociaux : l’individu abstrait et la personne concrète », in Ph. Corcuff, Ch. Le Bart, F. de Singly (éds.), L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, pp. 151-163.

Différentes occasions nous ont été offertes d’analyser les effets de subjectivation égoïste provoqués par un système économique et social visant à soumettre les êtres humains à une concurrence et à une compétitivité généralisées7. Constituée en individu prétendument autonome, la personne est réduite à un soi appelé à satisfaire ses besoins et désirs à son propre profit ; elle correspond à un individu censé développer seul des ressources et des capacités considérées comme propres ; elle est centrée sur un « self » exacerbé par un néo-libéralisme faisant foin du tout lien social. Trouvant son assise pratique dans la propriété privée et invité à l’accumulation et à une consommation addictive de biens matériels, l’individu contemporain est obsessionnellement mobilisé par un « souci de soi » focalisé sur sa propre image. C’est l’individu du selfie autoréférentiel et de l’addiction à la communication numérique autocentrée, en particulier dans l’auto-promotion sur les réseaux sociaux. Dans sa version néo-libérale, l’individu n’est plus qu’une caricature, une figure détournée de l’individu libéral émancipé, doué de libre-arbitre et pourvu des droits de la personne qui est né de la réflexion des Lumières.

Note de bas de page 8 :

Comme je l’ai répété à plusieurs reprises à propos des malentendus entretenus par une poésie « lyrique » grecque comprise comme expression poétique des sentiments intimes de l’auteur, ces postures d’ordre énonciatif ne renvoient qu’indirectement, par le biais de la langue réalisée en paroles, à l’auteur dans sa réalité psycho-sociale : Cl. Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, pp. 13-40.

Mais avant d’être sujet au sens philosophique, cartésien et occidental du terme, le « je », sinon le « nous », se manifeste d’abord en tant que je ou nous verbal, comme sujet de discours. À ce titre, l’individu correspond à une simple instance d’énonciation, non substantielle. Il se réalise dans des séquence d’énoncés qui, dans la profération orale ou la rédaction écrite, correspondent à autant d’actes d’énonciation. D’un côté, dans l’acte verbal qui peut aller de la simple assertion à l’acte de parole à fonction performative, le je se construit en (se) disant sa propre posture, qui est d’ordre discursif ; dans des discours développés, notamment littéraires, comme je l’ai observé à plusieurs reprises à propos des malentendus entretenus par une poésie « lyrique » grecque comprise comme expression poétique des sentiments intimes de l’auteur, ces postures d’ordre énonciatif ne renvoient qu’indirectement, par le biais de la langue réalisée en paroles, à l’auteur dans sa réalité psycho-sociale : elles remplissent le rôle de véritables « masques d’autorité »8.

Remarquons encore que le je, en s’énonçant dans une forme langagière articulée et rythmée, intervient avec son corps propre ou de manière médiate par la parole orale ou l’écriture dans un contexte historique, social et culturel particulier, impliquant la présence d’interlocuteurs : insertion verbale, mais aussi physique, pratique, sociale et culturelle (bien loin de l’autonomie égocentrée du « self » !), face à d’autres qui sont appelés à réagir à leur tour en tant que sujets de discours. Le je n’existe que pour et par un tu, le nous ne se définit que face à un vous, en interaction discursive dynamique avec aussi un lui et un eux. Ce n’est que par l’intermédiaire de l’expression verbale que le « nous » inclusif de « Défendons l’Europe » renvoie à une pluralité de figures psycho-sociales, à une pluralité d’agents situés avec leurs corps propres dans le temps et dans l’espace, dans un contexte matériel, historique, social et culturel particulier.

Enfin, entre « discours » et « récit », autrement dit entre d’une part des énoncés à la 1re et à la 2e personnes renvoyant de manière déictique à l’ici et au maintenant de l’énonciation elle-même (selon les paramètres de l’« appareil formel de l’énonciation », et d’autre part des énoncés à la 3e personne, au passé ou sur un mode intemporel et dans un espace autre ou de manière universelle, le discours se développe autant du point de vue syntactique que dans la dimension sémantique. Entre modalisations énonciatives et énoncés assertifs, il se construit aussi bien sur la dimension argumentative et narrative que dans son épaisseur sémantique. Animé par une instance d’énonciation et organisant sa substance en registres sémantiques (les « isotopies »), le discours se fonde sur les pouvoirs polysémiques des mots pour signifier ; soutenu par les procédures énonciatives dépendant de cette instance, le discours donne un sens à ce dont il parle tout en créant du sens dans une situation donnée.

C’est ainsi que l’instance d’énonciation acquiert, dans et par l’énoncé même, une consistance sémantique et une figure spatio-temporelle d’ordre discursif. Par cette médiation verbale, elle renvoie sans doute au « soi », avec une identité encore à définir mais en même temps, par la performance discursive, cette instance s’engage dans un échange et son discours prend sens avant tout pour d’autres. Par son intervention langagière, le je (ou le nous) discursif agit sur autrui dans un environnement social et culturel localisé dans l’espace et dans le temps où son action n’est possible que si, moyennant une langue commune, les autres partagent des procédures argumentatives et surtout des représentations culturelles proches. Ainsi les potentialités sémantiques de la création verbale et de son énonciation contribuent non seulement à la construction sémiotique d’un sujet de discours, singulier ou collectif mais aussi elles sollicitent la nécessaire interprétation de ce discours par celles et ceux qui sont impliqués dans l’acte de communication et qui subissent les effets, affectifs et intellectuels, de cette autorité énonciative et de son intervention langagière. Ce sont là les paramètres, aussi bien énonciatifs que syntaxiques et sémantiques, de toute pragmatique discursive.

Pour être efficace, le discours doit être non seulement solidement argumenté et riche en évocations d’ordre sémantique, mais il doit aussi être porté par des procédures argumentatives modalisées et animées par une instance d’énonciation affirmée. Assurément, dans la réalisation de l’acte verbal, l’instance d’énonciation correspond à un sujet personnel et social, à un individu avec son « identité », comme je persiste à la dénommer. Mais c’est une identité fondée sur un organisme in-dividuel et sur un corps propre avec son appareil sensoriel et ses attitudes affectives ; c’est une identité appuyée sur une voix avec son intonation et sur des postures énonciatives et pratiques (ou sur un style de rédaction écrite) ; c’est une identité complexe et évolutive qui se construit, se transforme et se reconstruit — à la limite se « négocie » — dans la communication interactive avec d’autres et avec un milieu. Si toute forme de discours est évidemment produite pour être perçue, reçue, interprétée, acceptée, assimilée (ou rejetée) par d’autres, c’est en effet toujours dans un environnement social et matériel déterminé que la perception sensorielle que nous en avons et les représentations que nous nous en faisons rendent lui-même signifiant.

4. De l’identité narrative à l’identité discursive en interaction pragmatique

De fait, à travers ses énoncés, le sujet de discours s’offre à nous d’abord dans sa réalité langagière comme une séquence de positions énonciatives. Vocales ou écrites et attachées à une diction et un « style » discursifs et énonciatifs singuliers, les postures énonciatives sont aussi soutenues par des attitudes corporelles, des expressions émotionnelles et des pratiques gestuelles les unes et les autres culturellement marquées et interprétées, c’est-à-dire informées par des déterminations d’ordre anthropo- et éco-sémiotique. Souvent ritualisées, ces attitudes et expressions sont celles d’agents dotés, en même temps que d’une compétence langagière, d’une physiologie, d’un psychisme, et d’un ensemble de facultés mentales (on dit désormais neuronales). On l’a dit, il s’agit d’individus situés dans un espace signifiant et dans un temps configuré, avec une insertion sociale et culturelle anthropo- et éco-sémiotique sans laquelle l’acte d’énonciation et de communication qui le définit comme sujet de discours serait impossible.

Note de bas de page 9 :

P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1999, pp. 137-162.

Note de bas de page 10 :

Op. cit., p. 144.

Note de bas de page 11 :

Op. cit., p. 147. Voir aussi pp. 407-409.

Or s’interrogeant sur la nature de l’agent comme sujet de l’action, Paul Ricœur a été amené à mettre en question l’identité personnelle de ce sujet-agent, en ses divers paradoxes9. À propos de la constitution du soi individuel et sans mettre en cause le concept même d’identité, il établit — on se le rappelle — une distinction entre identité-idem et identité-ipse : d’une part une identité du même soutenue par le faisceau des traits qui composeraient le caractère ; d’autre part une identité du soi reposant sur le maintien de soi-même dans une constance morale à confirmer sans cesse par des actes de parole. En tant qu’« ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même »10, le caractère verrait sa permanence assurée dans le temps par une série de dispositions acquises et transformées en habitudes ; leur ensemble permettrait de reconnaître une personne tout en assurant le maintien de son soi, de l’ipse. Et cela indépendamment d’un psychisme auquel Ricœur ne fait qu’une brève allusion conclusive en identifiant la conscience morale au surmoi freudien ; avec le ça et la réalité extérieure, le surmoi serait l’une des trois instances auxquelles le moi serait soumis et devrait obéir en tant qu’instance primitive…11.

Note de bas de page 12 :

P. Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, pp. 131-149.

Note de bas de page 13 :

Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355.

La réflexion de Ricœur se fonde en particulier sur ce qu’il dénomme l’« identité narrative » à la suite de ses recherches développées dans Temps et récit, ouvrage où il reprenait la distinction classique entre le discours du narrateur (énonciation) et le discours du personnage (l’énoncé)12. C’est là qu’il émet l’hypothèse que l’identité est en somme configurée par la parole, et plus précisément par le récit : à la question du qui suis-je ? qui es-tu ? qui est-il ? on donnerait toujours une réponse narrative, en assignant une action à un agent ; ainsi dans sa dimension narrative et par conséquent temporelle, « à la différence du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie »13. Cette notion d’identité narrative dynamique s’applique autant à l’individu en tant que sujet qu’à la communauté dans son ipséité.

Note de bas de page 14 :

Soi-même comme un autre, op. cit., pp. 180-198.

Note de bas de page 15 :

On verra à ce propos le bon commentaire de I. Vultur, Comprendre. L’herméneutique et les sciences humaines, Paris, Gallimard, 2017, pp. 95-115.

L’identité narrative telle que la conçoit Ricœur trouve son ressort dans la conception qu’Aristote donne, dans l’Art poétique, de l’action héroïque représentée par la mímesis dans les tragédies de Sophocle et d’Euripide. L’action mimétique y est conçue comme mûthos au sens de « intrigue », c’est-à-dire d’« l’agencement des actions » (sústasis tôn pragmáton ; 1449b 31- 1450a 7), avec des protagonistes, des « caractères » qui se construisent et s’interdéfinissent dans l’action. Ricœur trouve dans la réflexion d’Aristote sur l’art poétique les ressources pour postuler d’une part l’unité narrative d’une vie et d’autre part, à l’exemple du héros protagoniste d’une action narrative, la superposition dans la constance narrative de l’ipséité et de la mêmeté14. Telle qu’elle est posée par le philosophe inspiré par la narratologie structurale et plus spécialement la grammaire narrative de Greimas, l’identité narrative permettrait au sujet d’une part d’être en prise sur le temps du monde et d’autre part de résoudre les contradictions entre identité idem et identité ipse, autrement dit d’assurer en définitive l’identité de la « personne » même15.

Note de bas de page 16 :

Cl. Calame, « Soi-même par les autres : pour une poétique des identités auctoriales, rythmées et genrées (Pindare, Parthénée 2) », in S. Boehringer et V. Sebillotte-Cuchet (éds.), Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique (Mètis, Hors Série 1), Paris-Athènes, Éditions de l’EHESS – Daedalus, 2013, pp. 26-28. Et P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., pp. 55-72.

Dans une étude consacrée à soi-même par les autres et orientée par le concept de sujet de discours ainsi que par l’idée de l’anthropopoiésis, j’ai tenté de montrer que de l’identité du soi entre idem et ipse à l’identité narrative, Ricœur passe implicitement de l’idée d’une identité (individuelle) psychologique et morale à une identité d’ordre discursif16. Or, qui dit récit et narration, dit non seulement mise en intrigue à la 3e personne dans un temps et un espace différents (selon les marques de ce que Benveniste décrit linguistiquement comme « récit »), mais aussi manifestation du je (et du tu !), ici et maintenant (sur le plan du « discours » au sens linguistique où l’entend Benveniste, comme on sait). Le soi dans sa consistance temporelle et dans sa situation spatiale est aussi sujet de discours. Car c’est d’abord en tant que sujet de discours situé dans le temps et dans l’espace que l’individu se trouve en échange interactionnel constant avec ses proches : non pas soi-même comme un autre, mais soi-même avec les autres, soi-même situé dans le temps et dans l’espace par rapport à d’autres et à un milieu donné. Cela moyennant un indispensable processus de communication pratique et d’échanges interprétatifs, étant donné que c’est seulement « en acte », à travers de tels échanges sémiotiques, qu’une identité discursive se constitue : identité narrative sans doute, mais surtout identité discursive.

5. Identités en confrontations énonciatives, pragmatiques et culturelles

Dans la confrontation verbale avec les autres c’est donc la position énonciative (sinon le masque d’autorité !) du sujet de discours qui assure la pragmatique de l’énonciation discursive avec son contenu signifiant, d’ordre culturel, mais en référence avec la situation d’énonciation. Il s’agit d’une pragmatique fondée aussi bien sur l’autorité de l’instance énonciative que sur la sémantique du discours (pas uniquement narratif) dans son développement syntagmatique et argumenté ; elle dépend d’une herméneutique, dans l’indispensable acte de réception par d’autres sujets de discours, en général en référence à un monde socio-culturel partagé. Si toute mise en discours peut être considérée comme un processus de subjectivation par l’expression verbale de l’autorité énonciative, l’acte d’énonciation qui soutient l’énoncé discursif avec sa sémantique implique une réception interprétative et efficace, dans une situation de communication et une conjoncture historique et culturelle données, elles-mêmes signifiantes ; il implique une intersubjectivité à la fois discursive et socio-culturelle. Pour être efficace, le discours énoncé doit être perçu, interprété, accepté, assimilé par d’autres sujets de discours, dans des conditions de réception anthropo- et éco-sémiotiques particulières. C’est à ce prix énonciatif-là qu’il y a référence du monde du texte et du monde du discours à un milieu éco- et sociopoiétique qui fait sens dans la mesure où il constitue nécessairement lui-même l’objet d’une interprétation, dans l’espace présent de la pratique discursive.

Ainsi dans toute séquence d’énoncés se développant en discours sont à prendre en compte autant la sémantique complexe configurée dans les énoncés composant le discours que la sémantique des procédures énonciatives et de l’instance d’énonciation qui portent la construction verbale à un destinataire. Dès lors, l’interprétation qu’en donne ce destinataire correspond à la fois à une représentation du contenu du discours, à une image de son sujet d’énonciation, mais aussi à l’effet pratique non pas de l’« acte de langage » (speech act), mais de l’acte d’énonciation lui-même. Cette action verbale implique un sujet de discours qui, entre identité narrative et identité discursive, renvoie à un sujet concret ; elle renvoie à un individu situé avec son corps propre et son identité psycho-sociale dans l’espace et dans le temps, dans le contexte matériel, historique, social et culturel signifiant, face à d’autres.

Note de bas de page 17 :

Cf. A. Rivera, « Culture », in R. Galissot, M. Kilani, A. Rivera, L’imbroglio ethnique, en quatorze mots clés, Lausanne, Payot, 2000, pp. 63-82.

Répétons-le. En raison d’une compétence verbale partagée par tous les êtres humains, par l’intermédiaire de langues à envisager comme des systèmes sémiotiques de création verbale très différenciés, par la créativité propre à l’usage de tout système linguistique avec ses capacités de construction fictionnelle, par la polysémie de toute langue et donc de toute parole livrant toute mise en discours à des interprétations, par une langue singulière actualisée et réalisée en paroles et en pratiques discursives souvent ritualisées, l’interaction est donc constante entre d’une part des sujets de discours « interprétants », impliquant l’ensemble des représentations qui fondent les énoncés de chacun d’eux et elles, et d’autre part un contexte qui est fait non seulement des pratiques des hommes et des femmes en société et par conséquent d’un environnement culturel, mais aussi d’un environnement matériel, d’un « milieu » (et non pas d’un « monde naturel »). D’une part, un ensemble de pratiques signifiantes pour constituer que ce qu’on peut identifier comme une communauté culturelle avec ses attitudes ritualisées, ses pratiques individuelles et collectives, ses règles de comportement, ses institutions et ses représentations partagées, dans leur dimension symbolique ; un ensemble que du côté des anthropologues, on délimite et qualifie volontiers par la notion de culture17. D’autre part, des pratiques signifiantes qui se déploient dans un environnement que les hommes, à travers la perception sensorielle, sont amenés à interpréter pour agir sur lui, ne serait-ce que parce qu’ils en tirent les ressources de leur survie ; les techniques et désormais les technologies correspondent à des pratiques interprétatives.

Dans ces pratiques signifiantes s’insèrent les pratiques discursives. Par leur apparat énonciatif et performatif, elles font évidemment partie intégrante du contexte social et du contexte matériel où elles exercent leurs effets d’ordre pragmatique. Les cultures humaines, à l’évidence, sont faites en particulier de ces échanges discursifs animés par des sujets de discours. Marqués par la polysémie créative de tout énoncé verbal et orientés par leur instance d’énonciation, ces discours sont l’objet de l’interprétation de leurs récepteurs ; interlocuteurs, ceux-ci s’instituent à leur tour en sujets de discours et en producteurs de paroles. Cela dans un contexte social, politique, institutionnel et religieux, dans une conjoncture historique et dans un environnement que ces discours, comme pratiques culturelles, contribuent non seulement à rendre signifiants dans une sémiotique partagée, mais aussi à modeler, à façonner dans une interaction signifiante constante.

Note de bas de page 18 :

F. Affergan, S. Borutti, Cl. Calame, U. Fabietti, M. Kilani et F. Remotti, Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003 ; voir aussi F. Remotti, Fare umanità. I drammi dell’antropo-poiesi, Rome-Bari, Laterza, 2013, pp. 4-32.

Note de bas de page 19 :

Cl. Calame. Avenir de la planète et urgence climatique. Au-delà de l’opposition nature / culture, Fécamp, Lignes, 2015, pp. 90-99.

Si identité individuelle il y a, c’est donc une identité psychosociale qui, avec sa base physiologique et ses capacités sensorielles et sémiotiques, se construit autant dans l’échange affectif et dans l’échange verbal avec d’autres, entre identité narrative et identité discursive, que dans l’interaction signifiante avec un milieu ; et cela à partir d’une constitution biologique et neuronale singulière apparaissant, pour l’être humain, comme particulièrement plastique. C’est à partir d’un état constitutif d’inachèvement que l’échange discursif et interprétatif fonde ce que, dans une recherche collective, nous avons défini comme une « anthropopoiésis »18. Catégorie opératoire, l’anthropopoiésis permet d’identifier des processus collaboratifs de construction collective, pratique et intellectuelle de chaque être humain. Or l’anthropopoiésis est aussi une écopoiésis : une écopoiésis à entendre comme construction interactive et sémiotique du milieu par l’homme, permettant de dépasser l’opposition européocentrée entre « nature » et « culture »19. Ces processus de fabrication éco-sociale de l’individu sont rendus nécessaires moins par l’incomplétude native que par la plasticité de l’homme en ses exceptionnelles capacités neuronales et langagières. Sa survie matérielle et culturelle est à ce prix.

6. Pour une anthropologie anthropo- et éco-sémiotique : contre le paradigme néolibéral

Note de bas de page 20 :

« Éco-anthropologie et sémiopoiétique : de la poésie rituelle grecque aux défis idéologiques et pratiques du présent », Actes sémiotiques 121, 2018.

Ainsi, complexe, relationnelle et dynamique, l’identité individuelle est le résultat plus ou moins stable d’un processus anthropo- et éco-poiétique, d’un processus de « sémio-écopoiésis », de fabrication physique, sociale, culturelle et environnementale de l’humain, de chaque être humain en relation interactionnelle avec d’autres. De là le plaidoyer pour une éco-anthropologie sémiotique ou plus précisément pour une sémiotique éco-anthropologique conduisant en définitive à une anthropologie sémio- et écopoiétique. Elle permet de saisir les différents modes de l’interaction complexe des hommes et de leurs communautés avec leur indispensable environnement : un environnement signifiant parce que nous ne pouvons que le faire signifier à notre usage, dans l’immanquable construction culturelle et sociale de la femme et de l’homme, en particulier par l’intermédiaire de pratiques discursives et poiétiques. Je m’en suis fait l’avocat ici même dans une contribution précédente20.

Note de bas de page 21 :

Voir par exemple J. Fontanille et N. Couégnas, Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2018, p. 210.

Au-delà d’une « anthroposémiotique » identifiant des « formes de vie » qui, aussi globales, sémiotiquement et « socialement pertinentes » qu’elles puissent être21, semblent rester sans prise en compte des pratiques discursives, je renvoie pour l’instant à une autre étude la question de la configuration anthropo- et éco-poiétique, puis de la stabilisation précaire des identités collectives, en relation dialectique avec les identités individuelles dans leurs rapports aux autres, organisés en des réseaux discursifs et culturels complexes et polyvalents. Pour la notion d’identité (et pour la réalité culturelle, soit individuelle soit collective, qu’elle représente sans forcément la recouvrir), la conséquence est de deux ordres.

Tout d’abord, sans préséance de l’individu sur la société (contrairement à ce que voudrait l’individualisme méthodologique), mais aussi en dehors de toute position holiste, les identités individuelles ne peuvent se construire, penser et agir qu’en réciprocité interactionnelle autant avec un groupe de proches qu’avec un environnement matériel. Ce double mouvement de construction interactionnelle, d’ordre anthropopoiétique et écopoiétique, rend vaine toute distinction nette entre le soi individu et les proches, entre je et nous, entre identité individuelle et identité collective. De même que l’individu se constitue en son identité psychique et sociale dans la communication affective et verbale avec et par les autres, de même se maintient-il physiquement et biologiquement dans une interaction constante avec un milieu qu’il modèle dans des interventions et des pratiques d’ordre interprétatif et culturel : des arts agricoles et culinaires et de l’ingénierie architecturale jusqu’aux techniques de la production d’énergie, du transport et aux technologies de la communication en passant par la chimie et la biologie médicales. Indispensable est à la survie de tout être humain l’interaction signifiante et constructive, en réciprocité avec d’autres hommes de même qu’avec un milieu donné.

Note de bas de page 22 :

Voir à ce propos M. Kilani, Pour un universalisme critique. Essai d’anthropologie du contemporain, Paris, La Découverte, 2014, pp. 300-318.

Par ailleurs, comme nous l’avons écrit ailleurs et à plusieurs reprises (et nous bornons à le répéter ici de manière extrêmement schématique), dès les grandes conquêtes animées par la recherche de richesses nouvelles et entraînées par le monothéisme chrétien, puis à travers les mouvements coloniaux et l’industrialisation qui ont transformé en rapports d’exploitation les relations des Européens aussi bien avec les autres cultures qu’avec un environnement réduit à l’état de « nature », enfin par le grand mouvement de la mondialisation économique et financière qui a mis au service d’un capitalisme libéré de toute contrainte autant les communautés culturelles anciennement colonisées que leur milieu, l’interaction anthropopoiétique et écopoiétique entre les Européens et les autres cultures s’est transformée en rapports de domination, à l’opposé de toute prétention au « multiculturalisme »22.

Note de bas de page 23 :

Cf. Cl. Calame, Avenir de la planète et urgence climatique. Au-delà de l’opposition nature/culture, Fécamp, Lignes, 2015, pp. 76-104, avec de nombreuses références bibliographiques, en particulier à Ch. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2014, pp. 247-279.

La conséquence en est la subordination matérielle, culturelle et idéologique générale au capitalisme néolibéral mondialisé, contraignant à un mode de vie centré sur la seule croissance économique mesurée en termes de profit financier ; et cela par l’exploitation d’un milieu réduit à un ensemble de ressources naturelles et celle de communautés socio-culturelles devenues des ressources humaines. La première a les effets destructeurs des pollutions de l’environnement et de la rupture climatique que nous avons provoquées par l’objectivation du notre milieu de vie en « nature ». Quant à la seconde, par sujets de discours interposés et affrontés, par la puissance technologique conférée à des moyens médiatiques de plus en plus puissants aux mains de celles et ceux qui détiennent le pouvoir économique et financier, elle est à l’origine de la domination interprétative qui veut asservir le monde et les relations entre les individus et leurs communautés aux « lois » du marché. Toutes cultures confondues, il s’agit de soumettre les relations d’ordre anthropopoiétique et écopoiétique à une concurrence et à une compétitivité qui, érigées en principes, entraînent extractivisme, productivisme et usage addictif de biens de consommation dans un régime économique de maximisation des profits23.

Les conséquences dans les pays dominés dont on exploite les capacités humaines et l’environnement réduits à l’état de ressources sont connues : régimes autoritaires et répressifs, guerres civiles quand la guerre n’est pas elle-même imposée par les pays les plus riches par exemple pour garder la main sur l’exploitation et le marché des hydrocarbures, accaparement des terres, destruction de l’agriculture vivrière, production de denrées alimentaires soumises au marché mondialisé, urbanisation sauvage, dénégation des cultures locales, sans compter du point de vue environnemental les pollutions variées et le dérèglement climatique. Ce sont là les nombreuses conséquences de cette soumission des processus anthropopoiétiques et écopoiétiques d’identités singulières et collectives à la seule logique économico-financière d’un néolibéralisme entièrement occidentalo-centré ; c’est une logique diffusée autant du point de vue des concepts que par la langue véhiculaire, l’anglais, d’usage quasi exclusif dans le monde du management et sur internet. Mais ce sont là aussi les causes de l’exil contraint des migrantes et des migrants qu’on s’empresse de rejeter précisément des pays qui tirent un large profit d’une mondialisation organisée selon les principes du néolibéralisme anglo-saxon le plus cru.

Telles sont les conclusions d’ordre sémio-politique auxquelles peut conduire une approche anthropologique des formes de vie et des discours revivifiée par la prise en compte des processus anthropopoiétiques et écopoiétiques à l’œuvre dans la configuration des cultures des hommes, une anthropologie critique par ce qu’elle est anthropo- et éco-sémiotique.